1La colline d’I Stantari (Sartène, Corse-du-Sud) est un relief très érodé de forme arrondie (49 m) surplombant en rive gauche la partie basse de la moyenne vallée du Rizzanesi, dans le sud-ouest de la Corse. Immédiatement à l’est et au pied de l’éminence, ce cours d’eau forme un coude créant l’un des seuls passages guéables de la région. La tradition locale nomme ce lieu « U Frati è a Sora » en référence à la présence de deux menhirs et à la légende qui leur est associée, narrant l’histoire d’un moine et d’une nonne pétrifiés debout (stantarati) pour avoir transgressé leur vœu de célibat, alors qu’ils tentaient de franchir le fleuve et de fuir le territoire de Sartène, dont le cours d’eau marque la limite.
2Le littoral du golfe du Valincu se trouve aujourd’hui à 5,7 km à l’ouest, au niveau de l’embouchure du Rizzanesi. Tout porte à croire que la basse vallée était plus réduite il y a 4 000 ans et que le fleuve se jetait alors dans la mer à une distance moindre du site. Du point de vue géomorphologique, particulièrement important dans le cadre de l’analyse de l’habitat dont il va être question, on observe cinq unités emboîtées dans un rayon de quelques centaines de mètres autour de la colline portant le site : à l’ouest et à l’est, au pied des pentes, des zones basses, drainées par des ruisseaux ; également à l’ouest et à l’est, juste au-dessus des cours d’eau, des versants formés par une série de talwegs et d’interfluves ; au nord, un versant abrupt et escarpé en direction du Rizzanesi ; au sud, un replat d’interfluve reliant la colline au massif principal de Ghjumenta Grossa, mis en culture durant l’époque moderne ; un sommet constitué par le reliquat peu épais d’une terrasse alluviale ancienne qui délivre des galets de granite pluridécimétriques à métriques, d’un intérêt majeur dans le cadre d’étude.
- 1 Responsable d’opération : Pascal Tramoni, Inrap.
- 2 Responsable d’opération : K. Peche-Quilichini, Inrap.
3Motivée par l’aménagement d’un lotissement et sur la base d’un diagnostic réalisé en 20141, une opération de fouille archéologique préventive y a été réalisée de mi-novembre 2019 à fin janvier 20202 [ill. 1]. D’après les données acquises à cette occasion, le site d’I Stantari di u Frati è a Sora constitue un habitat groupé, perché et fortifié, occupé entre le début du Bronze ancien 1 et la fin du Bronze moyen 2, soit environ entre 2000 et 1450 avant notre ère.
1. Le site d’I Stantari di u Frati è a Sora vu depuis le sud.
L’emprise d’environ 3 000 m² est répartie sur un espace subrectangulaire étendu du sommet vers le sud-ouest de la colline. On distingue au nord la vallée du Rizzanesi, juste derrière la zone industrielle.
P. Druelle, Inrap.
4La colline qui porte l’habitat est caractérisée par son versant nord abrupt et ses coteaux ouest et est pentus. Le flanc méridional, qui la relie au massif de Ghjumenta Grossa, est constitué d’une crête plane aux contours adoucis qui en forme l’accès naturel. C’est donc en toute logique que les structures défensives se concentrent de ce côté, plus précisément au niveau de l’inflexion qui définit la limite entre la colline et la crête interfluviale, dans un but évident d’optimisation poliorcétique. Ces aménagements connaissent une évolution dans le temps, et les structures les plus anciennes trahissent des choix architecturaux dictés par le contexte géologique. Il faut en effet signaler que ce relief est très différent de ceux habituellement sélectionnés pour y établir des habitats fortifiés à l’âge du Bronze dans le sud de la Corse ; ces derniers (comme Tappa, I Calanchi, Filitosa ou Castellucciu-Calzola) sont généralement des éperons, crêtes ou massifs isolés à dominante rocheuse, où les à-pics sont utilisés comme des remparts naturels, agrémentés d’enceintes de pierre sèche élevées entre les masses granitiques pour barrer les accès, et où le substrat apparent sert de carrière et fournit les matériaux de construction (Cesari 1989 ; 1992 ; Peche-Quilichini, Cesari à paraître). Dans le cas présent, le sous-sol cristallin se présente sous une forme arénisée de couleur jaune, très « tendre ». Les seuls éléments « durs » sont les galets détachés de la terrasse fossile de la zone sommitale, dont les plus gros atteignent 0,5 m³. Comme on le verra plus bas, cette adaptation aux caractères du milieu sera plus tard redéfinie en fonction des normes architecturales (et donc culturelles) en vigueur sur la plupart des autres sites fortifiés du Bronze moyen de la microrégion sartenaise.
- 3 Lyon-17665 : 3360 ± 30 BP, soit 1740-1539 av. n. è. à 95,4 %.
- 4 Responsable d’opération : K. Peche-Quilichini, fouille programmée en cours.
5La fouille a permis de définir une évolution en trois phases du système défensif [ill. 2]. Dans un premier temps, la limite entre la colline et la crête plane est soulignée et structurée par l’aménagement de palissades. Celles-ci se matérialisent par des tranchées continues au fond desquelles certains poteaux étaient parfois fichés plus profondément que les autres. Entre quatre et six structures subparallèles de ce type, implantées sur la même courbe de niveau (toutes réparties entre 38 et 39 m d’altitude) barrent l’accès méridional du site. Si leur équidistance relative n’est pas tout à fait assurée, elles ne montrent aucun recoupement, et l’on peut supposer qu’au moins quatre d’entre elles fonctionnaient simultanément et permettaient d’isoler un espace fermé d’environ 7 000 m². Les chronologies relatives et absolues3 permettent de dater cet ou ces aménagements du Bronze ancien 2, soit l’époque qui connaît l’émergence des formes d’habitat fortifié en Corse méridionale (Peche-Quilichini, Cesari à paraître). Il s’agit là d’une architecture à ce jour unique à l’échelle de la Préhistoire récente de l’île, que l’on imagine refléter une adaptation à un substrat facile à creuser et au manque de matériaux de construction nécessaires à l’édification d’une enceinte de pierre. Cette spécificité ne peut être d’ordre chronologique, puisque l’on connaît des habitats fortifiés contemporains dotés de puissants murs de pierre sèche dès cette époque, voire avant, notamment à Tappa4 (Peche-Quilichini à paraître 1).
2. Évolution des structures défensives dans la partie sud de l’emprise.
La phase 1 est celle des palissades, la phase 2 est celle du fossé, la phase 3 est marquée par la construction de la double enceinte et de l’habitation 1125.
K. Peche-Quilichini, Inrap.
- 5 Fouille dans les années 1990, responsable d’opération : Joseph Cesari.
6Après un temps de fonctionnement indéterminé, les palissades sont démontées et remplacées par un fossé à section en V dont le tracé se superpose en grande partie à l’aménagement précédent [ill. 3]. Ce type d’aménagement était inconnu pour ce type de contexte, ce qui donne à cet élément un caractère exceptionnel. Jusqu’ici, tout au plus connaissait-on des dégagements de base d’à-pics rocheux afin de créer une corniche artificielle, comme sur le site voisin de Castidetta-Pozzone au Bronze moyen5 (Cesari 1992). Il est évident que l’aménagement a été largement facilité par la nature arénique du substrat.
3. Coupe transversale du fossé de la phase 2, où l’on distingue des nodules de terres cuites architecturales (TCA).
Il est probable que ce creusement était doublé en amont par un merlon constitué des déblais et probablement palissadé. Outre son rôle défensif, ce rang de poteaux aurait servi à maintenir et protéger la levée de terre de l’érosion et donc à ralentir le comblement du fossé lors d’épisodes pluvieux. Ces pieux ont pu être récupérés sur les palissades, démantelées probablement peu de temps auparavant.
K. Peche-Quilichini, Inrap.
7Plus tard, le fossé est comblé de façon volontaire, probablement grâce à l’abattage du merlon, mais aussi par un apport en nappes de « gravats » de terre, de terres cuites architecturales (TCA) et d’autres déchets (restes végétaux carbonisés). Deux murs à double parement de pierre sèche sont alors élevés sur le comblement, se surimposant presque parfaitement aux limites du creusement, preuve du faible décalage chronologique entre les deux évènements stratigraphiques. Le mur nord est épais de 100 à 115 centimètres. Tout à fait parallèle, même dans les parties courbes, celui du sud est plus étroit, avec une largeur comprise entre 55 et 70 centimètres. Illustrant une rentabilisation optimale des matériaux, plusieurs grosses meules sont remployées dans les parements, seules parties bâties avec des blocs de dimensions supérieures à 20 centimètres, essentiellement des galets dérochés dans la terrasse fossile du sommet de la colline et cassés afin d’obtenir des arêtes. Certains servent de boutisses. Les fourrures sont constituées de moellons de petit gabarit (le plus souvent moins de 10 cm) et d’éclats issus des débitages mentionnés plus haut. Ces constatations illustrent une récupération systématique des matériaux disponibles en amont de la construction.
- 6 Lyon-17666 : 3605 ± 30 BP, soit 2112-1884 av. n. è. à 95,4 %.
- 7 Lyon-17664 : 3595 ± 30 BP, soit 2053-1831 av. n. è. à 95,4 %.
8Une tentative de datation du comblement du fossé a échoué : une nappe de TCA charbonneuse a été datée au Bronze ancien 16, ce qui est en incohérence avec les recoupements stratigraphiques. Cela s’explique vraisemblablement par la position secondaire de l’objet daté, possiblement issu d’un dépotoir qui atteste de la première occupation du site. Une jarre ensilée (voir infra), dont le remplissage charbonneux a été daté de la même époque7, se trouve d’ailleurs à proximité. Les mobiliers associés au colmatage sont malheureusement extrêmement rares et ne permettent pas d’en préciser la chronologie, qui est à replacer entre la fin du Bronze ancien 2 et celle du Bronze moyen 2.
- 8 Cela serait totalement contre-productif dans un cadre poliorcétique.
- 9 Fouille dans les années 1990, responsable d’opération : J. Cesari.
9Si ce système d’enceinte a assurément un rôle défensif, il demeure difficile d’expliquer sa structure double. Les deux murs sont-ils successifs ? Pour des raisons stratigraphiques et architecturales, cela est peu probable. Le mur sud, moins épais, était-il moins haut que le mur nord8 ? Définissent-ils un espace de circulation (large de 100 à 180 cm), éventuellement protégé par un étage de circulation en bois ? Un dispositif similaire existe à I Calanchi9 pour l’enceinte sommitale, qui est sensiblement contemporaine (Cesari 1989 ; 1992). Alors que les palissades et le fossé montraient un tracé relativement régulier, les murs forment un coude bifurquant vers le sud dans la partie sud-est de l’emprise. Il est fort probable que cette orientation corresponde à l’aménagement latéral d’un système d’entrée dans l’habitat par son accès le plus naturel, le sommet de l’interfluve méridional.
- 10 Les terrasses sont matérialisées par des murets maçonnés implantés en courbe de niveau. L’une d’ent (...)
10Trois habitations de plan elliptique ont été identifiées dans l’emprise. Toutes présentent une superficie interne comprise entre 49 et 51 m². Deux d’entre elles (numérotées 1021 et 1027) se trouvent à l’intérieur de la zone définie par les aménagements défensifs et sont des constructions pérennes à soubassement maçonné. La troisième (1125), hors les murs, est un édifice entièrement bâti sur poteaux. On estime que l’habitat pouvait compter jusqu’à une douzaine de maisons dans l’espace interne organisé en terrasses10. À l’extérieur, aucune estimation ne peut être proposée (voir infra). À l’échelle des données disponibles pour la Corse, I Stantari di u Frati è a Sora constitue un habitat particulièrement important (Peche-Quilichini, Cesari 2021 ; Salvà Simonet, Peche-Quilichini 2021).
11L’habitation 1027, de plan elliptique, se trouve vers le centre-est de l’emprise [ill. 4]. Le bâtiment, à soubassement maçonné et conservé à 65 %, présentait originellement une longueur estimée à 13,6 m, pour une largeur maximale de 5,6 m aux parements externes. En l’état, la largeur du mur oscille entre 57 et 78 centimètres, mais 65-68 centimètres constitue la fourchette originelle et moyenne supposée. La maçonnerie est organisée en double parement et blocage. Les parements présentent un fil et un fruit droits et réguliers, notamment grâce à une assise de base constituée de gros blocs dont les interstices sont comblés par de petites pierres allongées placées verticalement. Les assises sont placées en quinconce. Seules deux d’entre elles sont conservées, mais l’état de l’effondrement permet d’en reconstituer quatre, pour une hauteur maximale d’environ 80 à 100 centimètres pour le mur nord-est. Installé à une altitude inférieure (-25 cm en moyenne), le mur sud-ouest se trouve à 4,35 m (déperte verticale d’environ 5,75 cm par mètre). On suppose que la hauteur du soubassement sud-ouest pouvait approcher 100 à 130 centimètres, sur cinq assises. Le matériau est constitué de gros galets éclatés provenant de la terrasse sommitale pour les parements, dans lesquels on a également observé une meule en remploi. Les fourrages sont faits de petits éclats de galets et d’autres blocs d’origine variée.
4. Plan de l’habitation 1027 dans sa phase 1 et distribution de toutes les structures associées.
On peut y observer les foyers, les équipements de cuisine (meule et mortier), l’articulation des réseaux de poteaux porteurs, les sablières et la tranchée externe d’insertion des chevrons.
K. Peche-Quilichini, Inrap.
- 11 Lyon-17662 : 3375 ± 30 BP, soit 1745-1544 av. n. è. à 95,4 %.
- 12 Lyon-17663 : 3150 ± 30 BP, soit 1500-1314 av. n. è. à 95,4 %, avec un pic de probabilité à 1500-138 (...)
12La fouille a en outre permis d’observer un grand nombre d’éléments attestant de la position, de la morphologie et des dimensions des pièces de bois d’œuvre : trous de poteaux, tranchées de sablières basses, de calage de planches, de fixation des chevrons, etc. (Peche-Quilichini, à paraître 2). Les dispositifs d’ancrage dans le sol font intervenir des blocs, parmi lesquels figurent souvent de gros galets et quelques meules brisées, attestant d’une pratique de récupération récurrente en Corse durant les âges des métaux (Peche-Quilichini et al. 2017). Le croisement de l’information autorise des tentatives de reconstitution des élévations [ill. 5] et fournit des certitudes sur l’organisation interne de l’habitation en trois pièces. L’aspect, la structure et les dimensions qui caractérisent ce type de maison permettent d’évoquer de profonds et contemporains parallèles avec plusieurs contextes du sud de l’Italie (Albore Livadie 2019), de Sicile, des Éoliennes et de Pantelleria. Le fonctionnement est calé chronologiquement par un charbon de la tranchée (externe) d’insertion des chevrons de toiture, qui date la construction ou, plus probablement, une réfection du couvrement entre le Bronze ancien 2 et le Bronze moyen 111. Le niveau d’occupation le plus récent (conservé) a lui aussi été daté sur charbon, avec un résultat centré sur le Bronze moyen 2 ou 312.
5. Deux hypothèses de reconstitution des élévations.
a. Charpente à chevrons-formant-ferme (sans poteau porteur de charpente) ; b. Charpente à poteaux faîtiers.
K. Peche-Quilichini, Inrap.
13L’habitation 1021, conservée à 15 %, se trouve à près de 20 mètres au nord de la structure 1027. Son mur de soubassement, conservé sur 4 mètres de développement, constitue un ensemble homogène, formé de blocs et de galets cassés (de taille comprise entre 10 et 40 cm). Sur son côté aval, cet aménagement à parement régulier présente une légère concavité. Comme pour l’habitation 1027 et pour toutes les terrasses du site, ce mur a été construit en partie contre une marche artificielle creusée sur 20 à 25 centimètres dans le substrat arénisé, où les blocs et galets ont été plaqués et calés par l’intermédiaire de petites pierres. Côté amont, le parement de la première assise, plus haut, a disparu. Deux trous de poteau ont été observés et permettent de définir l’axe longitudinal de l’édifice, renvoyant à une organisation en double nef [ill. 6], sur le modèle des autres habitations du site et d’autres contextes domestiques du Bronze ancien 2 ou du Bronze moyen 1 insulaire (Cesari et al. 2011).
6. Plan restitué de l’habitation 1021 avec ses trous de poteau.
K. Peche-Quilichini, Inrap.
14Une troisième construction elliptique a été identifiée : l’habitation 1125 se trouve à l’extérieur (au sud) de l’aire protégée par les structures défensives, à proximité de ces dernières. Son plan recoupe d’ailleurs deux ou trois tranchées de palissade de la phase 1. Le fonctionnement du bâtiment serait donc contemporain du fossé ou du double mur. Cette relativité chronologique est précisée par la position et l’orientation (NE-SO) de l’édifice, parfaitement adaptées à celles de la structure de défense et d’accès dans son organisation de la phase 3 (double mur d’enceinte). Cette habitation, contrairement aux deux autres, ne présente pas de soubassement maçonné. L’identification d’un sol associé à un foyer dans son espace interne permet d’observer que cette absence ne résulte pas d’une érosion. La structure est délimitée par un nombre minimal de 12 à 15 poteaux périphériques et organisée en deux nefs longitudinales à colonnade centrée [ill. 7]. Deux ou trois axes transversaux sont définis par la position des poteaux périphériques et internes. Les aménagements visant à caler les poteaux de l’axe longitudinal emploient de gros galets, des blocs épars et des fragments de meules. Une nouvelle fois, il faut souligner l’originalité de la découverte à l’échelle de la Corse. En effet, c’est la première fois qu’une habitation non délimitée par un soubassement orthostatique, terrassé ou maçonné est individualisée pour l’âge du Bronze insulaire (Peche-Quilichini, Cesari 2021). Qui plus est, cette identification a été réalisée hors des murs d’un habitat fortifié.
7. Plan de l’habitation 1125, des hypothèses de cloison et de son environnement immédiat.
Les trous de poteau laissés en blanc sont trop mal conservés pour être identifiés. Cette structure est l’unique habitation entièrement en matériau périssable connue pour la Préhistoire corse.
K. Peche-Quilichini, Inrap.
15Les estimations démographiques liées à ce type d’installation, depuis toujours indexées sur le nombre d’habitations internes (car les cas externes demeuraient rares) et surtout sur le total de maisons « visibles » (car matérialisées par des murs en pierre), peuvent donc être considérées comme obsolètes grâce à la mise en évidence de constructions plus « discrètes » que seules des fouilles en aire ouverte peuvent révéler. Autrement dit, il faut nettement revoir à la hausse nos considérations sur le nombre d’habitants des sites fortifiés de l’âge du Bronze du sud de la Corse, mais également réinterroger notre perception de l’organisation de ces casteddi, plus particulièrement quant à l’articulation entre leurs espaces internes et internes. En effet, ce que démontre ce site, comme d’autres avant lui (Cucuruzzu, Araghju, Monti Barbatu, voire Tappa dans ses phases initiales), c’est que l’espace fortifié des âges du Bronze ancien et moyen ne constitue pas l’habitat, mais bien plutôt la partie nucléaire de villages perchés, un peu à la façon du castrum médiéval.
- 13 Analyseur portable de XRF (X-ray fluorescence, spectrométrie de fluorescence des rayons X) ; travau (...)
16Les mobiliers associés à l’occupation des différentes structures sont tout à fait typiques des contextes de Corse méridionale des deux premiers tiers du iie millénaire. Ils sont largement dominés par les poteries céramiques. Celles-ci se déclinent en quatorze catégories morphologiques [ill. 8] au sein desquelles dominent la vaisselle de table et les récipients de stockage, tels que la jarre ensilée du Bronze ancien mentionnée plus haut [ill. 8 : m9], dont la forme est tout à fait superposable à un vase découvert récemment à Tappa. Ces connexions avec les autres ensembles du sud de l’île sont d’ailleurs évidentes pour la plupart des profils [ill. 9], ce qui indique des liens soutenus avec les vallées voisines dans le cadre d’échanges variés structurant l’économie. Quelques objets attestent quant à eux d’approvisionnements plus éloignés [ill. 10]. Il en est de même pour les vestiges liés à la métallurgie, ici matérialisés par des scories et des fragments de moule en terre : analysés au p-XRF13, ils montrent l’utilisation de cuivre et d’arsenic, indisponibles localement mais présents dans le nord de la Corse. Les industries lithiques taillées (uniquement macrolithiques) et polies révèlent l’exploitation des quartz, rhyolites et gabbros disponibles dans l’environnement immédiat, agrandi naturellement par la proximité de vastes zones alluvionnaires. L’origine des hématites, retrouvées sous forme de nodules facettés, reste à déterminer.
8. Les quatorze catégories morphologiques de la vaisselle céramique en présence sur le site d’I Stantari di u Frati è a Sora.
La vaisselle de table forme la colonne de gauche.
K. Peche-Quilichini, Inrap.
9. Carte des connexions intersites matérialisées par les occurrences au Bronze ancien et moyen de pièces céramiques morphologiquement similaires à celles trouvées sur le site d’I Stantari di u Frati è a Sora.
On constate un nombre d’occurrences plus élevé sur les sites du Valincu et du Sartenais.
K. Peche-Quilichini, Inrap.
10. Poids (de filet ?) en calcaire (a) et pendeloque en serpentine (b) trouvés sur le site d’I Stantari di u Frati è a Sora.
Ces deux matériaux n’étant disponibles qu’à plusieurs dizaines de kilomètres, ces objets viennent d’une autre zone, probablement de Bonifacio pour le premier et de la vallée du Fium’Orbu pour le second.
K. Peche-Quilichini, Inrap.
- 14 Travaux de Llorenç Picornell Gelabert (Universitat de les Illes Balears).
17L’économie de subsistance paraît centrée sur l’exploitation des potentialités offertes par ce secteur de collines dont les talwegs sont recouverts d’épaisses couches colluvionnaires et par la proximité du fleuve. Le site a livré quelques éléments indéterminés de faune, attestant probablement d’une capacité d’élevage plus que de chasse. L’agriculture et la cueillette sont matérialisées par un grand nombre d’outils macrolithiques de mouture, mais également par la présence de nombre de cotylédons carbonisés de glands de chêne. Le milieu environnant est d’ailleurs composé d’ensembles végétaux dominés par le chêne, l’arbousier et la bruyère, avec quelques oliviers, soit un paysage de maquis haut et de lisières un peu plus ouvert que l’actuel14.
- 15 Tout porte à croire que des routes transversales s’en détachent pour gagner les cols vers le sud.
18Ce panorama partiel de l’économie des groupes occupant le site permet de mettre en relief son rôle de charnière sur les réseaux de circulation de l’âge du Bronze. Le gué de Frati è a Sora est en effet l’un des seuls franchissements aisés du Rizzanesi, soit peut-être l’unique lien viaire entre les habitats du nord du Valincu (Monti Barbatu, Contorba, Turricciola, etc.) et les sites de la rive sud du Rizzanesi, qui s’organisent en une file parallèle au cours d’eau15 (d’ouest en est : Calanchedda, Baresi, I Stantari di u Frati è a Sora, Castidetta-Pozzone, Furcina, voire Tusiu). La position du site est donc stratégique, car la fortification contrôle le gué monumentalisé par les menhirs. Cette configuration, qui se répète dans les petites vallées transversales, comme à Castidetta-Pozzone (menhirs de Campu Maggiori et d’I Stantari di u Rizzanesi) et à Furcina (menhir de Pulmona), permet d’entrevoir l’organisation des réseaux de chemins du iie millénaire et donc d’alimenter la réflexion sur les échanges et les superpositions typologiques entres ensembles mobiliers.
- 16 Les terres à bâtir sont largement présentes dans les habitations, où elles constituent des soles de (...)
19L’évolution des architectures défensives (palissades, fossé à merlon palissadé, double enceinte de pierre sèche) et domestiques (terrasses et habitations) du site d’I Stantari di u Frati è a Sora peut être abordée sous l’angle des matériaux mobilisés. La pierre et le bois dominent largement le spectre des ressources utilisées, sans doute complété ponctuellement par d’autres matières premières (terre16, paille, corde, etc.) pour répondre à des besoins spécifiques. Dans un premier temps, au Bronze ancien, le choix d’une installation sur un relief ne présentant aucune formation rocheuse a pour corollaire l’édification successive d’aménagements défensifs faisant intervenir des creusements et de grandes quantités de bois. Au même moment, la terrasse sommitale fossile est mise en carrière : ses galets sont dérochés et cassés pour servir de matériaux de construction aux soubassements des habitations internes. Plus tard, vers le Bronze moyen 1, l’enceinte est construite en dur, mobilisant une très grande quantité de ces mêmes galets, mais aussi des matériaux en remploi (meules) et issus de ramassages plus lointains (petits éléments de fourrage). La construction de l’édifice est facilitée du fait que les blocs les plus lourds sont « descendus » depuis le sommet.
- 17 Le diagnostic de 2014 n’a apporté aucune information allant dans ce sens. Il a toutefois permis d’o (...)
20Cette transformation finale semble indiquer un choix d’ordre culturel. En effet, le Bronze moyen 1 se caractérise en Corse méridionale par le succès du modèle d’habitat fortifié par des enceintes massives de pierre sèche (Peche-Quilichini, Cesari 2021 ; à paraître). Les habitants d’I Stantari di u Frati è a Sora paraissent donc avoir adopté la mode générale, malgré les difficultés contextuelles liées à l’absence de chaos granitique et aux particularismes techniques imposés par les superpositions de galets dans les maçonneries à sec. Les habitations édifiées par la suite hors des murs ne sont pas matérialisées par des soubassements de pierre sèche. On ne peut déterminer si cela résulte d’un épuisement de la ressource (c’est peu probable), d’un autre type de norme ou d’une différence (statutaire ?) entre les maisons extramuros et intramuros. Ce constat pourrait, en outre, être compliqué par l’existence possible de limitations défensives légères (palissades et/ou fossés) disposées plus en aval sur le plateau méridional, où rien n’interdit de penser qu’un véritable village « bas » pouvait s’étendre17. Quoi qu’il en soit, l’aspect des maisons montre de nettes ressemblances avec les modèles connus dans le sud de l’espace tyrrhénien, ces correspondances pouvant révéler des contacts entre ces différentes régions vers 2000 avant notre ère. Les modèles décrits ici s’inscrivent tout aussi pleinement dans les canons en cours de définition dans le sud de l’île, en termes de formes et de dimensions [ill. 11] (Peche-Quilichini, Cesari 2021).
11. Comparaison des surfaces internes des habitations protohistoriques de Corse, du Bronze ancien 2 à la fin du premier âge du Fer.
Elle illustre une diminution progressive des espaces domestiques puis une forme de standardisation qui intervient entre les âges du Bronze récent et final.
K. Peche-Quilichini, Inrap.
21Dans une perspective matérielle, les ensembles céramiques manifestent une parfaite insertion des répertoires dans leur contexte du sud de l’île, et donc l’existence de relations fréquentes et complexes entre les groupes occupant les différents sites fortifiés établis à partir du Bronze ancien. Par résonance, ce constat met en lumière l’importance stratégique du site, qui contrôle le gué de Frati è a Sora et donc le passage entre Taravu-Valincu et Sartenais.
22Le site d’I Stantari di u Frati è a Sora fournit des éléments de réflexion sur les notions de choix (d’implantation, de matériaux, d’évolution, etc.) et d’adaptation (au contexte géomorphologique, aux normes culturelles en vigueur, à la démographie, aux ressources locales, etc.). Il offre aussi un point de vue inédit sur une période qui connaît l’émergence des formes d’habitat fortifié dans le sud de l’île. Ce moment de formation est caractérisé par la coexistence de solutions multiples qui interviennent avant le phénomène d’homogénéisation au début du Bronze moyen, lui-même probablement favorisé par le développement des réseaux de circulation et d’échange. Ceux-ci structurent un territoire parcouru, appréhendé dans son horizontalité et qui doit donc être « ponctué » pour être assimilé, à l’inverse de nos perceptions actuelles guidées par des cartes et donc une dimension verticale.
23Puisque l’habitat représente sans doute le premier niveau de projection spatiale des rapports sociaux, l’évolution des architectures et des sphères économiques du village perché et fortifié d’I Stantari di u Frati è a Sora donne à voir plusieurs images du quotidien de l’âge du Bronze en Corse méridionale dans ses dimensions de choix, de tâtonnement et de réponse adaptée à des enjeux qui nous échappent partiellement mais dont on établit peu à peu les grandes lignes.