Mémoires de route [Débat]
Texte intégral
Merci à nos trois invités de s’être prêtés à cette rencontre virtuelle.
1Derrière les traces, il y a la relation des personnes à l’endroit : le fait d’y passer, d’y aller, ou de s’en détourner, parfois de s’y installer plus ou moins durablement. Selon ce à quoi on veut accéder, on n’ira pas aux mêmes endroits, pas forcément par les mêmes chemins. Notre vision zénithale actuelle, liée à notre façon de représenter l’espace, de le cartographier, fige le monde en établissements. Alors que sa réalité, y compris à notre époque, présente une mobilité continue. La densification de circulations permanentes produit de la rencontre ; la capacité à capter les flux et à les concentrer produit des croisements. À ces croisements se fixent des activités et fonctions diverses : éphémères, cycliques ou persistantes. Bien qu’elles laissent parfois peu, ou pas du tout, de traces matérielles, elles marquent suffisamment les lieux pour qu’ils soient réinvestis ou abandonnés et pour que perdurent certaines mémoires.
2Denis Retaillé Jeune chercheur, je me suis trouvé au Sahel, à voir se réunir des gens qui venaient de partout et à voir qu’il pouvait se constituer des identités autour d’une rencontre, d’un croisement. Mais comment nommer ces réalités ? Et comment mes a priori géographiques bien installés pouvaient-ils résister face à la vie qui bouge, face aux histoires personnelles ? J’ai commencé à produire, au milieu des années 1990, cette hypothèse d’un espace mobile où les lieux sont ce qu’ils sont, mais ils se baladent selon que les croisements, les itinéraires individuels et collectifs font qu’il se passe quelque chose ou non. J’étais déjà très gêné par la confusion faite en géographie entre les termes site, lieu et localité. Il était clair qu’il fallait les différencier en trois notions correspondant aux réalités que je voyais, que je vivais.
3Céline Perol Les lieux se baladent ! L’idée me plaît ! La localité est permanente et le lieu est mouvant ?
4DR La localité, c’est le site une fois qu’il a été défini, nommé, enregistré en mémoire et récupéré parfois avec des significations différentes. Le site de Boultoum était un lieu où tout le monde se rencontrait pour faire des affaires. Quand il n’y avait pas d’affaire à faire, il n’y avait rien ni personne. Le pouvoir colonial y a installé un poste militaire où se sont concentrées des populations très différentes jusqu’à former une petite ville de 1 000 habitants, une localité. Après le départ de la France, elle a été abandonnée ; le lieu s’est déporté à 100 kilomètres au nord, toujours en plein Sahara. Mais le lieu est reparu des décennies plus tard ; il est tristement connu aujourd’hui pour être un fief de Boko Haram. Boultum veut dire « Montagne du sud », pour ceux qui viennent du nord, mais est nommé « l’Acacia » par ceux qui viennent du sud. C’est le même site, il n’a pas le même nom, mais on s’y retrouve quand même. Ce site est au débouché du Ténéré, c’est une convergence entre trois grandes routes transsahariennes. Il y a un énorme puits et il peut sembler que le puits soit la condition nécessaire du croisement. Pourtant, il en existe d’autres ; 300 kilomètres à l’ouest, 150 kilomètres à l’est et 100 kilomètres au nord ; des distances qui ne sont pas des obstacles au Sahara. J’y suis retourné en octobre 1981, c’était la guerre au Tchad à ce moment-là. Il n’y avait personne. Puis Boultoum est devenu une bourse aux armes, venant de Libye et du Nigéria via des intermédiaires. Aujourd’hui, c’est de nouveau le grand marché de l’est du Niger, il y a 10 000 personnes présentes là. C’est le point de concentration d’une aire d’influence qui réseaute dans tous les sens. Qu’est-ce qui fait que de génération en génération, on puisse se retrouver pour des motifs complètement différents dans de mêmes sites ou autour d’un même site ? On ne peut juste se résoudre à y voir une sorte de déterminisme.
- 1 Géographe et philosophe français, il repose les fondements de la mésologie, approche scientifique i (...)
- 2 Le Sombre Abîme du temps. Mémoire et archéologie, Le Seuil, Paris 2008.
- 3 Archéopages 44, Terrains vagues, 2017, p. 66-73.
- 4 Séverine Hurard et al., La ferme du Colombier à Varennes-sur-Seine (XVIe-XVIIIe siècles), coll. Rec (...)
- 5 L’actuelle rue du Landy en est une mémoire toponymique. Reliée à la Seine, elle traverse Saint-Ouen (...)
5Cédric Lavigne C’est une question qui nous taraude tous. Je suis très marqué par la pensée d’Augustin Berque1 et il me semble que je me retrouve dans tes distinctions. Le site m’évoque son topos, et j’y vois un endroit cartographique, et le lieu, ce qu’il appelle la chôra, et j’y vois un endroit investi par la société qui fait sens parce qu’il s’y passe quelque chose, comme tu dis. Est-ce que sa notion de médiance, cette relation d’une société à son environnement défini par la bipartition de l’être humain (physiologique, d’une part, technique et symbolique de l’autre) ne pourrait pas être un outil pour penser cette réactivation des lieux ? En archéologie, Laurent Olivier2 a développé la notion de prochronie une sorte de mémoire qui se réactive sur des laps de temps qui peuvent être très longs, sans qu’on sache ce qui la réactive. Et je crois vraiment qu’on peut parler de carrière d’un site, expression qui a été employée dans un des débats d’Archéopages par Stéphane Tonnelat3. Et puis, on peut se demander dans quelle mesure le site est informé par l’espace, en changeant d’échelle. Un exemple me vient ; la ferme du Colombier4, une maison forte en zone humide, avec une activité d’élevage d’ovins entre le XVIe et le XVIIIe siècle. En dézoomant, on voit qu’elle se situe près d’autres zones humides exploitées - car ces zones n’avaient rien de répulsif, bien au contraire - puis que le parcellaire s’organise par rapport à la Seine et enfin qu’on est au carrefour de deux grands axes Orléans-Reims et Auxerre-Rouen, itinéraires qui convergent vers les grandes foires notamment celle du Lendit en plaine Saint-Denis5. Cette ferme vient donc s’insérer dans ces trois mailles différentes, avec une volonté de s’implanter sur un nœud.
- 6 Latiniste français (1929-2004), spécialiste de topographie historique et de photo-interprétation, n (...)
6CP Un nœud ou un lieu de route, selon le terme que j’emprunte aux historiens italiens luogo di strada qui s’applique surtout à des endroits de franchissement ; les gués, les ponts, les cols… Car on devrait voir la route médiévale comme une aire de routes faite de plusieurs cheminements et de divers lieux de convergence de ces cheminements. Lorsque j’ai travaillé sur le territoire de Cortone, ville située dans une zone frontalière et intégrée à l’état florentin des Médicis entre le XVe et le XVIe siècle, j’ai fait la relation entre les interdictions étatiques de trafics et de commerces et les modifications des parcours et des réseaux. Et il m’est apparu que j’abordais la route avec un certain anachronisme, c’est-à-dire avec notre définition actuelle de la route comme un tracé fixe entre un point et un autre. Alors que la route médiévale, cette aire de routes, serait plutôt un faisceau, un écheveau, aux brins plus ou moins lâches, plus ou moins noués ensemble, qui se resserre dans certaines conditions. C’est l’idée de la corde de Raymond Chevallier6. Prenons l’exemple de la via Francigena (la voie française), chemin de pèlerinage médiéval entre le nord de l’Europe et Rome, voie classée qui a été beaucoup étudiée, fouillée… Le premier constat est qu’il s’agit d’une aire de routes parfois très large, jusqu’à 100 km, alors que l’on est dans une Italie très dense au niveau urbain. Le second est qu’à partir du moment où il y a intensification de la circulation, le chemin se fixe et devient plus étroit. En reprenant l’image de Raymond Chevallier, la corde se raidit. Avec la création du jubilé 1 300, un évènement lancé par la papauté pour profiter de l’accroissement du flux de pèlerins, la circulation a augmenté. La voie s’est vraiment fixée pendant deux ans, le temps du jubilé. On peut mettre en relation les sources écrites et les constats des archéologues, dater et « toucher » l’événement. Mais cela peut ne se fixer qu’un court moment sur un tracé, une partie d’un tracé, puis se fixer ailleurs ; il reste difficile de saisir cette réalité du déplacement et son instabilité.
7DR La seule constante, c’est la mobilité. Le faisceau de circulation et de routes infuse dans la société, au sens le plus large. Ces routes héritées sont plus ou moins empruntées, plus ou moins animées ; est-ce leur fonction qui font qu’elles restent en mémoire ? Ou bien est-ce la mémoire de la circulation qui fait renaître des parcours, et réinvestir des lieux, parfois différents de ceux qui précédaient et avec d’autres fonctions ? Avec cet exemple de la via Francigena, on voit qu’il peut s’activer des faits sociaux de très grande dimension. Mais, en général, on n’arrive pas à les définir, on n’arrive pas à les délimiter. C’est pourquoi le mot « territoire » me fait horreur, parce qu’on a l’impression qu’il faille toujours investir la réalité à l’intérieur de cadres qui sont parfaitement circonscrits, parfois ethnicisés, mais ça ne marche pas comme ça. Et puis, je ne crois pas qu’il y ait tant d’écart entre les aires culturelles, qu’elles soient européennes ou non.
Pourquoi cette valorisation de l’enracinement dans nos approches sociales alors que nos richesses viennent de l’échange, même inégal, par la mobilité ? [Denis Retaillé]
8CL Ces histoires de territoire semblent en effet des conceptions modernes plaquées sur les réalités sociales, géographiques, historiques qui n’ont absolument rien à voir, ce qui induit des biais terribles.
- 7 Géographe canadien (1935-2021) et urbaniste français, auteur de La géographie structurale, L’Harmat (...)
- 8 La morphogenèse de Paris des origines à la Révolution : une analyse morphologique, dynamique et sém (...)
9DR J’irais même plus loin, cela induit des anachronismes dans l’investigation. Mais il est vrai qu’on s’empêtre parfois en essayant de s’en sortir. Derrière l’analyse spatiale, par exemple, on pense pouvoir retrouver des régularités, à travers le temps, à travers les cultures. Si je me suis opposé aux confrères qui s’y attachaient, c’est que je peine à admettre qu’il existe des règles supérieures auxquelles tout se conforme. Mais malgré tout, il se trouve qu’il y a certains sites où se passent ou non des concentrations, des circulations, des croisements ; des lieux et des non-lieux. L’approche structuraliste de Gilles Ritchot et Gaëtan Desmarais7 sur la base de l’interdit de position – le vacuum -, démontre que la mémoire du site (pas la mémoire du lieu) perdure, même s’il n’y a pas de communication entre les générations, par-delà les cultures et malgré les césures de l’histoire. Le vacuum est l’endroit auquel on ne peut pas accéder, parce que c’est l’endroit « sacré » (celui du meurtre rituel, celui de la fondation etc.) autour duquel s’organisent des espaces d’approchement, d’accès permis, restreint ou interdit. Desmarais a fait une thèse sur Paris8 montrant comment autour de l’interdit de position que représente l’île de la Cité s’organisent le lieu du marché, le lieu du pouvoir puis le lieu du savoir. Ça me semblait assez intéressant mais j’étais gêné par le fait qu’il s’inspirait des travaux du géomorphologue Ritchot. Je n’arrive pas à croire qu’il y ait une similitude entre les auréoles de métamorphisme autour des intrusions volcaniques et les organisations sociohistoriques autour des interdits de position. Il n’empêche qu’il y a ces résistances de mémoire de forme.
10CL L’approche morphologique me semble pertinente. En travaillant sur les formes observables dans les planimétries que sont les cartes, plans et photographies aériennes, on arrive à identifier des tracés et des centralités anciennes même s’il n’y a plus rien de matériellement inscrit dans le paysage car dans certains cas, ces morphologies disparaissent, dans d’autres, on les perçoit sous forme de tracé fantomatique. Et l’archéologie en révèle souvent la réalité passée. Les héritages patrimoniaux, la transmission des parcelles, sont une autre forme de mémoire qui peut nous alerter sur une histoire dont la matérialité a disparu. À Bordeaux, nous avons fait diverses études avant les aménagements. Les anthropologues ont interrogé un échantillon de population en demandant à ces gens de qualifier d’abord l’espace à travers différentes notions (beauté, vitalité, incertitude etc.) puis de cartographier où, selon eux, la ville correspond à ces notions. On s’est aperçu qu’un quartier est systématiquement défini de façon négative ; le quartier Saint-Éloi. Les anthropologues l’interprètent par rapport à des usages très contemporains de la ville. Mais je pense que ces représentations négatives tiennent aussi à la transmission d’une mémoire de l’histoire de ce quartier peu à peu totalement isolé, mis à l’écart, par les aménagements et l’extension urbaine à partir du XIVe siècle. Il n’est pas besoin d’une chaîne continue entre les faits, ni même d’une causalité continue, pour que la mémoire du site perdure.
11DR On serait dans le cas d’une accumulation d’histoires, donc. Seule la densification de circulation permettrait ces mémoires. Alors, pour faire ainsi converger les itinéraires, pour réduire ainsi l’aire de route à un tracé étroit, est-ce que suffit la commodité matérielle, la facilité à franchir un cours d’eau, par exemple ? C’est une facilité qui peut changer selon les saisons, à moins qu’on la fixe par un aménagement comme un pont. Ou est-ce la condition de la sécurité qui prévaut au moment de son appréciation ? Si on se retrouve à fabriquer du lieu de rencontre aux mêmes endroits, cela va créer ce qui fait que la ville paraît, entre autres. Les Peuls Bororos, parias parmi les Peuls et les plus nomades des nomades dans le centre-sud du Niger, se réunissent une fois par an, pendant une lune, pour faire société, échanger, arranger des mariages… Ce sont soudain 15 000, 20 000 personnes dans des tentes éparpillées, avec les griots qui permettent que l’histoire se raconte, que le groupe se reconstitue. Les agents de l’État s’y précipitent, avec toutes les fonctions d’encadrement ; la médecine, pour vacciner notamment, l’enregistrement d’état civil, le recensement, l’armée… Tous ces gens sont pris dans les rets du territoire, alors qu’il ne s’agit que d’une concentration très éphémère pour d’autres motifs. De tels lieux se produisent tous les ans dans des tas d’endroits différents. Cela détruit complètement le cadrage géographique qui pose des limites, qui identifie définitivement des zones ethniques, alors que le même lieu sera à 1 500 km la fois d’après. Au croisement des routes, il y a de la ville, même s’il n’y a pas de population permanente. À partir du moment où il existe un investissement qui attire, que ce soit un aménagement ou un service, on ne voit pas pourquoi le voyageur pourrait ne pas le prendre en compte. Et ce sera l’occasion de croiser des tas d’opportunités, même inattendues, même pas voulues. C’est au principe même de la ville ; que soit obligée de se croiser la plus grande différence dans une forte densité. Cela fait sens avec ce qu’on appelle la sédentarisation tout simplement, c’est la commodité matérielle de la localité, qui prend sens pour tout le monde, mais qui n’empêche pas qu’il existe des possibilités d’investir l’espace autrement que ce qui est fixé là. C’est là l’erreur d’interprétation, il me semble, dans le monde contemporain quand on parle de mondialisation ; on a l’impression que tout est fixé, fixé en territoire, alors que tout tient dans la capacité à capter ce qui passe, ce qui est différent, ce qui va attirer jusqu’à la territorialisation, une affirmation.
12CP C’est frappant ce déplacement de villes. C’est sûr qu’il y a une volonté de capter et de pérenniser ce que l’on pourra contrôler, avec ce désir de croître. Les cités-États italiennes reposent sur une base territoriale, le contado qui s’étend autour de la ville. Elles encadrent précisément les échanges et donc les circulations et les points de rencontres car une partie de leur richesse vient de cette mobilité. Selon les cas, elles sont des pôles attractifs ou répulsifs ! Va-t-on les traverser sur le chemin ? Comme dans l’exemple qu’a donné Cédric de la rue du Landy, dans les villes médiévales, les noms de rues importantes sont liés à leur destination, parfois proche, si on pense à la rue Saint-Denis à Paris, parfois lointaine, comme la rue Saint-Jacques, toujours à Paris, mais toujours de grands pôles de convergence ; l’importance de la direction compte, pas les distances. C’est bien parce que la ville est un nœud qu’il y a ces directions.
Lorsque des itinéraires qui n’ont rien à voir avec les uns avec les autres se croisent, s’agit-il uniquement de commodité matérielle ? [Céline Perol]
13DR La proximité de ces différents carrefours ou croisements fait que se rassemblent un certain nombre de fonctions, commerciales, religieuses, politiques ; tiens, je deviens structuraliste ! Non ! Je plaisante mais je regrette de le reconnaître ; le croisement de ces fonctions-là font que s’agglomèrent quand même des circulations de niveaux variés, de grande proximité ou bien de moyenne distance ou très grande distance et puis ça fait de la ville.
14CL Comme Sarlat en Dordogne, un tissu urbain médiéval assez complexe. La ville s’est constituée à partir de plusieurs concentrations polarisées ; un agglomérat de noyaux autour de l’abbaye ; le bourg Saint-Julien avec sa place de marché, dans une enceinte quasi circulaire ; deux autres agglomérats plus éloignés. Puis, ces lieux et localités diverses ont été enfermés dans une enceinte. Elle est plus restreinte que ce rassemblement de bourgs et tout ce qu’elle laisse à l’extérieur périclite. Cette édification perturbe le réseau viaire et gêne les circulations, les articulations des voies qui convergent vers la ville. Au XIXe siècle, ce problème est « résolu » par une grande percée haussmannienne dans Sarlat de façon à ce que la route royale, la route d’intendance, puisse traverser la ville.
Peut-on parler de mémoire des lieux lorsque, malgré les aménagements, perdurent des centralités et des circulations anciennes dans les tissus urbains actuels ? [Cédric Lavigne]
- 9 Environ 1 117 000 ha pour 4 525 000 ha.
15DR Ou comme Nouakchott, qui n’existait pas avant 1956 - il n’y avait qu’un petit fortin - puis est devenue la capitale d’un État qui regroupe un quart de la population du pays9. Avant la décolonisation, la capitale de la Mauritanie-Sénégal, puisque les deux pays étaient conjoints, c’était Saint-Louis. À la décolonisation en 1956, les deux pays ont été disjoints et il fallait trouver deux capitales. Celle du Sénégal fut Dakar ; pour la Mauritanie a été construit une ville très planifiée, ce qu’on appelle la médina maintenant, près du fortin. Et tout y a convergé ; le pouvoir politique d’abord évidemment, le pouvoir marchand, la population car tout se trouvait là et puis le pouvoir religieux, un investissement d’autres pays musulmans dans la construction de mosquées, l’Arabie saoudite étant le grand financier du développement de cette capitale. En vérité, les pouvoirs concentrés à Nouakchott sont dispersés dans le pays selon les différentes tribus ou clan nomades ou bien groupes religieux et dispersés sur de grandes distances. La ville-capitale est en fait le lieu de négociations entre des groupes dispersés qui restent fondamentalement nomades même si tout le monde est sédentarisé. Cette ville est bien un lieu de croisement. Mais arrêtons-nous sur une de ses particularités ; c’est une ville sans plan. Il peut y avoir des plans dans les tiroirs des édiles, mais il n’y a pas de plan pour les habitants. Lorsque j’y suis allé travailler dans les années 1980, les voies n’avaient pas de nom, pas d’indication de circulation ni de direction. Et tout le monde s’y retrouvait… sauf moi ! Il y a une logique d’organisation, de déplacement qui est intériorisée par la population, une circulation à l’horizontale qui échappe complètement à notre entendement. La géographie au sens où je l’entends, une écriture sans cesse reprise de l’espace offert à la circulation, est à l’œuvre depuis longtemps, depuis toujours sans doute, en lien avec l’incertitude de l’espace et du temps, une incertitude qui change, qui évolue.
- 10 Philologue suisse (1915-1995) spécialiste des poétiques médiévales, il s’est intéressé à la représe (...)
16CP Je suis convaincue que cette incertitude a été présente pendant des siècles et qu’on avait oublié. J’ai été très impressionnée par la lecture de Paul Zumthor10 et ses réflexions sur la mesure de la distance au Moyen Âge. Aujourd’hui où l’on a développé ce qui nous semble une mobilité totale et un contrôle du temps et des distances, la pandémie, soudain, nous remet un peu dans la mentalité des époques passées, où l’espace n’avait pas la même réalité, et le temps non plus, sans doute.
17DR J’ai moi aussi été complètement éclairé par la lecture de La Mesure du Monde et j’ai osé rompre avec la géographie académique à ce moment-là. On a vécu dans le sentiment, l’illusion, du territoire et de la sécurité qu’il est censé procurer, du XIVe finissant jusqu’à la fin du XXe. Mais avant, comment nos ancêtres se sont-ils arrangés avec cette incertitude de l’espace, avec la possibilité d’y agir, d’en tirer profit ? N’oublions pas que ceux du bas étaient astreints à résidence, étaient ancrés. L’ancrage a souvent été lié à l’asservissement. Puis il est devenu identité, enracinement.
18CP Est-ce que l’on pourrait y voir l’influence de l’écrit ? La culture écrite fixe les lieux, en fait des localités ? Ce que tu racontes de lieux de rencontre non fixés vient-il du fait que ce soit des cultures orales ?
19DR Il y a longtemps que je m’interroge sur le rôle de la cartographie dans la fixation de la culture orale de l’espace et dans l’appréciation de la distance dans une taxinomie définitive. Je pense qu’il y a une très grande proximité entre le passage de l’oral à l’écrit et le passage de l’espace horizontal, spontané, à l’espace vertical cartographié et codifié. Cet écart-là, nous le vivons toujours en notre for intérieur et le passage au GPS le réactive. Dans le passage des sociétés sans carte que nous étudions, y compris contemporaines, aux sociétés avec carte, – la carte étant un de nos outils d’étude par ailleurs… – il y a là une fêlure dans la compréhension de l’espace, de la direction, de l’échelle et beaucoup d’autres incompréhensions en découlent.
20CP Mais la cartographie est bien plus récente que l’écrit.
21DR On ne parle pas de la même chose. Tu penses aux cartes positivistes, « scientifiques », dont le principe est posé fin XVe souvent pour des motifs militaires, et qui établissent des normes, de manière bien divergente d’ailleurs, selon les contrées. Elles deviendront les cartes d’état-major au XIXe siècle, dont on sait qu’elles ont été trafiquées par tout le monde avec ni plus ni moins de considérations ou de représentations idéologiques que les cartes médiévales. À partir du moment où il y a une figuration, pas une représentation, mais une figuration de la distance, de l’étendue, des localisations, etc., je parle de carte, même si cette carte n’est pas établie dans les canons cartographiques modernes. Parce que fixer par l’image, des sites, des itinéraires, des caractéristiques etc. va vers ce que sera la carte. Je pense aux cartes sahéliennes dans le sable. Si tu demandes comment aller quelque part, on va te faire un aplat dans le sable, on va poser des points (où tu es, où tu vas et ce qu’on trouve en chemin), dans une étendue qui n’a pas de dimension, qui n’a pas de sens, mais simplement une orientation. Évidemment, ça n’a rien à voir avec l’attendu que nous avons de la carte codifiée, mais il n’empêche qu’il y a une figuration de quelque chose qui est d’abord un récit. Et il me semble que le passage du récit à la figure, de l’oral à l’écrit, c’est quelque chose qui se ressemble. Ces cartes sont des figurations d’espace mobile, elles sont très individualisées car c’est le récit d’un trajet qui est traduit ; là, il y a un arbre, là il y a un puits, là il y a quelqu’un qu’on va rencontrer et ce sont des étapes. Et plusieurs itinéraires peuvent être ainsi dessinés à partir du point qui est là où je suis. Au Sahel, c’est assez étonnant de penser que selon le guide auquel on va s’adresser vont pouvoir se présenter des itinéraires qui vont constituer un espace de circulations, qui permettent de s’orienter et de se projeter dans le trajet. N’est-ce pas ce que figure la carte de Peutinger ?
22CP Oui, une figuration d’itinéraires mais pas de distance, tout-à-fait. Il y en a de rares exemples plus tardifs comme la carte d’al-Idrîsî commandée par les cadets Normands à qui avait été donnée la Sicile. Elle est datée du milieu du XIIe siècle, s’apparente plutôt à un atlas et a été établie par un savant arabe de la cour du roi Roger ii de Sicile qui, dans l’héritage des compilations antiques, y rassemble des informations géographiques, commerciales, historiques et religieuses sur des pays et villes, selon divers itinéraires.
23DR Il faudra quelques siècles pour que la vision zénithale s’impose et les conditions sont une continuité d’échelle, un cadre défini, et une juxtaposition des cadres pour obtenir une couverture. L’union géographique internationale vers 1870 décide que les quelques États du monde qui pouvaient correspondre alors entre eux, allaient tenter d’établir, via la colonisation y compris, une carte du monde à la même échelle pour tout le monde partout. C’est une intentionnalité à laquelle je ne crois pas pouvoir réduire la cartographie. L’impératif territorial conduit à l’impératif cartographique si on peut dire, mais avant ça, il y a quand même une recherche, une envie de figurer. Le dessin qui représente de l’espace, c’est bien ancien. L’approche horizontale de nos ancêtres ne posait aucun problème pour se déplacer ni pour placer les sites les uns par rapport aux autres. Avec notre vue panoptique actuelle, on voit les choses les unes par rapport aux autres mais dans une dimension à laquelle personne n’a accès lorsque qu’on est à plat, dans la vie réelle, avec la vision horizontale seulement. Et si on se remettait à l’horizontale pour faire de l’archéologie ?
Notes
1 Géographe et philosophe français, il repose les fondements de la mésologie, approche scientifique interdisciplinaire des interactions hommes et milieux, développée dans son ouvrage Écoumène, introduction à l’étude des milieux humains, Belin, 2000.
2 Le Sombre Abîme du temps. Mémoire et archéologie, Le Seuil, Paris 2008.
3 Archéopages 44, Terrains vagues, 2017, p. 66-73.
4 Séverine Hurard et al., La ferme du Colombier à Varennes-sur-Seine (XVIe-XVIIIe siècles), coll. Recherches archéologiques, Inrap-cnrs Éditions, Paris, 2012 ; HAL Id : hal-02046136.
5 L’actuelle rue du Landy en est une mémoire toponymique. Reliée à la Seine, elle traverse Saint-Ouen, Saint-Denis et Aubervilliers.
6 Latiniste français (1929-2004), spécialiste de topographie historique et de photo-interprétation, notamment des voies romaines.
7 Géographe canadien (1935-2021) et urbaniste français, auteur de La géographie structurale, L’Harmattan, Paris, 2000.
8 La morphogenèse de Paris des origines à la Révolution : une analyse morphologique, dynamique et sémiotique, Thèse de doctorat en Sciences du langage sous la direction de Jean Petitot soutenue en 1993 à l’EHESS, Paris.
9 Environ 1 117 000 ha pour 4 525 000 ha.
10 Philologue suisse (1915-1995) spécialiste des poétiques médiévales, il s’est intéressé à la représentation de l’espace au Moyen Âge, notamment dans son ouvrage La Mesure du Monde, Le Seuil, 2014.
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Crédits | Matthias Delépine |
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Pour citer cet article
Référence papier
Cédric Lavigne, Céline Perol, Denis Retaillé et Catherine Chauveau, « Mémoires de route [Débat] », Archéopages, 48 | 2021, 86-93.
Référence électronique
Cédric Lavigne, Céline Perol, Denis Retaillé et Catherine Chauveau, « Mémoires de route [Débat] », Archéopages [En ligne], 48 | 2021, mis en ligne le 17 avril 2023, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archeopages/10376 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/archeopages.10376
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