1Seulement trente kilomètres, au plus proche, séparent la côte djiboutienne de la côte yéménite au détroit de Bab el‑Mandeb. « La porte des lamentations », en français, est le passage entre l’Afrique et le Moyen‑Orient. C’est aussi une voie de navigation importante : la mer Rouge relie en effet la Méditerranée et l’océan Indien. Carrefour terrestre et maritime, la mer Rouge a toujours été un espace riche en échanges. Aux siècles derniers, se superposaient les routes des esclaves, de l’or, de l’ivoire, du café, de la myrrhe ou encore de la gomme arabique. La navigation s’est très tôt développée le long des côtes du Yémen. Elle a permis de favoriser les échanges commerciaux et de transmettre des pratiques d’une rive à l’autre. Parmi ces flux, comprendre comment la pêche s’est développée à Djibouti renvoie aux échanges culturels entre les deux rives du détroit de Bab el‑Mandeb. Mais plus que de simples influences, la proximité des rives et des populations autour d’un espace maritime commun restreint favorise l’émergence de relations communes. Avec la formation d’États modernes, les zones économiques exclusives se chevauchent et les frontières maritimes, invisibles à l’observation, s’effacent en mer. Djibouti et le Yémen — en dehors des hauts plateaux cultivés — sont des États aux faibles ressources agricoles. La pêche s’est alors inscrite comme une source d’alimentation pour les populations sédentarisées le long des côtes. Utilisant un espace maritime commun, l’étude de la pêche s’impose comme un facteur favorisant la continuité de liens historiques et économiques entre les deux rives. Cette introduction entend fournir les principaux éléments caractéristiques des techniques de pêches yéménites et djiboutiens, avant de revenir sur un historique des relations entre Djiboutiens et Yéménites installés à Djibouti, populations qui ont servi de relais dans les échanges d’une rive à l’autre.
- 1 Camelin, 1999, p. 381.
- 2 Ibid. p. 394.
2Il se pose alors la question de savoir si la figure du pêcheur est identique à Djibouti et au Yémen. Dans ces deux pays, le pêcheur semble appartenir à une catégorie professionnelle défavorisée. Sylvaine Camelin, anthropologue qui a travaillé sur cette profession, note que les pêcheurs yéménites représentent un groupe dépendant des marchands et des propriétaires de bateaux1. En l’absence de licence pour la pêche artisanale, largement majoritaire, tout le monde peut devenir pêcheur. Leur nombre important, ainsi que l’importance que joue le poisson comme aliment de base sur les côtes, leur confère un réel poids politique et une capacité d’influence. Sylvaine Camelin relate que dans la nuit du 28 au 29 mars 1995, le prix du carburant a doublé. Les pêcheurs ont décidé de doubler le prix du poisson, en conséquence2. Cet exemple illustre une certaine cohésion au sein de ce groupe. À l’inverse, à Djibouti, le faible nombre de pêcheurs n’a d’égal que la faiblesse de l’influence de cette catégorie professionnelle sur la société djiboutienne.
Carte 1 : Localisation de Djibouti et du sud du Yémen.
- 3 Ibid. p. 381.
- 4 Témoignage d’un ancien pêcheur yéménite, réfugié à Obock, avril 2016.
- 5 Camelin, 2006, p. 152.
- 6 Si l’entretien a été réalisé en 2016, on peut cependant émettre l’hypothèse que cette donnée date (...)
- 7 Entretien avec un cadre de la Direction de la pêche à Djibouti, février 2016.
- 8 Entretien avec un cadre de la Direction de la pêche à Djibouti, février 2016.
- 9 Document cadre stratégique de développement de l’aquaculture marine. FAO. 2014. [Ressource électro (...)
3Au Yémen, la pêche est une activité importante3. La présence depuis plusieurs siècles d’une population sédentarisée le long de la côte yéménite a favorisé l’essor d’activités en lien avec la mer et le commerce maritime. Parmi ces activités, la pêche s’illustra comme un secteur attractif. Depuis le début de la décennie 2010, la demande de poisson ne cesse de croître, jugé plus rentable que l’agriculture, soumise aux aléas climatiques4. Le Yémen dispose d’une longue côte s’appuyant sur deux façades maritimes : la mer Rouge et l’océan Indien. Ces deux façades cumuleraient près de 20 000 pêcheurs en 2006, selon Sylvaine Camelin5. Le chiffre a selon toute vraisemblance augmenté depuis et de nombreux investissements ont été menés, notamment grâce à des capitaux saoudiens dans le domaine de l’exploitation des ressources halieutiques, particulièrement dans les provinces orientales du pays. Les captures dépasseraient 200 000 tonnes selon un entretien, réalisé en 20166, avec un cadre de la Food and Agriculture Organisation (FAO). À l’inverse, le secteur de la pêche à Djibouti se caractérise par un faible essor de l’activité. La chaine de production compte près de 2 000 personnes pour 300 à 600 pêcheurs selon la Direction de la pêche à Djibouti7. Depuis la création de cette Direction en 2002, le ministère de l’Agriculture a enregistré et immatriculé près de 500 embarcations pour la pêche, principalement à Obock, Tadjourah et Djibouti‑ville. La réalité du terrain illustre des données différentes. En février 2016, à Tadjourah, on pouvait voir sur la plage près de 25 embarcations : 14 d’entre elles étaient en panne. Cette faiblesse du nombre de pêcheurs se reflète sur la production halieutique, estimée aux environs de 1 500‑2 000 tonnes/an8. La consommation de poisson à Djibouti est l’une des plus faibles du continent : 2,3 kg/hab./an9. Pourtant, les eaux djiboutiennes se situent sur les routes migratoires de nombreuses espèces halieutiques. La rive nord du golfe de Tadjourah possède des espaces riches en poissons comme les mangroves de Godoria ou de Khor Angar. La pêche djiboutienne apparaît comme sous‑développée en opposition avec celle du Yémen, surexploitée, malgré les aléas politiques que connaît le pays.
- 10 Gascon, 2009, p. 107 ‑ 124
- 11 « Les réfugiés yéménites affluent à Djibouti ». RFI. 20/04/2015. [En ligne, http://www.rfi.fr/afri (...)
4L’histoire de la Corne de l’Afrique contemporaine s’inscrit d’abord dans des cadres nationaux. Bien que ces États partagent un espace commun, les problèmes internes à chacun fracturent cet espace. La fermeture des frontières érythréennes jusqu’en 2018, la guerre au Yémen et la crise de la Somalie dressent le portrait d’une Corne de l’Afrique fragile. L’essor de la piraterie somalienne dans les eaux du golfe d’Aden au cours de la décennie 2000 a pu confirmer cette image d’instabilité. Contrairement au contexte somalien qui a vu l’émergence d’une piraterie en lien avec le secteur de la pêche somalien10, les pêcheurs djiboutiens n’ont pas connu un parcours similaire. Face à ces évènements instables, les réponses des États s’illustrent par une méfiance accrue. Les affrontements djibouto‑érythréens de 2008, puis le regain de tensions en juin 2017, se sont soldés par une fermeture complète de la frontière. La guerre civile yéménite a poussé de nombreux réfugiés à naviguer vers Djibouti11. L’État djiboutien a renforcé ses capacités de surveillance côtière illustrées par un renforcement de la marine nationale et la création des garde‑côtes. Après avoir été carrefour de commerce pendant des millénaires, la Corne de l’Afrique est‑elle devenue un espace fermé ? Existerait‑il, à l’échelle locale, une forte porosité de ces frontières ? Les États semblent peiner à construire des relations entre eux. C’est alors par « le bas », selon la formule de Jean‑François Bayart (2008) dans son ouvrage Le politique par le bas en Afrique Noire, que se construit une histoire des relations entre les États.
- 12 Bezabeh, 201, p. 587 – 606.
- 13 Rouaud, 1997, p. 319 – 348.
- 14 Ibid.
- 15 Ibid.
- 16 « Les réfugiés yéménites perdent peu à peu tout espoir au soleil de Djibouti », AFP-La Croix, 01/0 (...)
5S’intéresser aux échanges culturels et économiques entre Djibouti et le Yémen renvoie autant aux échanges des populations des deux États qu’aux échanges entre populations présentes sur un même territoire, en l’occurrence Djibouti. Les Yéménites se sont installés à Djibouti avec l'établissement de la colonisation française. Cette communauté « arabe » a d’abord été perçue comme étrangère, sujette à la xénophobie12, mais par sa longue présence, son poids économique et culturel, elle constitue aujourd’hui une « ethnie » de la population djiboutienne13. Cette communauté a façonné Djibouti en y introduisant palmeraies et jardins, identiques à ceux du Yémen, qui représentent une innovation pour une société nomade. La faible production agricole de Djibouti provient toujours de ces jardins. D’autres — tentatives de — greffes apparurent : la pêche, une islamisation importante auprès d’une population déjà musulmane : Alain Rouaud parle d’école « franco‑islamique », de cadi yéménite et d’imam yéménite pour les mosquées de la brousse14. L’histoire de cette population est unique à Djibouti : comme le rappelle Alain Rouaud, cette communauté, « placée en position d’intermédiaire entre les Français et les Africains a accédé à la prospérité, une prospérité qui a pesé sur les rapports qu’elle a entretenus avec les sociétés autochtones »15. Instrumentalisation politique et religieuse, figure du migrant et de l’étranger, opinion positive des Français à leur égard (n’étant, comme le mentionne Alain Rouaud, que le miroir négatif de leur jugement sur les Afars et Issas), sont autant de ressources « intermédiaires » pour ces Yéménites. Pourtant, c’est à l’heure de l’indépendance que les Yéménites deviennent Djiboutiens. Aujourd’hui, l’arrivée récente, à Djibouti, des flux de migrants yéménites fuyant la guerre semble redessiner cette image de l’étranger. Certains réfugiés, après avoir vécu plusieurs mois à Djibouti, ont décidé de rentrer au Yémen, lorsque les villes du sud ont été libérées des Houthistes16.
- 17 Chauveau, Jul‑Larsen & Chaboud, 2000, p. 10.
6La pêche offre un angle intéressant car elle relève à la fois d’un échange culturel, d’une interdépendance et surtout d’un support commun, le sud de la mer Rouge, le golfe de Tadjourah et celui d’Aden. Enfin, la pêche, en Afrique, est reconnue comme un mode privilégié de déploiement des migrations. Ces dernières peuvent être durables, saisonnières, proches comme lointaines. Elles sont alors des enjeux culturels, économiques et politiques17 : conflits d’usage, d’occupation et d’accès à la ressource apparaissent et les questions liées à la xénophobie et aux phénomènes d’exclusions ne sont pas rares.
7Comment, tout au long du xxe et au début du xxie siècle, cette interdépendance entre les deux rives s'est‑elle construite et comment s’est‑elle renouvelée ?
8Cet article est principalement le fruit d’une recherche de terrain effectuée à Djibouti en 2016. Il s’appuie sur des enquêtes et des témoignages de pêcheurs djiboutiens et yéménites, recueillis principalement dans les localités du nord de l’ancienne colonie française : Obock et Tadjourah. Des entretiens semi‑directifs ainsi que des séances d’observations participantes ont été menées dans les pêcheries locales. L’instabilité du Yémen a empêché la poursuite d’une étude sur les côtes yéménites. Une grande majorité des données faisant référence au secteur de la pêche au Yémen datent de la décennie 2000, avant le conflit. Néanmoins, certains témoignages de pêcheurs yéménites à Djibouti ont permis d’avoir des informations concernant la situation du secteur durant la décennie 2010. Enfin, plusieurs entretiens ont été menés en 2018, à Djibouti, auprès de réfugiés yéménites.
9L’essor de la pêche djiboutienne s’explique avant tout par la transmission des techniques de pêche yéménite et l’apport d’une culture de la pêche aux premiers temps de la colonisation française. Cette communauté de pêcheurs disparaitra lors des premières années de l’indépendance laissant place aux premières tentatives de développement de la pêche djiboutienne.
- 18 Témoignages de vieux pêcheurs djiboutiens, Tadjourah, mars 2016.
10Les deux populations majeures de Djibouti, les Afars comme les groupes Issa‑Somalis, sont des populations de tradition nomade. Les Afars, occupant la moitié nord du pays, transitaient à travers l’Éthiopie, l’Érythrée et Djibouti. Les Issa‑Somalis, au sud, parcouraient le sud de l’Éthiopie, la Somalie et Djibouti. Ces deux groupes percevaient généralement la mer comme une frontière naturelle à leurs activités pastorales, un espace méconnu dont les populations se désintéressaient ou ne disposaient pas de moyens techniques suffisants pour s’y aventurer, et ce, malgré l’existence de liaisons commerciales dans les ports historiques de Tadjourah ou de Zeilah. Témoin de ce peu d’attrait des populations nomades pour la mer, Djibouti était évoqué comme le pays où « les mérous meurent de vieillesse18 » à l’époque coloniale.
- 19 Morin, 1981.
- 20 Perrier, 1994, p. 21.
11Dernier signe de ce manque d’intérêt, la toponymie des lieux côtiers à Djibouti évoque une influence arabe dominante19, comme le terme khor qui signifie « estuaire » en arabe. On retrouve ce terme le long du littoral djiboutien, à Khor Angar, Khor Ambado. Les langues somali et afar ont emprunté à l'arabe du Yémen le vocabulaire du domaine de la mer et de la navigation, par exemple marsa (mouillage)20. Ces emprunts linguistiques témoignent des nombreux échanges et de la forte influence yéménite sur la rive africaine, notamment sur le littoral afar, à Tadjourah. Il est à noter que malgré l’importance de ces échanges et la présence de négociants yéménites, leur nombre n'était pas pas suffisant pour conduire à l’installation d’une communauté yéménite durable, même à Tadjourah, connue au xixe siècle comme une interface importante pour le marché d’esclaves entre rive africaine et arabe.
- 21 Arrault, 2001, p. 92.
- 22 Ibid, p. 29.
12L’étude d’autres communautés afar peut mettre en lumière un rapport différent à la mer. Une minorité de la population afar, vivant sur la côte sud‑érythréenne a eu, dans son histoire, davantage de liens avec les ressources maritimes. Avant l’installation coloniale italienne, les populations afar de cette fine bande côtière avaient développé une pêche vivrière21. À cela s’ajoute la plongée, connue au xixe et début xxe siècles, l’extraction de perles et de nacres pour diverses industries22. Cette communauté minoritaire avait davantage de liens commerciaux avec la péninsule Arabique, ce qui a engendré très tôt des échanges culturels, et économiques par les différents ports de la côte (Adoulis, Massawa, Assab, etc.), mais aussi armés (avec l’Éthiopie historique).
- 23 Perrier, 1994, p. 21.
- 24 Ibid. p. 21.
- 25 Rouaud, 1997, p. 319 – 348.
- 26 Ibid.
13C’est bien le développement de la colonie française qui a favorisé l’essor d’une migration d’origine yéménite. Les premiers Yéménites se sont installés sur la rive nord du Golfe de Tadjourah à la fin du xixe siècle. Cette installation aurait connu deux vagues principales. D’abord, il s’agirait d’une implantation professionnelle pour certains23 : en 1884, le commandant français à Obock, Lagarde, demanda au consul de France d’Aden, alors possession britannique, l’envoi de travailleurs yéménites embauchés. Cette demande avait pour objectif de créer un noyau de population autour de la colonie. La principale tâche de ces Yéménites était la maintenance du port à charbon, escale sur la route vers l’Indochine française. La deuxième vague de Yéménites serait apparue à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle24. Elle regroupe des Yéménites ayant vu la présence française comme une opportunité économique. Cette vague serait beaucoup plus importante mais aussi plus étendue dans le temps. Alain Rouaud mentionne qu’en 1900, il y avait 192 « Arabes ». Deux années plus tard, la communauté « arabe » dépasse les 2 000 membres25. Ces Yéménites seraient à l’origine de divers types de commerces et de toutes les activités en lien avec la navigation traditionnelle et la mer : transports, commerces, pêches. Cette prédominance des métiers de la mer s’est perpétuée dans la Corne de l’Afrique, tout au long du xxe siècle, jusqu’à l’indépendance, en 1977 : A. Rouaud note que pour l’année 1947, « époque à laquelle la navigation traditionnelle était encore active, sur 971 boutres qui touchèrent Djibouti, 922 venaient du Yémen (dont 647 d’Aden), contre 46 du Somaliland et 3 d’Éthiopie »26.
- 27 Perrier., ibid., p. 21.
14La rive nord était, avant l’installation française, déjà fréquentée par les pêcheurs yéménites de la mer Rouge. Ces derniers arpentaient les côtes de la mer Rouge pour éviter une trop grande concurrence des pêches proches des côtes yéménites. Certaines localités comme les mangroves de Khor Angar ou l’Archipel des Sept frères étaient connues — et le sont toujours — comme fortes réserves halieutiques. L’établissement de ces Yéménites permit le développement d’une première filière pêche. Certains développèrent des chantiers navals à Djibouti et à Obock. Mais le peu d’attrait des populations locales pour la mer, la rareté du bois à Djibouti et la concurrence des bateaux moins chers au Yémen amenèrent à la disparition de ces ateliers de construction27. Les infrastructures liées à la pêche restèrent limitées. L’entretien des boutres ne demande pas de grands investissements portuaires. Réparer ou effectuer la maintenance d’un tel navire se fait durant le carénage. Il suffit d’installer des cales afin de maintenir le bateau droit entre les marées. Enfin, la maintenance du matériel de pêche (filet, ligne) se faisait par les pêcheurs eux‑mêmes. Lorsque ces Yéménites disparurent (migrations vers Djibouti‑ville, décès etc.), la filière pêche connut un fort déclin, manifeste jusqu’au début du xxie siècle. Cependant, l’installation de ces Yéménites dans les régions nord favorisa des échanges plus importants avec les populations djiboutiennes qui connurent — avec l’installation des Français — une accélération de leur sédentarisation. La présence des Yéménites a sans conteste permis d’apporter les premiers modes de navigation et la pêche aux Djiboutiens. Certains témoignages, recueillis à Tadjourah, évoquent la présence, rare, d’une pêche vivrière côtière.
15Les descriptions sur les pêcheurs de la Mer Rouge du début du xxe siècle laissent à penser qu’une forme homogène des techniques de pêche existait sur l’ensemble de la Mer Rouge jusqu’au Golfe d’Aden. Les descriptions d’Henry de Monfreid sur la pêche nocturne des Yéménites témoignent des fortes ressemblances avec celle des pêcheurs djiboutiens d’aujourd’hui. Dans les années 1910, ce dernier notait :
- 28 Monfreid, 2002, p. 197.
« En approchant de Djibouti, dont les lumières clignotent sur l’horizon, nous croisons les pêcheurs arabes qui vont sur les bancs du large faire leur pêche nocturne. Ils partent au crépuscule, seuls sur leur pirogue. Arrivés sur les lieux de pêche, ils jettent leurs lignes de fond. Ils doivent attendre quelquefois plusieurs heures avant de relever leurs engins. Alors couchés au fond de leur barque étroite, les yeux perdus dans le champ des étoiles, ils chantent pour ne pas s’endormir28 ».
16La pêche djiboutienne la plus répandue reste encore aujourd’hui nocturne. La chaleur de la journée impose en effet une forte contrainte. Les pêcheurs partent au coucher du soleil, vers 18 heures et reviennent à l’aube, vers 7 heures. Le poisson est alors vendu, frais, sur les marchés durant la matinée.
17Les pêcheurs utilisent de simples lignes attachées aux doigts de pied. C’est une pêche nocturne et fatigante par le nombre d’heures passées sur le bateau, la patience et le bruit dû au groupe électrogène (des lumières permettant d’attirer des poissons à la surface). Cependant, il ne faut pas voir dans cette pêche artisanale un immobilisme des techniques. Ce secteur évolue en fonction des institutions et politiques mises en place. Le matériel évolue : les embarcations sont moins coûteuses et l’emploi de générateurs électriques sont des signes de modernité.
- 29 Témoignages de pêcheurs, Tadjourah et Obock, février 2016.
18Pour pouvoir rester éveillé, l’ensemble des pêcheurs mâche du khât (qāt). La consommation de cette plante, venue d’Éthiopie et du Yémen s’est répandue dans toute la Corne de l’Afrique. Sa consommation par les populations est devenue commune. Les pêcheurs djiboutiens — aussi bien que Yéménites, la consomment pendant la pêche. Les effets de cette plante leur apportent du courage et suppriment l’impression de fatigue. Les pêcheurs commencent à en mâcher l’après‑midi jusqu’à tard dans la nuit. Mais cette consommation a d’autres effets. Le khât représente fréquemment de 40 à 60 % du budget familial29., les pêcheurs djiboutiens ont l’habitude de diviser le fruit de leurs pêches en trois : les charges liées à leur activité, la famille et le khât. Lorsque les pêcheurs effectuent une mauvaise pêche, ils empruntent de l’argent afin de financer le khât pour de prochaines expéditions. Cette dépendance est un cercle vicieux qui entraine l’appauvrissement des pêcheurs.
19La pêche yéménite s’est essoufflée au fur et à mesure que les Yéménites se sont dissous dans les différentes catégories économiques urbaines de Djibouti. La disparition des générations de pêcheurs yéménites a entrainé un déclin de la filière pêche à Djibouti. À partir de l’indépendance, l’État djiboutien a mis en place plusieurs politiques visant à favoriser le développement de ce secteur. En parallèle, le développement de Djibouti s’est accompagné d’une forte sédentarisation le long du littoral30. En plus d’une forte urbanisation, les sécheresses, de plus en plus fortes, ont entrainé une raréfaction des ressources en pâturage et en eau pour les nomades. Les populations ont naturellement migré vers la façade maritime.
- 31 Failler & Binet, 2010, p. 98 – 111.
- 32 Magrin et al, 2011, p. 245 – 255.
20À cette époque, à Djibouti comme dans de nombreux pays africains côtiers, la pêche a été perçue comme un secteur‑refuge31. C’est un schéma que l’on peut retrouver dans de nombreuses situations côtières en Afrique : le basculement des populations vers la mer en lien avec les sécheresses32. À Djibouti, pays où près de 90 % des denrées alimentaires sont importées d’Éthiopie ou d’Europe, le développement de la pêche a permis aux éleveurs n’ayant plus de bétail de trouver une nouvelle activité. L’État djiboutien a développé une législation favorable à l’essor de la pêche chez les Djiboutiens. Deux mesures protectrices permettent de réserver les ressources halieutiques aux nationaux. Premièrement, la pêche dite commerciale est réservée uniquement aux Djiboutiens. Deuxièmement, seule la pêche artisanale est autorisée dans les eaux territoriales. Cette mesure permet en outre aux populations les moins fortunées de pouvoir exercer cette activité. Un pêcheur, à Tadjourah, résumait sa vocation en ces termes : « C’est une activité qui permet de nourrir la famille et de gagner un peu d’argent sans avoir de formation ».
21La disparition des pêcheurs yéménites s’est accompagnée de celle des corps de métier liés à cette activité. À Djibouti, il n’existe aucun poste pour la maintenance ou l’entretien de la coque ou du moteur des embarcations. D’après les témoignages de pêcheurs à Tadjourah, les derniers chantiers navals ont fermé dans les années 1960 et 1970. Depuis, les bateaux étaient fabriqués et achetés au Yémen, notamment dans la localité d’Hodeïda. Il est impossible de trouver des pièces détachées pour l’entretien des différents organes d’une embarcation à Djibouti. À cela s’ajoutent des charges élevées. Un pêcheur a besoin d’électricité (machine à glace, chambre froide) et de carburant pour le fonctionnement de la pêche nocturne. Or, les coûts liés à l’eau et à l’électricité sont élevés. Faute de glace, une partie importante des pêcheurs ne peut pas s’aventurer en mer plus de quelques heures, ni très loin des côtes, pour préserver la fraicheur du poisson. Outre une chaine de production défaillante, le marché intérieur djiboutien demeure faible. Avec moins d’un million d’habitants et des habitudes culinaires tournées vers les viandes d’élevage, la consommation de poisson a longtemps été et demeure limitée.
22Cette situation va alors pousser les pêcheurs djiboutiens à trouver de nouvelles solutions pour remédier aux différents problèmes. Le Yémen et sa proximité vont s’illustrer comme une alternative.
23Pour les pêcheurs djiboutiens, la rive yéménite permet de pallier les problèmes du secteur de la pêche. La proximité des deux rives favorise le développement d’activités illicites, loin des centres de pouvoir de la région. Quant aux pêcheurs yéménites, la proximité des côtes africaines leur offre à eux aussi l’opportunité de trouver de nouvelles ressources.
- 33 Chiré, 2012b, p. 107.
- 34 Ibid, 2012b.
24À Djibouti, la consommation de poisson par les expatriés de la capitale et la classe djiboutienne occidentalisée a rendu la demande pour les produits de cette pêche inégalitaire entre la rive sud, où Djibouti‑ville représente 80 % de la population et des richesses33, et la rive nord du golfe de Tadjourah. Les observations sur les deux rives montrent qu’il existe deux pêches à Djibouti, réparties entre Djibouti‑ville et la rive nord. À Djibouti‑ville, la construction d’un port de pêche, en 1998, et sa gestion par une société privée ont favorisé une certaine stabilité du marché. Les prix des poissons sont fixes et élevés, et la proximité des consommateurs alimente les ventes. Les infrastructures et les moyens techniques dont disposent les pêcheurs sont de bonne qualité. Les machines à glace leur permettent par exemple d’effectuer des sorties en mer plus longues et plus productives que sur la rive nord. Ces conditions assurent donc de meilleurs gains aux pêcheurs de la capitale. À l’inverse, sur la rive nord du golfe, la faiblesse de la demande et l’irrégularité de la pêche a entrainé une forte flexibilité des prix. Ces derniers sont généralement inférieurs à ceux de Djibouti‑ville. Être pêcheur sur la rive nord est ainsi synonyme de revenu instable. Si cette situation évolue au cours de la décennie 2010 (face à l’augmentation du prix de la viande, de plus en plus de Djiboutiens se tournent vers le poisson), le marché et les infrastructures, au nord, ont longtemps été limités. Cette division entre rive nord et rive sud s’inscrit dans la continuité de la construction du territoire de Djibouti. L’histoire du pays et la formation de l’État — colonial puis indépendant — ont toujours été centrées sur Djibouti‑ville34 et l’intérieur du pays et la partie septentrionale ont été perçus comme des territoires à l’intérêt — économique — limité.
- 35 Témoignages de pêcheurs, Obock et Tadjourah, mars 2016.
- 36 Témoignages de pêcheurs, Obock et Tadjourah, mars 2016.
25Face à ce décalage, les pêcheurs djiboutiens du nord ont dû innover en trouvant de nouveaux débouchés. De la ville d’Obock, la côte yéménite est à moins d’une heure de navigation. Djibouti‑ville se situe à plus de deux heures de navigation. L’écart temporel a favorisé la côte yéménite, au détriment de la capitale, comme lieu de débouché commercial. Les aspects géographique et temporel ne sont pas les seuls facteurs expliquant ce choix. Le Yémen demeure un débouché rationnel ; le prix du poisson y est beaucoup plus élevé qu’à Djibouti‑ville35 : selon les espèces, les prix doublent ou triplent notamment parce que la demande y est bien plus élevée. Le poisson reste un aliment très apprécié, tant sur les côtes qu’à l’intérieur du Yémen. Ainsi la demande locale dépasse‑t‑elle la production36. Les pêcheurs djiboutiens intervenaient, avant la guerre yéménite, comme une offre complémentaire.
26Ensuite, le Yémen permet de pallier les manques techniques de la filière pêche djiboutienne. Cette dernière est caractérisée par de nombreuses défaillances. Comme nous l'avons dit précédemment, il n’existe aucun chantier naval ou de réparation d’embarcation de pêche à Djibouti, et il est presque impossible de trouver des pièces de rechange. À Tadjourah comme à Obock, le port de pêche est jonché d’épaves. Plus de la moitié des bateaux, retournés, attendent d’être réparés. Avant que l’État djiboutien n’importe des bateaux du Sri Lanka, moins chers, toutes les embarcations étaient fabriquées au Yémen. Lorsqu’un problème technique apparaissait sur une embarcation, les pêcheurs djiboutiens trouvaient au Yémen les ateliers, les pièces et les corps de métier permettant de réparer les embarcations.
- 37 Document cadre stratégique de développement de l’aquaculture marine. FAO. 2014. [Ressource électro (...)
27Ces échanges avec le Yémen permettaient de réduire les dépenses d'électricité et de carburant qui, nous l'avons vu, sont élevées à Djibouti. Selon les témoignages récoltés auprès des pêcheurs de Tadjourah et d’Obock, avant la guerre, les Djiboutiens payaient, en moyenne, seulement 20 000 francs djiboutiens pour plus de 60 litres d’essence au Yémen. À Djibouti, cela leur aurait coûté plus du double. De ce fait, beaucoup de pêcheurs djiboutiens profitaient des voyages au Yémen pour associer les différents besoins. Ils partaient vendre leur poisson plus cher. Ils revenaient avec des bateaux chargés de bidons de carburant et diverses denrées alimentaires, notamment des fruits comme les dattes. La présence de ces différents facteurs est à l’origine du développement d’un secteur de la pêche tourné vers le commerce transfrontalier plutôt que vers les débouchés nationaux. Ces échanges économiques ont ainsi eu des conséquences directes sur la pêche djiboutienne. Dans le district d’Obock, la demande yéménite a influencé le choix de certaines espèces ciblées. Si les crevettes ne sont pas ou peu consommées à Djibouti, elles sont très réputées au Yémen. Les pêcheurs djiboutiens peuvent vendre leurs crevettes jusqu’à dix dollars le kilogramme37. L’influence de la demande yéménite sur la pêche djiboutienne s’est aussi caractérisée par le recours à certaines techniques particulières. Des pêcheurs de la rive nord du Golfe de Tadjourah se sont spécialisés dans la technique du salage–séchage, visant à faire sécher le poisson à l’aide de sel pour la vente sur le marché du voisin yéménite.
- 38 Imbert‑Vier, 2011, p. 135.
- 39 O’Callaghan, 1962, p. 92.
- 40 Dubois, 2013, p. 199.
- 41 Bezabeh, 2011, p. 587‑606.
28Les aventures rocambolesques d’Henry de Monfreid, au début du xxe siècle, ont décrit la Corne de l’Afrique comme le lieu de tous les trafics : commerce d’armes, d’esclaves, de haschich, ou de perles. Simon Imbert‑Vier explique que l’administration coloniale française mentionne ses difficultés à lutter contre le trafic d’esclave dans les années 1920 et 193038. Ce trafic aurait perduré jusqu’aux années 1960 selon le journaliste Sean O’Callaghan39, et même jusqu’à la décennie 1970 selon certaines sources orales à Tadjourah et à Obock. Au sein de la Corne de l’Afrique, Djibouti s’est toujours positionnée comme la plate‑forme de ces échanges : Tadjourah était connu comme un port‑étape de la traite des esclaves capturés en Éthiopie vers la péninsule Arabique40. Djibouti est un espace qui se réinvente au gré des opportunités économiques. La présence des militaires français à Djibouti a, par exemple, favorisé l’arrivée de l’alcool. Ce dernier s’est ensuite exporté, illégalement, vers le Yémen, pays où l’alcool est prohibé. L’instabilité de la région joue sur deux facteurs permettant le regain de ces activités « illicites ». D’abord, en amont, l’instabilité empêche les États et leurs forces de sécurité (armée, police) d’effectuer une surveillance efficace des frontières, de l’espace maritime et des différentes activités. La rive nord du golfe de Tadjourah s'est révélée propice au développement de ces activités, les effectifs militaires étant concentrés sur Djibouti‑ville et n’effectuant que de rares tournées le long de la façade nord. Seul un poste avancé de la marine djiboutienne se situe à Obock. Ensuite, en aval, l’instabilité de la région favorise les opportunités pour les différents acteurs. L’époque coloniale a connu la migration illégale de Somaliens vers Djibouti41. En comparaison, on constate depuis plus de deux décennies le flux migratoire d'Éthiopiens vers la péninsule Arabique. Ils traversent Djibouti, jusqu’à Obock, en espérant trouver une embarcation vers le Yémen, puis continuer vers les États du Golfe. Les migrations clandestines sont devenues un phénomène régional dans la Corne de l’Afrique. Des flux proviennent d’Éthiopie, de la Somalie, du Yémen ou de l’Érythrée transitant vers Djibouti. Ce trafic de réfugiés a eu des influences sur le secteur de la pêche djiboutien.
- 42 Témoignages de pêcheurs, Tadjourah, mars 2016.
- 43 Témoignage d’un pêcheur, Tadjourah, 2016.
29En effet, face à un statut de pêcheur de moins en moins rentable (manque de revenu fixe, absence relative d’une sécurité sociale, etc.), le nombre de pêcheurs diminue. Ces derniers, s’estimant abandonnés par l’État, se sont improvisés, pour une partie d’entre eux, passeurs, faisant transiter les migrants d’une rive à l’autre. Ils s’inscrivent dans une certaine continuité historique « reprenant » les parcours des trafiquants d’esclaves au xixe et xxe siècles. Tout un réseau de passeurs se met en place depuis l’Éthiopie jusqu’au Yémen. Les migrants transitent dans un premier temps vers Tadjourah, puis Obock. Arrivés là, ils prennent place à bord de bateaux en direction du Yémen pour ensuite bien souvent tenter de rejoindre l’Arabie saoudite. Ce sentiment d’abandon de l’État s’explique principalement par la suppression des aides et dons octroyés par ce dernier. Sur la rive nord du golfe de Tadjourah, les pouvoirs publics n’encadrent pas l’activité de la pêche. Des témoignages de pêcheurs recueillis à Tadjourah et Obock montrent que les passeurs sont souvent jeunes et ayant pratiqué la pêche plusieurs années. Considérant leur situation précaire, ils effectuent plusieurs traversées lucratives avant de retourner vers leur activité de pêche. Ils détournent ainsi une partie des moyens mis en place par l’État (embarcations, carburant) au profit de leur activité illégale. Interrogés à Tadjourah, certains pêcheurs affirment avoir gagné jusqu’à 200‑ 300 000 francs djiboutiens pour une traversée de migrants éthiopiens vers le Yémen42. À l’inverse, la pêche ne leur rapporte qu’un revenu brut ne dépassant pas 20‑30 000 francs djiboutiens. Ainsi, les pêcheurs profitent à la fois de l’instabilité croissante de la région, des dons étatiques de matériel et de l’incapacité de ces États d’assurer un contrôle régulier des échanges et des frontières. L’hétérogénéité territoriale, décrite dans la partie précédente entre un nord marginalisé et un sud attractif, a destiné la rive nord à s’affirmer comme lieu de passage vers le Yémen. À Tadjourah et à Obock, les deux principales villes du nord, on observe des migrants éthiopiens aux alentours des ports. Ils attendent de pouvoir continuer leur route et de passer vers l’autre rive. Des témoignages recueillis auprès de pêcheurs (anciens passeurs) expliquent qu’au début de la décennie 2010, chaque jour, plusieurs centaines de migrants éthiopiens atteignaient la côte yéménite depuis les localités du nord (Khor Angar, Ras Siyyan et Obock)43. Ces lieux de passage d’une partie des migrants éthiopiens se superposent à celles de la pêche illicite yéménite.
- 44 Camelin, 1999, p. 382.
30Si les pêcheurs djiboutiens se sont imposés sur les marchés yéménites, l’enrichissement n’est pas à sens unique. Depuis plusieurs décennies, les pêcheurs yéménites profitent de la faiblesse du nombre de leurs égaux djiboutiens pour étendre leur zone de pêche. La pêche yéménite s’appuie sur deux façades maritimes. Au sud, la façade de l’océan Indien s’étend sur plus de 1 500 kilomètres. À l’Ouest, face à Djibouti, la façade de la mer Rouge ne mesure que 500 kilomètres. Dès les années 1980, il existe un décalage entre les deux façades. 70 % de la production halieutique yéménite provenaient de la façade sur l’océan Indien44. Il y avait pourtant autant de pêcheurs sur la rive sud que sur la rive ouest, notamment parce que la façade de la Tihama est plus peuplée. Un des facteurs permettant la différence de production s’explique par l’espace maritime disponible. Au sud, l’océan constitue une zone large et ouverte. La façade sur la mer Rouge est restreinte face à la rive africaine. Cet espace est d’autant plus réduit que les pêcheurs sont, théoriquement, contraints de pêcher dans leurs eaux nationales, ce qui a pu favoriser dans les années 1990 un conflit entre le Yémen et l’Erythrée à propos des îles Hunaysh. Or en mer, les frontières des zones règlementées demeurent invisibles aux embarcations de pêche. Ces dernières les franchissent — volontairement ou involontairement —, se mettant ainsi hors la loi. Par pêche illicite, il faut entendre une pêche en désaccord avec les codes et normes établis par l’État souverain sur lequel cette activité apparaît. Or, l’État djiboutien n’autorise la pêche « commerciale » qu’aux Djiboutiens.
- 45 « Garde‑côtes : des pêcheurs yéménites pris la main dans les filets », La Nation, 1er quotidien dj (...)
- 46 « Djibouti : 31 pêcheurs yéménites et leurs 5 embarcations interpellés pour pêche illégale », Fren (...)
- 47 « Pêche illégale : 29 pêcheurs yéménites pris la main dans le filet », La Nation, 1er quotidien dj (...)
31À Djibouti, il existe deux types de pêche yéménite illicite. Une première pêche illicite « indirecte » consiste, pour les pêcheurs, à exercer leur activité en mer dépassant — en l’ignorant — la frontière maritime entre Djibouti et le Yémen. La deuxième pêche est qualifiée de pêche illicite « directe » car les pêcheurs yéménites sont « conscients » de l’effraction. Ces pêcheurs viennent pêcher le long de la rive nord djiboutienne. Disposant de moyens techniques souvent plus importants (filets), ils peuvent parfois rester plusieurs jours le long de la côte. Ils pêchent la nuit et se cachent la journée dans les mangroves pour éviter d’être repérés par les garde‑côtes. Ces pêcheurs yéménites travaillent en équipe. Ce deuxième type de pêche est plus important mais aussi plus dangereux. Les risques d’être capturé par les garde‑côtes sont réels. Un article du quotidien djiboutien, La Nation, évoque cette relation entre pêcheurs yéménites et garde‑côtes comme un jeu « au chat et à la souris45 » dans lequel, « pour la énième fois, les garde‑côtes ont arraisonné le weekend dernier » des embarcations yéménites. En février 2016, une unité de garde‑côtes a arrêté 31 pêcheurs yéménites et 5 embarcations46. En 2013, 29 pêcheurs yéménites avaient été arrêtés près des îles des Sept Frères47. D'un autre point de vue, cette pêche a eu une forte influence sur la biodiversité. Elle a été reconnue comme l’une des principales menaces sur l’écosystème djiboutien par la Direction de la Pêche. Selon la Direction, près de la moitié des captures dans les eaux djiboutiennes proviendraient de la pêche illicite yéménite, soit plus de 2 000 tonnes. Le seuil maximum d’exploitation des poissons nobles (poissons à haute valeur économique) serait déjà atteint.
32Si la pêche illicite a été reconnue comme cause importante freinant la gestion durable des ressources en Afrique, elle arbore un caractère particulier à Djibouti. La pêche djiboutienne s’inscrit comme une continuité et un transfert de la pêche yéménite. Les pêcheurs yéménites, avant et pendant la période coloniale, ont toujours pêché sur cet espace maritime. Le caractère « illicite » de cette pêche est remis en question par certains fonctionnaires djiboutiens et par des institutions internationales. Ces derniers considèrent les pêcheurs yéménites comme faisant partie de la pêche djiboutienne. Lors d’un entretien avec un cadre de la FAO, à Djibouti, ce dernier racontait l’anecdote suivante :
« Un jour, je rencontre une personne du ministère de la Pêche. On parle de la pêche illicite yéménite à Djibouti. Je lui demande alors pourquoi l’État ne met pas plus de moyens ? Il a simplement répondu que tant que des pêcheurs yéménites utilisaient des moyens artisanaux, cela pouvait aller. Les pêcheurs yéménites pêchent dans les eaux djiboutiennes depuis des millénaires. On ne va pas les arrêter maintenant ».
33Malgré tout, cette pêche illicite, non contrôlée, favorise la disparition et le ciblage de certaines espèces halieutiques. Des témoignages recueillis auprès des pêcheurs d’Obock avancent la disparition du requin, présent il y a encore quelques années, le long de la côte nord. La Direction de la Pêche confirme ces menaces sur certaines espèces à forte valeur économique sur le marché yéménite.
34D’un point de vue étatique, il n’existe aucun accord signé entre Djibouti et le Yémen sur la question de la pêche illégale. Lorsque le Yémen a mis en place le forum de Sanaa, ce dernier visant surtout à permettre aux pêcheurs yéménites d’accéder aux territoires maritimes des pays voisins, le gouvernement djiboutien n’a pas voulu y participer. Dans les années 2010, une commission mixte a vu le jour mais elle n’a jamais été opérationnelle. 2010 marque la mise en place d’un « Plan d’Action National contre la pêche Illicite Non déclarée et Non réglementée » (PAN INN) par l’État djiboutien mais les mesures peinent à être appliquées. Réduire la pêche illicite ne peut se faire qu’avec l’accord et l’appui des deux États, mais le véritable facteur empêchant une coopération sur la question yéménite reste la guerre qui sévit depuis 2015.
35La révolution yéménite de 2011, puis le conflit ont eu de fortes répercutions sur le secteur de la pêche djiboutienne. L’instabilité des côtes yéménites a entrainé un nouveau rapport entre pêcheurs djiboutiens, pêcheurs yéménites et réfugiés yéménites.
- 48 Témoignages et observations de pêcheurs, Obock, 2016.
36Face à l’insécurité croissante des côtes yéménites, les pêcheurs djiboutiens ont perdu leurs débouchés commerciaux et lieux d’approvisionnement divers. Ces populations, soumises au contexte régional par leurs activités transnationales se sont redéfinies à l’intérieur du cadre national. Depuis le commencement de la guerre, les pêcheurs de la rive nord se sont rabattus sur Djibouti‑ville pour vendre leurs poissons nobles. Les langoustes, les requins ou les mérous sont congelés pour être envoyés le matin à Djibouti‑ville par la vedette du khât48. Chaque matin, des embarcations font l’aller–retour entre Tadjourah et Djibouti, Obock et Djibouti. Elles servent à apporter le khât, arrivé par avions ou camions d’Éthiopie à Djibouti‑ville, aux deux villes du nord. Ces poissons sont vendus sur le marché de Djibouti‑ville pour un prix plus élevé qu’à Tadjourah ou à Obock. Cet exemple témoigne d’une logique de redéploiement des pêcheurs. Plutôt que se concentrer sur leurs marchés locaux, ils utilisent le commerce du khât comme plateforme pour vendre leurs poissons.
- 49 « Yémen : l’ONU condamne la prise de Taëz par les Houtis » Euronews, 23/05/2015, [En ligne, https: (...)
37En revanche, certains pêcheurs tentent quand même d’envoyer leurs poissons au Yémen mais l’instabilité de la côte de ce pays réduit le nombre d’allers‑retours. Ces pêcheurs sont le plus souvent des familles obockoises ou de Khor Angar ayant des liens historiques et familiaux avec le Yémen. Ils sont en contact avec des membres des villages côtiers yéménites, par téléphone et internet, et suivent les péripéties du conflit pour décider des lieux de vente. En mai 2015, les combats dans la ville de Ta’izz49, plateforme économique, ont entrainé une forte diminution d’envoi de poissons au Yémen.
- 50 Témoignages de réfugiés yéménites, Obock, 2018.
- 51 Témoignages de réfugiés yéménites, Obock, 2018.
38Du point de vue yéménite, la pêche est restée une activité importante. Une large partie de la côte sud du Yémen n’a pas ou peu été touchée par la guerre. En revanche, sur la côte ouest yéménite, sur un espace compris entre Hodeïda et Aden, de nombreux pêcheurs yéménites ont décidé de transporter des réfugiés50. Il n’existe pas de modèle défini pour ces transports. Certains pêcheurs ont vu cette situation comme un complément d’activité économique, demandant pour chaque réfugié, 100 à 200 dollars pour passer d’une rive à l’autre51. D’autres pêcheurs ont simplement décidé de migrer vers les côtes djiboutiennes emportant leur famille ou des Yéménites voulant fuir la guerre, gratuitement. Là encore, selon les pêcheurs, ils se sont installés à Djibouti ou ont décidé de repartir au Yémen, une fois la côte moins touchée par le conflit.
- 52 « Djibouti débordé par l’afflux de réfugiés yéménites », RFI, 05/08/2015. [En ligne, http://www.rf (...)
- 53 Bonnefoy, 2017, page 227.
- 54 « À Obock, avec les réfugiés de la guerre au Yémen ». L. Larcher, La Croix, 08/02/2017. [En ligne, (...)
39Depuis le début des affrontements au Yémen, la proximité d’Obock l’a positionnée comme la plate‑forme d’accueil des réfugiés. Ces derniers quittent le Yémen à l’aide de leur bateau — pour les commerçants ou les pêcheurs — ou en s’embarquant sur des navires de pêcheurs ou de passeurs. Arrivés en territoire djiboutien, ils sont pris en charge par des réseaux sur place (famille, amis) ou par les institutions nationales, internationales et organismes à but non lucratif. Plus de dix mille réfugiés ont été enregistrés par le Haut‑Commissariat aux réfugiés pour la seule année 201552. En 2016, Djibouti accueillerait près de 20 000 Yéménites53. Un camp des Nations Unies a été construit à l’entrée de la ville d’Obock, qui accueillait pour la même année, plus de 2 000 réfugiés54. Un entretien avec le responsable du HCR avance le chiffre de plus de 7 000 réfugiés courant 2016. Mais, beaucoup de réfugiés yéménites souhaitent poursuivre leur voyage jusqu’à Djibouti‑ville. La capitale présente plus d’opportunités économiques et la présence d’une forte communauté yéménite, historique, permet de faciliter leur intégration via des commerces.
- 55 « Djibouti débordé par l’afflux de réfugiés yéménites », RFI, Ibid.
- 56 Témoignages de pêcheurs djiboutiens et yéménites, Obock, mars 2016.
- 57 Témoignages de pêcheurs djiboutiens, Obock, mars 2016.
- 58 Camelin, 1999, p. 385.
40Ces réfugiés représentent un poids important pour la ville d’Obock, ainsi que pour l’État djiboutien, comme en témoigne l’appel à l’aide du ministre de l’Intérieur djiboutien en 201555. Outre les impacts économiques et culturels, l’arrivée de ces Yéménites a eu des conséquences sur le secteur de la pêche d’Obock. Théoriquement, le statut de réfugié ne leur donne pas le droit de travailler. Pourtant, certains réfugiés ont trouvé une activité. La pêche se révèle être un des principaux facteurs d’intégration au sein de la société obockoise. Quarante pêcheurs yéménites, vivant au camp de réfugiés d’Obock, pratiquent la pêche avec les pêcheurs djiboutiens56. Face à un nombre de réfugiés de plus en plus important, le gouvernement djiboutien a autorisé les pêcheurs yéménites réfugiés à participer à la pêche. Cependant, pour obtenir une autorisation de pêche, il faut être propriétaire d’une embarcation de pêche artisanale et avoir une carte d’identité nationale djiboutienne. Les Yéménites n’ont aucune des deux conditions requises. La pêche illicite yéménite et les activités de passeurs ont conduit à renforcer l’action de la marine nationale et des garde‑côtes dans cette région. Les forces régaliennes n’hésitent pas à arrêter les pêcheurs yéménites d’Obock. Ces derniers ont tenté de s’adapter à la situation, notamment en créant des joint‑ventures avec des partenaires djiboutiens. Certains pêcheurs djiboutiens ont également acheté des licences de pêche à leur nom qu’ils louent à des Yéménites, devenant de ce fait armateurs et offrant un statut légal à des réfugiés. Quant aux pêcheurs djiboutiens, ils occupent une position plus élevée, recevant une rente allant de 40 à 60 % de la pêche57. En soi, ce schéma de l’armateur renvoie au mode d’exploitation du secteur de la pêche au Yémen. Sylvaine Camelin décrit les différents systèmes d’exploitation de la pêche yéménite à la fin du xxe siècle58. Il n’était pas rare de voir des pêcheurs ou des marchands assumer le rôle d’armateur. Ces derniers louent leur embarcation contre 50 % des poissons pêchés. Il faut voir dans ces deux cas similaires un échange et un lien continu des pratiques de la pêche yéménite aux pêcheurs djiboutiens.
Carte 2 : Le nord de Djibouti, un espace « refuge » pour les Yéménites
41Une nouvelle concurrence apparaît pour les pêcheurs djiboutiens qui ne louent pas leur licence. Pour ces derniers, l’arrivée de ces réfugiés entraine une pression sur les ressources qui leur sont « réservées ». Les Yéménites représentent une concurrence jugée plus rude : ils pêchent plus longtemps et plus régulièrement. L’État se trouve alors dans une situation où, pour éviter l’éclosion de conflit, il a dû revoir sa politique sur les pêcheurs djiboutiens. Pour accepter la présence de pêcheurs réfugiés yéménites, l’État a distribué des intrants pour la pêche aux pêcheurs djiboutiens. L’État est ensuite intervenu sur le statut des armateurs. Des investissements ont été réalisés à Obock avec l’installation d’une chambre froide. Régulièrement, des acteurs tiers effectuent des donations. L’agence de coopération japonaise a distribué plusieurs embarcations pour les pêcheurs d’Obock et de localités sur la côte. Afin d’éviter un désintéressement des pêcheurs djiboutiens, la présence d’un djiboutien est obligatoire sur le bateau de pêche lors des sorties nocturnes car, sans la présence de ce Djiboutien, les garde‑côtes peuvent saisir l’embarcation. Malgré, l’identification du bateau djiboutien, les garde‑côtes peuvent appréhender les pêcheurs yéménites comme étant complice de pêche illicite. Les pêcheurs légaux et illégaux côtoient les mêmes zones de pêche.
- 59 Entretien avec le HCR, Djibouti‑ville, 2016
42Enfin, l’arrivée des pêcheurs yéménites a permis une augmentation de l’offre et de la demande. À la fois comme pêcheurs mais aussi comme consommateurs, les réfugiés yéménites représentent un important marché. En 2016, le nombre de réfugiés yéménites, enregistré au près du HCR à Obock, a entrainé une renaissance de la ville59. La grande majorité de ces réfugiés a été installée au camp de Markazi, à 4 km d’Obock. Ce surplus de l’offre et de la demande représente un véritable marché économique pour Obock. Outrepassant la loi sur le statut du réfugié, l’installation au camp s’est faite en parallèle du développement de commerces et de restaurants tenus par les réfugiés yéménites à Obock. Pêcheurs djiboutiens et yéménites revendent leurs captures à ces restaurants qui sont des lieux privilégiés à la fois des consommateurs obockois et yéménites. Ces espaces ont permis une meilleure intégration des réfugiés en ville. Cette dernière semble connaître un nouveau dynamisme en lien avec les activités maritimes. La pêcherie est devenu un lieu mixte où pêcheurs djiboutiens et yéménites travaillent ensemble. L’installation de nouveaux équipements (machine à glace, glacières etc.) a permis une meilleure intégration et un meilleur essor de la pêche obockoise.
43Échanges culturels autant qu’économiques, transferts d’influences, installations de communautés, partage — légal ou illégal, voulu et non — de la ressource et des espaces fortement halieutiques, la pêche s’illustre comme un secteur d’activité créateur de liens entre Djiboutiens et Yéménites. Des trois périodes historiques décrites, on observe un maintien de ces relations. Selon les périodes, les enjeux diffèrent et l’intensité des relations n’est pas identique. Le xxe siècle s’ouvre sur un quasi‑monopole de la pêche aux mains des migrants yéménites. Quant au xxie siècle, la guerre et les nouvelles migrations de réfugiés entrainent la mise en concurrence, dans un contexte de raréfaction des ressources halieutiques, de deux communautés de pêcheurs qui semblent cependant coexister.
- 60 « Pêche illégale : des chalutiers chinois pris en flagrant délit à Djibouti ». France 24 les obser (...)
44À Djibouti, le faible nombre de pêcheurs a permis, pendant plusieurs années de « cacher » ce problème. Mais l’installation de plus en plus importantes de nouveaux pêcheurs yéménites, le maintien de la pêche illicite, à laquelle s’ajoute la pêche industrielle chinoise60 — pourtant interdite — révèle une image beaucoup plus fragile de ce secteur. La résolution de cette situation ne peut que passer par un essoufflement du conflit yéménite et un accord commun entre États jouxtant l’espace maritime, impossible à l’heure actuelle.
- 61 Gascon, 1990, p. 69‑84.
45Si proche de la guerre et de la fracture de l’espace — large — de la Corne de l’Afrique, l’étude d’un secteur économique comme la pêche montre que des passerelles existent entre populations des différents pays. Loin de la cohésion de la mer Rouge comme simple « lac arabe61 » issu d’un passé symbolique, l’enjeu ici est de mettre en avant l’existence de liens entre les rives afin de mieux comprendre les influences, échanges et mouvements de populations dans la Corne de l’Afrique.