Date limite pronolongée au 31 Octobre 2023.
Cela fera bientôt neuf ans que le Yémen est en guerre. Depuis, la société yéménite n’a plus fait l’objet que de rares travaux, en comparaison notamment de la multitude d’études menées sur le conflit syrien et les déplacements forcés. L’éloignement géographique et culturel, l’impossibilité des Yéménites à atteindre l’Europe-forteresse ou encore les difficultés d’accès au territoire yéménite, renforcées par le blocus instauré par la coalition arabe menée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, participent à l’expliquer. Face à la quasi-impossibilité de mener des enquêtes sur place, les chercheurs en sciences humaines et sociales semblent avoir plébiscité deux voies distinctes pour poursuivre malgré tout la production de connaissances sur le pays. La première est celle des études géopolitiques, stratégiques et des relations internationales, grâce auxquelles la guerre civile du Yémen s’étudie au prisme rapports de forces politiques et les jeux d’alliances dans les régions du Golfe Persique et de la mer Rouge (Bonnefoy, 2017 ; Lackner, 2017, 2022 ; Amelot 2022). La deuxième voie explorée par les chercheur.e.s a été d’investir ou de réinvestir le champ des études migratoires, pour s’interroger sur les persistances et les changements qu’impliquent les mobilités des populations yéménites en temps de guerre (Poirier, 2020, 2022a, 2022b ; Sharqawi, 2020 ; Lauret, 2020 ; Al-Hadheri & Pernot, 2022 ; Al Majali, 2022 ; Al-Shaibani, 2023 ; Al-Jabali et al., 2023).
Notre appel à contribution autour des migrations yéménites vise justement à prolonger ce questionnement. Depuis le début du XXe siècle, des communautés de travailleurs yéménites ont fleuri au gré des opportunités commerciales, d’abord dans les États avoisinant le Yémen, le long des littoraux de la mer Rouge et de l’océan Indien (Bezabeh, 2016 ; Pétriat, 2016), puis de plus en plus loin, jusqu’en Angleterre ou en Amérique du Nord (Jolly, 2021). L’histoire sociale et politique du Yémen a conduit de plus en plus de Yéménites à rejoindre la diaspora, qui forme un acteur central de la vie du pays, notamment sur le plan économique grâce aux remises migratoires qui font vivre de nombreuses familles. Avant 2015 déjà, les mouvements migratoires et la diaspora yéménite avait ainsi fait l’objet de nombreux travaux, constituant même de véritables champs, tel celui des hadrami studies. En effet, les circulations des marchands du Hadramaout sont anciennes (Ho, 2006 en retrace notamment l’histoire depuis le XVIème siècle) et étendues : vers l’Arabie Saoudite (Pétriat, 2016), l’Afrique de l’Est (Pandya, 2014 ; Bezabeh, 2016), mais aussi vers l’Asie du Sud-Est (Manger, 1993 ; Freitag et al., 1997 ; Ho, 2006) et, plus récemment, le Royaume-Uni (Halliday, 1992 ; Seddon, 2006) ou les Etats-Unis (Friedlander, 1988 ; Sarroub, 2005).
L’image du voyageur Yéménite doit pourtant être remise en question (Bezabeh, 2016), notamment depuis la guerre. Alors que 4 millions de personnes se seraient déplacées à l’intérieur du pays, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR), seuls 60 000 Yéménites sont enregistrés comme demandeurs d’asile ou sont reconnus comme réfugiés à l’étranger, selon les mêmes sources, principalement dans des pays voisins tels que Djibouti, l’Egypte, la Jordanie et un peu plus loin la Malaisie[1]. Comment donc expliquer qu’en dépit de la dégradation de la situation sécuritaire, économique, sociale et sanitaire du Yémen, si peu de Yéménites aient quitté le pays ? Tout d’abord, les difficultés à fuir le Yémen s'expliquent par les inégalités sociales, économiques et politiques, qui privent une grande partie de la population de la possibilité de circuler librement au-delà des frontières nationales. En effet, à partir de 2015, le trafic aérien international s’arrête progressivement en raison du blocus imposé par la coalition sous l’égide saoudienne et des mécanismes d'inspection de l’ONU mis en place conformément à la résolution 2216 (2015). Bientôt, le transporteur local opère seul avec une flotte aérienne composée de quatre avions civils pour assurer des liaisons uniquement depuis les aéroports d’Aden ou Seiyun, qui ont eux aussi été fermés à plusieurs reprises, vers des destinations régionales, en particulier Le Caire, Amman et Khartoum. L'aéroport de Sanaa n'a rouvert aux avions commerciaux qu'en avril 2022, suite à la signature d'une trêve. Dans ce contexte, seuls les Yéménites dotés d’importantes ressources financières et sociales, notamment au sein des réseaux transnationaux, ont pu quitter le territoire, en obtenant un visa pour des motifs médicaux, universitaires ou professionnels. L’accès au séjour dans les pays de la région (Arabie Saoudite, Égypte, Jordanie, Turquie) a cependant été fortement restreint, de crainte d’un afflux de personnes fuyant la guerre. Ces restrictions ont été renforcées suite à la pandémie de Covid-19 et ont également conduit des milliers de Yéménites immigrés à se trouver en suspens (‘alaqin), dans l’incapacité de rentrer au Yémen.
La majorité des habitants du Yémen ne pouvant obtenir de documents de voyage, c’est en prenant la mer, souvent illégalement, en direction de la République de Djibouti, seulement séparée par un bras de mer d’une trentaine de kilomètre, que près de 11,153 d’entre eux ont fui, entre 2015 et 2019.[2] Djibouti est le seul pays de la région offrant le statut de réfugié de prima facie[3] aux Yéménites. Cependant, l’exil vers Djibouti offre des opportunités limitées : les conditions de vie dans le camp de réfugiés Markazi d’Obock, situé au milieu d’un plateau aride en périphérie d’une ville déjà marginalisée du nord du pays (Lauret, 2023) sont difficiles, et le refus du déclassement ou du déshonneur que représenterait la vie sous le statut de réfugiés et la dépendance économique envers les organisations humanitaires ou les programmes d’aides des bailleurs internationaux ont poussé une large majorité des Yéménites arrivés depuis 2015 à tenter de poursuivre leur route vers un pays tiers ou à préférer un retour au Yémen (Lauret, 2023 ; Peutz, 2019 ; Al-Hadheri & Pernot, 2022). Néanmoins, certains restent, en particulier ceux appartenant à des populations socio-économiquement marginalisées au Yémen en raison de clivages ethniques (Peutz, 2019) et pour qui la migration constitue depuis plusieurs décennies déjà une échappatoire aux discriminations raciales (Al-Majali, 2022).
D’autres Etats comme l’Egypte, la Jordanie et la Malaisie ont délégué la procédure de l’asile au HCR. Le département onusien octroie ou non le statut de réfugié aux demandeurs d’asile yéménites à travers un long et fastidieux procédé qu’est la Détermination du Statut de Réfugié (DSR), long procédé entrecoupé par plusieurs entretiens et de multiples attentes administratives. Par conséquent, la nouvelle géographie de l’asile des Yéménites fait apparaître des inégalités de mobilité et un accès à des statuts légaux et des capitaux sociaux, financiers ou politiques contrastés (Poirier, 2020, 2022 ; Aljabzi, 2022 ; Pernot, 2022), notamment en fonction des perspectives d’accueil des pays d’arrivée.
Au cœur du processus migratoire, la logique en réseau pourrait expliquer que les Yéménites bénéficiant de ressources économiques et sociales, à l’instar d’attaches familiales à l’étranger, aient pu aisément mettre en place des stratégies permettant de surmonter les difficultés liées au passage des frontières et à l’installation, sous un statut lié au regroupement familial, au travail, aux études ou encore aux soins (Kubati, 2021). En effet, nombreux sont les Yéménites à avoir des membres de leur famille à l’étranger. Nous pouvons d’ailleurs faire l’hypothèse qu’une grande partie des candidats à la migration, notamment les jeunes hommes, avaient déjà quitté le pays avant 2015 et le début de la guerre. Ils ont donc pu demander l’asile a posteriori. Le conflit a cependant conduit à la diversification des profils de migrants avec la migration de familles entières lorsqu’elles en ont l’opportunité, incluant des femmes, des enfants ou des personnes âgées autrefois largement minoritaires dans les mouvements migratoires (Pernot, 2022, 2023). Cela questionne donc la nature des migrations, qui de professionnelles et provisoires, deviennent familiales et plus durables (Sayad, 2006) et le maintien du lien au pays.
Les exilés en temps de guerre sont, comme beaucoup de migrants, souvent en proie à l’illusion du provisoire (Sayad, 2006), vivant dans l’attente et la constante perspective du retour. Mais la guerre se prolonge souvent et, avec elle, la migration. Les années passant, les enfants naissant une nouvelle génération s’établit et la question du maintien du lien au pays d'origine devient centrale (Pernot, 2022, 2023). Alors que les circulations entre les pays d’immigration et le Yémen sont fréquentes, les retours définitifs sont plus rares. Le retour, quasi-impensé des études migratoires, est en effet porteur de nombreux enjeux (Colton, 1993 ; Camelin el al., 2002). Il peut d’abord signifier un aveu d’échec du projet migratoire, notamment sur le plan financier, perçu par l’entourage comme honteux. Même lorsqu’il est imaginé comme un remède au mal du pays et à la nostalgie, thèmes récurrents des poèmes et chants populaires, il s’accompagne d’une part d’inconnu (Schütz, 2017) et peut même se révéler aussi abrupt et décevant que la migration elle-même. En effet, si on peut retourner dans l’espace, on ne peut retourner dans le temps et les migrants, s’ils connaissent la société qu’ils quittent, retrouvent une société bien souvent différente, dans laquelle leurs repères se sont perdus. Par ailleurs, ils font face à un risque d’exclusion de la part de ceux qui considèreraient que leur absence prolongée leur interdit de revendiquer leur appartenance yéménite (de Regt, Aljaedy, 2022)
De ces réflexions émergent toute une série de questions qui pourrait s’articuler autour des trois axes suivants :
Axe 1. (Im)mobilités : succès et échecs des stratégies de franchissement des frontières
Dans un contexte de renforcement des frontières yéménites, du fait de la guerre et la mise en place du blocus, les interrogations se succèdent. Pourquoi certains prennent la route de l’exil de quitter le pays quand d’autres restent ? Qu’est-ce que la guerre a changé aux possibilités de circulation et d’installation, en particulier pour la jeune génération ? Quels sont les effets de l’âge, du genre, de la classe et des origines géographiques et ethniques sur les possibilités de franchissement des frontières ? Quelles ressources les réseaux transnationaux offrent-ils aux migrants ?
Axe 2. Communautés : recompositions et créations de groupes sociaux en migration
L'arrivée d’immigrés du Yémen dans des pays où sont présentes des communautés yéménites plus anciennes pose un certain nombre de questions. Comment la guerre transforme-t-elle aussi les communautés de la diaspora ? Les profils socio-économiques des Yéménites en migration depuis 2015 diffèrent-ils de ceux de leurs compatriotes préalablement installés ? Quelles sont les relations qu’entretiennent ces nouveaux migrants avec les communautés de la diaspora ? Forment-ils des réseaux, des chaînes migratoires ? Certains groupes en sont-ils exclus et si oui, sur quels fondements ?
Axe 3. Liens au Yémen : penser le rôle de la diaspora et des réseaux transnationaux dans la vie du pays.
A mesure qu’elle s’élargit, la diaspora yéménite joue un rôle de plus en plus important dans la vie politique et économique du pays (Mermier, 2018). Comment se réorganise-t-elle et quel est le rôle du clivage idéologique et partisan dans la recomposition de la communauté yéménite à l’étranger ? Quels rapports politiques entretient-elle avec les pouvoirs politiques en place dans les différentes régions du Yémen ? Quelle est sa contribution économique et humanitaire envers la population à l'intérieur du Yémen ? En quoi la guerre reconfigure-t-elle le système traditionnel des transferts de fonds des membres des communautés yéménites à l’étranger vers le pays d’origine ?
Axe 4. Des études yéménites « offshores » ? L’inaccessibilité du Yémen en temps de guerre.
Face à l’impossibilité pour les chercheurs étrangers de se rendre dans le pays et, pour les Yéménites, de mener des enquêtes de terrain sans risques, ne sommes-nous pas contraints de travailler sur les mobilités yéménites « faute de mieux » ? Quelles transformations et contraintes méthodologiques la guerre implique-t-elle ? Finalement, que peut-on connaître du Yémen à partir de terrains auprès de populations en migration(s) ?
Pour proposer une contribution :
Cet appel à contributions est ouvert aux chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales, à partir du master, travaillant sur le Yémen et ses mouvements migratoires, pour la publication d’articles scientifiques, mais également aux personnes ayant vécu un parcours migratoire depuis le Yémen qui souhaiteraient publier un témoignage dans la section “Notes et documents”. La section “Lectures” est quant à elle dédiée aux recensions d’ouvrages, de préférence en lien avec la thématique du numéro.
Pour proposer une contribution, nous vous remercions de bien vouloir nous faire parvenir à l’adresse yemenimigrations.webinar@gmail.com un document rédigé en français, en anglais ou en arabe, comprenant un titre, un résumé de 500 mots, quelques indications bibliographiques et une courte biographie de l’autrice ou auteur et ce, avant le 15 octobre 2023. Les propositions seront ensuite examinées par le comité éditorial, qui vous répondra début décembre.
L’équipe de coordination du numéro thématique :
Solenn Al Majali (almajali.solenn@gmail.com)
Morgann Barbara Ali Pernot (morgann.pernot@ehess.fr)
Mustafa AlJabzi (aljabzi2004@yahoo.fr)
Alexandre Lauret (al.lauret@gmail.com)
[1] HCR, “Refugee Data Finder”. URL : https://www.unhcr.org/refugee-statistics/download/?url=6jOHC1 [consulté le 27 mars 2023].
[2] “Djibouti Fact Sheet,” UNHCR, Janvier 2019, https://reporting.unhcr.org/sites/default/files/UNHCR Djibouti Fact Sheet – January 2019.pdf
[3] L’attribution du statut de réfugié par la procédure prima facie, signifiant “à première vue” en latin, s’opère de manière collective et sans la nécessité de justifier toute forme de persécution politique, ethnique, sociale, sexuelle et l’impossibilité du retour au pays d’origine. De ce fait, un groupe national ou ethnique est reconnu collectivement comme “réfugiés” sur la base de la situation géopolitique largement connue du pays de départ.