1Plus de 200 kilomètres linéaires, c’est ce que représentent, cumulés, les quatre aqueducs qui alimentaient en eau la ville de Lyon à l’époque romaine. Ce réseau, souterrain sur la grande majorité de son tracé, a attiré l’attention de quelques érudits dès le xvie siècle. Mais il a fallu attendre le début du xxe siècle pour que soient individualisés, du nord au sud, les quatre tracés des aqueducs du mont d’Or, de la Brévenne, de l’Yzeron et du Gier (Germain de Montauzan 1908). Après plusieurs décennies d’avancées dues aux travaux de chercheurs amateurs, la professionnalisation de l’archéologie et, à travers elle, les échanges permanents entre opérateurs et service prescripteur ont permis de développer et de renouveler les multiples aspects de cette recherche.
- 1 Dans la collection du préinventaire des monuments et des richesses artistiques du département du Rh (...)
- 2 Membres pour deux d’entre eux du Groupe archéologique Forez-Jarez : https://forez-jarez.fr.
2Au cours du xxe siècle, de nombreux articles sont publiés dans des revues locales ou lyonnaises, et un colloque international est organisé à Lyon en 1977, consacrant la renaissance de la recherche autour des aqueducs (Jeancolas 1983). La fin des années 1980 et le début de la décennie suivante voient ainsi l’édition par Jean Burdy (association L’Araire) de quatre inventaires cartographiques des points de découverte connus de chacun des aqueducs, augmentés de chapitres synthétiques1 (Burdy 2006). Durant cette même période, on notera également la recherche documentaire et de le travail de prospection effectués par trois chercheurs bénévoles, Robert Chefneux, Damien Gerboud et Jean-Claude Litaudon2.
3Les amateurs en archéologie, encore très présents durant les années qui ont suivi la publication de ces ouvrages, laissent peu à peu la place aux archéologues de métier, ce qui modifie la manière dont les acteurs interviennent. Pour autant, le contenu des préconisations scientifiques et techniques intégrées dans les prescriptions du service régional de l’archéologie (SRA) de Rhône-Alpes reste particulièrement flou. Ainsi, jusqu’au milieu des années 1990, le cahier des charges se résume à un document administratif et financier transmis à l’Afan par le SRA, en vue de l’élaboration d’une convention entre l’association et l’aménageur. À partir de 1995, à Lyon, le modèle de cahier des charges progresse peu à peu, pour inviter l’auteur à ajouter une « description succincte du cadre scientifique et technique de l’opération ». En l’absence d’obligation, ces dossiers de fouille ne sont alors pas systématiquement soumis pour avis à la commission interrégionale pour la recherche archéologique (Cira). On peut donc affirmer sans trop de doute que, durant cette période, la plupart des préconisations en matière de recherche sur les aqueducs se transmettaient par voie orale entre le SRA et le responsable d’opération, notamment sur la base des résultats obtenus lors des opérations archéologiques précédentes.
4Par la suite, le décret no 2002-89 du 16 janvier 2002 rend obligatoire la rédaction d’un cahier des charges scientifique pour ce qui concerne les opérations de fouille uniquement. Particularité propre au SRA de Rhône-Alpes, celui-ci est joint à l’arrêté de prescription de diagnostic et transmis systématiquement à l’Inrap. C’est à cette période que les premières préconisations écrites pour les opérations dédiées aux aqueducs apparaissent. Le document comporte un chapitre consacré au contexte, un autre précisant les objectifs scientifiques et un dernier concernant l’aspect méthodologique. Ces trois rubriques sont maintenues par le décret no 2004-490 du 3 juin 2004, mais elles sont étendues à l’ensemble des opérations préventives à destination des opérateurs publics et privés, avec obligation de soumettre le cahier des charges des opérations de fouille à la Cira.
- 3 Robert Royet a été l’initiateur, à son arrivée dans le service, du développement de la réflexion su (...)
5Les opérations de terrain sur les aqueducs ont lieu dès le début des années 1980 et sont le fruit d’une collaboration étroite entre les gestionnaires de territoire du SRA3 et les deux institutions de l’époque, le service archéologique municipal (SAM) de Lyon et l’Afan, cette dernière effectuant la très grande majorité des interventions jusqu’à la création de l’Inrap puis la mise en place des opérateurs privés.
6Parmi les objectifs prioritaires figure l’intérêt porté au repérage de la conduite, où tout est à faire dans certains secteurs. Si les opérations réalisées sur des emprises de faible ampleur ne permettent pas toujours de situer l’aqueduc, les plus importantes facilitent la multiplication des sondages afin notamment d’appréhender au mieux les changements de direction, parfois brutaux. Pour les diagnostics, le positionnement des tranchées perpendiculairement au tracé supposé de l’ouvrage apparaît comme une règle évidente, même si elle est mise à mal dans quelques rares cas. Par ailleurs, dès les premières interventions, le SRA préconise la réalisation d’au moins une coupe systématique au travers des comblements de la conduite jusqu’à la base du canal. Parmi les problématiques prioritaires, on citera en effet l’importance de l’altimétrie, donnée indispensable pour la compréhension de l’ouvrage et le processus de circulation de l’eau. Il apparaît également nécessaire de s’intéresser aux éventuels aménagements connexes tels que les traces liées aux chantiers de construction ou celles d’une bande de protection signalant le passage des tronçons enterrés. De même, la recherche des indices de réparation de l’ouvrage fait partie des objectifs initiaux.
7En ce qui concerne la datation, les premières opérations n’apportent pas d’éléments décisifs, même si la collecte de mobilier associé à la conduite est bien sûr systématiquement mise en œuvre, tout comme celle de charbons de bois dans les mortiers. En parallèle, des prélèvements pour datation par archéomagnétisme sont effectués, hors chantiers préventifs, comme sur les piles en élévation de l’aqueduc du Gier sur les sites du Plat de l’Air à Chaponost et de Beaunant à Sainte-Foy-lès-Lyon.
8Durant la décennie 1990, aucune intervention ne porte sur les élévations des aqueducs. Seules quelques opérations ponctuelles, hors du champ préventif, voient le jour sur certains vestiges lyonnais, par exemple le réservoir de chasse de l’aqueduc du Gier à Saint-Irénée. La raison principale de cette lacune est la quasi-absence de travaux de restauration visant les élévations, qui sont pour la plupart protégées au titre des monuments historiques. L’essentiel des interventions de ces années-là sont donc des actions de strict entretien, engagées par les architectes des bâtiments de France.
- 4 Pour autant, le dispositif réglementaire ne permet pas de générer une servitude au titre de l’arché (...)
9Le décret no 86-192 du 5 février 1986 est venu améliorer la situation, en donnant au service de l’État en charge de l’archéologie la possibilité de porter un avis sur les documents d’urbanisme susceptibles de « compromettre la conservation ou la mise en valeur de vestiges ou d’un site archéologiques ». Au SRA de Lyon, ce sont en fait les plans d’occupation des sols (POS) qui ont permis de recevoir l’essentiel des dossiers d’aménagement via la délimitation de zones intéressant les tracés supposés des aqueducs4. Au regard des difficultés réglementaires, le SRA a dû nouer des échanges étroits avec les collectivités territoriales concernées afin d’expliquer le bien-fondé de la démarche et l’importance de transmettre les documents d’urbanisme concernant les aqueducs.
- 5 Les efforts fournis précédemment lors de la mise en application du décret de 1986, notamment les pr (...)
10La loi no 2001-44 du 17 janvier 2001 relative à l’archéologie préventive permet aux SRA de se doter de nouveaux outils sous la forme des zones de présomption de prescription archéologique (ZPPA). Celles couvrant les aqueducs lyonnais forment une bande de saisine de 50 mètres s’étendant de part et d’autre du tracé supposé de ceux-ci. Trente-deux des soixante communes traversées par les aqueducs de Lyon (soit environ 53 %) sont concernées par ces zonages, le tracé de l’aqueduc du mont d’Or étant le seul entièrement pris en compte [ill. 1]. Si dix communes supplémentaires vont compléter cette liste dans les mois à venir, il restera néanmoins dix-huit communes dont les aqueducs resteront sans zonage5. En 2015, une reprise importante des « données aqueducs » intégrées dans la carte archéologique nationale a par ailleurs abouti à la révision de quatorze ZPPA. En effet, ce travail de correction a révélé une inadéquation entre la zone de protection et le tracé révisé de l’aqueduc, rendant le zonage inopérant sur des portions non négligeables des ouvrages. Aujourd’hui encore, certaines de ces ZPPA révisées sont à nouveau en décalage avec les tracés révélés lors des opérations des dernières années.
1. Répartition des opérations archéologiques et des zonages liés aux aqueducs.
Malgré la révision des ZPPA suite à une reprise des tracés, cette répartition reste assez inégale sur les communes concernées par les quatre aqueducs de Lyon.
Drac Auvergne-Rhône-Alpes, SRA (base Patriarche, état septembre 2021).
11Pour autant, la mise en place des ZPPA sur le tracé des aqueducs, pour la plupart entre 2003 et 2005, n’a pas entraîné une augmentation significative des prescriptions d’opérations archéologiques sur les communes concernées. Il apparaît que le rythme des interventions fluctue selon les périodes, en fonction de nombreux paramètres assez difficiles à analyser et pouvant interagir entre eux [ill. 2]. Parmi eux, on trouve l’intérêt des personnes en charge des territoires concernés pour la question des aqueducs ou la dynamique des aménagements.
2. Répartition des opérations archéologiques sur les aqueducs lyonnais.
Le nombre d’opérations effectuées sur les quatre aqueducs de Lyon fluctue de façon assez importante en fonction des années, sans lien automatique avec la présence de ZPPA.
Drac Auvergne-Rhône-Alpes, SRA (base Patriarche, état septembre 2021).
- 6 Au moment de la rédaction de cet article, plus de 180 opérations archéologiques en relation avec un (...)
- 7 L’identification spécifique pour les opérations portant sur les aqueducs de Lyon dans la carte arch (...)
12Au fil des années, le travail de repérage des tracés s’est poursuivi6. Si les données de terrain permettent une meilleure localisation de chacun des ouvrages, les interventions archéologiques dites « négatives »7 représentent toujours presque la moitié des opérations de diagnostic [ill. 3]. Dans certains secteurs, il est difficile d’interpréter ces résultats : ils peuvent être la conséquence d’une érosion des sols, de forts terrassements ou encore de conditions particulières rencontrées lors de l’intervention, qui ne permettent pas d’accéder à la totalité de l’emprise. Certains des choix arrêtés lors de la construction nous échappent également, par exemple lorsqu’un tronçon franchit un relief en tunnel alors que la zone de protection retient l’hypothèse d’un contournement. Cette connaissance encore très partielle des tracés justifie la poursuite d’une politique systématique de prescription et d’un échange permanent entre les opérateurs et le SRA.
3. Répartition des interventions sur les quatre aqueducs par type d’opération depuis 2001.
Drac Auvergne-Rhône-Alpes, SRA (base Patriarche, état septembre 2021).
- 8 Les chiffres concernent la période 2001-2020.
- 9 La première prend place en 2006 sur l’aqueduc du Gier.
13Lorsque les maçonneries ne peuvent être préservées, une fouille est mise en place sur le canal et ses abords, ce qui se produit dans un cas sur quatre, un taux élevé en la matière8. Dans ce cas de figure, les opérateurs procèdent dorénavant à la réalisation d’au moins une coupe complète de la conduite jusqu’au terrain naturel9 [ill. 4]. Dans le même temps, la multiplication des aménagements portant sur de petites surfaces (les piscines notamment) a amené le SRA à privilégier, lorsque cela est possible, une adaptation du projet pour la conservation intégrale des structures in situ. Cette politique s’avère particulièrement importante pour des communes engagées dans des projets de mise en valeur de vestiges d’aqueduc conservés en élévation sur leur territoire [ill. 5]. Elle garantit la cohérence de la politique mise en œuvre par les différents services de l’État pour la sauvegarde matérielle de monuments partiellement classés au titre des monuments historiques.
4. L’aqueduc de la Brévenne à Lentilly, 51 bis chemin du Guéret (Rhône).
Fouille d’un segment enterré sur l’emprise d’un pavillon individuel (responsable d’opération : Antoine Valois, Inrap, 2021).
A. Valois, Inrap.
5. L’aqueduc du Gier à Chaponost (Rhône).
Ce chantier de fouille, entrepris à l’occasion de la restauration de la file d’arches du Plat de l’Air, a intégré l’examen du sommet des fondations, des éléments porteurs et du canal. Cette approche est exceptionnelle sur un tronçon emblématique dont l’étude s’attelle aux nouvelles problématiques liées à la construction (responsable d’opération : Antoine Valois, Inrap, en cours).
A. Valois, Inrap.
14Pour comprendre une partie de l’alimentation en eau de Lugdunum, la datation de la mise en service et la connaissance des périodes d’utilisation de ces ouvrages sont indispensables. Le fonctionnement initial de trois des quatre principaux aqueducs est désormais bien situé chronologiquement à une ou deux décennies près, laissant entrevoir, notamment pour ceux de l’Yzeron et du Gier, une histoire complexe. La question de l’abandon reste en revanche encore assez largement ouverte, de même que celle des réparations d’ampleur. Parmi les outils utilisés, la part de la datation par archéomagnétisme tend à se réduire au profit de moyens plus classiques comme le mobilier, qui demeure cependant rare dans ce type d’opération alors que l’épigraphie et la dendrochronologie apportent des résultats décisifs (Borlenghi, Coquidé dir. à paraître).
15La réflexion sur les matériaux de construction s’est poursuivie. Elle se traduit par une évolution du contenu des prescriptions, incitant au prélèvement systématique et raisonné des roches, des terres cuites architecturales et des mortiers pour une connaissance approfondie de leur nature ou de leur composition. Par contre, le problème du repérage des carrières d’extraction à proximité des tracés reste entier faute de données, ce travail de prospection relevant plutôt d’une activité d’archéologie programmée.
16La multiplication récente des opérations de fouille préventive prescrites sur les segments en élévation dans le cadre d’importantes campagnes de travaux de restauration menées au cours des quinze dernières années a permis d’élargir notablement ces aspects de la réflexion. Pour les différents opérateurs, ces interventions ont impliqué la constitution d’équipes scientifiques associant des compétences chronologiques, thématiques et méthodologiques particulières, généralement un antiquisant spécialiste des structures hydrauliques et un archéologue du bâti. La mise en œuvre standardisée ou non du canal, l’existence d’une production et d’un approvisionnement spécifiques des matériaux pour la construction de ces édifices imposants, l’identification des procédés et des dispositifs de chantier : l’ensemble de ces questions est aujourd’hui exploré sur des centaines de mètres linéaires.
- 10 C’est-à-dire évidées sous l’arc porteur.
- 11 Travaux de Paul François (doctorant à l’université de Nantes, UMR 6004 « LS2N ») dans le cadre de l (...)
17De manière générale, chacun des ouvrages répond à un projet d’ingénierie spécifique, où l’on discerne des choix particuliers qui aboutissent à des profils différents, générant un investissement inégal en termes de ressources matérielles et de techniques. À titre d’exemple, une récente collaboration a été engagée avec l’École centrale de Lyon pour tenter de comprendre pourquoi certaines piles de l’aqueduc du Gier à Sainte-Foy-lès-Lyon sont élégies10. L’étude montre la nécessité de développer ce type de réflexions interdisciplinaires associant l’expertise d’autres corps de métier, tels que des hydrauliciens et des géologues. De la même manière, l’outil numérique et l’imagerie en trois dimensions sont particulièrement utiles pour modéliser et proposer des hypothèses de restitution, sur la base des fouilles au sol et des relevés d’élévation, comme cela a été fait sur le réservoir de chasse des Massues11.
- 12 Coordonné par Aldo Borlenghi (université Lumière Lyon 2) et C. Coquidé (Inrap) sous l’égide de l’UM (...)
18Augmentant au fil des années, la somme des nouvelles données générées par les opérations de terrain et l’intérêt croissant pour les aqueducs de Lyon a abouti, en 2015, à la mise en place d’un groupe de recherche12. Une douzaine de journées d’étude ont permis de faire avancer le dossier et de créer des liens entre les intervenants professionnels, dont les services patrimoniaux de la Drac, l’Inrap, l’université, le CNRS, le service archéologique de la ville de Lyon (SAVL, anciennement SAM), les opérateurs privés et les associations œuvrant pour le patrimoine. Ces réunions ont débouché sur la tenue d’un colloque à l’automne 2020, aboutissant à un état des lieux de la recherche. Les contributions s’appuient pour plus de la moitié d’entre elles sur des données issues de trois décennies de collaboration entre le SRA et les opérateurs en archéologie (Borlenghi, Coquidé dir. à paraître).