- 1 D’après E. A. Doumato, 1999, « Sex‑segregation in civic life is patently unworkable as a means of (...)
1La ségrégation sexuelle dans la vie civile ne fonctionne pas comme moyen de distribuer les bénéfices sociaux à égalité ; en institutionnalisant la ségrégation et en la revendiquant comme preuve que l’islam et le féminisme sont compatibles, il en résulte un retour à l’idéologie de la hiérarchie du genre dans la société qui justifie en priorité la séparation entre les sexes1.
- 2 Ministry of Social Development and Statistics. Marriage and Divorce Bulletin 2015, tab. 4. Breslin (...)
2C’est à la lecture de la presse locale de ces dernières années, et la rencontre de nombre de femmes — jeunes pour la plupart — divorcées ou jamais mariées, que l’importance du divorce dans la société qatarie s’est imposée à moi. En 2015, et déjà en 2007, environ un mariage sur trois conduisait au divorce2. L’inquiétude exprimée par le gouvernement et relayée par les médias à propos de la croissance du taux de divorces, tout comme l’émergence d’une littérature abondante sur le thème de la famille au Qatar depuis les années 2010, trahissent les enjeux attribués au phénomène des ruptures d’unions. Le thème du divorce touche en effet aux questions du mariage, des modalités de l’alliance et des formes de dissolution de celui‑ci au regard du Code de la famille. Axée sur les changements socio‑économiques affectant le modèle familial du fait de l’urbanisation, la question du divorce fait apparaître les interactions entre les expressions sociales dites traditionnelles et les pratiques liées à la modernisation sociale et couramment imputées à l’influence de la globalisation. Toutes ces études s’inscrivent dans un cadre d’interprétation religieux, conforme à la charia. Nombre d’entre elles semblent répondre à la demande des instances gouvernementales par des universitaires de la Qatar Foundation ou autres institutions officielles. Une seconde source, plus critique, voire « féministe », relève d’auteurs extérieurs ou signataires d’ONG internationales.
3La venue au pouvoir de l’Émir Ḥamad bin Khalīfa Āl Thānī (1995–2013) et le rôle joué par sa seconde épouse, Mūza bint Nāṣir Āl Misnad Āl Muhannadī, à l’égard des femmes, de la famille et de l’éducation, a marqué un tournant dans le pays. Il est probable que la promulgation de la Constitution et du Code de la famille ont été des étapes décisives dans la reconnaissance politique médiatique du pays, lui permettant de rallier nombre d’organisations internationales. L’une d’elles est la CEDAW (Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes). Le Qatar y a adhéré en 2009 avec des réserves — acceptées par ses instances — au nom de ses traditions religieuses et culturelles.
4Il convient de relever que les réformes engagées par le gouvernement comportent de nouveaux droits accordés à la femme et à l’homme qui sont soit institués par la Constitution, soit légiférés par le Code de la famille, ou encore énoncés pour l’avenir dans le projet de « Qatar Vision 2030 ». L’égalité de genre devant la loi reste cependant à l’état de promesse, la charia étant intégrée dans les réformes institutionnelles. Sachant quel enjeu représente la position de la femme dans les réformes entreprises au Qatar, un regard attentif y est porté.
- 3 Voir la définition du néopatriarcat qui allie modernité et islamisme, par Sharabi, 1996, p. 62‑63.
5Dans cet article, je vais examiner de quelle façon l’augmentation des divorces au Qatar suscite des inquiétudes de la part des pouvoir publics, et engendre tant des discours d’ordre politique, que des mesures juridiques, visant à les contrôler. Je montrerai que les discours populaires et publics sur le divorce, les mesures destinées à contrôler son expansion et les textes juridiques, d’une part, reflètent les représentations — par les divers acteurs — du rôle de la femme dans la société. En effet, elle a un rôle majeur dans la reproduction des modalités de l’alliance et des institutions par le biais du mariage et des structures familiales. D’autre part, ces discours et mesures soutiennent, ou interrogent la viabilité du modèle de développement conçu par l’ancien Émir Ḥamad et sa femme, Cheikha Mūza, qui promeut une émancipation de la femme dans le cadre islamique (modernité islamique), discours qui posent questions sur les tendances à maintenir la femme dans une position de subordination faite de « contraintes juridiques et sociales paralysantes » malgré l’évolution de la société, et qui trouverait sa définition dans l’idéologie néopatriarcale, selon les termes d’H. Sharabi3.
6Dans un premier temps je présente les nouvelles orientations sociétales fixées par les trois documents de référence, la Constitution, le Code de la famille, la « Qatar Vision 2030 », pour montrer qu’ils instaurent des normes contradictoires : l’égalité des droits entre l’homme et la femme selon les dispositions de la Constitution, et l’inégalité des droits se rapportant au sexe féminin telle qu’elle figure dans le Code de la famille. Dans un second temps, j’examine les transformations des modes d’alliance par le mariage, et les tensions et controverses qui les parcourent. Le statut de la femme dans le cadre familial est analysé à travers mes observations au sein des familles, effectuées entre 2010 et 2015, au cours de séjours de terrain de plusieurs mois selon la méthode ethnographique de collecte de données. Un rappel des modalités de l’alliance fournit le cadre idéologique des règles coutumières. Mes relations suivies au sein des familles qataries m’ont permis d’observer les changements sociaux à l’œuvre dans la conclusion de mariages d’une génération à l’autre. Car ma démarche est une approche interrogative en aller-retour sur les faits du présent et un examen renouvelé sur les données acquises.
7La troisième section est consacrée à une réflexion sur les circonstances du divorce au Qatar, et à la construction d’une interrogation sur les différentes causes invoquées pour expliquer ce « désordre » familial. D’autres données connues (statistiques) ou supposées constituent des matériaux supplémentaires d’analyse sur ce fait de société. Enfin, certaines des institutions et mesures prises par le gouvernement pour infléchir la courbe des divorces et maintenir une cohésion de l’institution familiale, régie par les valeurs religieuses, seront évoquées en dernière section.
- 4 Voir la comparaison des pouvoirs de l’Émir Ḥamad et de son père — Khalīfa — à travers les représen (...)
- 5 Le code de la famille qatari s’appuie principalement sur l’école juridique (al‑madhhab) hanbalite, (...)
- 6 https://www.qatarnationalvision2030.
8Les changements conduits sous le gouvernement de l’Émir Ḥamad bin Khalīfa Āl Thānī (1995–2013) et sa seconde épouse, Mūza bint Nāṣir Āl Misnad Āl Muhannadī, ont été importants et participent de l’évolution sociale en cours dans le pays4. Les plus remarquables sont sans doute l’adoption de la Constitution par referendum en 2003 (entrée en vigueur en 2005) et la promulgation du premier Code de la famille en 20065. Un autre document officiel émis en 2008, la « Qatar Vision 2030 »6 sert de ligne de force des objectifs à atteindre selon les principes, les normes, les valeurs, et les destinataires de la nouvelle politique sociale et économique du pays.
9Hormis ce dernier document, les réformes menées par le gouvernement de l’Émir Ḥamad dès 1995 traduisent la tendance vers davantage de dispositifs de réglementations légales. Le changement a fortement marqué la société qui y a vu une révision des valeurs conservatrices du gouvernement précédent — à l’égard des femmes en particulier dont la pression s’exprimait fortement — et une condamnation de sa gestion du pays. La nouvelle croissance économique, grâce à l’exploitation du gaz naturel, a eu un effet positif sur la conduite des transformations sociétales qui furent imposées. Par l’introduction de nouvelles juridictions — attendues par la population — c’est aussi l’idée de droits qui a été transmise, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays, dont on connaît le fort déséquilibre démographique entre le taux de population autochtone et étrangère immigrée.
10Famille et religion forment‑elles une paire indissociable au Qatar ? Y a‑t‑il conformité des lois entre la Constitution et le Code de la famille ? Ces questions renvoient au statut de la femme et au rôle qui lui est dévolu au sein de la famille puisque la charia ne lui accorde pas les mêmes droits qu’à l’homme. Or le premier article de la Constitution instaure que « L’islam est la religion du pays, la charia est sa principale source de droit ». La famille étant fondée sur la religion, c’est dans ce sens que la loi réglemente, « si nécessaire », protège la famille, soutient sa structure, renforce ses liens et protège les mères, les enfants et les personnes âgées (Art. 21). Malgré ce rappel des valeurs de la charia qui établissent l’inégalité de genre, deux autres articles de la Constitution reconnaissent l’égalité des citoyens en terme de droits et de devoirs publics (Art. 34) ; et l’égalité devant la loi, sans « discrimination de genre, race, langue ou religion » (Art. 35).
11Le premier Code de la famille7 fait suite à des normes déjà en vigueur depuis la loi n° 21 de 1989 qui instaurait une limite des unions avec des étrangers. Soumises à l’autorisation du ministère de l’Intérieur, celle‑ci était accordée s’il s’agissait d’alliances entre germains résidant dans un des pays arabes du Golfe. Cette loi participait de la préoccupation majeure — et toujours d’actualité — des pays arabes du Golfe : le maintien de l’identité culturelle. L’interdiction des unions entre non nationaux et non cousins germains touchait tout particulièrement les Qataris ayant une position politique ou sociale importante. Certes, hommes et femmes étaient indistinctement concernés. Mais il est probable que les motivations gouvernementales ne portaient pas sur les mêmes critères de valeurs, puisque les hommes devaient satisfaire aux modalités de la représentation nationale, tandis que les femmes, par leur rôle de génitrice, sont à l’origine de la nation.
- 8 En 1997, le Conseil de Coopération du Golfe (C.C.G) avait publié un essai de loi de statut personn (...)
12Par la loi n° 22, un nouveau Code de la famille a été promulgué en 2006. Il est l’aboutissement d’un long travail de recherche initié par le Conseil Suprême des Affaires Familiales (QSCFA) créé en 19988. Selon l’Article 3 du Code :
- 9 Nations unies/CEDAW, 2011, p. 104 ; cette citation renvoie à des réserves émises par le Qatar (sui (...)
Tout ce qui n’a pas été prévu par une disposition de ce Code, sera régi par les règles du rite hanbalite, sauf si le tribunal en décide autrement pour des motifs à mentionner dans la décision. Si le rite hanbalite ne prévoit pas de solution pour un cas spécifique énoncé dans ce Code, le juge appliquera de façon pertinente les règles définies par les quatre rites religieux formant le droit musulman, et, si cela est impossible, il s’en remettra aux règles générales de jurisprudence (fiqh) de la charia islamique9.
- 10 Möller 2013, p. 23‑24.
- 11 El‑Azhary Sonbol, 2009.
- 12 Ibid.
- 13 Le Code de la famille (loi n° 19 de 2009) de Bahreïn ne s’applique qu’aux musulmans sunnites (Möll (...)
- 14 Le changement consiste dans l’acceptation ou le refus du mari lorsque le divorce est demandé par s (...)
- 15 El‑Azhary Sonbol, 2012.
13L. M. Möller10, et El‑Azhary Sonbol11, rappellent que les codes de la famille sont de dates récentes dans les États du Golfe et sont inspirés de codes de législations diverses plus anciens, notamment ottoman, égyptien, français, hormis des emprunts à la charia, aux règles de jurisprudence (fiqh), à la chrétienté, etc. Les législateurs sont parvenus à en faire des lois communes, mais selon les directives des États concernés12. Selon Möller, leur apparition tardive aux Émirats arabes unis, au Qatar et au Bahreïn13 — 2005, 2006, 2009 respectivement — résulterait des différences de statut économique de chacun des pays qui, pour la sauvegarde de la famille se montrerait plus ou moins généreux. On peut se demander s’il ne s’agit pas plutôt d’une interprétation différente de la loi islamique à travers leur école juridique d’affiliation. L’auteure cite le cas du Qatar qui, par exemple, au lieu de réformer la loi traditionnelle du divorce au profit de l’épouse divorcée, réduit à trois ans la compensation financière due par le mari lorsque le divorce est demandé par elle14. Dorénavant, l’État pourvoit au soutien de la femme divorcée en cas de nécessité ou de défaillance du mari, contrairement à la loi traditionnelle qui l’y obligeait. Il octroie habitation et pension aux femmes divorcées et à leurs enfants, en vertu du principe général des systèmes judiciaires concernant le statut personnel musulman, qui réside dans la protection du faible, en particulier les femmes et les enfants15.
- 16 Ibid., p. 27.
- 17 El‑Azhary Sonbol, 2012, p. 337. L’auteure cite notamment la loi n°38 de 2005 sur l’attribution de (...)
- 18 Deux rapports sur les droits des femmes émettent des critiques similaires : Breslin & Toby, 2010 ;(...)
- 19 C’est un sujet délicat puisque les émirs à la tête de l’État seraient concernés. Comme le rappelle (...)
14Globalement, L. M. Möller16 critique les règles statutaires du mariage proposées dans les trois codes étudiés car ils répondent au modèle de société patriarcale existant dans ces pays. El‑Azhary Sonbol émet de plus fortes critiques du fait que ces codes reflètent l’essence du patriarcat tribal et les principes islamiques. Elle considère que les nouveaux droits apportés par ces codes s’appliquent aux caractéristiques naturelles (selon que l’individu est un homme ou une femme, mineur ou majeur, etc.) et aux unités familiales, et non à la liberté de deux personnes contractant une union. De sorte que « la loi reposant sur la différence de genre et de responsabilité biologique », elle implique l’autorité de la famille patriarcale et son idéologie qui reflète le pouvoir patriarcal de l’État17. La nécessité pour la femme de se pourvoir d’un tuteur légal qui transmet son consentement au mariage, va dans ce sens18 : ses compétences légales étant minimes, elle n’a pas la liberté de choix de son conjoint. De plus, il fallut une consultation publique et des interventions à la version préliminaire du Code de la famille du Qatar pour que la question de la polygynie soit envisagée et soumise à des conditions : équité de traitement des co‑épouses, preuve de la capacité financière du mari, et obligation d’information du projet de mariage du mari aux épouses déjà présentes19. Ces mesures témoignent des contradictions qui prévalent entre la législation constitutionnelle qui reconnaît l’égalité des droits entre l’homme et la femme, et le Code de la famille qatari qui ne considère la femme qu’à travers les droits de protection qui lui sont octroyés par la famille, selon les principes définis par la charia.
15L’Article 109 du nouveau Code qatari de la famille de 2006 montre l’adoption de changements au regard de la stricte application de la charia. En effet, il déclare que « le divorce intervient par la volonté de l’époux, soit directement, soit par l’entremise d’un mandataire dûment habilité ; ou encore par la volonté de l’épouse si l’époux lui a consenti le droit d’option au divorce ». Autrement dit, ce droit est accordé à l’épouse au titre d’option si cela a été expressément mentionné dans l’acte de mariage. Pour se faire, elle doit s’adresser à la cour et prouver que son mari ne remplit pas son devoir conjugal (soutien financier, désertion du foyer de plus d’un an, maladie…). En principe l’époux conserve unilatéralement ce droit (ṭalāq). Droit de répudiation, il doit désormais être justifié selon la procédure judiciaire qui identifiera les faits, tandis que le juge religieux (qadi) tentera une réconciliation des époux. Ainsi, le Code ne reconnaît plus la simple déclaration orale du mari par laquelle la prononciation par trois fois du terme ṭalāq signifiait la répudiation de l’épouse.
- 20 Breslin & Toby 2010, p. 407.
16Une autre option de divorce à l’initiative de la femme (khulc) est prévue par l’Article 122 du même Code de la famille. Un règlement rapide nécessite que les époux s’entendent sur le versement d’une compensation financière à l’épouse. En cas de désaccord, une période d’attente de six mois obligatoire est imposée au couple en vue d’une éventuelle réconciliation, suivie de l’arbitration judiciaire, quand bien même le mari n’a pas donné son consentement au divorce. Le refus de la femme de reprendre la vie conjugale implique cependant qu’elle abandonne tout droit à un soutien financier et qu’elle rende le montant de son douaire (al‑mahr). J. Breslin et T. Toby20 parlent de bonus aux droits des femmes à propos du divorce « khulc » car il permet aux femmes d’échapper à des « mariages malsains » ; bien qu’ils ne soient pas définis, il pourrait s’agir d’une grande différence d’âge entre les époux. D’après les auteurs, seulement 41 des 971 divorces enregistrés en 2007 étaient réalisés selon cette option.
- 21 Möller 2013, p. 28.
- 22 Anser, 2013.
17Point positif de ce Code, nous dit L. M. Möller21 : si la cour n’attribue aucune faute à l’épouse, malgré la volonté du mari de dissoudre le mariage, ce dernier voit son droit unilatéral de divorce limité par une obligation financière, afin d’assurer des ressources compensatoires à son ex‑femme. Ces résolutions qui sont inspirées de versions judiciaires d’Égypte et de Jordanie seraient, au Qatar, plus favorables aux femmes. Layachi Anser22 signale que les sociétés du Golfe ont toujours admis le droit de divorce accordé aux femmes selon la prescription islamique ; mais cette pratique a été largement « détournée » puisque la décision était généralement prise par les hommes. Une psychanalyste du Centre de Conseil Familial de Doha (qualifiée de féministe par d’autres Qataris interviewés) me rappelait d’ailleurs cette prescription au cours d’un entretien et elle blâmait la plupart des femmes, ignorantes de leur droit de ne pas y faire recours plus souvent.
- 23 Au Qatar (et dans les Émirats), le juge peut attribuer la garde de l’enfant à une mère non musulma (...)
- 24 Möller, 2013, p. 30 ; Welchman, 2010, p. 11.
18Des changements ont également été introduits dans le tutorat légal et la garde des enfants en cas de divorce (Article 166). Les États du Golfe attribuent la première fonction au père, à défaut, à la famille patrilatérale ; tandis que la mère assure la garde qui peut être fixée selon une limite d’âge ou un stade de la vie personnelle. Cette répartition des droits et des devoirs correspond de fait au modèle familial, au rôle des parents et à leurs responsabilités vis‑à‑vis des enfants. Dévolue à la mère23, la garde d’un garçon est fixée à 13 ans, celle d’une fille à 15 ans ; l’intérêt de l’enfant (garçon et fille) étant jugé primordial, elle peut être maintenue à 15 ans et jusqu’à la consommation du mariage de l’un ou l’autre. Dans tous les cas une décision judiciaire est prise dans l’intérêt de l’enfant. Comme le relève encore Möller, la prise en compte du bien‑être de l’enfant et de l’extension de la durée de garde au profit de la mère dans la décision judiciaire, est une réforme importante des règles islamiques. Le Code de la famille qatari livre des clefs permettant d’estimer le meilleur choix à faire pour l’enfant à l’égard de la personne qui en aura la garde, notamment : l’affection, la capacité d’éducation, de soins, d’environnement propice…24 La différence de traitement entre garçon et fille dans l’attribution a priori de la durée de garde déroge elle aussi aux dispositions constitutionnelles.
- 25 Voir ci‑dessus les normes actuelles selon le Code de la famille.
19Le divorce interrompt les liens d’alliance, ainsi que les droits et les devoirs réciproques des partenaires et de leurs groupes d’appartenance. Pour la femme il n’y a aucun effet sur son nom patronymique puisque l’épouse n’adopte pas celui de son mari, ses liens avec son groupe agnatique étant conservés. Pour les enfants du couple, rien ne change dans ce domaine du fait de leur rattachement à la parenté masculine et à l’idéologie patrilinéaire qui privilégie les droits de cette filiation25.
- 26 Les accusations les plus courantes portées contre des familles se revendiquant d’une authenticité (...)
20Au plan social une meilleure considération de la femme semble toutefois se dessiner, dont on peut en relever l’effet par son apparition dans la généalogie ; contrairement au schéma normatif de la parenté d’unifiliation qui ne la prenait pas en compte. Cela pourrait correspondre à ce que Paul Dresch (2005), a vu apparaître comme un nouveau phénomène dans les Émirats arabes unis : la reconnaissance de la parenté cognitive (ou bilatérale) dans les alliances matrimoniales. La filiation matrilinéaire figure dorénavant comme marquage identitaire des personnes. Mais ce qui n’est pas remarqué, c’est l’effet pervers de cette reconnaissance qui — au Qatar en particulier — tend à renforcer la discrimination idéologique entre filiation généalogique et rang social. Les usages conformistes des membres des tribus, font qu’ils mettent l’accent sur la différence entre conjoints si la norme d’homogamie n’est pas respectée26.
- 27 Voir le préambule, sur les défis qui sont posés au Qatar, ci‑dessus.
21Le troisième document de comparaison, « Qatar Vision 2030 », énumère les grandes orientations de la société du futur et les valeurs essentielles à défendre. Parmi celles‑ci : la préservation des traditions de la culture nationale ; la modernisation du pays ; les valeurs morales et religieuses, ainsi que les traditions ; un standard de vie élevé procuré grâce au développement du pays ; la formation de familles fortement unies soucieuses de leurs membres, qui maintiennent des valeurs morales et religieuses et des idéaux humanitaires ; l’accroissement des possibilités et du soutien professionnel des femmes qataries ; l’objectif visant à réévaluer leurs capacités, les faire pleinement participer aux sphères politiques et économiques, spécialement dans les rôles de décision. En préambule, le document établit un constat positif sur le pays qui, « malgré ses gains sociaux et économiques, ses changements politiques, a maintenu ses valeurs culturelles et traditionnelles en tant que nation arabe et islamique dont le principal pilier de la société est la famille »27.
22La comparaison de ces trois documents montre comment sont distinguées et coordonnées les orientations sociales imposées par l’État. Les droits des individus tels que la Constitution les formulent, sont rendus incompatibles avec ceux du Code de la famille qui ne les reconnaît pas. La vision 2030 demeure une orientation qui prend acte des changements sociaux mais ne s’engage pas à des provisions légales spécifiques. La question du divorce n’est pas soulevée en tant que telle, la famille dans son intégrité étant l’idéal des valeurs poursuivies. Cette conception du gouvernement n’est pas contestée par les familles. Ce qui semble l’être c’est le changement voulu par les autorités concernant les pratiques matrimoniales actuelles encore trop conformes avec les modèles traditionnels et sources de divorces. La section suivante expose les données et montre les choix normatifs des parents, les formes d’ajustements leur permettant d’entretenir des liens familiaux, ou de répondre à des nécessités financières.
23La volonté des autorités de réduire l’impact des alliances endogames n’a pas pour seule cause les divorces. Il est reconnu qu’elles consolident des logiques tribales. Par ailleurs, comme on le verra plus bas, l’augmentation des divorces est imputée, dans le discours officiel, à un accroissement des mariages avec des étrangers. Faire famille implique l’institution matrimoniale dont on comprendra combien elle est soumise à de multiples facteurs de transformation.
- 28 Au début des années quatre‑vingt l’Émir Khalīfa a créé un lotissement destiné aux employés supérie (...)
- 29 Les statistiques sur la taille des unités domestiques ne permettent pas de confirmer l’évolution e (...)
- 30 Alshawi & Gardner (2013) parlent de résurgence du tribalisme au Qatar. Mais leur démonstration s’a (...)
24La famille patrilinéaire demeure l’unité domestique de base. Dès les années soixante-dix, de grandes transformations urbaines ont été engagées par l’Émir Khalīfa (1972–1995). Celui‑ci avait la volonté de bannir les espaces communautaires basés sur les droits collectifs des groupes de filiation unilinéaire (généralement nommés « tribus »). Son objectif était de modifier la structure résidentielle pour l’organiser en ménages constitués de familles nucléaires. Ayant fait l’objet de fortes résistances de la population28, ses tentatives d’instaurer ce modèle d’habitat à l’instar de l’archétype occidental n’ont cependant pas abouti. Sorte de demi‑mesure adoptée par l’Émir Ḥamad qui a succédé à son père, la famille nucléaire s’inscrit dorénavant dans un réseau de parenté patrilocale29, c’est‑à‑dire que les unités d’habitations sont regroupées par lignages et non par tribus. Les liens fonctionnels que ces familles entretiennent par les relations d’existence collectives, contribuent au maintien des solidarités, de l’entraide, et du contrôle social de ses membres, notamment des femmes. Ainsi la structure résidentielle basée sur le regroupement lignager permet‑elle de maintenir l’identité tribale, quand bien même les tribus ont perdu leur réel pouvoir dans le pays. Car, au plan structurel, celles‑ci représentent l’ordre politico‑social dominant à la fois par leur nombre (quelle que soit leur origine), et leur structure de parenté qui est en conformité avec la société patriarcale30. Aux dires des Qataris soucieux de changements, elles incarnent les valeurs traditionnelles par opposition aux influences de la globalisation.
25La question de l’identité est au cœur des controverses autour du mariage avec des étrangers, qui s’imbrique avec une certaine mise à distance du mariage consanguin. La représentation des modalités de l’alliance matrimoniale renvoie au modèle classificatoire des sociétés arabes. Le mariage implique des droits et des devoirs des personnes concernées qui régissent les relations entre conjoints, entre parents et enfants. Le divorce a aussi des conséquences sur les groupes de parenté puisque l’idéologie de l’unifiliation patrilinéaire par laquelle ceux‑ci sont apparentés, indique le lien de filiation en ligne agnatique.
- 31 En pratique les cousins parallèles sont aussi des cousins croisés du fait de ces unions agnatiques (...)
- 32 De Bel-Air, 2012, p. 87.
- 33 De la compréhension et la perception du risque génétique au mariage consanguin au Qatar, voir : Ha (...)
- 34 Alharahsheh, 2015 ; l’auteure associe la baisse de fertilité des femmes et l’importance du célibat (...)
- 35 Cela permet d’inclure l’ensemble des groupes sociaux : qaba’īl (tribus), Huwāla (populations arabe (...)
26Selon la coutume, les sociétés arabes privilégient le mariage entre cousins parallèles patrilatéraux (les enfants de deux frères), éventuellement le mariage entre cousins croisés (les enfants d’un frère et d’une sœur31). Il existe une large littérature anthropologique classique sur ce sujet. Il était pratiqué dans tout l’espace arabe et musulman, en particulier parmi les bédouins. De nos jours au Qatar, les unions entre parents représentaient 49 % en 2009 (enregistrés à l’État civil) dont 25 % entre cousins issus de germains au premier degré en ligne paternelle ou maternelle32. À l’exception de ce type d’union, l’endogamie pour laquelle la presse locale livre régulièrement des informations alarmantes provenant du ministère du Développement et des Statistiques, présente une occurrence variable. De fait, les autorités s’alarment des risques génétiques que font courir les mariages consanguins, et la presse s’en empare fréquemment33. Le nouveau Code de la famille émet des interdits sur certaines alliances consanguines, parenté de lait notamment, dans les Art. 20 à 23. L’endogamie recouvre également un enjeu identitaire. Une étude récente en fait état à propos des mariages entre Qataris ; autrement dit entre nationaux. Elle illustre bien les motivations et les débats toujours en cours dans les pays arabes du Golfe entre endogamie, autochtonie et citoyenneté (muwāṭana), voire nationalité (jinsiya). La crainte exprimée dans cette étude est que la croissance de mariages avec des non nationaux ne conduise à un affaiblissement de l’identité culturelle34 . D’après mes observations, il y a peu de mobilités matrimoniales verticales entre les divers groupes sociaux du Qatar, ce qui pourrait contribuer à élargir les choix matrimoniaux. Le concept de « community » ou « al‑mujtamac » forgé sous le gouvernement de l’Émir Ḥamad devait exprimer l’unité sociétale/nationale du pays35. Les anciennes pratiques de préférence ou de prescription de mariage dans le cercle de parenté et d’identité ethnique et tribale proches se perpétuent néanmoins. D’une manière ou d’une autre, l’idée est de contracter une alliance au plus proche dans la parenté, et maintenir ainsi des liens de proximité (al‑qarāba).
- 36 Alharahsheh, 2015, p. 221.
- 37 De Bel-Air, 2014, p. 13.
27La tension entre endogamie biologique, d’un côté, et exogamie nationale, de l’autre, se nourrit de l’accroissement régulier des mariages avec un conjoint qualifié d’étranger depuis 1985. Alharahsheh36 l’estime à plus de 10 % depuis 2010, dont environ 8 % entre hommes et femmes du Golfe. La proportion des femmes alliées à un étranger surpasse même celle des hommes. De Bel-Air37 place le taux de Qataris ayant une épouse étrangère entre 8,5 % et 13,7 % des mariages contractés entre 2000 et 2011 ; tandis qu’à l’inverse, davantage de femmes auraient épousé des hommes du Golfe.
28Mes enquêtes ethnographiques auprès des Āl Nacīm du Qatar apportent des matériaux intéressants sur les femmes mariées à des non Qataris. Elles montrent que les stratégies matrimoniales garantissent le maintien des relations avec les membres de la tribu à l’extérieur du pays, en particulier au Bahreïn, dans les Émirats arabes unis et en Arabie saoudite. Et il s’agit bien d’une volonté des parents, à tout le moins d’organiser ce type d’union pour un des enfants et ainsi renforcer les liens de proximité au sein du lignage. Cette stratégie n’est généralement pas envisagée pour les fils en raison de leurs occupations professionnelles et la norme résidentielle de patrilocalité ou virilocalité ; autrement dit, c’est la fille qui, par le mariage, s’extériorise. Quant aux familles Huwāla, l’entretien de leurs réseaux marchands dans les pays arabes du Golfe et au Proche Orient va de pair avec les choix matrimoniaux des hommes. C’est un usage ancien, connu dans l’histoire des marchands. Les familles arabes Baḥārna chiites favorisant les mariages inter confessionnels et communautaires, sont aussi amenées à rechercher des épouses dans d’autres pays arabes du Golfe, au Bahreïn en particulier.
29Ces exemples de mariages entre proches parents, ou avec un conjoint étranger laissent supposer qu’il s’agit bien de choix matrimoniaux des familles.
- 38 D’après mes enquêtes, il y a bien une inflation du montant du douaire. Pour établir ce montant, le (...)
- 39 golkowska, 2014. Toutefois, dans les années 2000 un avocat d’affaires qatari me faisait remarquer (...)
- 40 De Bel-Air, 2012, p. 88.
- 41 Cependant l’apport de bijoux dans le douaire est obligatoire car ils deviennent le patrimoine de l (...)
30Les autorités qataries souhaiteraient faire changer ces pratiques à cause des risques génétiques d’une part, et d’autre part pour réduire le nombre d’unions avec un conjoint étranger, les deux étant — selon eux — une source principale de divorces. L’accent mis sur le montant élevé des dépenses occasionnées par le versement du douaire (al‑mahr) du fiancé à sa future épouse participe de l’idée que de moindres coûts favoriseraient un élargissement des choix matrimoniaux et réduiraient la quête de conjoints venant de l’étranger. Considéré comme prix de la fiancée, le douaire marque le transfert des droits du père au mari. Les études faites sur le sujet confirment que les dépenses (y compris celles de la fête de mariage) sont exorbitantes et en augmentation38. Elles occasionneraient des endettements qui seraient, selon K. Golkowska la principale cause de divorce39. De Bel-Air40, comme nombre d’autres auteurs, trouve dans ces grandes dépenses une des principales motivations de la forte proportion des mariages consanguins et des unions avec des conjoints étrangers. Concernant les mariages entre germains, la littérature anthropologique classique illustre la coutume selon laquelle la famille de la mariée exonérerait ou réduirait le montant du douaire. J’ai relevé de telles pratiques au cours de mes investigations ; de même qu’entre familles fortunées une contribution financière minimum est acceptée41.
31L’union d’un homme qatari avec une épouse ressortissant d’un pays de la sous région (surtout Inde et Iran) permet également de réduire le coût du douaire. Pratiquée au Qatar, mais jugée humiliante pour la famille, elle est le plus souvent dissimulée à l’entourage non familial. On voit là combien sont encore enracinés les comportements familiaux traditionnels concernant le choix du conjoint, mais également comment les familles savent contourner les contraintes pour se conformer à la nécessité du mariage. Les décalages entre normes et pratiques matrimoniales et sociales peuvent partiellement expliquer les taux élevés de divorce.
- 42 Sur le rôle de la famille nucléaire dans les sociétés arabes, on peut se rapporter à l’opinion cri (...)
32Ces données de terrain font comprendre l’ancrage encore profond des mariages au plus proche, qu’il s’agisse de maintenir les liens tribaux, ou des relations au sein des groupes sociaux qui se définissent par l’identité professionnelle ou religieuse. Dans ce contexte les mariages réalisés avec des conjoints étrangers n’expriment pas une volonté d’émancipation sociale des familles. Celles‑ci tendent à reproduire leurs modèles où l’individu n’a pas d’existence autre que son identification à son lignage (que ce soit réel ou fictif), sa parentèle de réseaux économiques, son groupe confessionnel. On comprend également que l’orientation prise par les autorités de valoriser la famille nucléaire ne correspond pas à la réalité puisqu’elle est inscrite dans une structure résidentielle lignagère ou à parenté élargie chez les communautés socio‑confessionnelles. Dans ce cadre les relations patriarcales sont maintenues42.
- 43 La globalisation est à distinguer de la mondialisation en tant qu’effets imposés par le néolibéral (...)
- 44 Qatar Population Status, 2012, p. 11. Malgré des données incertaines, ces taux atteignaient plus d (...)
- 45 The Peninsula, 20/1/2017 ; Gulf News, 23/3/2017 ; Doha News, 23/3/2017.
- 46 The Peninsula, 20/1/ 2017. Situation déjà présente en 2010 (De Bel-Air, 2012, p. 85).
33Comment interpréter les taux importants de divorces, constatés depuis ces dernières années par les autorités qui y voient souvent un effet de la globalisation43 ? En 2009, 2010, 2011, ils auraient atteints respectivement : 41 %, 46,8 %, 39,7 % de la totalité des mariages44. En 2017, toute la presse locale rapporte les inquiétudes des autorités sur les taux de divorces enregistrés au Qatar45. Malgré un déclin de 24 % entre 2009 et 2015, relevé par le ministère du Développement et des Statistiques, cela correspondrait à un accroissement de 71 % depuis l’année 2000. L’année 2015 aurait vu son plus fort taux de divorce (65,4 %), surtout dans les cinq premières années de mariage ou avant même sa consommation46.
- 47 Dans ces divorces rapides sont inclus les unions non consommées. Tofol Al‑Nasr (Al‑Nasr, 2011, p. (...)
- 48 El‑Haddad, 2003, p. 7.
- 49 De Bel-Air, 2012, p. 85.
- 50 En 1993, le taux de contrats de mariage indiquant que le mari avait une autre épouse était de 7 % (...)
- 51 Le Code de la famille reconnaît la violence faite aux femmes, mais n’a pas condamné spécifiquement (...)
- 52 Ibid. ; Welchman, 2010 ; Möller, 2013 ; Nations Unies‑Cedaw, 2011. La violence domestique est répe (...)
34Les causes de divorces rapides — c’est‑à‑dire après moins de cinq années de mariage– sont généralement attribuées au manque de liberté dans le choix du conjoint47, les mariages étant le plus souvent du ressort des parents. Aucune certitude ne permet d’associer la pratique du mariage au plus près dans la parenté — issus de germains — et le grand nombre de séparations des couples. Dans son recensement des motifs de divorces dans les pays arabes du Golfe, El‑Haddad48 met l’accent sur l’absence de rencontre des futurs conjoints avant la signature du contrat, du fait des mariages arrangés par les parents. Les statistiques de l’année 2000 qui montraient 30 % de divorces rapides dans les deux premières années de mariage pourraient cependant résulter d’unions infécondes49. La décision du mari de prendre une co‑épouse50, l’épouse délaissée ou maltraitée51 par son mari, les trop fortes interférences des parents, sont d’autres circonstances menant au divorce, notées par El‑Haddad52. Et, comme nous l’avons vu précédemment, l’accroissement du coût du mariage serait une des raisons majeures de divorces dans ces dernières années.
- 53 De Bel-Air, 2012., p. 86. Voir aussi : Rand Qatar Policy Institute, 2008, p. 10‑11 ; Ministry of D (...)
- 54 Al‑Nasr, 2011., p. 46‑47.
35Le niveau d’éducation pourrait être également à relier aux divorces. Dans la catégorie des couples les moins éduqués le taux de divorces enregistrés en 2010 est plus élevé que parmi ceux ayant un niveau scolaire secondaire et au‑delà53. La disparité d’instruction entre les hommes et les femmes qataris, mariés, est relevée par nombre d’auteurs54 ; les femmes sont plus instruites que les hommes, et l’écart tend à s’élargir au cours des années. Serait‑ce un critère de divorce ?
- 55 Selon El‑Haddad (2003, p. 9), en 1999, 66,5 % des hommes et des femmes qataris se mariaient entre (...)
- 56 Rand Qatar Policy Institute, 2008, p. 9 ; selon les mêmes enquêtes réalisées en 2005, les femmes n (...)
36Le travail des femmes et son implication éventuelle comme cause de divorce ou de célibat est signalé par El‑Haddad. Si l’âge du mariage est devenu tardif dans les pays du Golfe, la volonté des femmes de voir se réaliser leurs souhaits personnels en matière d’éducation ou de profession55 jouerait un rôle dans leur refus du mariage. Le document du Rand Qatar Policy Institute 200856 confirme ce point de vue à propos des femmes qataries. Commanditée par le gouvernement, cette étude montre les problématiques du changement social en cours, notamment le rôle et les attentes des femmes — jeunes — qui représentent une force sociale visible.
- 57 De Bel-Air, 2012, p. 85.
- 58 Ministry of Development & Planning Statistics, 2016, p. 13.
37Bien que ni la disparité des niveaux d’éducation dans le couple, ni l’emploi des femmes, ne soient donnés comme motivation au divorce dans l’ensemble des recherches consultées, mes interviews conduits auprès des hommes et des femmes témoignent de divergences d’aspirations personnelles. Les arguments fréquemment entendus étaient d’une part, la crainte des hommes devant les exigences des femmes, principalement dans le domaine financier et la mobilité ; d’autre part, côté femmes, le désir d’une reconnaissance de leurs compétences professionnelles, de l’acquisition de gains en propre, et d’une plus grande mobilité de déplacements. Il est certain que les discours de Cheikha Mūza bint Nāṣir Āl Misnad, épouse de l’Émir Ḥamad, ont eu une forte influence sur la prise de conscience du rôle de la femme qatarie. Si les demandes formulées par les femmes ne conduisent pas forcément au divorce, j’ai pu constater combien le célibat était répandu parmi celles ayant privilégié la poursuite de leurs études, sans pour autant avoir obtenu un travail répondant à leurs aspirations. Elles savent que leur avancée en âge réduit leur chance de trouver un conjoint et elles refusent l’alternative de la polygamie. Les familles composées de femmes célibataires vivant chez leurs parents me semblent importantes en nombre. Fr. De Bel-Air57 constatait déjà cette installation des femmes dans le célibat définitif en 2010 ; ce qui est confirmé en 201558.
- 59 Mobin Pandit, The peninsula, 12/11/2011.
- 60 Ce problème était déjà posé dans les années quatre-vingt-dix. Les domestiques philippines employée (...)
38En 2011, un journaliste de la presse locale a résumé sous le titre « Social cost of development » les problèmes auxquels faisait face le pays59. Dans un bref rappel des changements, il note la prospérité comme facteur non déterminant dans « les chocs sociaux et culturels… ». Analysant les causes de divorce dans les ménages (devenus nucléaires), il met en cause le rôle des parents, principalement celui de la mère qui se décharge de ses devoirs en recourant à des aides ménagères étrangères ou des nurses ne parlant pas la langue arabe60. Le travail des parents, notamment celui de la mère, est mentionné comme facteur perturbant la durabilité des unions, et la volonté des femmes d’atteindre un niveau d’éducation élevé, responsable du célibat ou de l’âge tardif du mariage. À cela s’ajoute une consommation de biens croissante (y compris alcool, drogue, tabac), source de contraintes financières et d’endettement. Les taux importants de divorces engendrent de la violence et de la négligence envers les enfants. Aussi rappelle t‑il l’objectif de la Qatar National Vision 2030 de faire de la famille le pilier de la société, de renforcer la responsabilité des parents et de réduire la dépendance des familles envers la domesticité étrangère.
39Cet article du quotidien anglophone The Peninsula, rédigé par un journaliste indien, est particulièrement intéressant car il fait le point sur les réalités familiales et sociales auxquelles le gouvernement est confronté ; et il dessine les directions à prendre afin de résoudre les problèmes. Ces réalités alimentent souvent les conversations au sein des familles, comme j’ai pu encore le constater lors de ma mission sur le terrain en 2013. Il faut surtout noter que la cause de tous les maux de la société qatarie est fréquemment attribuée à la globalisation dont les effets se feraient sentir dans tous les domaines et contribueraient à la perte des traditions culturelles, dont participent les composantes de la famille.
- 61 Voir les définitions livrées par T. J. Al‑Nasr, 2011, p. 50. Le misyar appliqué chez les sunnites (...)
- 62 Fr. De Bel-Air (2012, p. 85), note qu’après le divorce de l’homme ou de la femme, il n’y a pas de (...)
40On peut mettre en relation ces refus de mariage avec le développement apparent d’un phénomène social récent dans les pays du Golfe et au Qatar : le mariage misyar. Tantôt défini comme un mariage temporaire ou mariage de voyage, il serait une résurgence d’un modèle islamique ancien61, de durée limitée non spécifiée. Il est l’objet d’un contrat signé par un homme et une femme et légitimé par un qadi. L’homme n’a aucune responsabilité juridique sur les enfants nés de cette union. Les avis des Qataris semblent partagés à ce sujet et la mesure de sa prégnance est l’objet de bien des rumeurs. Le plus souvent condamné pour des raisons morales, ses défenseurs le perçoivent comme un moyen d’assouvissement des besoins sexuels, à défaut d’envisager un mariage stable en raison des coûts élevés. Ce type d’union, généralement tenu secret par les personnes concernées, serait aussi apprécié en cas de célibat, divorce, ou veuvage, qui sont aux dires des femmes l’objet de discriminations sociales62. On comprend à travers le développement de ce phénomène que la volonté gouvernementale est d’encadrer les comportements sexuels par l’institution islamique qui, au Qatar, est représentée par le Cheikh al-Qarḍāwi des Frères musulmans. Car, selon l’islam, le mariage est une obligation.
- 63 Il n’existe aucune ONG ou association indépendante au Qatar.
41En 1998 a été créé un Conseil suprême des Affaires familiales (Qatar Supreme Council for Family Affairs — QSCFA) sous l’autorité de l’Émir Ḥamad bin Khalīfa Āl Thānī et la présidence de sa seconde épouse Mūza bint Nāṣir Āl Misnad. Dédiée aux recherches et initialement centrée sur le Qatar selon une approche juridique, l’institution a élargi son champ en 2004 en l’orientant sur la famille, les droits des femmes et des enfants (notamment), et l’a étendu à l’ensemble des pays du Golfe, du Maghreb et du Machrek. Dépendant de la Qatar Foundation — pôle universitaire créé par la Cheikha Mūza — elle offre des bourses d’étude et de recherche, et organise réunions et séminaires. Ce QSCFA, qui est une ONG patronnée par le gouvernement63 (une « RONGO » ou « Royal NGO » pour reprendre la terminologie parfois utilisée) ayant le contrôle sur les autres organisations du domaine familial, préparait alors son affiliation aux agences internationales des Nations unies, et notamment la CEDAW.
42Le Centre de Conseil familial est l’émanation de ce Conseil suprême. Il a commencé ses activités en 2002–2003 dans le but de renforcer la stabilité de la famille et d’améliorer les comportements de solidarité au sein du couple. À vrai dire il s’agissait surtout d’apporter des solutions pour réduire le taux de divorce. Ce Centre a mis en œuvre un programme qui s’adresse aux familles et à leurs membres (quelle que soit leur origine), aux jeunes mariés ou fiancés à titre informatif, et aux couples cherchant à résoudre leurs problèmes. Il a pour cadre les droits et les valeurs de l’islam. Organisé par cessions de 3 à 5 jours, il allie des thèmes sur le comportement du couple (aspect psychologique), l’économie (gestion du budget), la religion et les valeurs familiales, la sexualité (préparation au mariage), l’encouragement à la reproduction, etc.
43L’objectif du Centre est d’apporter des réponses aux maux de la société, d’aider les familles à préserver leur vie de couple ; en cas de divorce, d’accroître la responsabilité des parents à l’égard des enfants, et d’intervenir, par des conseils, s’ils recourent aux domestiques. Dans le domaine économique, il ne s’agit pas de motiver les femmes à trouver un emploi, mais d’apprendre au couple à gérer ensemble son budget (en lien avec les problèmes d’endettement).
44L’orientation prise par le Centre s’inspire d’expériences qui existent dans d’autres pays, en particulier en Arabie saoudite et en Malaisie, donc très conservateurs. Afin de se faire connaître il utilise les médias, organise des sessions de formation d’un mois pendant l’été destinées aux adolescents. Et il est en lien avec l’administration familiale et religieuse qui lui transmet les noms des futurs mariés ou en instance de divorce afin de proposer ses services ou sa médiation. D’après mes interlocuteurs du Centre, les consultants sont surtout les femmes ; même la préparation au mariage attire peu d’hommes. Un des aspects dont s’honore le Centre est l’assistance apportée aux enfants afin de faciliter les visites du père divorcé, grâce à des psychologues. Auparavant les rencontres s’effectuaient dans un centre de police. Au nombre de mes questions dont les réponses ont été éludées, celle des pères remariés qui ont la garde d’enfants mais les délaissent pour satisfaire leur nouvelle épouse.
45Mes interlocuteurs étaient unanimes dans la conclusion de nos entrevues : les conseils fournis respectent le cadre des normes de l’islam qui fait de la famille la clef de voûte de la stabilité et de l’équilibre de la société.
46Une large campagne médiatique est menée en parallèle afin d’encourager les jeunes à se marier et à se reproduire ; elle vise aussi la condition de divorcé et de veuf jugée préjudiciable pour la famille. L’objectif de cette campagne est de renforcer les conduites religieuses à travers l’obligation du mariage, etc. Il est à noter que la majorité des décisions cherchant à trouver des solutions, atteindre des objectifs… sur les questions du mariage et du divorce mettent en cause les femmes.
47En outre, depuis 2011, un « marriage fund » a été mis en place par le gouvernement afin d’apporter une aide financière, le prêt de salles de mariage notamment, aux futurs couples.
48Pour les autorités du Qatar, la haute fréquence de divorces qui semble se perpétuer depuis une décennie est inquiétante et serait l’effet d’un désordre social dû à la globalisation. Les phénomènes de changements sociaux étant toujours complexes, le gouvernement tente de répondre par la promotion d’un modèle de développement d’une « modernité islamique ».
49Cette politique est menée de façon centralisée, sans débat contradictoire, dès lors qu’aucune organisation non gouvernementale (ONG) indépendante ne peut prendre de position contradictoire ou discordante. En effet, les organisations de défense des droits humains, les associations féminines notamment, sont toutes cooptées et contrôlées par l’État qui place à leur tête un membre de la famille régnante ou un notable proche du pouvoir. De surcroît, cette politique est imprégnée de forts accents nationalistes : il s’agit de limiter, endiguer, les effets de la globalisation, considérée comme une menace, pour promouvoir des valeurs, normes et pratiques propres à la société qatarie idéale.
50Le renouveau programmé s’affiche à la fois par l’idée de modernité et par l’enracinement des traditions sociales et culturelles. La question du divorce permet ainsi aux autorités de redéfinir leur vision de la famille et de rappeler les valeurs qui la sous‑tendent. En ce sens, le mariage entre germains est à proscrire, car il assure le maintien des solidarités lignagères. En outre, le choix du conjoint étant fait par les parents, il serait une cause probable de divorce, et donc une pratique à faire évoluer. Comme sont jugés négatifs les unions mixtes entre conjoints extérieurs aux pays arabes du Golfe par crainte d’un déséquilibre de population à l’intérieur du pays.
51L’étude du divorce est en rapport étroit avec le statut de la famille et des membres qui la composent. La comparaison entre les lois de la Constitution et les juridictions du Code de la famille montre de grandes divergences quant à l’égalité de genre et le statut personnel.
52Certes, le Code de la famille marque un progrès car il offre un cadre de législation, alors qu’auparavant le juge régentait selon sa propre interprétation de la charia. Sa lecture révèle cependant que malgré l’égalité que la Constitution accorde à l’homme et à la femme, le Code de la famille restreint en pratique les droits de l’épouse. Celle‑ci a peu de compétence légale. Son existence n’est reconnue que dans le cadre de la famille patriarcale qui la place dans une relation de dépendance et de subordination. C’est ce même statut que lui octroie la charia.
- 64 Dresch, 2005, p.31, à propos des lois sur la famille dans les Émirats arabe unis.
- 65 Sharabi, 1988.
53Le gouvernement répond au problème du divorce en renforçant le rôle de la famille par la médiation des valeurs de l’islam. C’est que l’État règle les lois sur la famille selon l’idéologie nationaliste, comme le souligne P. Dresch64 : le mariage qui était une affaire privée, devient une affaire publique. Quels que soient les désirs d’émancipation des femmes — et des hommes d’ailleurs — tous doivent se conformer aux normes imposées par « un patriarcat ‘modernisé’ », qui allie des modalités de la tradition et de l’islam, et correspond bien au néopatriarcat , défini par H. Sharabi65. On peut donc se demander quel sera le futur de ces réformes qui ne sont pas issues de mécanismes démocratiques répondant à l’évolution des comportements, et qui semblent impuissantes à freiner l’évolution de ces derniers.