- 1 Nous exprimons nos remerciements très sincères à M. Thibaud Fournet (CNRS), qui a bien voulu nous r (...)
- 2 Environ 14 milles marins. Distance à vol d’oiseau mesurée sur Google Earth Pro, de la pointe nord-e (...)
- 3 Les dimensions de l’île varient : dans sa plus grande longueur NO-SE, elle mesure 13,9 km ; dans sa (...)
- 4 Dalongeville, 1990, p. 23.
1L’île de Faïlaka se trouve à l’extrême nord-ouest du Golfe arabo-persique (fig. 1), à 26 km au large de l’actuelle ville de Koweït2. D’une surface de 4650 ha, elle mesure environ 14 x 5 km3. Son relief plat, à l’altitude maximale de 6,50 m au-dessus des hautes mers moyennes4, est animé dans le secteur sud-ouest par plusieurs petits tells, dont le Tell Sa‛id (سعيد) qui abrite notamment la forteresse hellénistique (fig. 2).
Fig. 1
Carte du Golfe arabo-persique avec localisation de l’île de Faïlaka-Ikaros.
Dessin H. David-Cuny. © MAFKF
Fig. 2
Vue satellitaire de Faïlaka-Ikaros avec localisation de l’établissement hellénistique.
© Google Earth
- 5 À ce jour, treize sites archéologiques ont été recensés sur l’île depuis 1958 et étudiés par plusie (...)
- 6 L’eau de la nappe phréatique qui arrive dans le puits est aujourd’hui en partie salée.
- 7 Arrien, Anabase d’Alexandre, VII, XX, 3-4, évoque des arbres et des gazelles.
2En dépit de son climat aride, des populations se sont installées sur l’île depuis l’âge du Bronze Moyen jusqu’à aujourd’hui5, ce qui est surtout dû à ses ressources en eau douce6. Il semble que, dans l’Antiquité, l’île était plus boisée et abritait une faune aujourd’hui disparue7. Son sous-sol a fourni les matériaux de construction de l’ensemble des sites archéologiques et, à l’exception d’un temple hellénistique érigé en pierre taillée plus fine probablement importée, les constructions ont été bâties au moyen de soubassements de petites pierres non taillées de calcaire marin de différentes qualités, liés ou non à la terre, et portant des élévations du même matériau ou en en briques crues.
- 8 Environ 216 milles marins. Distance à vol d’oiseau mesurée sur Google Earth Pro, de la pointe sud-e (...)
- 9 Arrien, Anabase d’Alexandre, VII, 20, 6.
- 10 J.-F. Salles estime à 4 nœuds la vitesse d’un navire, pour le cas « le plus normal » ; si l’on appl (...)
3La relative proximité d’Ikaros avec Bahreïn, environ 400 km8 de distance, permettait vraisemblablement de relier les deux îles en une durée limitée : si l’on en croit Arrien, depuis le débouché du Shatt el-Arab « un jour et une nuit de navigation favorable »9 suffisait pour relier Tylos-Bahreïn, et une estimation s’appuyant sur les données de Jean-François Salles aboutit à deux jours et huit heures10. Un parcours depuis Faïlaka impliquant seulement une quarantaine de kilomètres supplémentaires, on peut donc considérer que, du point de vue de la navigation, les contacts entre les deux îles pouvaient se faire relativement rapidement.
4Toutes deux se situent sur les itinéraires joignant la Mésopotamie à l’Arabie, à la Perse et jusqu’à l’Inde, et Ikaros était probablement une escale sur les routes maritimes du Golfe lui-même. À l’époque hellénistique, les nombreux tessons de céramique semblable retrouvés à la fois à Ikaros et dans les niveaux hellénistiques de Bahreïn (nécropoles et Qalaat) pointent de nombreux échanges avec l’ensemble de ces régions. Ils indiquent, pour le moins, une proximité des réseaux avec lesquels les deux îles étaient en contact et que le monde dans lequel elles gravitaient connaissait les mêmes modèles qui étaient importés et reproduits d’une ville à l’autre.
5Nous ne reprenons pas ici la liste des liens existant entre les deux îles, mais présentons un aperçu des résultats de la mission archéologique franco-koweïtienne de Faïlaka sur l’établissement hellénistique.
6L’établissement hellénistique de Faïlaka a été fouillé par six missions différentes pendant des durées variables : mission danoise, du Musée de Moesgaard de 1958 à 1963 ; américaine, de la Johns Hopkins University en 1973 et 1974 ; koweïtienne de l’Université de Koweït pendant les séjours des missions danoise et américaine ; française du CNRS de 1985 à 1989, de 2000 à 2004 et de 2007 à 2009 ; grecque du ministère de la Culture en 2007 et 2009 ; et franco-koweïtienne (CEFREPA, IFPO, National Council for Culture, Arts and Letters NCCAL, Département des Antiquités et des Musées du Koweït DAMK) de 2011 à 2018. Les missions danoise et française sont celles qui ont le plus publié et qui ont établi la chronologie de l’établissement hellénistique (ainsi que des sites de l’âge du Bronze) qui a cours encore aujourd’hui.
- 11 Comme stipulé dans le contrat établi pour la mission, entre le NCCAL et le CEFREPA. Les directeurs (...)
7La mission franco-koweïtienne de Faïlaka, créée en 2011 et dirigée jusqu’en juillet 2014 par Sh. Shéhab (DAMK ; NCCAL) et M. Gelin (Centre National de la Recherche Scientifique CNRS), avec le soutien de l’Institut français du Proche-Orient (M. Griesheimer et F. Burgat), a pris la suite de la première mission française dirigée par J.-F. Salles et O. Callot (CNRS). Elle a ensuite été transmise à S. Duwish (DAMK), E. Kienle (IFPO) et J. Bonnéric. Depuis 2016 la mission est associée au Centre français de Recherche de la Péninsule arabique (CEFREPA), qui travaille dans la région depuis 1982 et dirige la partie française11.
- 12 Ces études ont été reprises par une partie de l’équipe (M. Gelin, J.-M. Gelin, J.-B. Houal, J. Humb (...)
8Sous la responsabilité scientifique de M. Gelin, la mission a mené des études de 2011 à 2018 puis en 2023 sur l’établissement hellénistique12, avec pour principaux objectifs d’en préciser la chronologie, d’achever l’étude des fortifications, de mener celle de la circulation interne, et de rechercher les raisons de l’implantation de la forteresse en ce lieu. Les moyens de recherche utilisés sur le terrain sont notamment les études fines de la stratigraphie et de l’architecture, associées à celles des techniques de construction. En particulier, dans ce but nous avons travaillé sur les murailles (portes, tours, courtines), la « rue » principale, ou encore des bâtiments liés aux remparts. Enfin, nous nous efforçons de préserver et présenter le site. Ces activités de préservation nous ont amenés à considérer l’ensemble des vestiges et, dans la grande tranchée sud ouverte par les missions danoise, américaine et koweïtienne, à reprendre l’étude du puits.
- 13 D’après Arrien, Anabase d’Alexandre, VII, XX, 4.
9À la veille de la période hellénistique, vers 324 av. J.-C., l’île a été explorée par les navigateurs de l’armée d’Alexandre le Grand, lequel l’aurait lui-même nommée Ikaros13. D’après les descriptions données par Arrien, c’est une population locale qui y vivait alors.
- 14 Salles, Calvet, 1986.
- 15 Distances à vol d’oiseau mesurées sur Google Earth Pro.
- 16 Salles, 1985, p. 586-588.
- 17 Cités par Arrien, Anabase d’Alexandre, VII, XX, 3.
- 18 Callot, 1986, p. 291-292.
10Après un sondage réalisé par une mission archéologique italienne en 1976, la mission française a fouillé en 198414 un sanctuaire qui a pré-existé à la période hellénistique, associé à la population rencontrée par les explorateurs d’Alexandre. Il s’agit du site de Tell Khazneh, situé à l’intérieur des terres à 800 m au nord du rivage sud et à 1 km15 à l’est de la rive occidentale de l’île. La mission française y a découvert les vestiges d’un petit bâtiment qui a livré de nombreuses figurines aux influences mésopotamiennes, perses, helléniques, ce qui pour les précédents fouilleurs atteste du caractère religieux de cet édifice16. Les niveaux stratigraphiques ont révélé une occupation pré-grecque, associée à la période achéménide, et les restes d’une construction postérieure, d’époque grecque. Pour la période achéménide, les fouilles n’ont pas permis de découvrir l’origine de la civilisation elle-même qui occupait l’île. D’après les explorateurs d’Alexandre17, un sanctuaire était en activité, mais il n’a pas encore été possible de le localiser avec précision, et celui établi à Tell Khazneh est une possibilité. Dans le bâtiment de l’état grec, la mission française a découvert un trésor de monnaies datées de la fin du ive siècle av. J.-C., aux effigies d’Alexandre le Grand, de Philippe III de Macédoine et de Séleucos Ier, qui aurait été enfoui vers 290-285 av. J.-C., soit au tout début de l’établissement grec à Faïlaka, voire antérieurement18.
- 19 Strabon, Géographie, XVI, 3, 2.
- 20 Notice de P.-L. Gatier dans Callot, Gachet-Bizollon & Salles, 2005, p. 72.
- 21 Caubet, Salles, 1984 ; Roussel 1959.
11Cependant, le premier indice archéologique d’une occupation relevant de l’époque hellénistique a été donné par la voyageuse F. Starck en 1938 ; elle avait visité Faïlaka une année auparavant et, déjà, proposé de l’identifier avec l’île d’Ikaros mentionnée par Strabon19 et Arrien, lorsqu’elle reçut la nouvelle de la découverte de l’inscription dite de Sotélès. Il s’agit d’une dédicace en langue grecque, faite à des divinités du panthéon grec par Sotélès l’Athénien et ses soldats. Ce personnage est identifié comme celui, mentionné sur trois autres inscriptions découvertes par la suite20, qui était un chef militaire au nom d’origine grecque, venu sur l’île avec une garnison de l’armée séleucide. Il est considéré comme le probable fondateur de la forteresse, ce qui placerait son activité quelques dizaines d’années après le passage des troupes d’Alexandre. La forteresse a été érigée à un peu plus d’une centaine de mètres au nord de l’actuelle ligne du rivage, sur la côte sud-ouest de l’île et, à proximité, un temple dédié à Artémis et un bâtiment où ont été découverts des moules de figurines qui lui ont valu l’appellation de terracotta workshop, ont été fouillés par la mission française pour le premier, par la mission danoise pour le second21. Ils sont associés à la forteresse (période 3) et appartiennent au même ensemble, l’établissement hellénistique.
- 22 Dates établies par nos prédécesseurs. Dans son article de 1991, Olivier Callot choisit le règne de (...)
- 23 La mission danoise estimait une date finale jusqu’au ier s. ap. J.-C., quand la mission française e (...)
12D’après les dates établies par les missions danoise et française, l’installation des Grecs sur l’île d’Ikaros remonte « à l’extrême fin du ive [av. J.-C.] ou, plus sûrement, au début du iiie »22. Ikaros était alors incluse dans le royaume séleucide. Elle a perduré jusqu’au ier s. av. J.-C., à l’époque characénienne23.
13La situation d’Ikaros sur les routes maritimes reliant les mondes mésopotamien, arabe, perse et indien lui a probablement conféré un rôle dans la protection des frontières du royaume séleucide, comme c’était le cas pour toute place-forte située sur une ligne de frontière. Elle a pu aussi servir de point de relâche de la flotte militaire séleucide. Mais, tout au long de son existence, quelle que soit l’autorité dont elle dépendait, les bénéfices générés par le commerce de produits entre ces grandes zones du monde antique ne semblent pas lui avoir profité directement, car aucune richesse particulière liée au commerce n’a été mise au jour sur l’île. On doit considérer que les habitants d’Ikaros n’étaient pas des commerçants mais qu’ils vivaient principalement de leur pêche et de leurs productions locales.
14Avant même de débuter nos travaux, nous avons été confrontés à plusieurs difficultés, résultant principalement de la multiplication des activités sur le site :
15– Manque d'informations : les fouilles précédentes n'ont été que partiellement publiées et certaines archives des expéditions précédentes manquent, ayant disparu pendant la guerre des années 1990. Nous devons souvent pratiquer de « l’archéologie de l’archéologie », afin de déterminer l’emplacement et les limites d’anciennes fouilles partiellement ou totalement rebouchées ;
16– En 1985, des travaux de restauration au ciment blanc ont été menés sur toutes les maçonneries découvertes auparavant, ce qui, dans certains cas, a masqué les liaisons entre les maçonneries, voire créé de nouveaux murs. Il nous faut parfois consacrer des recherches dans le seul but de vérifier la réalité de la chronologie d’une maçonnerie — avant ou après 1985 ;
17– Les sondages des missions précédentes, ouverts le long des murs, ont détruit les liens stratigraphiques entre les couches d'occupation et les vestiges architecturaux, aux endroits les plus importants qui permettent d'appréhender les différentes phases. Ceci rend très souvent impossible de relier les constructions entre elles, ce qui est un grand handicap dans l’établissement d’une chronologie précise ;
18– Le site a subi de nombreuses destructions, principalement dues à la fragilité des matériaux de construction, aux intempéries (fortes pluies pendant la saison hivernale) et aux fouilles antérieures menées plus profondément que les bases des murs laissées sans protection, avec stagnation des eaux de pluie. En dépit d’une certaine connaissance des matériaux de construction, les précédents fouilleurs ont parfois supprimé les élévations de murs, lorsqu’elles étaient en briques crues au-dessus des socles et fondations en pierre.
19Malgré ces difficultés, les recherches menées depuis 2011 par notre mission ont apporté de nouvelles connaissances sur la forteresse, avec des implications importantes pour l'histoire du site. De plus, des dossiers majeurs, comme la présence de puits, ont sensiblement progressé et offrent de nouvelles perspectives.
- 24 Callot, Gachet-Bizollon & Salles, 2005.
- 25 Gelin, Gelin, Couturaud et al., 2022.
20Cependant, nous ne remettons pas en question les dates attribuées par nos prédécesseurs ni certaines de leurs conclusions, dans la mesure où nous n’avons pas découvert de monnaies ou d’inscriptions qui auraient pu préciser ces dates. Ainsi, la mission française a considéré que la présence de la forteresse sur l'île était justifiée par un rôle de contrôle de la frontière sud du royaume séleucide, des routes maritimes empruntées par sa flotte et ses partenaires commerciaux, et de la population locale24. Sur la base de ces hypothèses, nous considérons que l'île appartenait aux réseaux établis par le royaume séleucide, mais aussi par les populations régionales25.
- 26 L’ensemble sera détaillé dans la publication finale à paraître de nos travaux et recherches menés d (...)
21L'un de nos nouveaux apports est d'avoir pu montrer l’existence de vestiges antérieurs à la forteresse, dont le choix de l'emplacement s'est fait sur un site précédemment occupé. Sous la tour ouest, nous avons découvert, presque immédiatement sous sa fondation, des vestiges de murs antérieurs à la forteresse et fouillé les couches d'occupation qui leur sont associées26 (fig. 3). La céramique a été présentée au Professeur Flemming Højlund, directeur de la mission danoise qui travaillait au même moment que nous et avec qui nous avons eu la chance de pouvoir échanger, lequel considère qu'elle correspond aux périodes kassites « Failaka 3B-4A » (1550–1450 av. J.-C.).
Fig. 3
Les vestiges antérieurs à la forteresse séleucide, sous la tour ouest, vue vers l’est.
Photo J.-M. Gelin © MAFKF
22Dans les niveaux hellénistiques de la forteresse, nous avons aussi trouvé une petite figurine en pierre noire (stéatite ?) d’un personnage en position d’orant, une tête de vache en céramique et un cachet en pierre calcaire (fig. 4), qui rappellent la présence, à l’âge du Bronze, de plusieurs anciens centres de vie et religieux à proximité de la place-forte.
Fig. 4
Cachet en pierre calcaire et tête de bovin en terre cuite.
Photos H. David-Cuny © MAFKF
- 27 Voir Hannestad, 2020.
- 28 Gelin, Gelin, Couturaud et al., 2022, p. 177-181. Il est important de noter que notre périodisation (...)
23Le site de Tell Sa‛id a connu plusieurs états, qui ont été caractérisés par les missions danoise et française selon des périodes et phasages qui ne coïncident pas systématiquement. Notamment, même si la période principale, iiie-ier s. av. J.-C., est reconnue par tous, des divergences se font jour sur sur quelques dates27. Nos recherches nous permettent de réinterpréter certains événements qui se sont déroulés au cours de l’histoire de l’établissement et d’affiner le phasage au sein des périodes, qui recoupe, ou non, celui de la précédente mission française28. Nous présentons ici un résumé, dont le détail sera fourni dans notre publication à venir.
- 29 Callot, 1991, p. 125.
- 30 Les « raisons stratigraphiques » qui poussent O. Callot à attribuer ce renfort à la deuxième périod (...)
24Pour la période 1, qui représente la fondation de la forteresse, une réelle place-forte destinée à protéger ses occupants (c’est-à-dire des soldats de l’armée séleucide) et adaptée à cette population, est construite avec des fortifications élaborées, de plan carré aux tours d’angle et doté de deux portes d’accès. Nous pouvons avancer que le renfort des murailles, qui a été opéré avec la mise en place de tours supplémentaires et d’un épaississement des courtines et des tours pré-existantes, a été fait assez rapidement, dans une seconde phase au cours de cette première période (fig. 5). Ce renfort était placé par Olivier Callot au cours de la deuxième période29, mais la stratigraphie laisse peu de doute30 et rend cette protection supplémentaire plus logique : c’est un fait des militaires séleucides. Ce n’est pas celui des occupants de la deuxième période qui auraient cherché à se protéger d’une éventuelle attaque que l’avancée d’Antiochos III aurait fait craindre.
Fig. 5
Forteresse séleucide de la période 1, phases 1-1 et 1-2.
Dessins M. Gelin sur une photo de Y. Guichard et sur un plan de O. Callot, T. Fournet, J. Humbert © MAFKF
- 31 Callot, 1991, p. 127.
- 32 Salles, 1990, p. 306.
25Pendant la deuxième période d’Ikaros, il apparaît que la nature des occupants du site était différente : non plus des soldats, mais une population civile sans lien avec les fortifications, lesquelles ont été laissées à l’abandon et même dépierrées pour les besoins des constructions de maisons qui se sont multipliées à l’intérieur des murs mais aussi à l’extérieur, au nord. La tour implantée dans le rempart sud a peut-être été squattée, tandis que la porte nord semble avoir été toujours utilisée. Le site était devenu un petit village. Ce sont ces destructions des remparts de la forteresse de la première période qui ont laissé penser à nos prédécesseurs que les murailles avaient subi des dégâts dus à des armes de jet, appuyant leur hypothèse d’une reprise de la place par la force31. Mais l’usure régulière des élévations en briques crues indique clairement que les remparts étaient déjà en piètre état au moment où les matériaux de leurs socles ont été arrachés. Peut-on alors envisager une phase d’abandon avant l’occupation de cette deuxième période ? C’est ce que pense la précédente mission française32, et la suite de notre étude nous permettra de confirmer, ou non, cette hypothèse.
- 33 L’ensemble sera détaillé dans la publication finale à paraître de nos travaux et recherches menés d (...)
26La période 3 connaît effectivement une reprise du village par le pouvoir séleucide, sans artillerie, les fortifications sont alors non seulement remises en état mais aussi transformées et développées, avec en particulier la construction d’un nouveau rempart au nord et le creusement d’un fossé sec autour de la forteresse dans ses nouvelles dimensions (fig. 6). Nous avons pu établir que, à l’ouest de la rue principale, l’élévation du rempart nord de la première période a été détruite ainsi que les bâtiments civils établis au nord-ouest, pour la mise en place d’une plateforme pour le probable support de pièces d’artillerie. À ce moment, les tours encadrant la première porte nord ont perdu leur fonction33. La forteresse renaît, plus grande et mieux protégée.
Fig. 6
Plan de la période 3.
Dessin M. Gelin sur un plan de O. Callot, T. Fournet, J. Humbert © MAFKF
- 34 Notre quatrième période ne coïncide pas avec la quatrième période de la mission française, laquelle (...)
27Nos recherches sur les fortifications montrent un abandon qui caractérise notre quatrième période34, avec une forte érosion de leur élévation en briques crues. Cet abandon signe la fin de la forteresse, mais pas de l’occupation civile.
- 35 Mathiesen, 1982 ; Achouche, Bergès, à paraître. Les figurines ont continué à être employées au cour (...)
- 36 Voir Jeppesen, 1989.
28Au cours de la première période, des figurines en terre cuite35 et des petits autels portatifs ont été retrouvés qui témoignent d’une certaine religiosité des occupants, ce que confirme, dans la partie orientale de la forteresse, la présence de deux temples36, créant un important espace religieux dans cet établissement à la fonction militaire. Notre mission a aussi retrouvé des dépôts de fondation à la tour 7 et dans un mur en briques crues situé au sud-ouest et considéré comme l’un des premiers bâtis.
- 37 Callot, Gachet-Bizollon & Salles, 2005, p. 67.
- 38 Gelin, 2023, p. 49-50.
29La fourniture en eau douce des soldats était assurée par un (peut-être deux) puits. Notre travail sur le puits (fig. 7), en partie fouillé par les missions danoise et américaine mais non publié et jusqu’alors associé à la période de l’âge du Bronze37, a avant tout été dicté par la nécessité de protéger l’ensemble du secteur sud où il se trouve, surcreusé par les anciennes fouilles et très altéré. Cela a été l’occasion de le redécouvrir, de constater qu’il possède une gaine en pierre, jamais signalée, et que l’escalier qui y descend repose sur une épaisse couche de terre fine et argileuse qui s’étend dans les environs immédiats. Cette couche, dont l’altitude est la même exactement que celle de la base des fortifications, est associée au tout premier bâtiment de la forteresse séleucide dans l’angle sud-ouest, ainsi qu’à la première rue. Son rôle était de stabiliser à la fois le puits, creusé dans du sable instable, de maintenir l’escalier qui y menait, et d’isoler les proches abords des remontées humides et salines qui n’auraient pas manqué de miner les bâtiments voisins38.
Fig. 7
Le puits de la période 1.
Photo H. Al Mutairi, 2016 © NCCAL
- 39 L’ensemble sera détaillé dans la publication finale à paraître de nos travaux et recherches menés d (...)
30Dans la forteresse pendant la période 4, plusieurs destructions surviennent dans les maisons39.
- 40 Callot, Gachet-Bizollon & Salles, 2005, p. 70-71. Il s’agit de la période 4, état V de la mission f (...)
- 41 Observations lors de nos fouilles et de celles de l’équipe grecque.
- 42 Celles trouvées par la mission française sont hors stratigraphie : Salles, 1990, p. 306.
- 43 Callot, 1991, p. 130, n. 2, repris dans Callot, Gachet-Bizollon & Salles, 2005, p. 71.
- 44 Salles, 1990.
- 45 Gatier, Lombard & Al-Sindi, 2002 ; Kosmin 2013.
31Nos prédécesseurs considéraient l’habitat qui survient ensuite et qui caractérise notre cinquième période, comme dispersé40. Cependant, force est de constater qu’il est attesté sur la totalité de la moitié occidentale du site en un canevas serré41, courant au nord sur les maisons qui déjà empiétaient sur les restes du premier rempart nord et, à l’ouest, sur les ruines de l’élévation du rempart. Des monnaies de Characène ont été retrouvées par les missions danoise et française précédente42, attribuées à Hyspaosinès ou à Attambelos Ier, qui attestent sinon une domination de ce royaume situé à l’embouchure du Tigre et de l’Euphrate, du moins que « le numéraire de ce royaume (…) circulait dans l’île »43. La question de l’influence characénienne a déjà soulevé des discussions entre les précédents fouilleurs danois et français44, et l’inscription plus récemment découverte à Bahreïn et commentée par Pierre-Louis Gatier, Pierre Lombard, Mohammed Al-Sindi et Paul Kosmin45, apporte encore de nouvelles perspectives qu’il n’est pas lieu de reprendre ici, mais qui montrent bien que l’histoire d’Ikaros n’a pas terminé de s’enrichir.
32Cette partie de nos études n’est pas achevée, mais on constate que, au cours de la première période, l’accès à la forteresse depuis la porte sud obligeait à contourner le puits situé 5 m au-devant. La porte méridionale est désaxée par rapport à la porte septentrionale et, pour accéder à la porte nord, on devait emprunter un tracé qui déviait alors de quelques mètres vers l’ouest pour emprunter la « rue principale » qui filait ensuite en ligne droite vers le nord. On ignore encore le lien éventuel entre la position de la porte sud et le puits, mais puisque les deux sont contemporains, on doit supposer qu’il existait.
33Lors de la deuxième période, la « rue principale » nord-sud a été réduite en largeur, du moins à proximité de la porte nord, par l’implantation sur les sols de la rue antérieure de murs d’habitats qui ont empiété sur la voie (fig. 8).
Fig. 8
La « rue principale » de la forteresse, vue vers le sud.
Photo M. Gelin © MAFKF
34À la troisième période, la rue principale est prolongée au nord jusqu’à la porte aménagée dans le nouveau rempart, mais au sud la circulation est entravée, notamment par une maison bâtie sur son tracé et l’on peut supposer qu’elle était alors déviée vers l’est ou l’ouest. Dans la partie nord-est, la précédente mission française a mis au jour plusieurs ruelles qui desservaient les habitations.
35Enfin, la circulation dans le village de la cinquième période semble assez proche de celle de la troisième période.
36Le long du premier rempart nord, pendant les périodes 1 et 2 la circulation à l’ouest de la porte nord était rendue impossible par la poursuite de murs N-S jusque contre le rempart. Il semble qu’un passage étroit était préservé à l’est de la porte à la période 1. Le long du second rempart nord de la troisième période, aucune circulation n’était possible au nord-est puisque la muraille est venue s’appuyer contre les maisons préexistantes, et à l’ouest la zone a vu s’accumuler des niveaux non construits, dont on ne peut préciser s’ils étaient piétinés par des passages. Mais, lors de la deuxième phase, l’espace était probablement réservé à un usage militaire et nous n’y avons, à ce jour, retrouvé aucune trace particulière de circulation.
37La fonction de l’établissement hellénistique a ainsi varié selon les civilisations qui l’occupaient, de forteresse sous domination séleucide (périodes 1 et 3) avec une garnison grecque attestée à la première période, à de simples villages lors de retraits des forces séleucides, avec alors une occupation par des populations probablement locales (périodes 2 et 5) et sous influence characénienne pour la période 5.
- 46 Que nous espérons mener à partir de 2024.
- 47 Les secteurs non fouillés pourront apporter de nouveaux éléments à ce sujet.
38En 2018, alors que nous procédions à des études autour du puits, nous avons eu la surprise de découvrir qu’il en existe un second, à proximité immédiate. C’est là un élément exceptionnel, car nous n’avons aucune information précise de la fouille du premier puits, et dans notre prochain programme ce second puits occupera une place de choix, car il s’agit d’une occasion unique de résoudre la question de l’existence d’un puits dès l’époque de l’âge du Bronze : ce second puits serait-il antérieur au premier ? Ou y aurait-il eu deux puits à l’époque grecque ? Pourquoi n’y a-t-il plus de puits aux périodes 3 et 5, comment les occupants se fournissaient-ils en eau douce ?47
39Nos recherches sur la forteresse d'Ikaros se développeront sur des vestiges recouvrant les différentes périodes, notamment sur un emplacement où un possible artisanat a pu exister à la troisième période, mais aussi sur des vestiges de la cinquième période. Les fortifications continueront d’être étudiées, tout comme la circulation, afin de nous permettre d’obtenir une vue encore plus précise de ces témoins importants pour l’histoire du site. L’île sera encore prospectée pour rechercher d’autres indices d’une occupation contemporaine.
40Enfin, depuis 2011 nous menons sur l’établissement hellénistique un programme de préservation de l’ensemble des vestiges exhumés depuis plus de soixante ans. Nous sommes intervenus principalement à travers de nombreuses opérations de conservation d’urgence. Divers tests de matériaux, applicables sur une grande échelle, ont été menés afin de déterminer les solutions les plus durables, dans le respect des vestiges.
41Nous espérons dans un futur proche pouvoir appliquer un programme complet sur la forteresse et les bâtiments associés, afin de contribuer à la conservation de cet incroyable témoignage historique au Koweït.