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Lectures

Claire Beaugrand. Stateless in the Gulf: Migration, nationality and society in Kuwait

Londres : I. B. Tauris, 2017, 288 pages
Gabriel Tatibouet-Sadki
Référence(s) :

Stateless in the Gulf : Migration, nationality and society in Kuwait / Claire Beaugrand. - Londres : I. B. Tauris, 2017 - 288 p. : 6 ill. en noir et blanc ; 21 cm. - (Library of Modern Middle East Studies ; 143). ISBN: 9781780765662.

Texte intégral

1Le terme bidūn, abréviation de bidūn jinsiya qui signifie en arabe « sans nationalité », renvoie au Koweït à une question hautement polémique. Il désigne une frange de la population d’origine bédouine, actuellement estimée à 100 000 personnes, considérées comme résidant illégalement sur le territoire, malgré leurs revendications concernant l’accès à la nationalité koweïtienne. Bien qu’il soit difficile d’en dresser un profil socio-économique caractéristique, la population bidūn est majoritairement présente dans le secteur semi-formel de l’économie (réparation et revente de biens électroniques, agents de sécurité, emplois de bureau subalternes…). L’ouvrage de Claire Beaugrand, Stateless in the Gulf : Migration, Nationality and Society in Kuwait (2017), qui vise à identifier les conditions d’émergence de cette catégorie de population, constitue à ce jour l’ouvrage le plus complet sur ce sujet. La publication de Claire Beaugrand, chercheure à l’Université d’Exeter, poursuit et enrichit le travail de thèse qu’elle a soutenue en 2011 à la London School of Economics. Elle est fondée sur un examen approfondi des archives de presse relatives à la question des bidūn ainsi que sur plusieurs enquêtes de terrain échelonnées de 2006 à 2014. L’auteure propose ainsi une relecture du processus de formation de l’État koweïtien à la lumière des relations historiques entretenues vis-à-vis des populations bédouines. La perspective historique adoptée permet d’identifier les lignes de forces qui ont progressivement délimité les modalités d’inclusion ou d’exclusion de ces populations au sein de la base nationale.

2Le cadre théorique, planté au premier chapitre, est formé autour de trois notions centrales que Claire Beaugrand fait dialoguer tout au long de son ouvrage, celles de citoyenneté, de nationalité et de territoire. Le cas des bidūn au Koweït offre un angle privilégié pour penser l’articulation de ces trois concepts et permet également de nourrir une réflexion d’ordre plus générale, relative au modèle des États-nations du Golfe. L’élaboration du principe de nationalité au Koweït est analysée au prisme d’une conjonction de facteurs exogènes (liés à l’internationalisation du modèle de l’État-nation) et endogènes, au premier titre desquels les systèmes de catégorisation des populations selon des critères d’affiliations tribales. L’une des caractéristiques centrales de cette conjoncture tient à la prépondérance de ces logiques d’affiliations sur le référent territorial dont on connait par ailleurs la centralité dans le contexte occidental. Claire Beaugrand inscrit donc sa recherche dans une réflexion qui, à l’échelle globale cette fois, tente d’appréhender les transformations contemporaines des régimes de citoyenneté et d’affiliation nationale. À cet égard, l’analyse des dynamiques d’exclusion qui ont mené à la formation du statut des bidūn entre en résonance avec une actualité trop bien connue, marquée par la croissance significative de populations en situation illégale dans leur pays de résidence.

3Le second chapitre revient sur les conditions historiques de formation de l’État koweïtien à partir de la fin du xixe siècle. L’auteure souligne notamment le renforcement des relations entre la famille régnante, les Āl Ṣabāḥ et les tribus avoisinantes, relations qui se sont notamment manifestées par une série d’alliances militaires stratégiques. En effet, les populations bédouines ont maintes fois servi de réservoirs susceptibles de fournir rapidement un soutien armé à la famille Āl Ṣabāḥ, et ont de ce fait largement contribué à l’assise du pouvoir de cette dernière. Cependant, l’équilibre socio-politique basé sur le jeu changeant des alliances tribales est profondément affecté lors des premiers tracés de frontières, avec la construction des États-nations dans la région à partir du début du xxe siècle. L’auteure identifie la mise en tension entre d’une part, le processus de territorialisation des affiliations qui va de pair avec l’apparition des frontières étatiques, et d’autre part, les principes de l’alliance déterritorialisée en vigueur jusqu’alors, notamment chez les populations tribales. Il s’agit là selon Claire Beaugrand d’une tension fondamentale à prendre en compte pour qui veut saisir l’ambiguïté intrinsèque au processus d’intégration des populations bédouines dans l’appareil d’État koweïtien naissant. À cet égard, comme dans bien d’autres domaines, les années 1950, abordées à partir du troisième chapitre de l’ouvrage, constituent une décennie charnière. Elles sont d’abord marquées par une vague de sédentarisation massive, sous les effets combinés d’une forte sécheresse et de la politique étatique touchant les populations nomades. Les débuts de l’exploitation du pétrole provoquent par ailleurs une forte demande de main-d’œuvre non qualifiée, tout comme la constitution d’une armée moderne au Koweït, dans laquelle une grande partie de la population bédouine est employée. Face à cette conjonction de facteurs provoquant un afflux de populations tribales sans précédent, l’État oscille entre stratégies d’intégration et d’exclusion. La nouvelle loi sur la nationalité de 1959 acte une nouvelle conception de la nationalité, plus restrictive. Elle instaure notamment une différenciation entre citoyens par origines, pouvant attester d’une présence dans la ville de Koweït remontant au moins à l’année 1920, et les citoyens dits naturalisés qui ne remplissent pas ces conditions et se voient attribuer une forme de citoyenneté au rabais, impliquant des droits politiques limités. Claire Beaugrand met ainsi au jour la rémanence des logiques endogènes de classifications des populations, au sein même du corps des citoyens. L’année 1959 voit également l’instauration des Comittees of Nationality, qui, jusqu’en 1965, ont eu pour mission de statuer sur la légitimité des demandes d’accès à la nationalité koweïtienne. Or les processus d’attribution obéissent à des procédures opaques et laissent sur la touche un grand nombre de personnes dont la demande a été refusée ou n’a pas été effectuée dans les temps.

4On voit ainsi s’amorcer à cette période ce que l’auteure désigne sous le terme de « fabrique de l’illégalité » (Chapitre 4, p. 115), marquée par un discours de stigmatisation de plus en plus fort des populations bédouines habitant les logements informels et des bidonvilles dans les quartiers périphériques de Koweït. Ces discours, et les politiques de discrimination qui y sont associées, prennent une toute autre ampleur dans les années 1980, sur fond de crise financière et politique au Koweït. Le pays connait en effet les remous provoqués par la révolution islamique de 1979 et un contexte de radicalisation des discours politiques et religieux. Plusieurs attentats revendiqués par des musulmans chiites sont perpétrés au Koweït, ce qui accroit le climat de défiance envers les populations bidūn, qui proviennent à la fois de populations tribales sunnites et chiites. Par ailleurs, le déclenchement de la guerre irano-irakienne en 1980 et l’arrivée de nombreux réfugiés irakiens au Koweït nourrissent la suspicion envers les bidūn accusés d’être en réalité des étrangers recherchant les privilèges de la nationalité koweïtienne. En 1986 une nouvelle loi vient abroger le statut d’exception qui était jusqu’alors celui des bidūn, leur garantissant un accès à l’éducation et à l’emploi dans les services publics notamment. Ils sont désormais considérés comme résidents illégaux sur le territoire et tenus de régulariser leur situation. Ce tournant dans l’exercice de la « violence administrative » (p. 127) de la part de l’État koweïtien couronne l’entreprise de dé-légitimation des revendications d’accès à la nationalité des bidūn. Il marque également une phase de paupérisation drastique de cette communauté, privée des rares droits qui lui étaient accordés.

5Les chapitres 5 et 6 se penchent plus précisément sur les échos et les retentissements de la question bidūn dans la sphère publique koweïtienne et internationale. À cet égard, Claire Beaugrand souligne qu’une majorité de la population koweïtienne semble hostile à la perspective de naturalisation des bidūn. La plus forte opposition vient des cercles de l’élite, principalement issue des anciennes familles marchandes, pouvant se targuer d’une inscription de longue date dans les affaires de la ville. Cette opposition de principe tient d’une part à la volonté de défense d’un certain idéal de la citoyenneté koweïtienne, dont l’image est puissamment associée aux familles anciennement urbanisées (aar), par opposition aux populations bédouines (badū). Mais l’auteure pointe également la prédominance du facteur économique dans ce débat : la défense du monopole de la citoyenneté est aussi largement dictée par leur résistance à l'incitation au partage de l’ensemble des privilèges financiers auxquels elle donne accès, notamment au niveau de la redistribution des richesses de l’État. Le débat, longtemps resté interne à la scène politique koweïtienne, a pris une autre tournure, suite au rapport du Human Rights Watch sur la question bidūn en 1995. L’auteure observe ainsi un processus d’internationalisation des discours et des solutions proposées dans les deux dernières décennies. Mais c’est en 2011, avec les toutes premières manifestations des bidūn dans l’espace public koweïtien que s’opère un véritable tournant dans la visibilité de cette catégorie de population dans la sphère publique. Ces événements s’inscrivent dans la continuité de l’apparition de formes d’activisme chez la jeune génération, dont les revendications sont axées autour de l’accès aux « droits humains de base » tels que l’éducation et l’emploi. De telles évolutions dans les capacités de mobilisations des bidūn, même si elles ont jusqu’à maintenant peu fait bouger les lignes d’action du gouvernement, ont contribué à la formation d’une parole politique organisée, et de figures de leaders porteurs de ces discours.

6L’ouvrage de Claire Beaugrand a le grand mérite d’aborder la question de la nationalité et de la citoyenneté dans le Golfe en décalant la focale trop généralement placée sur la différence entre citoyens et expatriés. À travers l’étude des interactions entre l’appareil d’État koweïtien et les populations bédouines, l’auteure met au jour un ensemble de tensions qui traversent la catégorie de citoyen elle-même. De telles perspectives viennent enrichir considérablement la connaissance des régimes de citoyenneté existants dans le Golfe, et par là-même, la compréhension des structures des États-nations de la région. On l’aura compris, cette étude, qui documente la question bidūn d’une manière exceptionnelle, ne manquera pas au demeurant de nourrir l’actualité de la recherche par la richesse des hypothèses théoriques qui y sont soutenues.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gabriel Tatibouet-Sadki, « Claire Beaugrand. Stateless in the Gulf: Migration, nationality and society in Kuwait »Arabian Humanities [En ligne], 10 | 2018, mis en ligne le 29 septembre 2018, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/arabianhumanities/3809 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cy.3809

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Auteur

Gabriel Tatibouet-Sadki

École des Hautes Études en Sciences Sociales

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