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Thème

Pouvoir local et coopération au développement à Ross-Betho : gestion sélective de l’offre de services fonciers et exclusion.

Aïssatou Faye

Texte intégral

Introduction

"Oui, oui, c’est vrai que les textes disent qu’il faut procéder à une désaffectation systématique, mais ce n’est pas facile de changer des privilèges qui existent depuis des centaines d’années. C’est bien beau d’écrire des textes, mais il y a des réalités qui disent autre chose…"

1Ces propos contiennent l’avis d’un agent technique de la SAED1 sur la difficulté d’application des textes réglementant l’allocation des ressources foncières dans la communauté rurale de Ross-Béthio2. Ils traduisent, au-delà du fait qu’ils expriment un avis personnel, confié dans le secret de notre entretien, la complexe cohabitation de deux modes de gestion des terres du Domaine National dans les communautés rurales sénégalaises3.

2Il y a, d’une part, le mode de gestion “traditionnel” où la terre appartient à de grands lignages qui la transmettent à leurs descendants par le biais de l’héritage. Le mode de gestion moderne, d’autre part, issu de la loi sur la décentralisation qui promeut (dans ses principes) une meilleure prise en charge des besoins des populations locales par la réhabilitation de leur pouvoir sur les choix de développement local ; dans un objectif de démocratisation de l’accès aux différentes ressources de leurs territoires, dont celle que constitue la terre. Au Sénégal, l’enjeu foncier est une compétence transférée aux élus locaux depuis 1974 par la loi qui accorde aux Conseils Ruraux le droit d’affecter des terres aux populations.

3Or, en dépit de cette réglementation (mise en vigueur en 1987) dans la communauté rurale de Ross-Béthio et des tentatives de ré-actualisation, par la conception de programmes d’appui technique – comme l’opération pilote POAS4 – les modalités de distribution des terres, on va le voir, sont encore largement influencées par le mode de gestion “traditionnel” : l’accès aux terres par le biais de pratiques de prêt et location et d’héritages (Dahou T., 2002) est demeurée une réalité courante.

4Certains groupes, comme les femmes, continuent ainsi d’être exclus de l’accès au foncier malgré l’existence de cette législation formelle. De plus, le projet de création d’un cadre démocratique local que devait instaurer la loi est rendu d’autant plus difficile que les terres dans cette partie du fleuve Sénégal font l’objet de convoitises diverses (Lecomte B.J., 1998 ; Dahou T., 2002) rendant l’arène locale que structure l’enjeu du foncier un peu plus “impénétrable” pour les populations défavorisées par les dispositions coutumières en matière de modalités d’accès à la terre.

5Pour expliquer cet attrait pour les terres du Delta, une raison essentielle sera évoquée ici : long de 1800 kilomètres, le fleuve Sénégal est la première ressource en eau de surface de la sous-région. La construction des barrages de Diama et de Manantali fait du Delta une zone qui, même en période de décrue, est approvisionnée toute l’année en eau d’irrigation. Le Delta a occupé une place centrale dans la politique agricole du Sénégal ; la moitié des superficies aménagées de la Vallée s’y trouvent situées. Malgré le retrait de l’Etat et la perte du monopole de la SAED sur l’encadrement de l’agriculture, la zone du Delta hérite donc d’un riche patrimoine hydraulique et technique qui pérennise les convoitises. En effet, la privatisation du secteur agricole qui est l’une des conséquences du désengagement de l’Etat a ouvert le secteur à divers acteurs et favorisé dans la zone de nouvelles dynamiques organisationnelles pour la conquête du foncier. L’émergence d’un grand nombre de groupements féminins et l’implication toute récente des ONG (comme Plan International Saint-Louis) pour favoriser un meilleur accès aux ressources pour les femmes attestent de ces dynamiques qui sont à l’œuvre dans la communauté rurale.

6S’il est vrai que la gouvernance locale est faite de l’imbrication entre instances étatiques et non-étatiques, le partenariat entre ces deux types d’acteurs ne va pas toujours sans heurt et il s’exprime souvent difficilement au travers de projets concertés et partagés. La difficulté à créer un cadre de concertation commun et de véritables relations de partenariat participe, on va le voir, à créer des jeux de négociation inédits entre le pouvoir décentré et les acteurs de la société civile. On retiendra quatre d’acteurs intervenant dans la gestion et/ou la production des services fonciers à Ross-Béthio. Il s’agit du conseil rural, de la SAED (instances étatiques), de l’ONG Plan International et de la Fédération des agricultrices de la vallée (instances non-étatiques).

7Le présent texte se veut une modeste contribution à la compréhension des modalités et logiques d’action de ces deux types d’acteurs en matière de production de “services fonciers”, particulièrement en direction des femmes, et des effets de leur co-présence autour d’un enjeu qui ne garantit pas à tous les mêmes formes de légitimation ni les mêmes pouvoirs. L’analyse va montrer comment le “troc” en vient à constituer quasiment le seul moyen de coopération entre Plan International et le conseil rural

Décentralisation et gestion foncière : la persistance des pratiques traditionnelles en matière d’attribution des terres et d’encadrement technique

8Il est reconnu par beaucoup de chercheurs qu’un des blocages majeurs à la promotion des femmes dans le monde rural, est leur difficulté à accéder à la terre (Mama A., 1997 ; Sow, 1993 ; Lecomte B.J., 1998). Cette difficulté détermine, par un effet d’entraînement, les principaux autres obstacles à leur promotion dans l’agriculture, en ce sens que l’accès à la terre détermine l’accès à toutes les autres ressources productrices (intrants agricoles, technologie, crédit, encadrement technique, etc.). Certes, la question foncière se pose de manière très complexe pour différentes catégories de population rurale que les dispositions coutumières et traditionnelles n’ont pas favorisé dans la distribution “naturelle” des capitaux symboliques et matériels (les castés quelque soit leur sexe et les femmes, par exemple). Cependant, les femmes vivent un handicap supplémentaire parmi les populations du paysannat pauvre : dans le système foncier traditionnel, elles ne peuvent pas être chefs de terre, c’est-à-dire gestionnaires de terres. Elles n’héritent pas non plus directement des terres laissées par des ascendants du lignage tant qu’il y a dans le même lignage des hommes en âge et capables de les exploiter.

9En plus, le rapport négatif du statut des femmes et des règles traditionnelles d’accès à la terre est conforté, contrairement à ce qu’on pourrait penser, par la privatisation et la monétarisation de l’agriculture qui a favorisé un contexte de compétition dominé par les agro-industries, les notables, les organisations paysannes influentes et les grandes familles. Des études ont largement montré comment les orientations étatiques en matière de développement agricole ont contribué à réduire les opportunités d’accès des femmes à la terre, avec l’économie monétaire et l’introduction des cultures de rente (Sow F., 1993 ; Lecomte B.J., 1998) ; également comment ces orientations ont entraîné une nouvelle division sexuelle du travail. Les hommes se sont concentrés sur les cultures pourvoyeuses de numéraire, laissant la production vivrière quasiment à la charge des femmes. Même si elles ont beaucoup participé comme forces productives à la production arachidière et rizicole et à son expansion, notamment dans le bassin arachidier (Sow, 1993) et le Delta (Lecomte B.J., 1998), elles ne l’ont fait qu’en tant qu’aides familiales.

10La décentralisation de la gestion foncière n’a ainsi pas modifié de façon effective les dispositions coutumières d’accès à la terre. Certes la loi 64-46 du 17 juin 1964 sur le Domaine National énonce dans son principe, l’égalité des individus en matière foncière et une meilleure répartition des terres disponibles au profit de ceux qui la travaillent. Certes encore, cette loi a été complétée par la Réforme de l’Administration Territoriale et Locale de 1972 qui avait pour but de donner aux masses paysannes plus d’autonomie et de pouvoir dans la gestion de leurs propres affaires. Mais les affaires locales ne sont pas les affaires de tout le monde nous enseigne encore l’expérience de la décentralisation dans la communauté rurale de Ross-Béthio. La réforme s’est faite dans le cadre des structures préexistantes, ignorant les problèmes spécifiques des femmes et la puissance de l’idéologie dominante. Elle ne s’est pas substituée aux modes traditionnels de gestion de la question foncière comme c’était prévu, et n’a pas par conséquent fondamentalement changé le rapport négatif entre le statut de la femme et l’accès aux ressources foncières. Si la décentralisation commence à peine à ouvrir les portes de la participation à la gestion des affaires locales aux populations féminines, on note certaines “chasses encore bien gardées” où les celles-ci ont encore beaucoup de mal à s’intégrer. C’est le cas de l’organe officiel chargé de la distribution des terres dans la communauté rurale de Ross-Béthio dans lequel aucune femme ne siège.

Sous-représentation féminine dans le conseil rural et difficulté d’accès à la terre

11Si des études socio-anthropologiques ont mis en lumière les carences des pouvoirs locaux à prendre effectivement en charge les compétences qui leur sont transférées dans le cadre des politiques de décentralisation en Afrique, elles ont peu abordé la question de l’absence de certaines catégories de populations dans la gestion de certaines affaires locales. L’enjeu du foncier est particulièrement indiqué pour une analyse des conséquences de cette absence et des effets d’exclusion par rapport à l’accès aux ressources. La décentralisation de la gestion locale ne se fait pas vraiment avec la composante féminine de la population ; les places qu’elles occupent dans les conseils ruraux concernent généralement des domaines qui les confinent dans des rôles sexuellement prédéfinis et qui ne font pas l’objet d’enjeux financiers et donc de pouvoir. La commission Santé du Conseil rural (qui a le budget le plus mince avec la commission Education) du conseil rural de Ross-Béthio est coordonnée par deux femmes ; les seules d’ailleurs qui font partie du conseil. Les premières femmes conseillères dans la communauté rurale sont arrivées avec les élections de 1996. Il faut signaler que cette commission n’existait pas avant 1996 : c’est l’entrée des femmes - leaders associatifs - dans le corps des conseillers qui a provoqué sa création.

12Partant d’une théorie de l’influence, il n’est pas abusif d’établir une relation entre l’absence d’une population déterminée dans des instances de décision (où se définissent la distribution de ressources quelconques) et leurs difficultés à accéder à ces ressources. Ce que nous suggérons de façon un peu ramassée, c’est que l’absence des femmes dans la commission d’attribution des terres participe au maintien de leur exclusion des “services fonciers”. Dans le contexte actuel, on ne peut pas dire que cette situation de sous-représentation féminine, si ce n’est pas une non-représentation, est due au manque de mobilisation des femmes dans les activités de développement local en général, et dans les activités agricoles en particulier.

13Les entretiens réalisés avec les membres de la commission d’attribution des terres et avec les animateurs de la SAED pour le compte du PAOS, et l’étude des dossiers de demande de parcelles (en 2000, 30% ont été constitués par des femmes et des groupements de femmes) mettent en relief leur mobilisation pour tenter d’obtenir des terres. Mais le décompte des procès verbaux d’attribution des terres établis entre 99 et 2000, révèle la sous-représentation des femmes : 13% du nombre total d’attributaires pour les deux années.

14Considérant la situation des agricultrices autonomes que nous avons interrogées5, les femmes n’accèdent pas encore à la terre à titre individuel. Aucune d’elle n’a eu accès à la terre par une attribution à titre personnel de la part du conseil rural. Elles sont par contre 25% à y avoir accédé par le biais de leur mari ou d’un autre membre mâle de leur famille qui leur a attribué une parcelle. Le mode d’accès à la terre le plus fréquent, d’après nos enquêtes, est de se constituer en groupement ; dans ce cas de figure, elles représentent 73% de notre échantillon. Les 2% restants de notre échantillon font partie de groupements mixtes.

15Dans les deux cas de figure (attribution individuelle ou attribution collective), se pose le problème de l’exiguïté des parcelles allouées qui ne permettent pas de production rentable et à grande échelle. A Ross-Béthio, les superficies attribuées aux groupements féminins par le Conseil rural dépassent rarement 1 hectare, pour une moyenne de 50 à 60 femmes par groupement, et parfois beaucoup plus.

16Cette situation s’explique de la manière suivante, selon un des membres de la commission domaniale  :

17Jugeant les femmes moins solvables que les hommes, les membres des commissions d’attribution préfèrent limiter leur nombre parmi les attributaires, craignant “qu’elles ne puissent s’acquitter des redevances foncières”.

18Associant la charge potentiellement lourde du travail des femmes en milieu rural à leur incapacité “matérielle” à s’occuper d’un champ, la commission “s’abstient de leur attribuer des parcelles à titre individuel pour ne pas trop les surcharger”.

19Le nombre de femmes ou de groupements de femmes qui viennent demander des terres est très limité, les femmes préférant davantage s’investir dans des activités de commerce.

20Au total, malgré la loi qui démocratise l’accès aux ressources foncières, le mode de gestion traditionnel continue de guider les pratiques du conseil rural en matière de gestion du foncier. Des tentatives de rationalisation de la gestion foncière sont ainsi mises en place dans le double objectif de faire appliquer les règles que pose la loi et d’impulser de vraies dynamiques de développement local.

Le POAS ou le maintien de la discrimination par rapport à l’accès aux terres

21Ross-Béthio est depuis 1996 le théâtre d’une opération expérimentale appelée Opération Pilote POAS. Ce plan a été conçu avec le concours de plusieurs institutions présentes dans la région de Saint-Louis6. L’enjeu de ce Plan d’Occupation et d’Affectation des Sols est d’aider les organisations locales à affirmer et à accroître leurs compétences afin de bâtir, d’elles-mêmes et graduellement, une politique durable de gestion des ressources. Il doit aboutir dans sa phase terminale à élaborer un plan de développement local pour la communauté rurale de Ross-Béthio. L’application du Plan a commencé par l’identification des ressources foncières, pastorales et environnementales de la communauté rurale. Après cet inventaire qui fut confié à la SAED avec la collaboration du conseil rural, ce dernier devait procéder à la régularisation de l’occupation des sols en désaffectant les anciens occupants, ou plutôt en désaffectant les occupants qui n’ont pas mis en valeur les terres dont ils avaient l’usage. Cette procédure semble être beaucoup plus difficile à mettre en place que l’inventaire qui a été apparemment bien mené grâce à la participation des populations locales (D’Aquino P., Seck S.M., Camara S., 2002). Les besoins exprimés par la conception du Plan attestent certainement de la faillite de la loi décentralisant la gestion des ressources foncières au Conseil rural, en vigueur depuis 1987. Le POAS réaffirme deux critères essentiels selon le droit positif d’accès aux terres. Le premier critère d’accès, c’est d’en faire la demande ; le deuxième, c’est d’avoir les capacités de mettre en valeur des surfaces demandées.

22On pourrait penser qu’un tel plan serait révolutionnaire en ce sens qu’il bouleverserait la répartition inégale des terres entre hommes et femmes et entre ceux que les héritages ancestraux ont favorisés et ceux qui n’ont pas eu la chance de faire partie des grandes familles propriétaires depuis longtemps. Les pratiques nous renseignent que la gestion foncière dans la communauté rurale de Ross-Béthio résiste à la mise sous tutelle d’une loi démocratique qui gommerait les privilèges “naturels” de certaines couches de la population locale. La consultation, en 2000, des procès verbaux de délibération relatifs à la procédure de régularisation, n’a pas permis de relever des procédures de désaffectation. Nous n’avons trouvé dans ces PV que des nouvelles affectations et des “maintiens malgré le grand nombre de terres “abandonnées” ou que “sous-louent” leurs propriétaires faute de pouvoir les mettre en valeur. Cette situation ne semble pas déranger, outre mesure, la SAED qui est le principal “ partenaire ” du conseil rural dans le cadre de l’animation du POAS. Une certaine fatalité semble être de mise concernant la gestion inéquitable des ressources foncières de la part du conseil rural. On a même pu déceler une sorte de “complicité” passive dans les points de vue de certains de ses agents chargés de l’animation du POAS auprès des populations (cf. les propos d’un agent POAS présentés dans le début de ce texte). Il faut dire que l’histoire de la SAED n’est pas glorieuse en matière de gestion rationnelle et démocratique. Des études ont montré comment la Société, surtout avant le désengagement de l’Etat et la mise en place de la Nouvelle Politique Agricole, a été le centre de pratiques de corruption et de clientélisme dans la vallée du fleuve Sénégal, particulièrement dans le Delta (Dahou T., 2002). De plus, la perte de légitimité de la Société et de son monopole dans l’encadrement des activités agricoles de la zone ne favorise pas son influence sur les orientations de la politique foncière dévolue maintenant au conseil rural. Aurait-elle encore de l’influence au niveau des prises de décision, on verrait pourtant mal la SAED s’ériger en avocate de la cause des femmes pour un meilleur accès aux terres, alors qu’elle n’a jamais été une championne en matière d’intégration des femmes dans sa politique d’encadrement et que jamais non plus, celles–ci n’ont fait partie de ses priorités.

23La réforme n’a ainsi pas ouvert les services d’encadrement aux femmes. Dans la vallée, la SAED a accordé et continue d’accorder ses services d’encadrement technique en priorité aux chefs de famille et détenteurs de terres : les groupements de femmes n’occupent pas plus de 0,15% des surfaces aménagées pour l’ensemble de la vallée.

L’action de la SAED : le difficile accès des femmes aux services d’encadrement et aux aménagements hydro-agricoles

24L’oubli des femmes de la part des services d’encadrement comme la SAED est en partie causé par leurs difficultés à accéder aux ressources foncières. C’est seulement en 1975, une dizaine d’années après sa création, que la Société s’intéresse, pour la première fois, à la composante féminine de la paysannerie du Delta, en créant, avec l’aide d’un financement de l’Agence Internationale de Développement, le “Centre féminin de Kassak”. A cette époque où l’accès aux terres était beaucoup plus difficile pour les femmes, l’action de la SAED se limitait à les encadrer dans des domaines relatifs à la sphère domestique comme l’enseignement ménager, l’éducation sanitaire et les politiques d’allégement des travaux domestiques.

25A partir des années 80, avec l’émergence des organisations paysannes féminines, on note une progression dans l’intervention de la SAED en direction des femmes qui énoncent des besoins liés à leurs difficultés d’accès aux aménagements hydro-agricoles (AHA) et aux services d’encadrement de la Société. Pour répondre à cette demande qui se fait de plus en plus pressante à cause de la crise économique qui s’aggrave avec les programmes d’ajustement structurel, et “débarrassée” de plusieurs de ses prérogatives suite à la privatisation du secteur agricole, la SAED fait montre d’un intérêt accru envers les femmes en créant le corps des conseillères en promotion féminine (CPF). L’intérêt progressif de la Société pour les groupements féminins n’a cependant pas permis une prise en compte sérieuse de leurs activités agricoles dans une optique de développement économique. Il s’agissait essentiellement pour elle d’encadrer des activités d’élevage de petits ruminants au niveau familial, d’agriculture familiale, de plantation individuelle, de maraîchage ; autrement dit, toutes activités qui sont bien loin des grands circuits commerciaux auxquels sont destinées les cultures de rente qui occupent, à l’heure actuelle, la grande majorité des aménagements hydro-agricoles, utilisés dans leur écrasante majorité par des hommes.

26En juillet 2001, les données communiquées par le Bureau Evaluation/Suivi de la SAED montrent la marginalisation des organisations paysannes féminines en matière d’accès aux aménagements hydro-agricoles. Nous évoquions dans la partie précédente un pourcentage de 0,15% d’occupation de groupements féminins dans l’ensemble des terres aménagées par la SAED. Ce pourcentage monte à 3% dans le Delta, mais il est important de noter - pour donner toute la mesure de la place encore très médiocre qu’occupent les groupements féminins sur ces terres – que les groupements qui y ont accès sont généralement confinés dans les extensions ou dans des aménagements sommaires sans système de drainage, hypothéquant ainsi les cultures mises en place. “Il n’y a pas de branchements, ni de canalisation allant du bassin vers les plants, nous devons puiser manuellement l’eau du bassin et arroser les plants avec des seaux ou des pots de tomate concentrée percés…j’ai l’impression qu’ils n’ont pas de cœur quand il s’agit des femmes ” nous a dit une femme d’un groupement qui occupe une parcelle SAED. “(…) c’est pourquoi les femmes qui travaillent dans les champs ressemblent à des folles (…) on ne fait pas un travail d’être humain, on n’est pas des êtres humain ” nous a confié une autre du même groupement.

27Interrogée sur cette difficulté d’accès aux AHA, la coordinatrice des groupements féminins de la SAED mentionne, comme l’un des membres de la commission domaniale du conseil rural, l’argument du manque de moyens financiers et matériels que rencontrent les groupements de femmes. Le manque de statut juridique qui caractérise la majorité des organisations féminines expliquerait selon elle leur difficulté à accéder au système de crédit formel. Or, le problème du statut juridique n’est certainement pas le seul facteur limitant l’accès des femmes au crédit formel. La faiblesse de leurs revenus, surtout en milieu rural, le manque de garanties, leur état de subordination au double plan social et économique, les difficultés qu’elles rencontrent pour développer des initiatives décentralisées à la base, sont autant de contraintes qui rendent très difficile leur accès au crédit. Entre les années 1984, date de création de la Caisse Nationale de Crédit Agricole (chargée du financement du développement agricole) et 2001, les organisations paysannes féminines n’ont reçu que 0,36%7 du total du crédit agricole alloué par la banque dans la vallée. Les difficultés d’accès au crédit et au foncier constituent ainsi les problèmes fondamentaux des groupements féminins en milieu rural. Ces problèmes sont d’ailleurs exprimés de façon claire dans une enquête menée en 1997 par la SAED auprès de 91 organisations paysannes féminines sur leurs attentes vis-à-vis de la Société. Trois types de priorité ont été identifiés à la suite de cette enquête : la recherche de financement, l’attribution de terres et l’aménagement des terres qu’elles occupent déjà. Et bien qu’ayant comme mission essentielle l’aménagement de surfaces cultivables, la Société s’est donné deux objectifs qui dessinent actuellement ses priorités d’action en direction des groupements de femmes : (1) des formations relatives à la création et la gestion de systèmes de crédit ; (2) l’appui à la recherche de financement pour l’aménagement et l’équipement des terres disponibles.

28Pour pouvoir réaliser ces objectifs, la Société essaie, d’après la coordonnatrice des groupements de femmes, de développer un réseau de partenariat avec les ONG et les structures locales intervenant dans la zone, notamment les ONG Plan International, Winrock International et le conseil rural. Or, La proposition n’a pas été jugée intéressante par Plan International (la plus grande ONG intervenant dans la zone) car un de ses principes est qu’"elle ne rentre pas en partenariat avec des structures qui ne travaillent pas dans le même domaine qu’elle et qui n’ont pas avec elle des projets et des objectifs similaires, ni la même vision du développement8. En outre, Plan International soupçonne la SAED de les solliciter que pour mieux diriger les groupements dont elle devrait s’occuper vers d’autres acteurs de développement. La “décharge”, et non le partenariat, configurerait ainsi, selon l’administrateur financier de Plan, la base des relations que la Société d’encadrement voudrait établir avec eux.

29En outre, l’argument de la différence de “vision du développement” mis en avant par l’ONG, pour opposer un refus à la proposition de partenariat avec la SAED, semble peu crédible si on considère les modalités du partenariat Plan International/conseil rural. Il semblerait que si l’ONG peut se passer de travailler avec la SAED, elle ne peut pas se permettre, depuis qu’elle travaille avec des femmes agricultrices, d’occulter le conseil rural dans sa politique de coopération.

La compétition foncière : émergence de nouveaux acteurs et jeux de médiation entre organisations de la société civile et le conseil rural

30L’offre sélective de “services fonciers” en direction d’un certain type d’usagers a entraîné l’implication croissante d’acteurs nouveaux qui ambitionnent de combler les déficiences et les effets de cette sélection. L’enjeu productif - qui est aussi un enjeu de pouvoir – représenté par la terre dans le Delta rend cependant difficile le projet égalitaire qui ne trouve d’échos au niveau des gestionnaires des terres (conseil rural et SAED) que quand il permet de “combler les trous” laissés par leur désaffectation des services de base.

L’action des ONG dans le développement local : du social à l’économique

31L’activité agricole des femmes du Delta n’a pas toujours été soutenue par l’action des ONG européennes. Ces dernières ont surtout soutenu le mouvement alternatif paysan impulsé par une nouvelle élite composée de jeunes paysans scolarisés opposés à la politique et au monopole de la SAED dans les systèmes irrigués (Lecomte B.J., 1998). L’action des ONG du Nord en direction de ces organisations (essentiellement des foyers de jeunes) s’est surtout développée suite à la privatisation du secteur agricole et aux nouvelles orientations de la coopération décentralisée. Dans le Delta, ces actions concernaient essentiellement l’achat de "groupes moto-pompe" et l’aide à la participation à des stages de formation aux techniques agricoles (Dahou T., 2002).

32Il faut noter par ailleurs, qu’au Sénégal et comme partout dans les pays sous-développés, les ONG n’ont pas toujours été des acteurs importants du secteur économique comme le secteur agricole. Elles ont pendant longtemps inscrit leurs actions dans des situations d’urgence humanitaire pour répondre à des cas ponctuels de détresse (Deler J.P. et ali., 1998). Depuis la crise des pays du Sud et la mise en place des programmes d’ajustement structurel, les ONG n’ont pas cessé de monter en puissance (financièrement et institutionnellement) et d’élargir leurs activités dans le monde du développement où elles sont considérées comme des acteurs importants. Si les actions des organisations non gouvernementales ont évolué vers d’autres orientations beaucoup plus liées à l’économique, il est cependant des domaines - que l’on pourrait appeler “de prédilection” - qui sont restés permanents dans leurs pratiques de développement et qui caractérisent une grande partie de leur identité. C’est le cas des secteurs de la santé, de l’éducation et de l’alimentation par exemple. Les ONG ne sont-elles pas d’ailleurs présentes dans les pays pauvres, dans le but de promouvoir un développement social (Lachenmann G., 1998), en participant à la production de services de base comme ceux (entre autres) cités ci-dessus, pour contrer les effets destructeurs de l’économie libérale qui met les masses populaires dans une situation de dénuement, situation dénoncée par les acteurs de la société civile, dont elles sont partie prenante ?

33Le modèle alternatif de développement proposé par les ONG met en évidence la nécessité d’élaborer des modes de développement plus autonomes, de type participatif, en développant les ressources locales et en suscitant des dynamiques de changement.

34Cet objectif passe par la promotion des catégories de la population considérées comme les plus vulnérables, dont font partie les femmes en général. Les associations et groupements de femmes sont ainsi considérés comme des éléments essentiels de la société civile que beaucoup d’organisations non gouvernementales entendent aider pour deux raisons :

  • Les femmes font partie des catégories les plus touchées par la pauvreté,

  • L’amélioration de leurs conditions de vie se répercuterait positivement sur les autres couches de la population pauvre.

35En direction des femmes, les organisations non gouvernementales ont reproduit le même cheminement qui a marqué leur évolution, passant d’une assistance caritative à la mise en place d’actions plus centrées sur l’économique. Elles ont, dans leur ensemble, commencé par des activités visant à appuyer les femmes dans leur rôle domestique : actions de formation dans les domaines de la santé, de l’hygiène, de la puériculture, de la nutrition, et relatives aux activités domestiques (couture, teinture, cuisine, etc.). Puis on note, à partir des années 1980, en liaison avec l’approfondissement de la réflexion sur les conditions de vie des femmes, liée à la Décennie des Nations Unies pour les femmes, une évolution marquante dans les orientations et les programmes développés au bénéfice des femmes. Les ONG entendent les considérer comme des agents sociaux productifs qu’il faut aider en tant qu’agent économique, pour la pleine reconnaissance de leur contribution sociale.

Plan International : moyens, stratégies et domaines d’intervention

36L’ONG Plan International fait partie des organisations qui considèrent les femmes comme faisant partie des cibles prioritaires de sa politique de développement local. Elle est arrivée à Saint-Louis en 1984, faisant de cette région la première bénéficiaire de ses interventions au niveau national. Entre 1984 et 2000, Plan est intervenu dans 242 villages de la région. Ces villages sont essentiellement situés dans les communautés rurales de Rao et de Ross-Béthio. Les interventions de Plan International ont concerné un peu plus de la moitié des villages (57) que compte la communauté rurale de Ross-Béthio (103). Sa présence massive dans la zone fait que l’ONG est très connue par les populations de la zone et reconnue pour ses actions relatives à la santé (construction de maternités rurales, de cases de santé, fourniture de trousseaux médicaux, formation de matrones…), à l’éducation (construction de salles de classe, fournitures d’équipements scolaires…), à l’économie, par le financement de boutiques villageoises, de fonds de roulement collectif destiné à des groupements de femmes qui souhaitent se lancer dans le secteur informel, et à la mise en place de système d’épargne et de crédit, etc. D’un point de vue des moyens financiers, on peut dire que Plan International Saint-Louis est une organisation et un bailleur riche. De 1985 à 2001, son budget annuel oscille entre 900.000 US $ 1.800.000 US $. Aucune comparaison à établir avec le budget du conseil rural qui est compris entre 95.000 et 100.000 millions de FCFA.

37Mais, depuis le début des années 1990, Plan International n’entend plus restreindre ses actions aux domaines traditionnellement définis par les conditions mêmes de son émergence. Elargissement de ses domaines d’intervention, mais aussi des démarches qui les accompagnent : l’une des orientations les plus fermement avouées par Plan International est la prise en compte systématique de l’approche genre et de l’approche dite participative dans toutes ses actions de développement. Cela consiste dans la pratique à aider les femmes à prendre en charge leurs propres besoins en participant à la levée des mécanismes d’exclusion qui constituent les blocages fondamentaux les empêchant d’accéder au même titre que les hommes au pouvoir et aux ressources. Généralisation abusive ou juste constat de la réalité, les ONG étrangères sont de plus en plus associées aux préoccupations des femmes sénégalaises. Que ce soit de l’avis de l'Etat, de ses services déconcentrés ou encore des collectivités locales et des femmes elles-mêmes, ces organisations sont considérées comme les “gestionnaires” du féminin et comme partenaires privilégiés en matière de prestation de services dans les secteurs sociaux. C’est une vision qui est institutionnellement confortée car elles sont placées sous la tutelle du Ministère de la Femme, de l’Enfant et de la Famille. Les pouvoirs publics comptent beaucoup sur les ONG pour relever ce type de services publics dont la qualité s’est gravement détériorée depuis le désengagement de l’Etat et les programmes d’ajustement structurel. L’importance des interventions des ONG est devenue incontestable dans les campagnes sénégalaises victimes plus que les villes des politiques de restriction – si ce n’est de désertion totale – des secteurs sociaux par les pouvoirs publics. Conscientes de cette réalité, les ONG semblent vouloir jouer de cette reconnaissance comme “pouvoir d’achat” pour payer leur ticket d’entrée dans d’autres arènes du développement local.

38L’exemple de l’ONG Plan International témoigne de cette ambition au travers de ses stratégies de conquête de ressources foncières pour les groupements de femmes. L’ONG a opéré une augmentation conséquente de son budget consacré au financement de ce qu’elle appelle le secteur économique. De 21% en 1986, il est passé à 40% en 1991 pour atteindre presque la moitié (49%) de la totalité des investissements en 2000.

A la conquête des terres pour ses communautés féminines, ou comment s’imposer dans le domaine du foncier

39En effet, un de ses objectifs non avoués de façon claire par l’ONG est de parvenir à influer sur l’affectation de terres aménagées ou aménageables, et la qualité de l’encadrement fourni par les institutions locales en destination des groupements de femmes qui sont sous sa tutelle. Mais Plan International n’a aucun pouvoir formel pour peser sur les décisions relatives à la question de la gestion des ressources foncières en général, ni de leur allocation. “Aucun lien officiel n’est établi entre nous et le conseil rural pour discuter des terrains nous a dit l’administrateur financier de Plan International. Jamais l’ONG n’a été invitée par le conseil rural à discuter des orientations de développement local, et ce contrairement aux directives posées par les concepteurs du PAOS. La collectivité locale qui a la loi avec elle semble bien vouloir “fermer” ce domaine -qui fonde l’essentiel de son pouvoir- à toute intervention extérieure. La gestion foncière est une “chasse bien gardée” mais Plan International tente, malgré tout, d’infiltrer le “ milieu ”. L’agriculture constitue un enjeu de taille pour l’économie locale (certainement le plus important dans la communauté rurale de Ross-Béthio), l’accès des femmes à la terre et aux services qui lui sont rattachés est devenu un enjeu de taille pour l’ONG.

Les stratégies mises en œuvre pour la conquête du foncier

40Pour pallier son impuissance “légale” dans la gestion du foncier et mener tant bien que mal son projet d’ingérence dans les “ chasses gardées ” du conseil rural, Plan International mise, selon les cas, sur deux types de stratégie. La première consiste à doter les groupements de femmes (sans terre) de moyens financiers et parfois techniques, pour leur permettre de faire valoir, au niveau de la commission domaniale, leur capacité de mise en valeur.

41Pour les groupements de femmes qui occupent déjà des terres, Plan International aide parfois à la réalisation de travaux de reboisement des terrains, à la construction de bassins d’irrigation, en employant temporairement des ouvriers, etc. Ce type d’action réussit rarement car l’ONG n’a pas les compétences pour assurer un suivi technique comme pourrait le faire la SAED. En plus, des problèmes de maintenance se posent souvent, ce qui fait qu’on enregistre régulièrement des pannes de matériel (groupe moto-pompe, par exemple). Ce défaut de viabilité de ce type d’entreprise est dû au fait que c’est les femmes qui doivent assumer les frais relatifs à la maintenance. Or, elles déclarent souvent ne pas faire assez de bénéfices sur les récoltes (servant souvent à la consommation familiale) qui leur permettraient d’assumer d’éventuels frais de maintenance.

42Tant qu’il s’agit de conduire des actions relatives à l’allocation de services de base, à petite échelle, il n’y a pas de problèmes notables. Par contre, en matière d’appui dans des domaines tels que l’agriculture, l’hydraulique, des problèmes d’efficacité se posent ; problèmes aggravés par une obstination à travailler en vase clos9 sans recours à la sous-traitance technique à long terme que la SAED déclare leur avoir déjà proposé, en vain. A ce propos, une critique récurrente que beaucoup d’acteurs locaux adressent aux ONG étrangères, est leur “isolement” et leur manque de confiance quant à l’efficacité des démarches et actions qui n’émanent pas d’elles.

43La deuxième stratégie consiste à “troquer” des cases et des équipements de santé ou encore des salles de classe pour recevoir du conseil rural - ou plus exactement de son Président car la question ne se discute pas en commission d’attribution - des affectations de terres au profit de “ses communautés féminines”. C’est une stratégie qui arrange plutôt le Conseil rural dans le sens où cette “combine” lui permet de compenser la désaffection dont il souffre et son incapacité en matière de production des services de base. La communauté rurale dispose de 42 écoles primaires dont 17 ont reçu la contribution de l’ONG ; la fondation Paul Gerin Lajoie est un autre bailleur important en matière de construction d’écoles et de classes dans la communauté rurale.

44Cette deuxième stratégie ne nous semble pas être motivée par une conviction forte des ONG de leur efficacité dans le champ de l’agriculture, au regard des résultats médiocres des projets mis en place ou soutenus par elles –même si on peut expliquer (en partie) ces résultats par les blocages dont nous parlions plus haut- mais plutôt par une volonté de contrôle et de partage des pouvoirs en matière de gestion des ressources locales, surtout quand elles constituent l’objet d’enjeux économiques.

Les conséquences de la stratégie de “troc” : renforcement de la division du travail de développement local

45La vocation résolument humanitaire et sociale de Plan semble renforcer le pouvoir local dans ses choix de priorités, lui offrant ainsi plus de légitimité quant à l’offre sélective et inégale de services publics selon les secteurs et les destinataires, ainsi que des raisons de “minimiser” encore plus certains secteurs : c’est le cas des services de base comme la Santé et l’Éducation. Le conseil rural et les services décentrés de l’État pensent ou aiment penser que l’ONG Plan International, comme d’ailleurs les ONG en général, est une spécialiste des problèmes des femmes et des problèmes sociaux du développement local. Ce qui leur donne plus de légitimité pour “délaisser” cette catégorie de la population et se consacrer aux autres aspects du développement, à destination d’autres usagers.

46La position de Plan International avec ses ambitions d’élargissement de ses prérogatives et domaines d’action et de contrôle de l’action locale, semble créer un effet (que les autres –SAED et conseil rural- voudraient voir comme légitime) de cloisonnement et de repli. Chaque acteur tend à se spécialiser dans un ou plusieurs domaines et conforte la spécialisation de l’autre et le type d’usagers ciblés. Cette situation structure par ricochet les attentes des populations par rapport à tel ou tel type de prestataires de services. On ne s’adresse pas à n’importe qui. Pour les groupements de femmes par exemple, le conseil rural et la SAED sont loin d’être des interlocuteurs privilégiés ; ce qui risque de détourner les femmes de la politique locale de la décentralisation où elles ne pèsent pas de leur poids réels malgré leur nombre et l’actualité des discours sur leur importance dans la construction de la décentralisation et du développement local.

47L’offre prioritaire de Plan International de services publics aux femmes et leurs préoccupations affichées concernant les problèmes qu’elles affrontent, crée un véritable lien de “parenté” entre l’ONG et les groupements féminins. “Seules les ONG nous considèrent” est une phrase que nous avons souvent relevée dans nos entretiens avec les groupements de femmes. Si Plan International dit ne pas avoir une approche directive et soutient le droit des bénéficiaires à définir leurs propres actions, elle occulte bien souvent que la stratégie des groupements de base est d’avoir les bonnes grâces de leurs bienfaiteurs. Sous le couvert de Plan International, des milliers de femmes se regroupent en association et tentent, par des activités diverses, de créer des services pour la satisfaction de leurs besoins. Cependant, leur grand nombre fait que les financements octroyés et les projets menés restent très modestes et ne suffisent pas à les autonomiser et à les faire considérer comme des partenaires sérieux et surtout solvables qui peuvent prétendre au capital foncier et économique. La mobilisation des femmes pour leur promotion dans le développement agricole reste cependant très dynamique : aux groupements, succèdent les fédérations de groupements qui tentent de jouer sur la force du nombre dans un double objectif de constitution des capitaux de garantie et de mécanisation des exploitations.

La fédération de groupements comme mode d’accès aux facteurs productifs : le cas de la FEPRODES

48L’émergence d’associations fédératives est une réponse aux difficultés d’accès aux facteurs productifs que nous avons exposées tout au long de ce texte. L’élargissement de leur champ d’action et la recherche d’une épargne plus conséquente à partir de la contribution de l’ensemble des membres sont les motifs essentiels de cette forme de mobilisation féminine dans le secteur agricole. Le cas de la FEPRODES (Fédération des productrices de la vallée) est un bon exemple pour décrire cette recomposition organisationnelle. La FEPRODES est partie d’un constat : “L’histoire récente du développement agricole de la vallée a été faite en excluant, quasi-totalement du processus institutionnel de responsabilisation des acteurs, les femmes10 ”.

49La fédération est créée en 1996 ; en 2000, elle regroupait 96 associations et groupements féminins, elle comprend un peu plus de 5000 membres disséminés dans 40 villages de la région de Saint-Louis. Son but est de promouvoir les initiatives productives des femmes pour le développement. Ses objectifs sont caractérisés de la façon suivante :

  • l’accès à la terre ;

  • la création de structures d’appui pour susciter les conditions propices au passage d’entreprises du secteur informel au stade de PME/PMI ;

  • assurer une réelle représentation de ses membres et de leurs préoccupations dans les instances de décisions en ce qui concerne les politiques de développement ;

  • participer à la création, à l’alimentation et à la gestion d’un fonds de garantie pour cautionner les crédits de ses membres liés à l’activité de production, de transformation et de commercialisation des produits.

50La traduction de ces objectifs a permis, d’après sa Présidente, l’organisation de jardins collectifs sur les berges et l’affectation de parcelles par les Conseils ruraux de la vallée sur les périmètres aménagés. Les surfaces de ces parcelles restent cependant insignifiantes quand elles sont rapportées au nombre des membres des groupements pris individuellement.

51Dans le cadre de sa Mutuelle d’Epargne et de Crédit, la FEPRODES travaille actuellement avec 25 groupements choisis à partir d’une enquête menée par une consultante externe à la structure. Elle développe un système de financement assez spécifique. L’organisation est parvenue à mobiliser une somme de 5 millions au bout de trois semaines à partir d’une cotisation de 1000 FCFA par membre à laquelle se sont rajoutés 2 millions tirés de l’épargne des dits groupements. Chaque groupement a constitué en son sein des sous-groupements, selon des critères d’affinité, de parenté ou de proximité géographique, entre lesquels le capital social a été réparti.

52Le crédit est octroyé sans garantie pour une durée de trois mois et avec un intérêt de 10%. Les intérêts sont reversés au bout d’un an dans les comptes de ces groupements qui devraient finir à moyen terme, d’après l’objectif du projet, par s’autofinancer et gagner ainsi leur autonomie. Même si au moment de l’entretien (juillet 2001), la présidente nous confiait que cet objectif d’autonomisation financière n’était pas encore atteint par les groupements bénéficiaires de l’épargne collective, la FEPRODES semble gagner de plus en plus en reconnaissance au niveau régional et national, et on la cite souvent en guise d’exemple de mobilisation de femmes dans le secteur agricole. Sa présidente déplore quand même le “maigre et unique soutien extérieur” qu’elle reçoit de l’ONG américaine Winrock International qui est, d’après elle, “quand même une ONG trop faible”. Preuve de cette reconnaissance grandissante peut-être : au mois d’août 2001, et pour la première fois depuis la création de la fédération, une lettre de mission de la SAED l’invitait à venir discuter de la mise en place d’un cadre de partenariat SAED/FEPRODES. Cette invitation semble lui avoir donné de la confiance : la nouvelle équipe tient beaucoup compte des femmes et de ce qu’elles représentent, nous a-t-elle dit.

53Nous ne sommes pas en mesure de confirmer par des données empiriques, l’intérêt que porte la nouvelle équipe de la SAED à ce que les femmes représentent. Mais pouvons cependant dire que la présidente de la fédération, agent de l’Institut Sénégalais de Recherches Agronomiques, doit certainement jouir d’un capital de connaissance des rouages du monde agricole et profiter de sa position d’interface -entre les sociétés de développement (qui gravitent autour de ce monde) et les organisations de la société civile dont sa fédération fait partie– pour décrocher des terres pour ces groupements. Cependant, connue comme une “femme de poigne”, soucieuse des problèmes des agricultrices, le leader de FEPRODES utilise des méthodes non clientélistes pour lutter en faveur de l’accès des femmes aux terres. Elle est connue pour ses prises de positions publiques sur la question de la discrimination sexiste en matière de distribution foncière. Dans ce sens, en 2000, elle avait organisé avec les groupements de la fédération une grande action de contestation de la gestion foncière en bloquant la route nationale. Même si le combat de la FEPRODES semble loin d’être gagné, l’exemple de l’organisation semble en tout cas résister à la thèse souvent avancée qui consiste à dire que les femmes joueraient sur des modes d’accès au foncier “traditionnels” en passant par des hommes influents ou par le biais de l’héritage.

54Sans pouvoir réellement juger de la représentativité de notre échantillon, nos enquêtes ont révélé la prédominance du mode d’accès par l’attribution du conseil rural (73%) suivi par le mode d’accès par le biais d’un membre mâle de la famille (époux, père ou frère) (25%). Il est dommage que nous ne soyons pas en mesure de déterminer la part des femmes -parmi celles qui sont attributaires du conseil rural- ayant bénéficié de la médiation et de l’appui de Plan International pour accéder à la terre.

Conclusion

55A travers cette réflexion, nous voulions apporter une contribution à la compréhension de la gestion et de l’offre de services communautaires au niveau local, à partir de l’exemple de l’allocation des terres aux agriculteurs du Delta et de leur encadrement technique. Les effets du désengagement de l’État, la décentralisation, le soutien de plus en plus affirmé des bailleurs de fonds aux initiatives locales et au principe de bonne gouvernance sont autant de facteurs qui ont favorisé l’émergence de nouveaux acteurs dans le développement local et la formation de nouvelles compétitions dans de nouvelles arènes. Une chose est sûre : dans un contexte où la participation d’acteurs privés est devenue presque une nécessité, les autorités publiques n’ont plus le monopole de la production des services publics. On a vu que l’ONG Plan International participait de façon significative à la production de services relatifs à l’éducative et à la santé. La thèse qui consiste à dire que la gouvernance locale est faite de l’imbrication entre instances étatiques et instances non-étatiques est confirmée par l’analyse de la gestion locale du foncier qui a été un exemple pertinent pour rendre compte des recompositions organisationnelles et des dynamiques relationnelles entre acteurs différents. Pour autant, deux questions s’imposent : (1) La présence de Plan dans l’arène du foncier et le style de médiation qu’elle met en place entre groupements de femmes et conseil rural participent-elles fondamentalement à la transformation des modes locaux de gestion des ressources ? (2) Autrement dit, la médiation de Plan –avec comme instrument le "troc"- ne contribue-t-elle pas au contraire à alimenter l’indifférence de la collectivité locale envers les problèmes d’accès aux terres des groupements de femmes ? Or le caractère transversal du problème difficile de l’accès des femmes aux terres nécessite à notre sens une vision intégrée des actions à mener. La division quasi mécanique du travail de développement entre acteurs en présence dans la communauté rurale de Ross-Béthio, témoigne des conséquences de ce manque d’actions vraiment intégrées. On est alors loin, dans cette configuration d’acteurs aux statuts et intérêts différents, d’une situation de bonne gouvernance qui ne saurait se suffire d’une simple logique d’arrangements occasionnels et informels entre les uns et les autres.

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Bibliographie

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Notes

1 Société d’Aménagement et d’Exploitation du Delta et de la vallée du fleuve Sénégal. Créée en 1964, la SAED eut pour principale mission d’encadrer la politique agricole dans la Vallée du Fleuve Sénégal.
2 Ross-Béthio est la plus grande communauté rurale du Delta, en superficie et en nombre. Avec sa surface de 2509 km2, il couvre 80% environ de la superficie du Delta (3500km2) du Sénégal. Il concentre à elle seule les 2/3 des surfaces aménagées par la SAED sur l’ensemble de la Vallée. Sa population s’élève à 11235 habitants.
3 Cette situation de cohabitation entre législation formelle et pratique coutumière en matière de gestion foncière n’est certainement pas le propre des communautés rurales sénégalaises ; Amadou Keita, en parlant de choc qui naît de la rencontre entre le droit positif et les pratiques locales, témoigne à travers le cas du village de Bancoumana (Mali) de cette difficile cohabitation.
4 Plan d’Occupation et d’Affection des Sols.
5 Les données présentées dans ce texte sont issues d’enquêtes de terrain effectuées en 2000 et juillet 2001. Elles concernent 102 habitantes de la communauté rurale de Ross-Béthio dont 82 agricultrices. Les agricultrices autonomes sont celles qui travaillent leur propre champ et/ou en coopération avec d’autres femmes. Il faut signaler que 84% des agricultrices autonomes consacrent une partie de leur temps aux travaux des champs de leur mari ou au champ familial, en plus des champs autonomes.
6 Il s’agit de la SAED, du Centre International de Recherches Agronomiques pour le Développement (CIRAD, Montpellier, France), de l’Institut Sénégalais de Recherches agronomiques (ISRA, Saint-Louis), d’une équipe de juristes de l’Université Gaston Berger (UGB, Saint-Louis, Sénégal) et les collectivités locales rurales et régionales de la vallée du fleuve Sénégal.
7 Ce pourcentage est calculé sur la base des chiffres fournis par la direction régionale de la CNCA.
8 Propos de l’administrateur financier de Plan International Saint-Louis recueillis en 2000.
9 Extrait du document sur le programme de promotion féminine. 1999.SAED
10 Extrait du document de présentation de la FEPRODES. 1998
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Pour citer cet article

Référence électronique

Aïssatou Faye, « Pouvoir local et coopération au développement à Ross-Betho : gestion sélective de l’offre de services fonciers et exclusion. »Bulletin de l'APAD [En ligne], 22 | 2001, mis en ligne le 27 mars 2006, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/apad/92 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/apad.92

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Auteur

Aïssatou Faye

CERTOP : Centre d’Etude et de Recherche Travail, Organisation, Pouvoir, SAGESSE : Savoirs, Genre et Rapports Sociaux de Sexe. Université Toulouse II, 5, allées Antonio Machado, 31058 Toulouse/France faye@univ-tlse2.fr

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