- 1 Mes plus vifs remerciements vont à Muḥammad Sa‘īd Ḥārib et la production de Frīj, qui ont accepté d (...)
- 2 Si Frīj fait figure d’œuvre-pionnière, cette chaîne a diffusé depuis la même année 2006 un autre de (...)
1Frīj (Le quartier) est une série animée satirique destinée aux adultes, ayant rencontré un succès considérable dans l’ensemble des pays du Golfe, produite pendant trois saisons consécutives à Dubaï par Muḥammad Sacīd Ḥārib entre 2006 et 20091, puis de nouveau en 2011 après une interruption de deux ans, et diffusée pendant le mois de Ramadan sur la chaîne privée « Sama Dubaï »2. Frīj suit et revendique le modèle d’œuvres d’animation américaines comme The Simpsons ou Family Guy, dans une perspective plus édifiante et moins iconoclaste — ce qui est après tout attendu dans une nation en construction qui ne peut encore se moquer de mythes fondateurs encore en voie d’édification. Le but que se fixe cet article est de lier la question de la représentation à l’analyse linguistique.
- 3 S02E07, épisode “Khabar kāḍib”.
- 4 Voir DVD de la saison 2, disque 4, section « Script ». DVD Freej, Dubaï, Lammtara Productions, 2009 (...)
2 Un grand nombre de questions sociales et de problèmes liés à la transformation express de Dubaï en un temple du consumérisme effréné sont traités au fur des épisodes, traduisant une préoccupation écologique, une attention à la préservation de l’identité, et une inquiétude diffuse (mais nécessairement respectueuse) devant la politique de développement menée par l’émir Muḥammad b. Rāshid Ᾱl Maktūm et l’acculturation progressive des Émiriens devant la mondialisation. Certains épisodes se montrent assez audacieux, ainsi par exemple une amusante dénonciation de la fausse dévotion et de l’inanité intellectuelle des prêcheuses islamiques qui se rendent en groupe auprès des femmes au foyer3. Ils se concluent cependant le plus souvent sur une morale attendue, appelant à la conservation des ressources, la modération, et une ouverture culturelle ne sacrifiant pas l’attachement à la culture nationale, aux valeurs bédouines, à la langue, la poésie, la religion et le respect des aînés. La question de « l’archivage » des mœurs d’avant la transformation de ce pays en un lieu de l’opulence, et sur le plan linguistique, la conservation des tours, des idiomatismes et des proverbes locaux sont une préoccupation permanente du producteur, tout comme l’est la dimension didactique (il parle de mawāḍīc hādifa)4. La charge satirique demeure subordonnée à un impératif édifiant, qui heureusement sait rester secondaire et ne menace pas la réussite comique de l’entreprise. La réussite du projet implique la difficile conciliation entre la maturité, la sensibilité à l’autodérision et à la satire, l’inclusion dans les codes de la culture mondialisée, et la capacité à la critique réflexive de la part d’une frange de la jeunesse formée et diplômée en Occident — comme c’est le cas pour le concepteur et producteur, et la sensibilité plus traditionnelle d’une large partie du public, pour un show qui demeure familial dans sa réception et festif du fait du moment de sa diffusion.
- 5 Le personnage décède dans l’épisode final de la dernière série, laissant entendre la disparition dé (...)
- 6 L’acteur qui la double, Sālim Jāsim, est lui aussi noir.
- 7 L’actrice qui la double, Ashjān, n’a pas d’accent particulier et doit constamment veiller à mal pro (...)
- 8 Une évolution très importante s’est cependant dessinée en novembre 2011 avec le décret du Cheikh Kh (...)
- 9 En dépit de sa kunya, le personnage n’est pas reçu par le public comme chiite : cAlī (diminutifs cA (...)
- 10 Sur cette appellation, voir Kanna, 2010, Sreberny & Torfeh, 2013.
- 11 Sur les Iraniens de Dubaï, voir Moghadam, 2009.
3 Les personnages principaux, héroïnes comiques du dessin animé, sont quatre femmes âgées (ciyāyiz), vêtues d’un costume émirien traditionnel tel qu’on ne le rencontre plus guère que dans les Émirats du Nord ou dans les reconstitutions touristiques comme le Heritage Village d’Abu Dhabi. Elles ont le visage orné du fameux masque doré (baṭṭūla, bargac) typique de la région, un ornement dissimulant très peu le visage qui a, lui aussi, presque disparu des usages, remplacé soit par le voile noir simplement posé sur les cheveux, soit le sévère niqāb de l’islamisme contemporain. Les quatre femmes représentent allégoriquement les composantes de l’identité émirienne moderne, ou du moins celles qui ont été retenues par les scénaristes : Umm Sacīd, sage et posée, amatrice de shicr nabaṭī (poésie traditionnelle bédouine de la péninsule Arabique, du Sinaï et de Jordanie) et de proverbes, dont le dialecte et l’accent sont identifiés par les locuteurs émiriens comme de type Banī Yās, la confédération tribale dont sont issues les familles au pouvoir dans la confédération et l’aristocratie d’Abu Dhabi, tout comme les familles bien plus modestes vivant précisément dans la banlieue d’Abu Dhabi dite Banī Yās. Son statut de « sage de la bande » correspond à l’image du bédouin à la fois visionnaire et mesuré construite par le « roman national » officiel et hagiographique qui sanctifie la figure de Zāyid b. Sulṭān Ᾱl Nahyān (1918–2004)5 ; Umm Sallūm, atteinte de pertes de mémoire, et dont l’accent n’est pas identifié autrement que comme commun à Dubaï et Abu Dhabi, sans être spécifique à un groupe ou une autre région. Son hypomnésie fait pendant à l’hypermnésie d’Umm Sacīd, illustrant le double mouvement d’effacement du passé et de recherche d’une accroche identitaire qui caractérise ces figures allégoriques ; Umm Khammās, mégère de Dubaï, cuisinière et chanteuse de mariage (ṭaggāga), noire, veuve d’un pêcheur de perles, qui illustre à la fois les composantes « maritime » et « africaine » de la population6 (l’onomastique désigne immédiatement son origine africaine, les familles bédouines n’utilisant pas les « noms de la semaine » de type Khamīs/Khammās, Jumca, Rabīca, etc.) ; Umm cAllāwī enfin, la plus moderne, citadine et instruite des quatre, ne quitte jamais son ordinateur portable sur lequel elle boursicote et amuse les autres comme les spectateurs par son accent persan et ses fautes d’accord7. Elle illustre la seconde des composantes exogènes assimilées dans le tissu national avant la fondation de l’État fédéral, les populations d’origine iranienne. L’accent iranien d’Umm cAllāwī la caymiyya (de « caǧamiyya », « Persane ») ne correspond pas à une intention de représentation réaliste ou vraisemblable (le personnage n’est pas construit comme représentant une immigrée de fraîche date ; si elle devait illustrer de manière vraisemblable une couche de persanophones plus anciennement intégrée, son accent se serait normalisé au bout de plusieurs générations) : il s’agit simplement pour les scénaristes de représenter et signifier son origine. La linguistique (la phonologie et un point de syntaxe) en sont donc chargés. Ce n’est donc pas l’immigration iranienne récente (post révolution de 1978) qu’elle représente, mais des vagues plus anciennes, celles arrivées au début du xxe siècle et qui se sont fondues dans la population bien avant la fondation de l’État (1971) sous la houlette du Cheikh Zāyid, à une époque où l’absence d’enjeu économique et identitaire permettait à la côte est du golfe Persique d’être un creuset d’assimilation de nos jours refusé par l’État comme par les « nationaux » (muwāṭinūn) : ces mêmes composantes autrefois assimilables ne pourraient plus de nos jours prétendre à s’intégrer dans une nation qui ne se présente en aucun cas comme inclusive, l’accession à la nationalité étant soumise à des conditions draconiennes8. Umm cAllāwī9 allégorise aussi bien les arabophones ou persanophones sunnites du sud iranien venus au début du xxe siècle avec le commerce maritime et installés à Dubaï dans les quartier de Dayra et Bastakiyya (qui échappa en 1988 à la démolition et se vit transformé en quartier patrimonial) — ceux que leurs compatriotes comme certains Émiriens désignent du terme de Khodmūnī (les nôtres, ceux de chez nous en persan10) —, que les Balouches, venus du sud-est iranien et sud-ouest pakistanais, marginalisés dans leur patrie d’origine, et qui forment une partie des rangs de la police et de l’armée nationales11.
- 12 Prononcer Sūgāt. Sūqāt (1928–2004) était un poète conservateur originaire de l’Émirat de Dubaï. Voi (...)
4 Chaque épisode des deux premières saisons se conclue par la récitation d’un épigramme satirique dialectal du poète Muḥammad b. Aḥmad b. Sūqāt12 :
- 13 Le réflexe de la tā’ marbūṭa dans ce texte ne laisse pas clairement entendre un -h final comme dans (...)
- 14 mā yiḥtāy (réflexe de yiḥtāǧ) est une forme impersonnelle ne s’accordant donc pas avec lǝ-kbār qui (...)
- 15 ǝnhiyaw réflexe de [ǝ]nhiǧaw, conj. suffixale 3MP du verbe nihaǧ/nihay, aller (se rapprocher de nah (...)
- 16 verbe niwa, avoir l’intention ; dašš-yidišš : entrer.
- 17 barāǧic < barāgic, la palatalisation semble plus courante au pluriel qu’au singulier.
- 18 brāya, étymologiquement bi-rāy-a (selon son avis, opinion) est un idiomatisme signifiant « comme c’ (...)
« gāl baṣṣ ǝl-ciyāyez marr-ǝ mašḥūn / yitcallaman kitb[a] w-grāya13
dǝḫal Ḥǝsǝn w-iδhar yā Ḥassūn / [i]ktibū-lhum dīč wi-diyāya
lǝ-kbār ma yiḥtāy ygrūn14 / ciyālhum canhum kifāya
yōm ǝnhiyaw15 w-ǝnwaw ydiššūn16 / ṣarraw l-barāǧic17 fī l-wigāya
yibġan waδīfǝt tilifizyūn / walla mhandis lil-bināya
ciyālhum bātaw yiṣīḥūn / w-ḥagg el-rāyil gālaw brāya18 »
- 19 Ce vers est ambigu : il peut s’agir des conversations des femmes dans le bus amenant au cours d’alp (...)
- 20 On peut aussi comprendre, si leurs enfants sont adultes : « désormais leurs enfants crient [de rage (...)
« Le bus des vieilles passe chargé
Elles vont apprendre à lire et écrire
Entre, Ḥasan, et sors Ḥassūn
Apprenez-leur à écrire « coq » et « poule »19
Les vieilles n’ont pas besoin d’apprendre à lire :
Leurs enfants s’en chargent bien pour elles !
Du jour où elles sont parties pour entrer [à l’école?]
Elles ont resserré leurs voiles pour plus de sécurité
Veulent-elles un emploi à la télévision
Ou un poste d’architecte au chantier ?
Elles laissent maintenant leurs enfants crier20
Et ne respectent plus le droit de leur mari ! »
- 21 Voir le site http://fazza.ae/vb/t412692.html, accédé en janvier 2012.
- 22 Ni cette pièce ni ce poète ne figurent cependant dans l’anthologie de Holes & Abu Athera, 2011.
5Le ton réactionnaire de la pièce provoqua une intéressante polémique au début des années 1970 lors de sa composition21, le frère du poète, Ḥamad b. Sūqāt, lui répondant en défendant le droit des femmes de toutes générations à l’éducation et soutenant les campagnes d’alphabétisation menées par l’État. La raison de son inclusion à la fin des épisodes n’est pas explicitée par le producteur et apparaît en décalage idéologique avec le ton de la série : il s’agit peut-être d’un simple clin d’œil à une pièce apparemment connue du public amateur de poésie dialectale22 et faisant un lointain écho à la thématique de l’émancipation de quatre vieilles femmes, ou d’une volonté d’inscrire la série dans le patrimoine — outre la volonté de le conserver, en la reliant à une tradition orale hautement prestigieuse.
- 23 Parler à distinguer du parler des Émiriens dans leurs interactions avec des arabophones non ressort (...)
- 24 Voir Holes, 2007, 2011 et Qafisheh, 1997.
- 25 Une tendance à la différenciation de genre plus systématique dans les pronoms clitiques pluriels et (...)
- 26 Holes, 2011. Dans son article précité de l’EALL, Holes utilise au contraire la lettre B pour désign (...)
- 27 ibid., p. 134.
- 28 ibid., p. 136.
6Les quatre femmes parlent le même dialecte, le dialecte commun-koinè des Émirats arabes unis23, lui-même assimilable à une déclinaison locale du Gulf Arabic, parler de type bédouin issu des dialectes najdien de l’Arabie centrale présentant aussi des traits communs avec les parlers omanais, mais ayant perdu un certain nombre de caractéristiques bédouines24. La volonté de présenter un parler émirien « authentique » est patente chez les auteurs, et lors du doublage, les énoncés sont répétés et corrigés en permanence pour parvenir à cette correction chez Umm Sacīd et Umm Sallūm, les deux autres personnages ayant un parler plus « vulgaire » (Umm Khammās) ou déparé de fautes (Umm cAllāwī). On note quelques différences minimes entre les locutrices25. Il est remarquable qu’aucun de ces quatre personnages citadins ne parle un des dialectes « de type B » (parlers de sédentaires non-bédouin ou non-bédouinisé, lié à l’agriculture, comportant des emprunts à l’araméen, comme le parler chiite de Bahreïn) tels qu’analysés par C. Holes26, y compris le parler du personnage d’origine iranienne qui ne comporte par ailleurs aucun emprunt notable au persan : sans doute les générations émiriennes actuelles n’ont-elles plus accès à un vocabulaire et des référents culturels liés à « l’autre rive » que leurs grands-parents auraient compris. Ce que parlent les personnages est certainement une forme de cette « homogenised form of speech which is heard in Gulf soap operas, talk shows and vox-pop interviews »27, dans sa dérivation émirienne, forme qui gomme certaines particularités ethniques, communautaires et géographiques. Mais en l’absence d’études en synchronie et en diachronie des parlers des Émirats, ce qui incite à la prudence sur les jugements apportés, il semble que la situation soit différente de celle de Bahreïn et que la relative homogénéité des parlers reproduits dans le feuilleton corresponde à des situations authentiques de communication (authenticité nécessairement relative dans un texte écrit et fictionnel) et ne se réduise pas à l’intention de recréer « [...] the sense of a shared past and a continuity of culture accross the generations at a time when the pace of change in the real world in disconcertingly rapid »28. Au contraire, la langue comme reflet des évolutions sociétales est un des thèmes de la série.
7Comme toute production culturelle populaire, ce dessin animé tient un discours performatif sur l’identité nationale tout en interrogeant celle-ci et en ouvrant le débat. La question de l’identité, de sa définition et préservation, est centrale, non seulement dans l’épisode que nous avons choisi d’exploiter (S02E03, Fatakāt), ce qui n’apparaît pas nécessairement au premier degré pour le spectateur, mais plus généralement dans la série, et ce depuis le titre de la série et le générique. Frīj (pl. fǝrǧān, de farīq), le quartier du village ou de la ville, est supposément le lieu de socialisation traditionnel, fait d’habitations à un étage où tout le monde se connaît, où l’on fait ses courses chez l’acariâtre épicier pakistanais du coin de la rue (Aġā Akbar Aṣghar, personnage récurrent), et où on fait coudre et copier ses robes chez le même « same-same » indien, etc.
- 29 L’exemple le plus caricatural est sans doute Hari, 2009.
- 30 Sur la mosaïque de Dubaï et sa politique de développement, voir le numéro spécial “Mondialisation e (...)
- 31 Production MBC, six saisons diffusées pendant ramadan 2006-2011, les événements se déroulent pendan (...)
- 32 Le proverbe figure dans le dictionnaire de Qafisheh, racine س-م-چ.
8Le générique virtuose s’ouvre sur un travelling partant des nuages du ciel pour plonger vers la mer du golfe d’Oman, où les boutres se meuvent à la vitesse de catamarans dans une régate et se font la course, comme les jeunes Émiriens sur les autoroutes du pays. Umm Sacīd apparaît en premier (honneur à l’élément bédouin), cafetière dālla à la main (on se souvient comme la dālla fut choisie comme symbole culturel du pays pour être placée en version géante et statufiée au rond-point final d’Airport Road à Abu Dhabi) ; puis apparaît Umm cAllāwī, un téléphone portable à la main ; Umm Sallūm, le personnage le moins bien caractérisé ; et enfin Umm Khammās et son micro de chanteuse. La caméra virtuelle part dans une seconde plongée, conçue comme un roller-coaster, dans le canyon des gratte-ciels de Shaykh Zayed Road, passe entre les Jumeirah Emirates Towers pour un fondu au blanc qui s’ouvre sur le quartier traditionnel, le frīj dissimulé au cœur de la ville, aux bâtisses surmontées de barājīl (du persan « bād gīr », tours à vent assurant la circulation de l’air et une fraîcheur relative dans les demeures d’avant l’air conditionné), lieu de l’authenticité dissimulé par les buildings. La caméra circule tout aussi rapidement dans les ruelles du frīj mais cette fois en reculant jusqu’à la mer et aux boutres, le travelling arrière suggérant un retour au temps originel, celui des Émirats « d’avant », dimension fantasmatique soulignée plaisamment par la voix off : « cind ǝl-ciyāyiz kill šay yāyiz », « avec les vieilles tout est possible ». L’ironie, qui n’échappe à aucun résident des Émirats, est bien sûr que ce « vrai Dubaï » émirien dissimulé au cœur des gratte-ciels, accessible pour quiconque accepterait de passer au travers de l’écrin clinquant (dont la facticité est répétée ad-nauseam par les enquêtes de presse)29, ce vrai Dubaï n’existe pas. Bastakiyya est une zone touristique, Dayra et Būr Dubay ont été modernisés, et le seul quartier à habitations basses et ruelles étroites restant encore debout (bien que périodiquement menacé d’être rasé), al-Saṭwa, non seulement n’a jamais connu l’époque des tours à vent (ses constructions datent des années 1960 à 1980) mais surtout n’est pas/plus habité par des Émiriens mais par une mosaïque d’Indiens, Pakistanais, Iraniens, Afghans et quelques immigrés arabes30. À la ḥāra cairote, cœur de l’identité culturelle dans l’œuvre de Najīb Maḥfūẓ, à celle de Damas exaltée dans le feuilleton populaire Bāb al-Ḥāra31, le dessin animé émirien voudrait répondre par un frīj fantasmé, entre le présent et le passé, entre mer, désert et gratte-ciels, et s’interroge sur ce qui fait l’être émirien au tournant de 2010. L’épisode Mira Mohalla (S03E10, « Mon quartier » en hindi/urdu) traite frontalement du départ des Émiriens des quartiers populaires et de la location de leurs habitations par des célibataires étrangers, ce qui hâte le processus de désertion de ces zones par les locaux. Le ton (naïvement) xénophobe de l’épisode abandonne toute inhibition et langue de bois, décodant directement ce que veut dire les « célibataires » (cǝzzābiyya) : Babu, Raju et Shankar — comprendre les ouvriers indiens, bengalis ou pakistanais, désignés à travers trois prénoms typiques du sous-continent. Umm Sacīd conclue l’épisode par l’un de ses proverbes : s-sǝmča l-ḫāysa tḫayyis bāǧi s-sǝmač32 (un poisson pourri contamine tous les autres), et appelle les citoyens à veiller à limiter au maximum la mixité sociale et ethnique dans les quartiers émiriens, avec le concours de la police sociale…
- 33 Le terme désigne un panier de feuilles de palme, employé ici comme sobriquet.
9L’épisode Fatakāt (S02E03), moins violent dans sa diatribe, offre lui aussi l’occasion d’analyser le sous-texte du feuilleton. Le synopsis en est le suivant : Umm Khammās convainc ses trois amies de l’accompagner chez sa collègue Kāshūna33. Cette dernière officie secrètement comme maîtresse de zār, cérémonie d’apaisement des esprits originaire d’Afrique de l’Est et que l’on rencontre au Soudan, en Égypte, dans le Golfe et jusqu’en Iran, ayant suivi le chemin des esclaves noirs. Après avoir chassé un esprit (jinn) britannique qui possédait une femme du quartier, en lui promettant quantité de dons, elle tente de chasser Fatakāt, démonesse égyptienne, d’une autre possédée.
- 34 La pratique du zār en Iran est principalement le fait des Arabophones du sud, et il est remarquable (...)
10Quand les quatre femmes, terrifiées, rentrent chez Umm Sacīd où se tient leur maylis (<majlis, séance) quotidien, elles découvrent que Fatakāt s’est emparée de la débonnaire Umm Sallūm. Elle exige quantité de présents pour quitter le corps de la pauvre femme, et s’ensuit une savoureuse joute verbale avec la volcanique Umm Khammās. S’apercevant que ce génie capricieux se sent trop bien chez elles et ne lâchera pas le corps de leur amie, les quatre femmes retournent chez Kāshūna pour pratiquer un nouvel exorcisme. Celle-ci, à leur arrivée, est en train de chasser un esprit indien, Rāžū, du corps d’une autre femme du quartier. Devant son incapacité à satisfaire Fatakāt, elles se rendent à l’avis d’Umm cAllāwī qui exprimait depuis le début sa désapprobation de ses pratiques inorthodoxes34 et décident de lire des sourates du Coran.
11L’épisode se clôt sur un pied-de-nez comique : alors que les quatre amies se pensent débarrassées de Fatakāt, cette dernière frappe à la porte de la demeure d’Umm Sacīd : elle possède désormais le chat de la maison, et exige du thon pour sortir de son corps.
12L’épisode se prête à plusieurs types d’analyse : d’une part, il forme un corpus linguistique exploitable sur différents plans sociolinguistiques : interactions entre locuteurs d’un même dialecte avec quelques différences minimes (Abu Dhabi vs. Dubaï), permettant d’enquêter sur la formation d’une koinè émirienne moderne ; interactions entre dialecte émirien et dialecte cairote ; représentation littéraire de ces deux familles de parlers (puisqu’il s’agit d’un produit culturel scénarisé et non d’un enregistrement de conversation réelle) ; compétence attendue en compréhension et en production des arabophones dans un parler dont ils ne sont pas locuteurs natifs, au niveau de la réception (seuil de compétence pour apprécier l’épisode et détecter les faux amis lexicaux, importante source d’effets comiques) et de sa fabrication (écriture et imitation de l’accent égyptien). Mais d’autre part, il appelle une analyse sociologique et culturelle, sur la représentation de soi et de l’Autre et l’interrogation sur le vivre-ensemble qui se fait jour dans l’épisode.
- 35 Il ne nous a pas été possible de nous entretenir avec le créateur sur cette question.
13Au premier degré — et c’est le gage de son acceptation par une censure d’État extrêmement sourcilleuse — l’épisode ne traite que d’exorcisme et de croyance dans les jinn-s, manifestations de religion populaire « déviantes » dont la dénonciation est bien vue par un État garant d’une modernité islamique orthodoxe. C’est ainsi que l’épisode est reçu par la plus grande partie des spectateurs. Mais nous soutenons que cette thématique est en réalité secondaire par rapport à ce qu’elle révèle (de manière consciente ou inconsciente)35 de représentation de l’Autre et de questionnement identitaire.
14La question de la possession est la métaphore par laquelle s’exprime principalement l’interrogation sur le rapport à l’Autre. Les EAU sont, on le sait, une de ces sociétés dans lesquelles les nationaux (muwāṭinūn) représentent moins de 10 % de la population locale, et se sentent à tort ou à raison menacés d’acculturation. Les trois génies qui occupent successivement le corps d’une femme (la nation étant représentée par quatre figures féminines) sont :
- 36 L’achat par un étranger de biens immobiliers a été autorisé à Dubaï en 2002, mais uniquement dans d (...)
15L’Anglais, ancienne puissance dominante à l’époque du Protectorat Trucial States. Le jinn anglais est représenté comme hautain, sûr de ses privilèges, pouvant exiger un appartement en tant que propriétaire (šaqqa tamalluk ḥurr)36. Il est susceptible d’être nommé aux plus hautes places au nom de son passeport britannique, et ce aux dépens du muwāṭin qui demeure en position subalterne. On retrouve là une plainte courante des ressortissants des pays du Golfe, qui estiment qu’à diplômes égaux, les ressortissants anglo-américains disposent de privilèges injustifiés, et à laquelle répond l’antienne des expatriés se plaignant sempiternellement du parachutage d’Émiriens n’ayant pas les compétences requises pour les postes qu’ils occupent. Le génie britannique est cependant calmé lorsqu’il est lui-même corrompu par ces mêmes produits de consommation que sa culture apporte.
- 37 Sur la question du pidgin Arabic dans l’est du golfe Arabique, voir Holes, 2011,pp. 140-142 ; Smart(...)
16Rāzū, le troisième et dernier génie, (nous verrons plus tard le second jinn), qui est indo-pakistanais. Kāšhūna s’adresse à lui en urdu (kiya kertahe ≈ what’s wrong with you) et en arabe. Sarcastique, il répond dans le pidgin Arabic des ouvriers et chauffeurs de taxi (lexique standard des parlers du Golfe, expression de l’existence, de la capacité, de l’éventualité et de la volonté par fī/mā fī, verbes figés à la 3è personne masculin singulier37) qu’il ne craint pas l’annulation de son visa : il demeurera dans le corps (qui est aussi le corps national) comme passager clandestin. En clair, dans un pays ayant besoin d’une immense force de travail à bas prix, la présence pakistanaise, bengali et indienne est indispensable, et il est impossible de l’évacuer.
17Dans ces deux cas, et plus encore dans le troisième, on décèle un isomorphisme entre la perception sociale de soi et de l’Autre, et le rapport entre la langue intime et la langue de l’Autre. Une compétence linguistique élevée est nécessaire pour comprendre et apprécier l’épisode : le spectateur doit avoir des notions d’anglais (bien qu’il y ait volontairement redondance entre deux lignes de dialogue, pour parer à l’éventualité d’une partie du public ne le maîtrisant pas suffisamment), avoir quelques rudiments superficiels d’urdu (ce qui est le cas de la plupart des arabophones du Golfe), connaître les autres dialectes arabes centraux, donc « faire avec » l’extérieur et maîtriser les bases de la communication avec l’Autre, tandis que la langue de l’intérieur demeure personnelle, intime, réservée. Elle n’est pas offerte comme objet d’apprentissage (les premiers cours de dialecte émirien n’ont ouvert aux EAU qu’en 2011 et sont destinés aux enfants de nationaux élevés à l’étranger et ne maîtrisant pas « leur propre dialecte »38), mais reste de l’ordre du privé et de l’exclusif. Une grande partie de la « force agressive » du dernier personnage démoniaque, Fatakāt, est d’ailleurs liée à sa connaissance intime du parler du Golfe, dont elle se moque.
- 39 Littéralement : «celle qui se déjoue du piège [des censeurs, envieux, ennemis] et le retourne contr (...)
- 40 Accent tonique sur l’anté-pénultième, de type Cv-Cv, Cv-Cv-Cv, Cv-CvC, CvC-Cv, CvC-CvC, CvC-Cv(C)- (...)
- 41 À titre d’exemple, l’expression « meyya meyya wa-la frāḫ eg-gamceyya » (super, mieux que les poulet (...)
18Le personnage dont la valeur allégorique est la plus riche est naturellement al-Mucallima Fatakāt bint Kaydāhom, personnage clé de l’épisode ; son prénom (« Hardiesses », inusité dans la réalité cairote mais basé sur le schème de pluriel féminin externe des prénoms féminins populaires) est tiré du film égyptien Tacāla Sallem (1951), comédie musicale où se côtoient les stars Farīd al-Aṭrash et Sāmya Gamāl, et où Fatakāt est joué par la comédienne Zaynāt Ṣidqī (1913–1978), une des figures habituelles du cinéma égyptien des années 1940–1960, dont la langue bien pendue et le sens de l’improvisation font d’elle une championne du dōr radḥ, l’échange d’invectives entre femmes. On peut aussi déceler dans la construction du personnage l’influence du succès comique Yāna ya khaltī (C’est moi ou ma tante, Sacīd Ḥāmid, 2005) interprété par Muḥammad Henēdī, qui est dans ce film travesti en maîtresse femme et convoque des démons... Kaydāhom est un nom « cinématographique », archétype du prénom féminin baladi (kaydāhom < kayda l-cozzāl/ḥussād/cida)39, lié au personnage de la mucallima (maîtresse femme) cairote. Au-delà de la réussite comique de ce choix, qui capitalise sur un large corpus cinématographique constituant la base de la culture populaire pan-arabe moderne, il est remarquable que ce second génie possesseur n’est pas, à la différence des deux autres, le représentant caricatural d’un type d’immigré à Dubaï / ville-monde et centre commercial, mais un archétype culturel, un personnage littéraire/social. La diaspora égyptienne des EAU est importante (sans doute moins visible ou active que la dispora syro-libano-palestinienne), mais ce qu’on représente ici est l’Égyptienne de comédie et non l’Égyptien du réel. Le langage est à l’avenant. L’accent du personnage est une caricature d’accent égyptien : allongement extrême des voyelles brèves sur lesquelles porte l’accent tonique40, traits de phonomorphologie bien repérés mais si exagérés qu’il trahissent l’éducation émirienne de la comédienne et scénariste qui double le personnage, Najlā al-Shiḥḥī. Le dialogue dans sa partie égyptienne est une sorte de « collage » d’idiomatismes égyptiens et de répliques cinématographiques, révélant une remarquable connaissance du dialecte cairote, voire de la distribution sociale du vocabulaire (cf. l’expression populaire « gōzi mḥarrag calayya » que n’emploierait pas la bourgeoisie), mais ne tenant pas toujours compte des moments d’apparition et de disparition des expressions41, des contraintes d’âge et de genre qui leur sont associées, ce qui rend cette accumulation de répliques artificielle et invraisemblable pour un spectateur égyptien. Par contre, pour un arabophone non-égyptien, Fatakāt illustre à merveille l’Égyptienne populaire gouailleuse, querelleuse, vulgaire et en même temps drôle et sympathique. Les règles aussi bien phonomorphologiques que syntaxiques de l’égyptien sont parfaitement maîtrisées par le scénariste, les expressions idiomatiques comprises et assimilées, seule l’accumulation caricaturale et la citation non inventive trahissent qu’il s’agit ici d’une production non-égyptienne. La compétence en production dans ce parler est assez remarquable chez le scénariste, mais elle suppose également du public émirien une excellente compréhension de ce dialecte. Celle-ci, certes, est garantie par la domination quasi-totale du cinéma de divertissement égyptien dans le monde arabe (quand bien même ce monopole s’est effondré dans le domaine du feuilleton télévisuel et de la chanson), qui a permis de rendre familiers les effets comiques, ce que souligne d’ailleurs plaisamment Fatakāt, qui laisse entendre que consommer la cinématographie égyptienne est une ouverture vers l’universalité pour un peuple autrefois enclavé et excentré.
19Quant au comique, il naît à la fois de la multiplication des idiomatismes égyptiens considérés comme amusants, comiques et piquants du fait de leur caractère linguistiquement « exotique » pour le public du Golfe, et de la mise en exergue de faits de langue étrangers au parler émirien et perçus eux aussi comme amusants (ainsi le comique de répétition produit par la rengaine du personnage yā/yā moš ḥaḫrog, voir le script). On peut aussi citer la neutralisation de l’accord de l’adjectif épithète avec le nom commun quand l’adjectif désigne une origine ou une matière (ento meš betetfarragu calā aflām maṣri walla ’ēh). Il est vraisemblable que pour le spectateur émirien, la moquerie de Fatakāt devant les fautes de genre d’Umm cAllāwī est ressentie comme une paille dans l’œil du voisin empêchant Fatakāt de voir la poutre dans le sien, puisque cette neutralisation de l’accord de genre (dont la logique syntaxique est imperceptible au spectateur non-linguiste), ou la non-réalisation des interdentales par l’Égyptienne peuvent finalement, d’un point de vue « bédouin », être considérés comme « fautes de langue », des exemples de « laḥn » au sens des grammairiens anciens, et non une caractéristique commune aux parlers sédentaires comme le percevrait le dialectologue. Il s’agit d’une tare qui n’est pas moindre que l’incapacité de la cAymiyya (Persane) à réaliser le [ḥ] convenablement ou à accorder masculin et féminin…
20Mais le comique nait aussi de divers types d’interférences entre les deux parlers :
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les faux-amis : ḫaḍḍetīni (tu m’as fait peur [eg] / tu m’as secouée [em]) ; ’omāš /gmāš (tissu [eg, em moderne] / perles [em]) ; gihāz (trousseau de la mariée [eg] / appareil [em]) ; calma (chanteuse de mariage [eg] / savante [em]) ; toḥfa (super, merveilleux [eg] / bibelot, antiquité [em]),etc.
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l’application de règles accentuelles, phonétiques ou phonomorphologiques égyptiennes à des unités lexicales ou des syntagmes émiriens (dafāša ; derewleyya ; dabba ; yarāwa ; mīn ḥaykāser ; el-cetra tcattarko, etc.)
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la reprise de morphèmes ou lexèmes émiriens utilisés sarcastiquement par le personnage égyptien (agullič à la place de ba’ollik, comme pour se moquer de la nature bédouine du parler des quatre femmes)
- 42 Caractère sympathique et amusant.
- 43 « Tu es devenue amusante ».
- 44 « C’est un escroc, elle refuse de sortir ».
21Pour finir, c’est la situation de waṣlet radḥ entre les deux personnages qui est le plus jouissif : ce que le spectateur est habitué à voir dans un contexte purement égyptien devient une joute verbale égypto-émirienne. Bien entendu, il est significatif que la seule des quatre femmes capable de tenir tête à Fatakāt, mais aussi de rivaliser en vulgarité comique avec elle, soit le personnage d’Umm Khammās. L’Égyptienne est à la fois sympathique, amusante (le cliché de la khiffat el-damm42 est repris à la fin de l’épisode, où la lymphatique Umm Sallūm, après avoir été possédée par le génie égyptien, en retire le caractère sympathique qui lui manquait : « waḷḷah ṣār dammič ḥafīf 43»), mais aussi profiteuse, escroc (« hay naṣṣāba ma tǝba tǝṭlac »44) et vulgaire — on se demande dans quelle mesure cette image n’est pas aussi alimentée par l’usage des mariages de jouissances, courants dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix entre citoyens émiriens en vacances et familles prolétaires égyptiennes vendant leurs filles contre de vagues promesses.
22Parallèlement, ce n’est pas la sage et mesurée Bédouine qui peut lui faire face, ni l’instruite caymiyya, mais la khāla (khāl, pl. khwāl, « Noir », le terme signifiant littéralement oncle/tante maternelle étant légèrement condescendant sans atteindre les connotations du français « Nègre »), animatrice de mariage, chanteuse, cuisinière. Les stéréotypes sont légions dans ce personnage : la vulgarité d’une langue moins raffinée que celle d’Umm Sacīd (le ḫestu [vous pourrissez sur place] qu’elle leur lance, où l’on note l’absence d’emploi d’un morphème suffixe féminin pluriel), la faiblesse de la connaissance religieuse (l’absurde adhān al-Ḍuḥā, appel à la prière du matin inexistant), les pratiques hétérodoxes (zār), son tempérament colérique, etc. L’épisode suggère que Fatakāt et Umm Khammās appartiennent finalement au même milieu : la mecallema cairote et la ṭaggāga se valent bien, quand bien même c’est, peut-être par sa longue pratique, la première qui gagne le match rhétorique de radḥ (invective féminine), puisqu’il faut bien l’emporter chez Kāshūna l’exorciste.
- 45 Ouverture en 2011 au prestigieux Emirates Palace d’Abu Dhabi du restaurant Mezlai, présenté abusive (...)
23Le radḥ étant traditionnellement basé sur la satire des défauts supposés de l’autre, l’effet de miroir est intéressant : les moqueries de Fatakāt sont des moqueries « tolérables » pour le public émirien, touchant des pratiques sociales ou des habitudes alimentaires qu’on accepte de voir ridiculisées : les enfants des familles nombreuses placés dans le coffre des pick-ups, les plats locaux qui ne sont pas appréciés des autres Arabes, le pain khamīr déformé en ḫobz-e ḥmīr (pain pour les ânes), le harīs (viande de mouton ou de dromadaire cuite en bouillon avec un blé concassé jusqu’à former une crème), le khabīṣ (dessert à la cardamome et au safran), le caṣīd (sucrerie) et les balālīṭ (vermicelles parfumés au safran et mêlés à des oeufs, plat du petit-déjeuner) qualifiés de mélanges infâmes (koll-e ḥāga metlaḫbaṭa we macgūna mac bacḍ). Ces plats moqués par Fatakāt, qui n’ont été jusqu’à 2010 présentés dans aucun restaurant de standing45 et qui sont demeurés relégués à quelques gargotes populaires, peuvent être aisément moqués sans heurter le public local : on voit là un certain complexe émirien devant la cuisine étrangère, le sentiment que la nourriture locale ne peut être appréciée que des locaux et ne saurait accéder à l’universalité. Mais Fatakāt ne touche aucun « interdit » discursif aux Émirats (statut des šyūkha et absence de démocratie, critique de la démesure des plans de développement, etc.).
24Le frīj émirien, qui n’existe plus à Dubaï, ne saurait plus être désormais qu’intérieur. Or, cet intérieur est lui aussi habité par des « démons », occidentaux, asiatiques, arabes, qui assurent la prospérité de la cité mais prétendent l’occuper à leur guise, imposer leurs langues et paradoxalement connaître celle d’une communauté repliée sur elle-même, profiter des avantages et escroquer le système aux dépens des muwāṭinīn. En s’ouvrant sur le monde, les Émirats ont reçu les cultures arabes dominantes, leurs productions populaires (le cinéma égyptien n’en est qu’un exemple) qui ont imposé leur imaginaire, leur personnages-archétypes, leurs usages. Les travailleurs venus d’ailleurs sont devenus majoritaires, et le village, préservé dans les esprits, menace de s’effacer. Produire un dessin animé en cette langue émirienne est aussi un geste de préservation, une prétention à participer à la culture populaire arabe moderne, gage de rayonnement. Frīj présente une image plurielle de la nation (tout en perpétuant divers stéréotypes), et en même temps exhibe cette nation comme possédée, colonisée, sur la défensive et donc devenue incapable d’assimiler. Mais l’allégorie du zār développée dans l’épisode donne une clé conclusive : ainsi que le soulignent les ethnologues, le zār n’est pas tant un exorcisme qu’un adorcisme, dont le but n’est pas de chasser les démons mais de les calmer, de trouver un modus vivendi, d’apprendre à vivre ensemble. Les étrangers de Dubaï sont une malédiction nécessaire, et ne sont pas près de partir.