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1 - Dynamique de la recherche

Archéologie préventive et programmée en montagne. Le haut bassin de la Cerdagne (Pyrénées-Orientales)

Preventive and programmed archaeology in mountainous areas. The upper basin of the Cerdagne (Pyrénées-Orientales)
Arqueología preventiva y programada en montaña. La cuenca alta de la Cerdaña (departamento de Pirineos Orientales)
Véronique Lallemand, Jérôme Kotarba et Christine Rendu
p. 170-175

Résumés

Après une série de travaux d’archéologie programmée et de prospection-inventaire, le bassin de la Cerdagne, soumis à des aménagements nombreux, connaît un développement volontariste de l’archéologie préventive. Celui-ci se fonde sur des cahiers des charges scientifiques favorisant la collaboration entre différents organismes autour de problématiques partagées et sur la délimitation de zones de présomption de prescription archéologique. Ce dispositif permet d’adapter les méthodes aux spécificités des terroirs montagnards, notamment par l’association de différentes spécialités et par un recours fréquent aux datations par le radiocarbone. Les vestiges nombreux et diversifiés témoignent, en fonction des étages altitudinaux et du versant, des actions et des aménagements humains sur un temps long allant du Mésolithique à nos jours. Les prairies d’altitude apparaissent comme un conservatoire patrimonial de premier ordre dans un contexte écologique fragile soumis de longue date à la pression des communautés humaines.

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Texte intégral

1La Cerdagne est un territoire d’altitude situé dans la partie orientale des Pyrénées, partagé entre la France et l’Espagne depuis le traité des Pyrénées de 1659. Cet altiplano orienté est-ouest, de 40 kilomètres de long pour 7 kilomètres de large, avec une altitude moyenne de 1 300 mètres, est drainé par le Sègre, un affluent de l’Èbre. Il est encadré au nord par le massif granitique du Carlit, qui culmine à 2 921 mètres, et au sud par le massif sédimentaire du Cadi-Puigmal, dont l’altitude est comprise entre 2 600 et 2 900 mètres. La Cerdagne est un territoire peu peuplé, fortement marqué par une économie touristique hivernale du ski et par un tourisme de villégiature dont les aménagements se développent sur les versants exposés au sud. Tandis qu’une pression pastorale encore assez forte se maintient sur les hautes estives, l’agriculture est en régression, et les versants sont le lieu d’importantes recolonisations forestières [ill. 1].

1a. Depuis le versant du puigmal d’Err, la haute Cerdagne.

1a. Depuis le versant du puigmal d’Err, la haute Cerdagne.

Au premier plan, la centrale thermodynamique de Llo. Sur le versant opposé, de gauche à droite, les agglomérations de Targassonne, Égat, Font-Romeu-Odeillo-Via et Bolquère (sur ces quatre communes : 11 diagnostics et 4 fouilles réalisés depuis 2006), dominées par les pistes de ski alpin de Font-Romeu et de Pyrénées 2000.

Cl. J. M. Sauget, Drac Occitanie.

1b. Depuis les hauteurs d’Osséja, la plaine de Cerdagne.

1b. Depuis les hauteurs d’Osséja, la plaine de Cerdagne.

Au premier plan, les villages d’Osséja puis de Palau-de-Cerdagne. Au milieu, la ville espagnole de Puigcerdà et celle voisine de Bourg-Madame. Sur le versant en face, la vallée du Carol et le massif du Carlit.

Cl. J. M. Sauget, Drac Occitanie.

2En 2009, le service régional de l’archéologie (SRA) d’Occitanie lance un programme de développement de l’archéologie de ce territoire montagnard avec différents axes de travail. Les projets d’aménagement nécessitaient la prise en compte du patrimoine archéologique dans le cadre d’opérations archéologiques préventives. Dans un premier temps, les dossiers d’aménagement étaient transmis de manière aléatoire (s’agissant principalement de lotissements) ou par autosaisine du SRA. Entre 2012 et 2020, des zones de présomption de prescription archéologique (ZPPA, article L. 522-5 du Code du patrimoine), ont été mises en place sur les secteurs documentés par les prospections-inventaires et les opérations archéologiques programmées, sur les zones où le contexte sédimentaire est favorable et celles à fort potentiel d’aménagement.

Les lignes d’investigation tracées par l’archéologie programmée

  • 1 Titulaire de la première chaire de Préhistoire de l’université de Perpignan et conservateur du musé (...)
  • 2 De 2010 à 2018, coordonné par V. Lallemand.

3L’archéologie du territoire de la Cerdagne, engagée à partir des années 1960 par Jean Abélanet1, a été développée par Pierre Campmajo et Denis Crabol à partir des années 1970. Leurs travaux, d’abord centrés sur les occupations de la Préhistoire récente et de la Protohistoire et sur l’étude des gravures rupestre, constituent le socle des programmes ultérieurs (Campmajo 1983 ; Campmajo 1991). Poursuivi durant trente années, l’inventaire des gravures rupestres a conduit à une thèse (Campmajo 2012) puis à un programme d’étude centré sur la conservation de ce patrimoine2, qui comprend un corpus exceptionnel d’inscriptions en langue ibère, une inscription latine et un très important répertoire symbolique et figuratif de la période médiévale.

  • 3 UMR 5608 « TRACES ».

4Les dynamiques d’occupation et d’exploitation du territoire ont nourri quant à elles une série de programmes interdisciplinaires sur la construction des espaces agropastoraux dans la longue durée. Après des recherches sur l’histoire des paysages et des systèmes pastoraux d’estivage en haute montagne du Néolithique à l’époque actuelle (Galop 1998 ; Rendu 2003), les investigations ultérieures se sont orientées vers l’appréhension de la structuration des versants intermédiaires, d’abord dans la diachronie puis plus spécifiquement au cours de la transition entre l’âge du Bronze et l’âge du Fer. Deux projets collectifs de recherche (PCR) conduits entre 2001 et 2014 ont ainsi documenté, à travers différentes études et thèses, l’histoire complexe de ces terroirs, de leurs pratiques d’exploitation et de leurs habitats permanents ou saisonniers entre 1 600 et 2 000 mètres d’altitude (Harfouche 2005 ; Rendu et al. 2009 ; Ruas et al. 2009 ; Bal et al. 2010 ; Knockaert et al. 2018). Dans ce cadre s’inscrit notamment la thèse en cours de Delphine Bousquet3 sur les dynamiques du peuplement protohistorique en contexte de moyenne montagne.

  • 4 Thèse préparée et soutenue au sein de l’UMR 5608 « TRACES », équipe Terrae.

5Parallèlement, les programmes menés dans la partie espagnole de la Cerdagne, où se trouvent les centres urbains (oppidum ibérique de Bolvir, chef-lieu de la cité antique de Llivia, bourg médiéval de Puigcerdà), ont, de façon très complémentaire, renouvelé la perception que l’on avait des dynamiques du peuplement (Morera Camprubí et al. 2017 ; Guàrdia et al. 2017). Ces travaux permettent désormais de prendre en compte la totalité du gradient altitudinal. La thèse de Noémie Luault4 a ainsi abordé les évolutions des structures territoriales du iiie au xiiie siècle en mettant en relation peuplement, dynamiques agraires et exploitation multiple des ressources depuis l’agglomération de Llivia (1 200 m d’altitude) jusqu’à la haute montagne (Luault 2020b).

6Le développement de l’archéologie préventive a constitué l’autre source de renouvellement. Le SRA a mis en place ici une démarche volontariste, née de l’analyse des difficultés rencontrées sur ce terrain particulier, lors des premières interventions (Lallemand, Breichner 2010 ; Margarit, Deal 2010 : Margarit et al. 2014). À partir de 2005, l’archéologie préventive, nourrie par les apports des recherches programmées, travaille à aborder ces questionnements sur de grandes surfaces, principalement situées en moyenne montagne [ill. 2]. Les problématiques des dynamiques d’occupation et d’exploitation de la montagne sur le temps long sont désormais au cœur des arrêtés de prescription de diagnostic et de fouille.

2. L’archéologie en Cerdagne (de 1961 à 2021) répartie par paliers d’altitude.

2. L’archéologie en Cerdagne (de 1961 à 2021) répartie par paliers d’altitude.

a. Répartition des opérations par tranches de 20 ans ; b. Nature et nombre des opérations réalisées ; c. Nombre d’opérations préventives et quantité de surface lue décapée ; d. Nombre de structures documentées par diagnostic.

Source documentaire : base Patriarche de la Drac Occitanie et rapports des opérations. DAO : V. Lallemand, Drac Occitanie, SRA et J. Kotarba, Inrap.

7La Cerdagne constitue ainsi un territoire de concordance entre des recherches programmées abouties, pourvoyeuses de problématiques structurantes, des études thématiques dans le cadre de travaux universitaires et le développement d’une archéologie préventive portée par des aménagements assez nombreux. C’est aussi un territoire de concordance des archéologues qui, quel que soit leur organisme de rattachement (SRA, Inrap, service archéologique départemental des Pyrénées-Orientales [SAD 66], Cnrs, universités), alimentent chacun la réflexion.

Les contraintes d’intervention

8Dès 2009, les cahiers des charges scientifiques (CCS) des opérations d’archéologie préventive en Cerdagne prennent donc en compte la spécificité du milieu. Au-delà de l’approche documentaire, la réalisation de prospections pédestres sur toutes les zones soumises à prescription et la cartographie des données acquises devient un préalable à tout diagnostic. La réalisation des tranchées de sondage doit ensuite être adaptée à la topographie montagnarde et aux affleurement ou chaos rocheux qui participent souvent de l’occupation du site. Des fenêtres complémentaires de décapage plus large, des carottages ou des sondages profonds viennent parfois compléter l’ensemble. Le regard d’un géomorphologue est essentiel dans ce contexte pour replacer le site dans les dynamiques de l’environnement. Enfin, le recours à des datations au radiocarbone dès le diagnostic fait partie intégrante de l’approche.

9Ces prescriptions donnent naissance à une archéologie de montagne contrainte mais riche de multiples informations. Dans ce milieu, entre fin novembre et mi-avril, les gels forts et réguliers, voire les couvertures de neige, rendent les opérations archéologiques impossibles. De ce fait, les prescriptions, selon le moment de leur émission, et les interventions, avec leur temps de post-fouille, peuvent être vues comme un frein à la réalisation d’un projet d’aménagement, en obligeant parfois à un report à la période propice suivante. Une autre série de contraintes tient à l’approche multiple prévue par le CCS dès la phase de diagnostic. Celle-ci doit comprendre une prospection pédestre préalable, avec enregistrement des anomalies topographiques du terroir, ainsi qu’une fouille rapide des trous de taupe pour recueillir du mobilier. Les observations orienteront les tranchées à ouvrir et inciteront les équipes à être attentives à de petites anomalies. Elles fixent aussi un premier canevas chronologique.

10Dans les prairies d’altitude, une fois la pelouse ôtée, des vestiges de toutes périodes peuvent être présents immédiatement. Ils témoignent de la stabilité du milieu sur le temps long mais introduisent la difficulté de les dissocier, car ils contiennent souvent peu d’indices probants. Si un amas de pierres a presque toujours une origine anthropique, la lecture de la structure initiale démantelée peut s’avérer délicate. C’est donc la multiplication des points d’observation qui finit par constituer un contexte et permet d’établir ses spécificités. Dans cette perspective, le recours à différents spécialistes et la réalisation de datations au radiocarbone deviennent également cruciaux.

11Dès les premières tranchées ouvertes, la lecture du géomorphologue caractérise les dynamiques de colluvionnement à l’œuvre ou les dégradations du terrain encaissant. Leur approche permet éventuellement, après avis de l’agent prescripteur, d’opter pour un maillage lâche des tranchées dans des zones dérasées. Cette lecture aide également à définir les caractéristiques du secteur d’étude, entre les grandes zones granitiques et les apports hétérogènes des vallées glaciaires. Elle aide enfin à saisir les recouvrements sédimentaires qui existent de façon disséminée et prennent part au modelé actuel du relief. Ceux-ci ont souvent une origine anthropique et, de ce fait, participent à la compréhension des actions successives des communautés humaines. La pratique de labour sur un versant a ainsi pu déclencher un processus lent de migration gravitaire des sédiments qu’un talus arboré pourra contenir.

12Du point de vue des analyses bio-archéologiques, le sous-sol granitique, très présent en Cerdagne, occasionne la disparition complète des restes de faune et des escargots. Le mobilier céramique et les matériaux de construction étant souvent rares, il convient de s’appuyer sur les charbons de bois et les graines carbonisées, non seulement pour dater les structures dégagées mais aussi pour discuter de leur nature. Ces vestiges témoignent des pressions humaines sur les milieux, des cultures pratiquées et donc de terres exploitées. En fonction de l’altitude concernée et de la nature des traces, la réflexion peut être engagée sur la pérennité de l’installation. À certaines occasions, le mobilier céramique retrouvé, abondant ou diffus, peut s’avérer un précieux atout pour cette discussion, en plus d’aider à dater les contextes.

Des problématiques multiples et mutualisées

  • 5 Thémis/Vilalta à Targassonne, responsable d’opération : Olivier Passarrius, conseil général des Pyr (...)

13Sur ce territoire, trente opérations préventives (26 diagnostics et 4 fouilles) se sont déroulées depuis 2005. Depuis 2020, l’augmentation du nombre de dossiers, conséquence directe de la mise en place des ZPPA, nécessite un investissement plus affirmé dans les diagnostics de la part des deux opérateurs, le SAD 66 et l’Inrap. Les vingt-six opérations de diagnostic réalisées concernent un total de 75 hectares, pour une surface accessible de 65 hectares. Les tranchées ouvertes couvrent environ 3,4 ha, soit un pourcentage global d’ouverture de 5,2 %. Ces chiffres rassemblent des cas de figure différents : on y trouve d’une part des terrains de 0,5 à 3 hectares où les tranchées sont ouvertes avec une maille couvrant de 6 à 10 % du terrain à aménager et d’autre part deux opérations de grande superficie5, où ce pourcentage d’ouverture est compris entre 2 et 3 %. Sur ces projets étendus, la prescription et le diagnostic réalisé tendent à mettre en place des interventions adaptées au terrain concerné et au projet à venir. Les quatre fouilles prescrites cumulent une surface d’étude de presque 1,7 ha, soit tout de même près de la moitié de la totalité des surfaces observées en tranchées lors des diagnostics.

14Le travail de diagnostic, réalisé en commun avec les chercheurs et les doctorants œuvrant sur le territoire, conduit à des opérations complexes et diversifiées qui participent pleinement à la construction d’un référentiel multi-entrées. Le préalable scientifique initial consiste à considérer que tous les vestiges anthropiques conservés sont dignes d’intérêt et doivent être documentés. Ils vont de l’amendement d’époque moderne aux traces de labour, de la structuration du champ aux amas rocheux éventuellement aménagés ou débités et incluent bien sûr tous les éléments archéologiques traditionnels. L’approche en prospection pédestre sur les vestiges en élévation ou à fleur de sol devient alors aussi importante que l’exploration du sous-sol qui suivra.

15Pour les fouilles, les endroits étudiés répondent souvent à une prescription chronologique principale mais s’inscrivent de fait dans une approche diachronique complète. Elles nécessitent le recours à de nombreuses datations au radiocarbone pour ancrer les résultats dans un canevas chronologique souvent complexe. Ces opérations dépassent ainsi les problématiques d’un site unique pour s’inscrire dans celle des multiples vies d’un terroir. C’est à terme la confrontation entre toutes ces données qui permettra de proposer une vue renouvelée des activités humaines dans cette montagne.

L’affinement des stratégies de diagnostic

  • 6 Études menées par Carine Calastrenc, Cnrs, et Muriel Llubes, université Paul-Sabatier. Cf. article (...)
  • 7 Responsable d’opération : Laurent Vidal, Inrap, 2011.

16Deux exemples illustre l’intérêt de ces collaborations pour l’affinement progressif des diagnostics et les apports de ces derniers aux avancées des recherches. Le premier, déjà cité ci-dessus, concerne Thémis/Vilalta. Le recours préalable à une approche microtopographique croisée avec de la géophysique6 a permis de vite appréhender la structuration du village médiéval abandonné. Quelques tranchées ciblées ont ensuite montré un bon état de conservation, avec des sols préservés en profondeur. Elles ont conduit à une modification conservatoire du projet d’aménagement initial du côté de l’habitat, tandis que le terroir en terrasses faisait l’objet d’une prescription de fouille7. Les données obtenues lors du diagnostic, adossées à dix-neuf datations au radiocarbone, ont alimenté des propositions sur l’histoire des usages du sol au cours des six derniers millénaires (Rendu et al. 2015) puis une interprétation d’ensemble de l’apparition de cet établissement au sein des restructurations qu’ont connues les réseaux d’habitat au haut Moyen Âge (Luault 2020b).

  • 8 Responsables d’opération : D. Bousquet, doctorante à TRACES, et J. Kotarba, Inrap, 2013.

17Aux Castellàs d’Odeillo à Font-Romeu8, c’est cette fois la prospection de mobilier à partir des taupinières, méthode sur laquelle D. Bousquet travaillait dans sa thèse, qui a pu être intégrée et systématisée. Elle a permis une analyse des corrélations des données de surface et du sous-sol, qui est réinvestie dans la recherche doctorale pour une discrimination des épandages et de leur signification, cette expérience conduisant en outre à inclure la démarche dans le CCS.

  • 9 Responsable d’opération : J. Kotarba, Inrap, 2018.

18Les opérations d’archéologie préventive permettent progressivement d’étoffer le référentiel des traces. À côté des trous de poteau, de nombreuses autres structures excavées sont présentes et doivent être documentées. De la fosse-chablis aux structures anthropiques d’un habitat temporaire ou à la mise en place d’un réseau complexe de drainage, la diversité des creusements est grande. Elle nécessite l’élaboration d’un corpus, car tous les creusements dans le sous-sol sont propices à laisser des traces que l’archéologie peut percevoir. Ce champ des possibles est d’autant plus large qu’il est totalement diachronique. La fouille de la Creu à Bolquère9 est à cet égard exemplaire. Le sol n’y présentait au départ qu’une multitude de creusements, de typologies diverses et parfois inédites, aux remplissages pauvres et difficiles à mettre en séquence. Les datations au radiocarbone ont rattaché ces creusements à plusieurs phases d’occupation, du Néolithique moyen au Moyen Âge ; la mise en séquences s’est appuyée sur la géomorphologie ; la documentation des vestiges archéobotaniques de certains comblements oriente progressivement vers une lecture des transformations des usages agraires du sol dans la diachronie.

Des indices plus nombreux, des questions plus précises

19De la plaine de Cerdagne (vers 1 100 à 1 300 m d’altitude) aux zones de haute montagne (au-delà de 2 000 m), les questions liées aux activités humaines s’inscrivent entre le Néolithique ancien et nos jours, avec, on l’a souligné, une empreinte plus ou moins marquée selon les périodes. Les questions soulevées ici entrecroisent largement la contrainte altitudinale, la pérennité des installations et leur saisonnalité, l’exploitation du milieu – entre champs ou prés cultivés et zones d’estive – mais aussi l’exploitation des forêts, voire des ressources minérales du sous-sol. L’ensemble prend place dans un contexte où les petites fluctuations climatiques des derniers 10 000 ans trouvent une caisse de résonance particulière. Plusieurs problématiques émergent, et on en citera brièvement deux.

20L’une concerne les nombreux réseaux de drains mis au jour au fur et à mesure des opérations et datés à partir de la fin du Moyen Âge. Ils commencent à constituer un corpus conséquent, typologiquement diversifié et qui offre des pistes pour explorer les adaptations aux évolutions environnementales et économiques des sept derniers siècles, entre phases de pluviosité accrue, gestion des cultures céréalières et orientation vers une économie herbagère.

  • 10 Diagnostic, responsable d’opération : Assumpcio Toledo i Mur, Inrap, 2017 ; fouille, responsable d’ (...)
  • 11 UMR 5608 « TRACES », équipe Terrae.

21L’autre problématique concerne la période de l’Antiquité tardive, dont l’interprétation est en plein renouvellement. Si elle apparaît, en haute montagne, comme un moment de reprise d’occupation, plus bas, les sites archéologiques restent difficiles à localiser, mis à part l’habitat groupé d’Angoustrine étudié en 2015 par N. Luault (Luault 2020a). Un diagnostic à la Serra de les Artigues (commune de Bolquère) a révélé une activité de fabrication de la poix datée au radiocarbone des ve-vie siècles de notre ère. La fouille10 réalisée en association avec Sylvain Burri11, spécialiste des goudrons végétaux, permet de documenter les usages d’un four à poix bien conservé, mais aussi de mettre en valeur le mobilier et les divers restes associés à cet artisanat : grands récipients, argile de lutage des pots, charbons de bois torréfiés, dépôt de poix scorifiée [ill. 3]. La présentation de ces marqueurs à d’autres chercheurs a entraîné une multiplication des découvertes. Leur étude se fera dans le cadre d’un programme dédié, qui pourra examiner les différentes hypothèses économiques émises à leur égard : usage pastoral ou exploitation spécialisée des boisements résineux et exportation commerciale, comme cela fut proposé pour l’Andorre voisine (Orengo et al. 2013).

3. Autour du four à poix de la Serra de les Artigues (a), des éléments caractéristiques de cet artisanat : un morceau de récipient encroûté de poix scorifiée (b), un charbon de bois torréfié (c).

3. Autour du four à poix de la Serra de les Artigues (a), des éléments caractéristiques de cet artisanat : un morceau de récipient encroûté de poix scorifiée (b), un charbon de bois torréfié (c).

a : cl. C. Durand, Inrap ; b : cl. C. Coeuret ; Inrap ; c : cl. J. Kotarba, Inrap.

22Les ZPPA mises en place à partir de 2012 couvrent aujourd’hui la totalité des communes de Cerdagne. Elles entraînent désormais la réception au SRA de nombreux dossiers de demande d’aménagement. Les prescriptions vont devenir plus nombreuses et se faire dans des parties de la Cerdagne pour l’instant peu investies. Comme nous venons de le voir, la conduite d’un diagnostic dans ces contextes d’altitude peut s’avérer délicate et nécessite des appuis variés. La mise en place d’équipes régulières et bien aguerries, travaillant en collaboration avec les chercheurs investis localement, continuera à être le gage d’une archéologie préventive s’inscrivant au mieux dans les problématiques spécifiques de ce territoire. Au fil des interventions, de nouvelles problématiques seront abordées. Celle liée à la difficulté d’appréhender les dynamiques des terroirs de la plaine cerdane elle-même, zone peu investie pour l’instant, est l’une des plus prégnantes. La découverte généralisée, lors de diagnostics, de céramiques modelées de l’âge du Fer s’y apparente à un « bruit de fond » et reste un phénomène à expliquer. Les prospections débutées récemment en champs labourés dans et autour de l’enclave espagnole de Llivia commencent à documenter la question des amendements antiques (Luault 2020b). La façon dont la capitale éphémère de Llivia (Christol 2020) fut susceptible de modifier les dynamiques d’occupation et d’exploitation des sols depuis l’époque romaine reste ainsi une question ouverte qui demandera non seulement une collaboration des organismes mais aussi des échanges transfrontaliers soutenus.

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Bibliographie

Pour les opérations archéologiques citées dans cet article, les références, notices et documents liés des rapports sont consultables sur le catalogue des fonds documentaires de l’Inrap : https://dolia.inrap.fr, ou dans les SRA.

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Campmajo P. 1991 : El poblament de la Cerdanya des dels origens fins a l’occupacio romana, Ceretania, 1, p. 21-38.

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Galop D. 1998 : La forêt, l’homme et le troupeau dans les Pyrénées : 6 000 ans d’histoire de l’environnement entre Garonne et Méditerranée, contribution palynologique, Toulouse, GEODE - FRAMESPA, 285 p.

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Harfouche R. 2005 : Retenir et cultiver le sol sur la longue durée : les terrasses de culture et la place du bétail dans la montagne méditerranéenne, Anthropozoologica, 40-1, p. 45-80.

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Luault N. 2020a : Angoustrine-Villeneuve-des-Escaldes - La Coume Païrounell, Archéologie de la France - Informations.

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Margarit X., Deal C. 2020 : Quelle archéologie préventive pour l’espace montagnard ? Pratiques et enjeux dans l’Arc alpin et le département des Hautes-Alpes, in Tzortzis S., Delestre X. (dir.), Archéologie de la montagne européenne, Actes de la table ronde internationale de Gap, 29 septembre-1er octobre 2008, Paris - Aix-en-Provence, Errance - Publications du Centre Camille Jullian (coll. Bibliothèque d’archéologie méditerranéenne et africaine, 4) p. 117-125.

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Notes

1 Titulaire de la première chaire de Préhistoire de l’université de Perpignan et conservateur du musée de Tautavel (1925-2019).

2 De 2010 à 2018, coordonné par V. Lallemand.

3 UMR 5608 « TRACES ».

4 Thèse préparée et soutenue au sein de l’UMR 5608 « TRACES », équipe Terrae.

5 Thémis/Vilalta à Targassonne, responsable d’opération : Olivier Passarrius, conseil général des Pyrénées-Orientales, 2009 ; centrale thermodynamique de Llo, responsables d’opération : Josselyne Guerre et Laurent Bruxelles, Inrap, 2012.

6 Études menées par Carine Calastrenc, Cnrs, et Muriel Llubes, université Paul-Sabatier. Cf. article de G. Hulin p. xx.

7 Responsable d’opération : Laurent Vidal, Inrap, 2011.

8 Responsables d’opération : D. Bousquet, doctorante à TRACES, et J. Kotarba, Inrap, 2013.

9 Responsable d’opération : J. Kotarba, Inrap, 2018.

10 Diagnostic, responsable d’opération : Assumpcio Toledo i Mur, Inrap, 2017 ; fouille, responsable d’opération : J. Kotarba, 2019.

11 UMR 5608 « TRACES », équipe Terrae.

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Table des illustrations

Titre 1a. Depuis le versant du puigmal d’Err, la haute Cerdagne.
Légende Au premier plan, la centrale thermodynamique de Llo. Sur le versant opposé, de gauche à droite, les agglomérations de Targassonne, Égat, Font-Romeu-Odeillo-Via et Bolquère (sur ces quatre communes : 11 diagnostics et 4 fouilles réalisés depuis 2006), dominées par les pistes de ski alpin de Font-Romeu et de Pyrénées 2000.
Crédits Cl. J. M. Sauget, Drac Occitanie.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/12531/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 698k
Titre 1b. Depuis les hauteurs d’Osséja, la plaine de Cerdagne.
Légende Au premier plan, les villages d’Osséja puis de Palau-de-Cerdagne. Au milieu, la ville espagnole de Puigcerdà et celle voisine de Bourg-Madame. Sur le versant en face, la vallée du Carol et le massif du Carlit.
Crédits Cl. J. M. Sauget, Drac Occitanie.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/12531/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 682k
Titre 2. L’archéologie en Cerdagne (de 1961 à 2021) répartie par paliers d’altitude.
Légende a. Répartition des opérations par tranches de 20 ans ; b. Nature et nombre des opérations réalisées ; c. Nombre d’opérations préventives et quantité de surface lue décapée ; d. Nombre de structures documentées par diagnostic.
Crédits Source documentaire : base Patriarche de la Drac Occitanie et rapports des opérations. DAO : V. Lallemand, Drac Occitanie, SRA et J. Kotarba, Inrap.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/12531/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 192k
Titre 3. Autour du four à poix de la Serra de les Artigues (a), des éléments caractéristiques de cet artisanat : un morceau de récipient encroûté de poix scorifiée (b), un charbon de bois torréfié (c).
Crédits a : cl. C. Durand, Inrap ; b : cl. C. Coeuret ; Inrap ; c : cl. J. Kotarba, Inrap.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/docannexe/image/12531/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 672k
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Pour citer cet article

Référence papier

Véronique Lallemand, Jérôme Kotarba et Christine Rendu, « Archéologie préventive et programmée en montagne. Le haut bassin de la Cerdagne (Pyrénées-Orientales) »Archéopages, Hors-série 6 | -1, 170-175.

Référence électronique

Véronique Lallemand, Jérôme Kotarba et Christine Rendu, « Archéologie préventive et programmée en montagne. Le haut bassin de la Cerdagne (Pyrénées-Orientales) »Archéopages [En ligne], Hors-série 6 | 2022, mis en ligne le 03 août 2023, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/12531 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archeopages.12531

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Auteurs

Véronique Lallemand

Drac Occitanie, SRA

Jérôme Kotarba

Inrap, UMR 5140 « ASM »

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    Las argamasas de barro de dos fosas antiguas. Investigaciones pluridisciplinarias e hipótesis de funcionamiento
    Paru dans Archéopages, 42 | 2015 [2016]

Christine Rendu

CNRS, UMR 5136 « FRAMESPA »

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Droits d’auteur

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