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Les courtiers locaux du développement

Des courtiers ruraux pour le développement au Bénin. Rapport d’une recherche conduite au Bénin dans le cadre du projet «  courtiers locaux du développement  »

Roch L. Mongbo

Texte intégral

Introduction

1Un mécanisme particulièrement négligé par les socio‑anthropologues dans le contexte Africain et qui a fait l'objet de la présente étude est celui du courtage pour le développement tel qu'il est conduit en milieu rural au Bénin par des courtiers appartenant et vivant en milieu villageois, et qui s'occupent à articuler les univers de populations potentiellement bénéficiaires des projets et actions de développement d'une part et ceux des intervenants de l'autre. En effet, dans leur conception, mise en œuvre, évaluation et reproduction, les opérations dites de développement génèrent des discontinuités sociales avec d'importants fossés d'intérêts et de communication au sein et entre les organisations et groupes qu'elles impliquent. L'intermédiation entre les différentes parties concernées devient alors indispensable (même dans les cas dits d'identification / Elaboration participative) afin que l'opération telle que formulée par les intervenants devienne accessible aux groupes‑cibles et qu'ils puissent se l'approprier, ce qui en même temps permet d'asseoir les bases d'une reproduction de l'intervention. L'intermédiation dont il est question n'est pas une simple interprétation ou traduction désintéressée d'une langue à une autre. Il s'agit de courtage, une activité potentiellement rémunérée d'une manière ou d'une autre, nécessitant des compétences spécifiques. En effet, Pour les groupes, catégories d'acteurs et individus impliqués dans les opérations de développement (planificateurs, donateurs, experts, bureaucrates, techniciens, groupes‑cibles, autres personnes directement ou indirectement touchées), un projet ne se réduit pas à son objet technique tel que formulé dans les documents et discours officiels. C'est un ensemble d'éléments hétéroclites tels que conditionnalités politico‑économiques, procédures de financement, formalités administratives, schémas techniques, différentes sortes de rémunérations, opportunités d'emplois occasionnels ou à terme dans les localités d'exécution du projet, nouvelles activités, produits ou semences à essayer, possibilités d'avoir de nouvelles infrastructures pour le village ou le quartier de ville (puits, école, centre de santé, crédits individuels ou collectifs etc). Ces éléments intéressent différemment et à des degrés divers, les personnes et groupes impliqués. Développer une conscience et une compréhension aussi minime soit‑elle de ces réalités multiples et chaotiques et articuler les attentes et discours des villageois et du village avec ceux des intervenants et du projet n'est pas à la portée de tout le monde et ne peut se réaliser du jour au lendemain. Car il s'agit de jeter le pont entre des entités sociales qui sont économiquement, socialement, politiquement et culturellement distinctes, et qui ont des attentes différentes voire contradictoires.

2Le courtage est donc un phénomène omniprésent dans les opérations dites de développement, que ce soit pour la mobilisation des ressources internes ou externes nécessaires que pour la mise en œuvre proprement dite de ces opérations. Pourtant, le phénomène n'est pas vraiment étudié et l'on sait très peu sur les circonstances de l'émergence et de la conduite des entreprises de courtage et sur leurs impacts sur les projets et les changements sociaux induits. La présente étude s'est intéressée à un cas de courtage dans le t)as Bénin. Il s'agit de celui entrepris par le bureau de la fédération des groupements de Gliten 1", un groupe de jeunes villageois qui s'est constitué indépendamment de toute structure d'Etat et qui tente d'articuler leur village avec des ONG, des partis politiques et autres donateurs externes, y compris l'Etat.

3Le but de l'étude était de connaître les processus par lesquels des élites rurales émergent, sont initiées et pratiquent le courtage du développement. Les questions spécifiques ayant retenu l'attention étaient :

  • Quels sont, du point de vue des populations locales et des intervenants extérieurs, les critères d'éligibilité à la position d'élite et au rôle de courtier du développement ?

  • Comment le courtier acquiert‑il les compétences spécifiques et le langage qu'il utilise dans ce métier ?

  • Par quels mécanismes le courtier acquiert‑il (ou perd‑il) sa légitimité aux yeux des deux parties : comment recrute‑t‑il et insert‑il clients et personnes clé de ses réseaux d'action ? Quelles sont les transactions et les conciliations entre les activités de courtage et les projets de vie du courtier, entre le courtier et les pouvoirs similaires préétablis ?

    Tout ceci a‑t‑il des implications pour le changement social au niveau local et sous‑régional 2 ?

Un environnement national favorable ou incitatif au courtage

4Au Bénin, le courtage du développement, en particulier la mobilisation de ressources externes (mais dans certains cas aussi internes) et leur distribution sélective aux populations locales dans le cadre de projets de développement n'est pas un phénomène nouveau. Car, du point de vue de la culture dominante en matière de 'développement’ 3, le Bénin est un pays pauvre et pour l'Etat comme pour les communautés locales, la dépendance vis‑à‑vis de l'aide au développement n'est pas liée à la conjoncture actuelle (de la fin des années ,80s, début des années 90s). Elle est structurelle. Elle plonge ses racines dans la genèse de l'Etat colonial et post‑colonial et a persisté même durant les 17 années du régime dit marxiste‑léniniste de Mathieu Kérékou malgré le discours très soutenu du "compter d'abord sur ses propres forces". L'une des conséquences les plus marquantes d'un tel état des choses est l'extraversion des Rites des divers segments socio‑politiques (en particulier administratifs, ethniques, géographiques au niveau villageois par exemple). Le, dynamisme de ces élites à attirer et à canaliser des ressources extérieures (dont celles de l'Etat) et donc à permettre à leurs entités sociales d'appartenance ou de représentation à ne pas rester attardées", à se "développer comme les autres", de tirer le meilleur parti de ces ressources externes ou d'entretenir l'illusion ou le sentiment qu'il en est ainsi, constituent pour l'essentiel le gage de leur légitimité. Toutefois, et ce jusqu'au milieu des années 80s, ce type particulier de courtage est resté dans une large mesure sous le contrôle de l'Etat et de ses structures décentralisées. La mobilisation de ressources externes pour des actions dites de développement dans son village d'origine ne pouvait se faire en général qu'à travers des structures de l'Etat qu'il fallait prendre en otage ou sur lesquelles il fallait avoir un certain contrôle pour espérer réussir.

5Ainsi, durant les 17 ans du régime de Kérékou, si le principal canal de branchement sur l'aide étrangère a été l'État 4, (ce qui pourrait laisser présager d'un certain monopole d'État en matière de courtage), il n'en demeure pas moins vrai que plusieurs réseaux et élites de médiateurs et de négociateurs se sont développés dans le but déclaré de faire bénéficier le mieux possible leurs entités sociales d'appartenance des ressources mobilisées par le biais de l'Etat. Ces réseaux devaient s'articuler sur des intermédiaires résidant au village, ce qui place les élites villageoises dans une position stratégique dans la phase d'exécution et d'évaluation des projets négociés pour "la base", mais également de plus en plus et depuis quelques années, dans la phase de préparation des projets.

6La faillite de l'État Béninois dans son programme de développement centralisé a entraîné la création, à partir de la deuxième moitié des années 80s de plusieurs associations de ressortissants et organisations non‑gouvernementales d'appui au développement qui se sont mises dans ce que l'on pourrait appeler une mobilisation libéralisée de ressources externes pour le développement. Ceci, avec les discours de participation et d'appui aux initiatives à la base augmente la pression sur les leaders villageois en même temps que cela leur donne de nouveaux registres d'action. Ils s'emploient à gérer l'interface tumultueux villageois‑intervenants extérieurs (Etat, ONG locales ou étrangères, organismes bi ou multilatéraux, collectivités locales européennes ou Nord‑américaines dans le cadre des coopérations dites décentralisées..). En effet, dans un cas comme dans l'autre (dans le cas des actions de développement conduites à travers des structures d'Etat comme dans le cas d'actions conduites dans des structures privées), ces leaders villageois, courtiers aux pieds nus des villages se sont toujours montrés incontournables. Le phénomène du courtage pour le développement prend donc de nouvelles envergures dans tout le Bénin, avec des spécificités selon les caractéristiques propres à chaque milieu concerné. La présente étude s'est intéressée à eux, à leur émergence et modes d'opération dans un village au bas‑Bénin.

La naissance du bureau fédéral des groupements de Gliten

7Le bureau fédéral s'est constitué à la fin de l'année 1993. Un bureau standard. Il est composé de 7 membres : un Président, un Vice‑Président, un Secrétaire Général, un Trésorier, un Commissaire aux comptes, un Organisateur et un Conseiller. Ils ont entre eux des liens de parenté (père et fils, fils de l'oncle, arrière petit fils d'une sœur aînée du grand‑père etc.), des liens d'amitié, de camaraderie d'école primaire ou secondaire, de voisinage etc. (cf. schémas). Toutefois, il convient de souligner que ces relations ont peut‑être facilité le regroupement de ces hommes, mais elles ne semblent pas en avoir été le facteur déterminant. Comme cela apparaîtra ci‑dessous à travers les biographies de certains membres, le bureau de la fédération des groupements de Gliten matérialise la convergence des ambitions et stratégies d'individus ayant eu des parcours de vie semblables, avec des expériences complémentaires, personnelles ou indirectes au sujet des groupements, des ONG et des interventions, pour la plupart à l'extérieur du village.

8A entendre la dénomination du bureau, on croirait qu'il a été élu à l'occasion d'une réunion fédérative des groupements en question. En tout cas, c'est cela que les membres du bureau fédéral voudraient faire comprendre mais il n'en est rien. En réalité, le processus s'est déroulé en deux étapes : Ayant constaté que des groupements de femmes dans certains villages obtenaient des dons d'ONG, des individus se sont mis, chacun de son côté, à constituer des groupements de femmes et à rechercher des dons. Puis, n'ayant pas de succès, ils ont eu l'idée de se mettre ensemble pour rendre leurs recherches plus efficace.

Du courtage individuel...

9L'impulsion serait partie du Vice‑Président (T.N.) et du Secrétaire Général (B.H.) qui ont individuellement eu des contacts assez rapprochés avec des responsables, membres et/ou représentants de différentes ONG opérant dans la région (CIRAPIP, CBEDIBA, ALDIPE, UNICEF etc.), lesquelles ONG auraient réussi à faire obtenir diverses subventions à des groupements et à des villages entiers de la région. Ainsi, le CBEDIBA aurait constitué des groupements d'hommes et de femmes pour entre autres des opérations d'épargne/crédit subventionnées, certains ayant eu des moulins et autres outils de production à gérer. ALDIPE réussirait à faire construire des salles de classe, des cases de santé dans des villages de la région. Mais toutes ces actions sont relativement récentes et n'ont fait que renforcer la motivation des courtiers de Gliten. Ce qui semble avoir effectivement lancé T.N. et RH. c'est l'information selon laquelle le CIRAPIP aurait réussi à faire obtenir des vivres PAM (Programme Alimentaire Mondial) à des groupements d'hommes et de femmes. RH. et T.N. se sont donc lancés, chacun de son côté, dans la constitution de groupements ou la réactivation de groupements en sommeil dans leurs localités d'une part, puis d'autre part, dans la recherche de vivres P AM auprès des ONG en question, au profit des groupements qu'ils mettaient sur pied.

10A.E., ancien camarade de classe et ami de RH. est mis au courant de la chose et en discute avec son père A.D. Ce dernier garde encore de bons souvenirs de son appartenance en 1970 à un groupement de pisciculture, d'élevage et de crédits rotatifs dont l'initiative était venue du curé de la paroisse. Le groupement se serait disloqué parce que les 30 000 FCF A alloués par le curé pour aider le groupement à ses débuts auraient été mal gérés par les responsables. AD. est intéressé à reprendre l'expérience. n en discute avec deux membres de l'ancien groupement qui se montrent eux aussi intéressés. Deux nouveaux groupements sont alors créés, un groupement d'hommes et un groupement de leurs femmes, les deux présidés par A.D., le secrétariat des deux étant assurés par le fils A.E. Une cellule de coordination des deux groupements est ensuite créée.

11T.N. et B.H. quant à eux ne jugent pas opportun d'appartenir aux groupements qu'ils constituent. Ils s'érigent plutôt en parrains de ces groupements, quoiqu'ils soient promptes à revendiquer, comme nous le verrons plus loin, leur appartenance à un groupement dès que le besoin se fait sentir (si quelque chose devait arriver pour les groupements). Comme le déclare T.N. quand on lui demande pourquoi il ne fait pas partie du bureau d'un des groupements, "Ce n'est pas la peine, car tous autant qu'ils sont savent que je suis leur patron, leur lumière, puisque c'est grâce à moi que le groupement est né. le n'ai plus besoin d'être dans le bureau, ni d'être membre avant qu'ils m'obéissent. Il y a toujours quelqu'un par qui je pourrais faire passer les informations en cas de besoin".

12Pour monter un groupement, ils prennent contact avec un ami ou un parent à qui ils expliquent les avantages que l'on pourrait obtenir actuellement 5 si l'on se met en groupement, tel que le raconte T.N. ci‑après :

13"Très souvent, je ne vais pas directement voir les gens pour leur en parler, mais à un ami ou un parent résidant à l'endroit en question. Je lui dis : Vous ne voyez pas ce qui se passe autour de vous ? Les gens, femmes comme hommes, se regroupent pour recevoir beaucoup de choses comme des vivres PAM. Vous, vous restez là dans votre obscurité et tout vous échappe. Si cela t'intéresse, essai d'informer quelques personnes autour de toi, d'abord ta femme, tes frères et sœurs, ou des amis. Ce n'est pas nécessaire que vous soyez nombreux au début. Si tu les réunis je pourrais venir leur fournir plus d'information ». A l'occasion de la première rencontre avec eux, je leur dis :

14"Beaucoup de choses se passent actuellement dans notre pays et même dans le monde entier que vous ignorez. Sachez que actuellement, pour recevoir de l'aide de qui que ce soit, il faut s'organiser en groupement et choisir un nom en fon (la langue locale) pour ce groupement

  • En vous constituant en groupement, vous pourriez obtenir un moulin.

  • En vous constituant en groupement, vous pourriez obtenir une école.

  • En vous constituant en groupement, vous pourriez obtenir un dispensaire.

  • En vous constituant en groupement, vous pourriez obtenir une piste.

  • En vous constituant en groupement, vous pourriez obtenir un puits.

  • En vous constituant en groupement, vous pourriez obtenir des vivres PAM.

15Le PAM, le blanc dit "programme Alimentaire Mondial". C'est à dire que c'est pour nourrir le monde entier alors que vous êtes ici et pour vous, plier le bras constitue un véritable casse‑tête 6.

16"En dehors du groupement, vous continuerez vos activités individuelles".

17"Plus tard, à une autre rencontre, il y a souvent plus de monde. Je reprends la même mais cette fois‑ci avec des exemples de groupements qui ont déjà obtenu des vivres PAM.

18"Si les gens se montrent décidés, je leur demande de choisir séance tenante un nom pour leur groupement puis je leur apprends quelques slogans. C'est surtout avec les femmes que cela marche assez bien car elles comprennent vite et sont déjà un peu au courant des histoires de groupements de femmes qui existent ailleurs. A nos rencontres suivantes, elles m'accueillent avec ces slogans et souvent avec beaucoup d'autres qu'elles inventent elles‑mêmes. Au départ déjà, je leur demande de me dégager 7 personnes qui peuvent les diriger. Généralement, les personnes sont effectivement dégagées. Je demande aux 7 de me choisir 3 parmi eux dont un qui sache lire et écrire. Alors je la choisis comme Secrétaire Générale et les deux autres deviennent respectivement Présidente et Trésorière. Les postes restants (Vice‑présidente, Trésorière adjointe, Organisatrice et Conseillère) sont ensuite distribués entre les 4 autres. Après, je les aide à retenir quelques règles de fonctionnement que je mets en forme chez moi et leur rapporte plus tard sous forme de Statuts, Règlement Intérieur, procès‑verbal de création. Ainsi, le groupement est né" .

19Quant à G.G. le conseiller du bureau fédéral il semble se donner beaucoup plus de peines. Dans le cadre de ses propres activités, il voyage beaucoup dans tous les villages de la région car il achète et revend des produits agricoles en particulier le niébé dont il est l'un des fournisseurs au CENOU à Cotonou (le Centre National des Œuvres Universitaires). Il dit qu'il est bien connu dans ces villages, en particulier de ceux (les femmes surtout) qui collectent les produits agricoles et les lui revend. Mais dit‑il, "quand je tâte du terrain dans un village et que je constate que des gens sont prêts à se constituer en groupement, je prends soin de commencer par informer le chef du village". Il raconte :

20Les villages dans lesquels j'ai des groupements, voici comment j'ai fait. Je contacte d'abord le délégué, je l'informe de la possibilité de constituer un ou des groupements dans le village et je lui explique les avantages que l'on pourrait espérer en constituant de tels groupements. Je lui indique des gens avec qui j'avais discuté au préalable et qui seraient éventuellement intéressés, mais libre à lui de choisir les gens qu'il juge capables de constituer le(s) groupement(s). Le délégué informe ses proches et organise une réunion à laquelle il m'invite. Là, j'explique en détails pourquoi il est bon actuellement de se mettre en groupement. Je leur dis : « Le groupement est une bonne chose. Si vous réussissez à le faire, les Organisations Non Gouvernementales qu'on appelle les ONG peuvent vous aider en vous apportant un moulin, en vous construisant une salle de réunion, des salles de classe pour votre école, un centre de santé. Elles peuvent aussi vous construire des pompes pour l'eau potable.

21Ce dont nous parlons‑là n'est pas du tout loin de vous. Ce sont des choses qui se passent autour de vous. Un menteur ne cite pas de témoin 7. Allez dans le village de X. à côté et demandez si le CBEDIBA n'a pas aidé un groupement de femmes à acheter un moulin. A Y. Le CIRAPIP ne distribue‑t‑il pas des vivres PAM chaque année. A Z. ALDIPE ne construit‑il pas un module de 3 classes ? Pourquoi en est‑il ainsi selon vous ? Eh bien parce que ces gens‑là ont vite compris et se sont mis en groupement. Si cela vous intéresse, moi je connais le circuit. Formez‑moi un ou plusieurs groupements, chacun avec un bureau de 7 membres que je rencontrerai prochainement ».

22Dans certains cas, ce bureau est constitué sur le champ et je pars avec les noms. Dans d'autres cas la chose est plus difficile. Il arrive que je sois obligé de passer de maison en maison pour expliquer d'avantage à ceux qui étaient à la première rencontre. Actuellement, j'ai 8 groupements répartis dans plusieurs villages de la région : 2 à Sahe, 2 à Zoghodome, 2 à Dénou, 2 à Kpassagon 8".

23En définitive, ce qui a surtout motivé T.N., B.H., G.G. d'une part, puis les membres des groupements de l'autre, c'est d'abord et avant tout la perspective d'obtenir des vivres PAM. C'est réel que le CIRAPIP distribue annuellement et ceci depuis quelques années des vivres à des groupements dans des villages de la région. Sur insistance de T.N. auprès du représentant du CIRAPIP, le responsable de cette ONG a même rendu une visite aux premiers groupements constitués à Gliten. Mais il n'est plus jamais revenu. Selon les femmes de ces groupements, « la raison en est que le papa, (le chef de l'ONG) est déjà surchargé », c'est‑à‑dire qu'il y a déjà trop de groupements sur sa liste.

24Comme on s'en apercevra plus loin, de tels témoignages sur les différentes démarches et étapes de constitution des groupements ne pouvaient être obtenus que dans des ambiances déformalisées et relaxes d'interaction entre le chercheur et les courtier. Dés que le contexte est quelque peu formalisé, ce sont plutôt des rhétoriques misérabilistes qui sont servies avec l'initiative de l'organisation imputée aux femmes elles‑mêmes. Ces dernières, en l'absence des courtiers, ne tiennent pas dans le fond un discours différent de ceux présentés ci‑dessus sauf qu'elles sont moins optimistes : won m'a dit que si nous sommes ici, quelque chose pourrait venir. Alors on attend pour voir. Comme ce n'est pas difficile à faire, nous seront entrain.." Les responsables elles, côtoyant beaucoup plus les courtiers, sont plus spontanées à s'approprier les discours d'auto‑organisation, de prise en charge par elles‑mêmes de leurs problèmes en attendant les bonnes volontés pour les aider. Mais pour le cas d'espèce, ces bonnes volontés mettaient de temps à venir, ce qui a conduit nos courtiers à envisager faire œuvre commune.

... Au courtage collectif : l'idée de la création du bureau fédéral des groupements de Gliten

25Néanmoins, tout comme ses autres compères et autant qu'il le pouvait, T.N. continuait de suivre les dossiers de ses groupements auprès du représentant du CIRAPIP à Bohicon. C'est là qu'un jour, l'idée de la création d'une fédération lui aurait été soufflée. Il raconte :

26"J'étais allé à Bohicon un jour rendre visite au représentant du CIRAPIP au sujet d'une demande de vivres PAM. J'avais l'habitude d'y aller de temps à autres quand j'avais le temps, afin qu'il ne nous oublie pas. Ce jour‑là, j'ai rencontré un certain H.A. venu du Département du Mono pour le même problème. Au cours de notre conversation sur nos groupements respectifs, H.A. m'a demandé si nous avons créé une fédération de groupements dans notre région. J'ai répondu que non. Il a dit que chez lui dans le Mono, ils ont créé une fédération des groupements, sur le conseil d'un volontaire allemand qui leur aurait dit que les allemands pourraient les aider plus facilement s'ils créaient une fédération H.A. aurait alors été élu Président de la fédération. Ayant appris cela, j'en ai informé B.H. et B.R dés mon retour à Gliten. Nous avons alors décidé de constituer la Fédération des Groupements de Gliten. Nous avons associé A.E. (avec qui nous avions fait les bancs) puis son père. Ce dernier comprenait bien les choses et était décidé à se joindre à nous. Puisqu'il est le plus âgé, étant pratiquement notre père, nous avons décidé de le prendre pour le Président de la Fédération" .

27Il faut dire que même si cette version des choses est exacte, la naissance d'une telle fédération n'est probablement pas le résultat du seul conseil de cet volontaire allemand En effet, la notion de fédération était devenue très fréquemment utilisée au Bénin depuis 1989‑1990 au niveau des associations de développement et dans les milieux impliqués dans le développement rural, avec entre autres le programme de restructuration des services agricoles et le programme de réhabilitation des caisses régionales de crédit agricole mutuel. Les modèles envisagés sont des constructions pyramidales dans lesquelles les organisations d'un niveau administratif donné se fédèrent au niveau immédiatement supérieur, le bureau issu de cette fédération ayant à charge de représenter, gérer et défendre les intérêts des collectivités, des producteurs ou des épargnants fédérés selon le cas. Dans le domaine du développement rural, puisque le schémas fait partie du programme de restructuration des services agricoles (un des volets principaux du Programme d'Ajustement Structure !), il est piloté par les services d'Etat chargés du développement rural et semble plus systématique Ainsi les Groupements Villageois d'une Commune sont fédérés en une Union Communale des Producteurs, lesquelles unions se retrouvent au niveau de la Sous‑préfecture pour mettre sur pied le bureau de l'Union des Producteurs de la Sous‑préfecture, niveau administratif où sont représentés presque tous les services publics et dans certains cas, beaucoup de commerces privés. Ainsi donc, les villageois à qui ce volontaire allemand aurait suggéré de se mettre en fédération en ont au préalable une idée, aussi vague soit‑elle. n en est de même pour les courtiers de Gliten pour qui ce n'était certainement pas la première fois qu'ils entendaient parler de fédération.

28La fédération ainsi créé par les courtiers de Gliten ne correspond probablement que très peu à l'idée de ce volontaire allemand et peut‑être pas non plus à ce que H.A. et ses amis en ont fait dans le Mono. Autant que les groupements pour les membres et pour le bureau fédéral, ce qui intéresse est que La fédération pouvait améliorer les chances de T.N., B.H. et de leurs amis auprès des donateurs potentiels. En cela peut‑être, la finalité du bureau fédéral rejoint l'idée du volontaire allemand. Le Bureau Fédéral des Groupements de Gliten a donc été créé à l'insu des groupements en question. Il est aussi important de remarquer que cet outil capital de courtage a été créé par nos amis d'un simple fait de hasard, à la faveur de cette rencontre fortuite où l'idée a été évoquée et où, de latente qu'elle était chez eux‑même, a été objectivée. Au moment où les premiers courtiers de Gliten s'avançaient chacun de son côté dans cette entreprise, ils n'avaient aucunement planifié ni songé à la création d'une telle fédération.

29Presque tous les membres du bureau fédéral parrainent chacun un ou plusieurs groupements qu'il a formé, en réussissant à convaincre des villageois de ces localités à se mettre ensemble pour pouvoir bénéficier d'aide extérieure. Comme l'indiquait T.N. ci‑dessus, le parrain est considéré comme le chef, la lumière du groupement parrainé En définitive, le bureau fédéral dans sa structuration n'est pas réellement connu des groupements et cela n'intéresse pas vraiment les membres de ces groupements. Il leur suffit de savoir que leurs chefs se sont mis ensemble pour mieux faire le travail". Le bureau fédéral est pour l'extérieur : ONG, donateurs, Partis politiques etc. n permet d'améliorer l'image de marque des courtiers individuels vis‑à‑vis de ceux ‑ci.

30Avant d'en venir en plus de détails au mode de présentation des courtiers à l'extérieur, il convient de s'attarder encore un peu sur le contexte de leur émergence.

Le courtier, une production de sa propre histoire et du contexte social de son environnement

Des parcours de vie semblables, des expériences et compétences complémentaires

31Comme je l'indiquais plus haut, le bureau de la fédération regroupe des personnes ayant pour la plupart des parcours de vie assez semblables. Une caractéristique commune à eux, c'est le niveau très moyen sinon bas ou nul de scolarité qu'ils ont suivi. Les 4 les plus scolarisés (le Vice‑président, le Secrétaire, le Commissaire aux comptes et le Conseiller) n'ont pas terminé leur cours secondaire. Aucun n'a obtenu le diplôme du Brevet d'études du Premier Cycle (BEPC), le diplôme qui sanctionne les 4 premières années de collège. ns disent avoir abandonné l'école faute de soutient, le collège étant à Abomey, à environ 12km du village et les parents n'ayant pas les moyens de fournir un minimum de provisions alimentaires. Après l'abandon du collège, T.N. le Vice‑président, G.G. le Conseiller et A.E. le Commissaire aux comptes ont appris un métier, le dernier auprès de son père (ferrailleur), les deux autres à Abomey.

32Faute de moyens toujours, T.N. qui a appris pendant 3 ans le métier de soudeur (jusqu'en 1983) n'a pas pu s'installer à son propre compte (ouvrir un atelier de soudure). n a travaillé pendant 2 ans dans l'atelier de son patron sans dit‑il rien gagner de substantiel.

33Pendant ce temps, il allait périodiquement dans la vallée du fleuve Zou faire du salariat agricole et parfois dans la forêt plantée de Zogbodome comme surveillant‑pointeur de zones d'exploitation forestière. Depuis 7 ans environ, il fait ce travail quelques mois (4 à 8) par an dans la forêt. Depuis quelques années, il convoie de temps à autre des chargements de bois et de charbon de bois de la forêt vers Bohicon et Abomey pour son propre compte. A Abomey où il vit avec sa famille (une femme et 3 enfants), il s'est aménagé une boutique à côté de sa maison où il vend le bois et le charbon de bois, et quelques fois des bois d'œuvre. Mais il manque encore de capital pour bien asseoir cette activité et en plus il est obligé de vendre à crédit. Il laboure chaque année un champ d'un peu plus d'un dixième d'hectare en mais, niébé, arachide et manioc dans son village (Gliten) où il maintient toujours une résidence. Mais il dit, considérant l'état très appauvri de la terre qu'elle ne permet rien d'autre que d'entretenir un mirage d'espoir : "c'est mettre un cailloux au feu pour tromper la faim 9".

34Ayant vécu à Abomey et Bohicon depuis 1980, T.N. a côtoyé de nombreux agents de base du CARDER. De plus, quand il va faire le salariat agricole dans la vallée du fleuve Zou et le pointage dans la forêt de Zogbodomey, il ne pouvait pas ne pas attirer l'attention des agents du CARDER, du fait qu'il était lettré. Ces derniers l'utilisaient de temps à autre pour mieux expliquer des paquets techniques ou convaincre d'avantage des paysans à adhérer aux groupements que les agents étaient contraints de créer dans le cadre de leurs activités. T.N. et ces agents étaient devenus plus ou moins amis. Quelques uns d'entre eux travaillent depuis deux ou trois ans dans l'ONG CBEDIBA créé à la fin de 1990 et il les rencontre facilement.

35C'est auprès d'eux qu'il s'informe sur les actualités des interventions, la mode etc. et c'est par eux qu'il a tenté au départ de Zvendrew ses groupements au CBEDIBA.

36A.E., le Commissaire aux comptes est un jeune de 28 ans qui a abandonné le collège en 1989. Actuellement il est marié, père d'un enfant et il combine son métier de ferrailleur avec les travaux champêtres. En réalité, il n'exerce le métier que de manière très irrégulière, les chantiers de construction étant plutôt rares dans la zone. Ce n'est que maintenant qu'il commence à développer des contacts dans les milieux d'ONG à Abomey et Bohicon, et parfois au niveau des partis politiques.

37B.H. le Secrétaire Général et G.G. le Conseiller ont plus d'expériences de voyage et de travail loin du village que les deux précédents. G.G. a fait son cours primaire à Agbangnizoun et Canan dans la zone d'Abomey‑Bohicon, puis à Djougou dans le département de l'Atacora (plus de 300 km au Nord du village) auprès d'un frère à sa mère qui était un instituteur. Il a obtenu son Certificat d'Etudes Primaires Elémentaires (CEPE) à Djougou en 1966. Après 2 années d'études secondaires, il a abandonné et s'est fait inscrire à des cours de dactylographie qu'il termine au bout de 2 ans. En 1972, il est recruté à l'Université Nationale du Bénin (UNB) où il a travaillé en qualité de secrétaire dactylo au Département de lettres d'abord, puis dans plusieurs autres Facultés avant d'être muté au Rectorat puis finalement au Centre National des Œuvres Universitaires (CENOU). Membre actif du syndicat du personnel administratif de l'Université, G.G. fut un temps le responsable à l'information dans le bureau syndical. A Cotonou à son lieu de résidence, il fut respectivement responsable à l'organisation du Comité d'Organisation des Jeunes (COJ) puis de la cellule locale de l'OJRB (Organisation de la Jeunesse Révolutionnaire du Bénin) dans la quatrième commune de Cotonou, tout ceci pendant prés de 15 ans.

38Durant toute sa carrière de secrétaire‑dactylo à l'Université, il n'a jamais connu d'avancement en grade, ni d'augmentation de salaire. Il a alors décidé de quitter la fonction publique en 1992 à la faveur du programme de réduction des effectifs du personnel de l'Etat dans le cadre du programme d'ajustement structurel. Actuellement, il est l'un des fournisseurs du CENOU en produits alimentaires en particulier le haricot En même temps que cela, il cultive la terre dans son village, où il réside avec sa famille, à 4km de Bohicon Avec l'allocation de mise en retraite qu'il a obtenue à l'occasion de son départ de la fonction publique, il s'est construit une case, s'est acheté une moto et a démarré un petit commerce, en particulier d'achat et de revente de produits vivriers agricoles. C'est cette activité qui lui fait parcourir les villages de la région, ce dont il profite pour vulgariser" l'idée de groupement.

39Si sa carrière professionnelle n'a pas été particulièrement heureuse, G.G. jouit quand même de bonnes expériences en matière d'organisation, de contacts avec l'extérieur, de formalisation et semble bien au courant des précautions qu'il faut prendre vis‑à‑vis de l'administration où il ne manque d'ailleurs pas de connaître des gens, placés au bas de l'échelle certes, mais utiles tout de même pour l'informer sur ce qui se passe.

40RH., le Secrétaire Général du bureau fédéral a quant à lui abandonné le collège en 1985 en classe de première, donc à une année du Baccalauréat. Après quelques mois au village, il est parti chercher du travail à la Société Sucrière de Savè à quelques 170km au Nord de son village. Là, il a été employé comme occasionnel sur les pépinières de la plantation de canne à sucre jusqu'à la faillite de la société en 1989. Comme de nombreux autres ouvriers de cette usine, il est resté à Savè jusqu'à la fin 1990 début 1991, à l'affût d'une éventuelle réouverture de la Société. De 1991 à 1993, il est recruté comme pépiniériste par Monsieur Addossi, un riche commerçant de Savè qui démarrait l'installation d'une ferme de 3000 ha. En 1993, pour des raisons d'irrégularité de payement de salaire, B.H. abandonne ce travail, retourne au village et réussit à trouver du travail de spiniériste à l'Office National du Bois (ONAB) à Bohicon, avec l'aide de T.N. qui y travaillait déjà comme surveillant‑pointeur d'exploitation. RH. a même la chance d'aller suivre un stage de pépiniériste pendant 3 mois au Togo. Il quitte l'ONAB à la fin de l'année pour des raisons qu'il ne dit pas. Entre temps, il dit avoir appris le métier de maçon au village, métier que tous les hommes de son quartier apprenaient toujours d'une manière ou d'une autre affirme‑t‑il 10. Actuellement, il travaille comme maçon occasionnel dans une entreprise privée spécialisée dans la construction des châteaux d'eau, où il gagne 1000 Fcfa par journée de travail. Il déclare ne pas aimer les travaux des champs et donc n'en cultive pas. Il a 2 femmes et est père de 3 enfants.

41Lors de son séjour dans la zone de Savè, il dit avoir été un témoin passif de la profusion des groupements de femmes et d'hommes. Mais l'inspiration la plus importante en matière de courtage lui vient d'un des responsables de l'ONG ALDIPE avec qui il a fait le collège à Abomey et qui est son ami. Quand il travaillait à l'ONAB, il affirme qu'il était très fréquemment avec lui.

42L'Organisateur et le Président sont les deux illettrés du groupe. Le Président A.D. compense son "handicap" par ses expériences antérieures avec des groupements et par ses expériences en dehors du village dans le cadre de l'exercice de son métier de ferrailleur. Par contre l'Organisateur B.R. est l'homme le plus enraciné dans le village. Il est âgé de 45 ans environ, marié à 2 femmes qui lui ont fait 5 filles et un garçon. Il fait l'élevage de porcs mais son principal métier est celui de tailleur. n est jugé très dynamique et efficace dans son rôle d'organisateur par les autres membres. En dehors du bureau de la fédération, B.R. est également membre du bureau de l'Association des Parents d'Elèves, membre du Comité de Gestion du Complexe Communal de Santé, membre du Comité de la Paroisse, Président du cours maternel. Comme il le dit lui‑même, il est dans toutes les marmites.

43Au bilan, on se rend compte que si l'idée de mettre sur pied une fédération des groupements de Gliten est née au hasard d'une rencontre à Bohicon, le bureau en lui‑même se trouve être le carrefour d'individus ayant eu des itinéraires de vie et/ou des ambitions assez proches ou complémentaires les uns des autres. On s'aperçoit que contrairement à ce que les membres du bureau tentent de faire croire au premier venu, il ne s'agit guère d'une fédération de groupements dont eux figureraient au bureau, mais plutôt d'une association de courtiers parrainant chacun un ou plusieurs groupements et qui à un moment donné se sont laissés convaincre qu'ils réussiraient mieux en se mettant ensemble.

44Les positions occupées par les uns et les autres dans le bureau reflètent assez bien un compromis entre le poids de chacun dans le démarrage de cette entreprise, ses capacités personnelles et ses ambitions. Les deux personnes les plus en vue, les "chiens de chasse" semblent être T.N. le Vice‑président et RH. le Secrétaire Général. Ils sont les principaux initiateurs de la fédération et connaissent un peu de monde dans les milieux d'ONG à Abomey et Bohicon. Quand l'idée a germée, c'est à B.R. qu'ils l'ont exposée. B.R. est le cousin de RH. et T.N. est l'arrière petit fils de l'arrière grande tante de RH. et de B.R. (voir schéma).

45Le registre familial a visiblement été pleinement utilisé dans la constitution du noyau de base de la fédération.

46T.N. est très discret, parle très peu mais ses opinions semblent être bien écoutées par les autres. Par ailleurs, il connaît avec beaucoup de précision les groupements, même parmi ceux parrainés par ses autres compères. Bien avant la constitution du bureau de la fédération, et étant donné que c'est lui qui connaissait le représentant du CIRAPIP à Bohicon, les autres sollicitaient son intermédiation pour les introduire au CIRAPIP et donc l'informaient sur leurs groupements. B.H. quant à lui manifeste une certaine assurance. C'est lui qui a la plus longue scolarité et la plus large gamme d'expériences de travail. Il est avec A.E. le commissaire aux comptes les plus jeunes du groupe. De plus, il est ami d'un responsable d'ONG, ALDIPE, privilège que n'ont pas les autres, puisqu'ils connaissent seulement soit des représentants de ces ONG soit de simples membres.

47A priori, l'on pourrait penser que les expériences d'organisation de G.G. auraient été plus utiles au bureau de la fédération à une position plus active que celle de conseiller. Selon lui‑même, "dans ces genres de choses, il faut laisser des jeunes occuper des postes‑clés (Secrétariat, Organisation etc.). Moi en temps que conseiller, je fournis des informations sur la façon d'organiser et de diriger. Par exemple actuellement, je suis entrain élaborer les textes pour la fédération car j'estime que le bureau ne peut pas exister sans les textes fondamentaux.

48Je prépare ceci à partir d'autres textes que j'ai collectés ailleurs ou que j'ai gardés dans mes dossiers de l'OJRB ou du syndicat.."

49Toutefois, il faut remarquer que G.G. est dans ses quarante ans. Il parle de jeunes en faisant allusion à l'organisateur (RR.) alors qu'ils sont de la même génération. Les raisons de la distance qu'ils garde doivent être cherchées ailleurs. Il a déjà travaillé pendant plus 20 ans sans grands succès. En effet il a pris un pari très risqué sur sa survie et sur celle de sa famille en optant pour le "départ volontaire" à la retraite puisque ce faisant et conformément aux termes du programme en question, il a reçu une allocation unique et ne peut donc plus espérer aucune allocation de retraite dans ses vieux jours. Comme il a l'expérience des charges de travail des leaders dans les associations, il a visiblement préféré garder une position qui lui exige peu d'implication et lui laisse du temps pour ses propres affaires, tout en le maintenant dans l'économie des chose de la fédération.

50Le Président et l'Organisateur semblent quant à eux assurer la base arrière (villageoise) des jeunes chiens du bureau qui eux partent en chasse. Le Président est âgé d'environ 65 ans. Sa présence à ce poste sert probablement à donner un statut respectable et une protection au bureau à l'intérieur du village plutôt qu'à l'animer effectivement. L'Organisateur quant à lui est bien informé des affaires administratives officielles du village et des procédures localement appliquées.

51Le montage devient donc beaucoup plus clair. Tournés vers l'extérieur du village pour la recherche de donateurs éventuels, les deux têtes de pont que sont le Vice‑Président et le Secrétaire Général sont encadrés en matière de droit et de rouages administratifs par le Conseiller, un vieux routier des organisations qui pourtant n'a pas plus de temps que cela à consacrer à la fédération. Au village, ils sont protégés par ceux qui y sont les plus enracinés c'est‑à‑dire le Président et l'Organisateur. Ces deux du fait de leur âge (en particulier le président) et de leurs implications dans les affaires du village (surtout pour l'organisateur) semblent procurer au groupe, le statut et les "droits d'agir" aussi bien auprès des notables que de l'administration publique.

52Toutefois, même si les parcours et expériences sont semblables ou complémentaires, les intérêts et soucis intimes majeurs de ces hommes ne sont pas les mêmes. B.H, le Secrétaire général et A.E. le Commissaire aux comptes ont actuellement des sources très aléatoires de revenus, particulièrement B.H. qui déclare ne pas être en mesure de cultiver un champ, contrairement à A.E. qui arrive à récolter quelques sacs de mais et de niébé à chaque saison, ce qui lui permet d'assurer quelques d'approvisionnements alimentaires à sa petite famille. RH., en dehors des activités de petites transformations de ses deux femmes, dépend actuellement d'un travail occasionnel aléatoire dans une entreprise basée à Abomey, de construction de château d'eau que l'on peut difficilement envisager promis à un avenir radieux dans cette zone. B.R., A.D. et T.N. ne semblent pas plus fortunés, en tout cas si l'on tient compte des signes extérieurs de prospérité mentionnés pour les hommes : ils sont dans une situation moyenne, ni pauvre ni riche car possèdent un vélo, une case en banco avec la toiture en tôle, une citerne et sont mariés avec au moins une femme. Toutefois ces trois derniers mènent plusieurs activités, ce qui leur garantît une meilleure stabilité de revenus, mais en même temps contraint quelque peu leurs marges de manœuvre pour le choix de nouvelles activités ou aventures. Le conseiller est dans une situation assez différente de celle de tous les autres. Grâce à sa prime de mise à la retraite, il s'est acheté une parcelle dans son village où il a construit une case de trois pièces en dur, toiture en tôle et citerne. Il s'est acheté une moto Yamaha 100, avec laquelle il circule dans les villages alentour pour son petit commerce. Il y a donc de fortes chances que les attentes vis‑à‑vis de l'entreprise du courtage, et donc éventuellement les degrés d'implication des uns et des autres au‑delà des rencontres formelles soient différents. A priori, et comme ils l'affirment unanimement, ils seraient déjà très heureux si grâce à eux, quelque chose de bon arrivait dans le village, une satisfaction morale d'avoir servi à quelque chose et d'avoir prouvé aux sceptiques qu'ils étaient sur un bon chemin, toutes choses qui feraient du bien à leur statut au sein du village. Mais très tôt, un tel "salaire" se révélerait sans doute insuffisant et les attentes au‑delà de cela risquent fort de ne pas être les mêmes, selon les projets d'avenir que les uns et les autres se sentiront aptes à se construire, du fait de leurs âges et de leurs expériences.

53Ce qui alors surprend d'avantage est que ce soit des individus de cette génération et de ce niveau scolaire qui s'érigent en une sorte d'Association de Développement dans un village situé à une dizaine de kilomètres seulement d'Abomey où des organisations d'élèves et d'étudiants, des associations paysannes etc. affiliées ou opposées à des groupes ou partis politiques ont été particulièrement actives des années 60s jusqu'au milieu des années 70s quand elles ont été interdites par le régime de Kérékou, puis depuis la fin des années 80s lorsque l'interdiction a été levée. Le village ne semble donc pas avoir de fils "bien placé" dans l'administration qui puisse ou qui veuille s'engager dans des actions du type communautaire à l'échelle du village. La seule référence couramment citée est un professeur de collège (du niveau du baccalauréat) enseignant dans un collège de Cotonou. En réalité, en dehors de la convergence des parcours des membres du bureau fédéral et de la complémentarité des aptitudes individuelles, ce groupe de courtiers est également, dans la logique de son émergence comme dans sa composition, une production du contexte socio‑économique de son environnement. En effet, Gliten est un village marginalisé sur le plan social, économique et politique. L'histoire de cette marginalisation permet de mieux comprendre l'émergence du groupe de courtiers ci‑dessus décrit de même que les armes qu'ils utilisent dans leurs activités de courtage.

Gliten : la satellisation non monnayée ou l’histoire d’une marginalisation sociale, politique et économique

54Gliten est un vieux village satellite du royaume du Danxome. Il approvisionnait notables et populations de la capitale Agbome en vivres et en objets de poterie également vendus aux populations fon et mahi installées au Nord sur le cristallin. Comme tous les villages du plateau, Gliten était également un réservoir de guerriers et d'amazones pour l'armée du Danxome. De nos jours, Gliten est un village marginalisé dans la géopolitique locale et dont les bases économiques à l'image de celles de toutes les localités du plateau d'Abomey se sont appauvries, aggravant son isolement socio‑politique.

La marginalisation socio‑politique

55Le Roi Glele, Monarque du Danxome (1848‑1889) a installé plusieurs de ses fils dans des villages hors d'Agbome (entre 8 à 15 kilomètres) afin d'atténuer les intrigues et les rivalités pour l'accession au trône. Dans la plupart des cas, quelques uns des princes ainsi installés se sont positionnés en leader du groupe puis ont usé de diverses stratégies (alliances, pactes de sang, intrigues, brutalités etc.) pour prendre le contrôle politique et économique de ces villages et des villages et hameaux situés autour de leur nouvelle résidence. La plupart ont fait de ces lieux, leur fief personnel, leur zone d'influence dont la situation politique (rapports avec le pouvoir central d'Agbome) a été largement influencée par les ambitions personnelles du prince en question, de ses alliés et de leurs descendants immédiats.

56Le prince Abo a été installé à Gliten, à 12km d'Agbome, en compagnie de 21 de ses frères et sœurs tous fils de Glèlè qui les a confié à Agbando, le chef du village. De là, plusieurs versions existent sur l'évolution des relations entre les nouveaux venus et les populations et autorités locales. Dans tous les cas, tout le monde retient que Abo a pris le contrôle politique et économique du village est d'une vingtaine d'autres villages et hameaux dans la zone s'étendant jusqu'au fleuve Zou et au delà des frontières actuelles du Togo. Il aurait laissé à Agbando la responsabilité de 'chef de terre'. Il s'est fait construire un palais, a installé une administration pour le règlement des conflits et surtout pour la perception du 'kleu' (impôts en nature et en espèces) auprès des chefs des villages et hameaux vassalisés et aussi dans une dizaine de marchés répartis dans la zone. 'Si vous versez vos impôts au prince, c'est déjà au Roi lui‑même que vous l'avez versé'. Une partie des impôts ainsi prélevés est envoyée au Roi à Agbome. Le prince Abo était devenu de ce fait l'intermédiaire incontournable pour l'une comme pour l'autre localité. Il serait parmi les princes les plus ambitieux et acharnés prétendant au trône du Danxome, depuis le vivant de leur père et particulièrement après la destitution de Agoli‑Agbo par l'administration coloniale française au début des années 1900. Aho et son ms qui lui a succédé comme chef de Gliten se seraient farouchement opposés à la scolarisation des enfants du village par crainte d'insoumission de leur part. Il se serait également opposé à la construction d'infrastructures 'modernes' à Gliten car dit‑on, malgré la désignation du village comme chef lieu d'arrondissement avant 1900, l'école primaire n'a été crée qu'en 1964, le dispensaire en 1965 et la maternité en 1967. "Il a voulu nous maintenir dans l'obscurité afin de mieux et toujours nous exploiter" dit‑on. Toutefois, il faut avouer que contrairement aux analyses actuelles de certaines personnes à Gliten, cet état des choses pourrait bien être le résultat d'une marginalisation politique du prince Aho lui‑même et de ses descendants sur la scène politique locale et régionale depuis la colonisation jusqu'au début des années 70s.

57Quelques descendants de Abo se sont largement investis dans les affaires politiques dahoméennes à l'échelle locale, régionale et nationale. On les retrouve dans les arènes de la scène politique de 1957 à 1990. Pour certains villageois, Gliten a été satellisé par les Abo tout en gardant un poids politique marginal. Zone d'influence du prince prétendant au trône puis des politiciens "modernes", Gliten semble avoir toujours été considéré comme acquis à l'avance (taken‑for‑granted), dont on n'a pas besoin d'acheter le vote. Les infrastructures dites de développement (pistes, écoles, centre de santé) qui sont souvent utilisées comme monnaies d'échange de l'incorporation administrative et politique sont demeurées rudimentaires à Gliten.

58Ainsi, dans les divers marchandages politiques de 1957 à 1972, le village semblait laisser comptabiliser ses voix sans rien obtenir en échange. La scolarisation au dire de nombres de villageois y est restée embryonnaire. En conséquence, à la réforme de l'administration territoriale de 1974, Gliten n'avait ni les cadres administratifs, ni les cadres politiques pouvant négocier pour un district alors que le village d'Agbangnizoun situé à 12km d'Abomey du côté opposé à Gliten et ayant une situation économique semblable était désigné comme chef‑lieu d'un district 11.

59A l'occasion de cette réforme, Gliten a été rattaché au District nouvellement créé de Djidja situé à 18km en profondeur dans la brousse du Nord‑Ouest où un collège a été installé, avec obligation pour les populations de Gliten d'y envoyer leurs enfants faute de quoi les effectifs n'y seraient pas substantiels alors qu'ils devenaient pléthoriques dans les collèges d'Abomey situés à 12km au Sud de Gliten. Les enfants étaient alors largement pénalisés par la distance. De plus, pour les gens de Gliten, le passage au collège ne constituait pas un simple progrès dans la scolarisation mais également la chance de découvrir la ville, de devenir "civilisé" (s'ouvrir les yeux). Enfin, si à Abomey les enfants de Gliten avaient des difficultés de survie faute de soutien, à Djidja, la situation est dite encore pire puisqu'il y aurait moins de chance de trouver quelque chose à faire ou un parent pour vous venir en aide. Tout ceci a largement contribué à décourager la scolarisation à Gliten et aggravé la marginalisation socio‑politique de ce village dans la géopolitique d'Abomey et environs. Cette marginalisation socio‑politique s'est trouvée renforcée par un déclin économique et démographique depuis les années 70s.

Déclin économique

60A Gliten, les populations s'adonnent à l'agriculture, l'élevage, la poterie et diverses transformations de produits agricoles. Le village se situe au Nord de la ville d'Abomey et marque le début d'une zone agricole qui s'étend jusqu'à la vallée du fleuve Zou (voir la carte). Il a fonctionné jusqu'au début des années 70s comme un relais pour les villages gros producteurs de Djidja, Tchetti, Dan, Atchérigbé sur les marchés de Bohicon et d'Abomey. Le nom même du village est dit vouloir signifier cet état de chose : "Je refuse d'aller plus loin. Je m'arrête ici pour faire mon marché", énoncé dont aussi bien des commerçants venant d'Abomel‑Bohicon que des paysannes) venant de Djidja, Tchetti etc. pourraient bien être les auteurs 12 . Il s'agissait donc d'un marché relais, collecteur des produits agricoles des paysans de la place et de ceux de l'arrière zone jusqu'à la vallée du fleuve Zou que venaient acheter des commerçant(es) pour les marchés de Bohicon, Abomey et parfois Cotonou, laissant en échange des produits manufacturés importés.

61La principale culture était d'abord et avant tout l'igname. Viennent ensuite le maïs, l'arachide, le niébé, le palmier à huile et le manioc. Cette période de relative prospérité a laissé des traces dans le village comme de vieux vélos, des infrastructures privées (toitures en tôle, citernes, puits, maisons en banco crépies ou en briques etc.).

62Toutefois, l'igname tel qu'elle est cultivée à ce jour non seulement épuise les sols, mais en plus a la caractéristique d'exiger des terres forestières de première défriche pour donner de bons rendements. Cette culture est donc grande consommatrice de forêts et d'espace, et amène les cultivateurs concernés à se déplacer sur de longues distances à la recherche de nouvelles terres.

63Au début des années 70s, les cultivateurs de Gliten et environs avaient déjà épuisé les terres de la zone et avaient même débordé de quelques kilomètres vers l'Ouest à l'intérieur du Togo. Ensuite ils ont entamé des migrations saisonnières puis de durées de plus en plus longues sur des distances relativement plus longues (100, 150 et 200km) vers le Nord et le Nord‑Est dans les Sous‑Préfectures de Dassa‑Zoume, Glazoué, Savè et Ouessé. Les cultivateurs de Gliten avaient été précédés dans cette zone de nouvelle colonisation agricole par les daca des collines de Dassa‑Zoume et ont été rejoints par des migrants de Za‑Kpota de l'Est d'Abomey, et d'autres des Départements du Mono au Sud et de l'Atacora au Nord. Des marchés de collecte se développèrent alors plus à l'Est sur l'axe routier Bohicon‑Savè (Dan, Paouignan et surtout Glazoue) pour l'approvisionnement des grandes villes et parfois des pays limitrophes. Les nouvelles zones étaient beaucoup plus compétitives que la zone de Gliten car la productivité du travail y était nettement plus élevée et la terre était disponible, presque gratuitement. De plus la nouvelle zone est traversée par la route inter‑état et par le réseau ferroviaire, ce qui améliorait passablement les conditions d'évacuation des produits agricoles.

64Le village de Gliten s'est littéralement vidé de ses bras valides au profit de cette nouvelle zone. Depuis le milieu des années 80s, le marché de Gliten a cessé de compter vraiment pour les villes d'Abomey et de Bohicon. Il n'est plus que très faiblement fréquenté et contrairement à Agbangnizoun qui comme indiqué plus haut est pourtant dans une position géographique presqu'équivalente à celle de Gliten, n'a plus une gare routière à Abomey. Il faut reconnaître que les systèmes initiaux de cultures à Agbangnizoun sont radicalement différents de ceux pratiqués par les paysans de Gliten. A Agbangnizoun les systèmes de cultures sont basés sur le maïs (la base de l'alimentation), l'arachide et le manioc et l'on ne cultive pas du tout l'igname, ce qui prédispose les cultivateurs de cette zone à cultiver une même sole pendant une période beaucoup plus longue que ne le peuvent les cultivateurs d'igname de Gliten. De plus, le marché d'Agbangnizoun continue de drainer les produits agricoles de paysans adja et fon du Mono installés dans la vallée du Couffo. Enfin, le village ayant été érigé en chef‑lieu de district depuis 1975, plusieurs services publics y ont été ouverts ou maintenus (collège, centre de santé dirigé par un médecin, un poste de gendarmerie, un service postal, l'administration territoriale). La piste reliant Agbangnizoun à Abomey a depuis lors pris un statut tel qu'elle est périodiquement entretenue. Tout ceci maintient un tissu minimum d'économie à Agbangnizoun comme d'ailleurs sur tout le plateau d'Abomey où l'économie n'est plus que minimum vu la nature fortement dégradée des terres de culture et l'absence de secteurs secondaire ou tertiaire véritables.

65Une autre dimension de la marginalisation économique et sociale de Gliten est que les migrants qui arrivent à accumuler dans l'agriculture dans les nouvelles zones de colonisation n'investissent presque pas dans leur village. Déjà ils sont absents durant 9 mois sur 12 (de Mars à juillet puis de Septembre jusqu'à Décembre, parfois même en Janvier). Ensuite, ils préfèrent s'acheter des parcelles de terre à Abomey ou Bohicon pour y construire une case qu'ils espèrent mettre en location. Les femmes, les enfants, les jeunes déscolarisés, les personnes âgées et les gens de petit métier sont ceux qui demeurent au village. Les groupements parrainés par les membres du bureau fédéral sont presque exclusivement des groupements de femmes parsemés de quelques hommes.

66Au bilan, les bases économiques pour une production locale de richesse pouvant servir à la réalisation d'infrastructures individuelles ou collectives se sont profondément dégradées. La terre ne produit déjà plus assez pour nourrir à leur faim ceux qui sont restés au village. Gliten n'a malheureusement pas l'exclusivité du tableau de décadence ainsi peint. Le déclin économique se remarque dans plusieurs régions anciennement productrices du Bénin, sous les effets conjugués de l'appauvrissement irréversible des terres de culture, l'absence d'activités alternatives suffisamment génératrices de revenu et la pression ou le vide démographique. Pourtant, ce qui fait de la situation de Gliten un cas digne d'attention, c'est la manière dont cet état de marginalisé, de même que la culture locale générée par les mécanismes de domination ayant servi à la marginalisation socio‑politique sont utilisés par les membres du bureau fédéral pour d'une part mobiliser les villageois (ou ceux qui en restent) et de l'autre attirer des intervenants extérieurs.

Marginalité et marginalisation comme source de légitimité et de recrutement pour le courtage du développement

67La double marginalisation socio‑politique et économique de Gliten et l'absence de cadres de niveau scolaire plus élevé dans ce village fournit à T.N., B.H. et à leurs compagnons leur légitimité de courtiers du développement et dans le même temps cela leur procure la substance de leurs discours aux donateurs présumés de même que les ressources nécessaires pour la mobilisation des femmes dans des groupements qui sont ensuite présentés aux intervenants potentiels.

68Nous avons déjà vu plus haut la manière dont les membres du bureau présentent les opportunités d'aides extérieures aux villageois(ses) pour les convaincre à se mettre en groupement. Ceux‑ci n'ont pas vraiment les moyens ni de raison de mettre en doute les déclarations de ces courtiers. D'abord ils sont lettrés (ce sont les "Akowe" du coin) et sont en contact avec les villes. En plus, étant donné que les nouvelles se colportent de bouche à oreille avec une telle appropriation de la part du narrateur que celui qui a été simplement informé peut transmettre l'information en prenant l'allure d'un témoins oculaire de l'événement en question, les rumeurs sur les distributions de vivres PAM, de dons de moulins ou d'argent s'enflent, envahissent la place publique et deviennent très vite crédibles. De plus, les parents émigrés temporaires dans le Nord du Département du Zou rentrent périodiquement au village, racontent et parfois exagèrent sur la prolifération de groupements chez les daca et nagot de Dassa‑Zoume, Glazoué et Savè, de même que sur les avantages que les paysans de ces localités en tirent.

69Par ailleurs, les activités proposées aux groupements par les courtiers finissent par décider un nombre suffisant de personnes puisqu'elles ne comportent généralement aucune innovation technique, ni un investissement spécial, donc ne présentent pas de risques particuliers d'échec pour les adhérents. Elles concernent les tontines, l'agriculture, la poterie, quelques transformations de produits agricoles, toutes choses auxquelles ils sont déjà habitués. Un autre caractère important de ces activités de groupement est qu'elles exigent un temps supplémentaire de travail relativement faible, du moins au départ : 2 heures de travail effectif, au maximum deux fois par semaine. La masse de travail abattu par tout le groupe (superficie cultivée, envergure de la poterie ou des transformations) est dans tous les cas largement inférieure à ce que chaque membre fait individuellement chez elle. De ce fait, chaque membre du bureau fédéral a réussi à avoir plusieurs groupements sous son parrainage, pas uniquement dans son village ou commune de résidence, mais aussi dans diverses localités de la Sous‑préfecture, parfois au delà, comme l'indique le tableau ci‑après. Des groupements créés depuis 1989 ou avant cette date par des agents du CARDER ont été récupérés par des membres du bureau fédéral qui ont profité des vides créés par le départ de nombreux agents de base à la faveur du programme de restructuration des services agricoles.

Tableau : Nombre de groupements et d'adhérents parrainés par quelques membres du bureau fédéral de Gliten

 

Dans la sous‑préfecture

Ailleurs

Total

Président et comm. Aux comptes

2 (61)

 

2 (61)

Vice‑Président

3 (125)

2 (77)

5 (202)

Secret. Général

4 (111)

 

4 (111)

Organisateur

2 (71)

 

2 (71)

Conseiller

 

8 (215)

8 (215)

Total

11 (368)

10 (292)

21 (660)

Source 13 : Enquêtes de terrain, Juin 1994

70Au quotidien, chaque membre du bureau semble avoir une ou quelques personnes de contact dans chaque groupement, sur lesquelles il s'appuie pour lancer ou assurer le déroulement plus ou moins régulier d'une tontine, d'une activité collective (surtout de la poterie). Parfois, certains courtiers contribuent financièrement aux premiers investissements.

71En dehors des activités, un règlement intérieur est enseigné aux membres des groupements qui en font un credo chanté. La plupart de ces chants indiquent les absences et les retards aux réunions et aux travaux du groupement sont interdits et sanctionnés (avec quelques fois une indication du montant des amandes à payer dans chaque cas). Les chants indiquent également que tous les membres sont égaux en droit et devoir, y compris les responsables, donc soumis à une répartition équitable des tâches et des gains. Invariablement, les chansons de règlement intérieur soulignent que chaque membre du groupement doit respecter scrupuleusement son mari et accomplir sans faille ses tâches domestiques.

72Un exemple de règlement intérieur chanté :

73Qu'est‑ce qu'un bon militant de mon groupement ?

74Un bon militant doit...

75M'entends‑tu ? un bon militant doit

76Obéir aux ordres du groupement

77Les retards aux appels, mon groupement n'aime pas ;

78Tu seras sanctionné.

79Et si tu n'entends pas raison et persistes,

80Le groupement te sera interdit

81La loi de mon groupement ne distingue pas le responsable du simple membre

82Si tu es chef mégie‑toi ;

83Ta sanction sera encore plus grande si tu piétines ma loi.

84Le travail est pour tout le monde

85Et tout le monde doit le faire à égalité.

86Les fruits sont pour tout le monde

87Et tout le monde doit en jouir à égalité.

88Ce qui tient particulièrement à cœur à mon groupement

89C'est le respect que tu dois avoir pour ton mari ;

90Me voici déjà membre de groupement,

91et fini les travaux domestiques, plus de respect pour le mari !

92Tu quitteras mon groupement

93Car je veux construire le village et non le détruire.

94Des devises sont également enseignées et qui sont lancées au début, au cours et la fin des rassemblements des groupements, sous forme de slogan En voici quelques unes, chacune étant répétée 3 fois :

  • 1 (un membre) Comment s'appelle notre groupement ?

  • (en choeur) Il s'appelle…. (par exemple Asoka Gbofiton)

  • 2 (un membre) Quelle est la base de notre groupement ?

  • (en choeur) Notre groupement est basé sur l'amour du prochain

  • 3 (un membre) Pourquoi avons‑nous constitué le groupement ? (en choeur) :

  • Nous avons constitué le groupement pour assurer notre union dans le village

  • Nous avons constitué le groupement afin que notre village aille de l'avant

  • Nous avons constitué le groupement pour bénéficier des bonnes choses venues d'ailleurs.

95Le village de Gliten est un véritable gisement de problèmes qui crèvent l'œil lorsque l'on se place du point de vue de la culture dominante en matière de développement : manque d'infrastructures et de personnels pour les services sociaux tels que école et centre de santé, mauvaise piste, manque d'eau potable, d'électricité, de téléphone, terres dégradées, récoltes insuffisantes, longues pénuries alimentaires, prix trop élevé des engrais et autres intrants agricoles etc.). Les membres du bureau fédéral y puisent à volonté, en fonction de la mode, des plans d'action proclamés par l'État et des priorités annoncés par d'éventuels donateurs et ONG.

96Les membres du bureau obtiennent ces informations grâce à leurs contacts en dehors du village, surtout à Bohicon et Abomey. Sur cette base, des thèmes sont sélectionnés et enseignés aux femmes qui en composent des chants et des slogans. Parfois les parrains montent des sketchs sur ces thèmes et les enseignent aux femmes qui y rajoutent des leurs au moment des manifestations.

97Dans d'innombrables cultures de par le monde, la chanson, les hymnes et les slogans sont utilisés comme des moyens de mobilisation de la "masse". Pour beaucoup d'artisans, la chanson stimule et donne de l'entrain lors du travail. Dans un milieu où la proportion de ceux qui peuvent lire et écrire est presque nulle, la chanson est un moyen efficace d'apprentissage et de mémorisation, mais aussi d'information, de communication et de propagande, à la limite de l'assujettissement, ou tout au moins de la fidélisation.

98Pour les populations de Gliten, les chansons, les credo, les slogans, les théâtres font partie du quotidien et revêtent une signification particulière. En effet les chants, les louanges et les rythmes ont été et demeurent les outils privilégiés de communication, de propagande et de domination largement utilisés par la monarchie du Danxome et ce qu'il en reste. Presque tous les discours des Rois et princes étaient chantés. Les adresses solennelles du bas peuple à la royauté retiennent d'autant l'attention de leurs destinataires (avec plus de chances le but visé) qu'elles sont chantées et éventuellement mises en rythme. Gliten est à une dizaine de kilomètres de la capitale du royaume et les populations de ce village ne pouvaient pas ne pas avoir pris une part active dans la production et à la reproduction de cette culture. De plus, le village a connu plus d'un demi‑siècle d'assujettissement ou plutôt de cohabitation directe avec la cour du prince Aho et de ses descendants Les chants, louanges et slogans sont rentrés dans les mœurs comme outils de communication, de négociation, de jonglage, de flatterie et de fourberies aussi bien dans les rapports sociaux horizontaux que verticaux.

99Les membres du bureau fédéral des groupements de Gliten : ils appartiennent à cette culture. Ils en utilisent des éléments principaux de manière spontanée, sans y réfléchir, à la limite malgré eux. En tout cas, on n'a pas l'impression que le choix de ces moyens de communication résulte d'une analyse stratégique portant sur les objectifs que l'on veut atteindre et sur les outils existants en vue d'en choisir ceux qui correspondraient le mieux à la situation. Il n'en demeure pas moins que ces outils sont d'une grande efficacité, permettant à l'entreprise de courtage d'atteindre plusieurs buts à la fois :

  • En direction des membres des groupements, ils constituent des outils d'apprentissage et de mémorisation de la logique dictée, des règles et principes de l'organisation. Bien que les groupements ne se réunissent qu'une ou deux fois par semaine, leur matérialité a des chances de demeurer permanente pour les membres, en tout cas chaque fois qu'elles entonnent les chansons. Or dans la pratique, l'on chante assez fréquemment tout au long d'une journée, au cours des différents travaux de ménage, de production, pendant que l'on berce les enfants etc. Les chansons des groupements ont quelques chances d'être évoquées à l'une de ces occasions. Ceci très probablement fidélise, au risque d'assujettir quelque peu le membre vis à vis du groupe, ou tout au moins constitue pour lui des instants où il réfléchirait sur le groupement et ses activités.

  • En direction des membres immédiats de la famille des femmes membres (père, mère, époux, beaux parents etc.), les chansons constituent un moyen de transmission de messages clairs et précis sur les activités que ces femmes vont faire en dehors de la maison. Ceci est très probablement rassurant pour les époux, en particulier les parties de ces chansons qui prescrivent aux femmes membres un respect absolu à l'égard de leur époux. Un sketch a du reste été spécialement élaboré sur ce thème.

  • En direction des autres membres de la "communauté", les chansons et slogans sont un moyen d'information et de propagande en même temps qu'ils procurent aux membres des groupements une identité, un sentiment d'appartenance suscitant diverses sortes de réactions et d'attitudes de la part des "autres". Tout au moins, l'innovation que constitue de tels groupements dans le milieu attire dès lors leur attention. Elle est ouverte et ils en feront très probablement une certaine évaluation. Certes il ne s'agit pas ici d'une innovation technique, mais d'une innovation que l'on pourrait dire "organisationnelle". Néanmoins, les attitudes qu'elle suscite de la part de ceux qui ne sont pas touchés seraient d'un ordre semblable (prudence, attente des premiers résultats, évaluation technique et sociale en rapport avec sa propre situation et ses ambitions). La forte utilisation d'éléments de la culture locale dans les manifestations des groupements constitue très probablement un atout majeur de cette entreprise de courtage et qui pourrait stimuler l'intérêt des attentistes.

  • Enfin, comme nous le verrons plus loin, une fonction déterminante de ces chansons et slogans est d'aider le bureau de la fédération à gérer ses rencontres avec l'extérieur.

100Il est difficile d'envisager d'autres moyens de communication capables de telles réalisations dans le contexte de Gliten. Ainsi, la culture générée par (ou qui a soutenu) les années ayant servi à l’assujettissement et à la marginalisation socio‑politique des populations de ce village est maintenant utilisée par ces mêmes populations sous le leadership de courtiers localement produits, dans une entreprise de mobilisation de groupes à l'intérieur du village puis d'articulation du village avec la scène nationale et les opportunités externes de "développement".

Les membres du bureau fédéral à l'école du courtage du développement et à la recherche d'opportunités externes d'intervention : La métaphore du chien de chasse

"Si tu as un chien de chasse et qu'il est un véritable chien de chasse. Et tu l'emmènes à la chasse. Vous arrivez aux abords d'une forêt que tu n'oses pas pénétrer parce que tu ne la connais pas du tout. Eh bien tu restes là. Ton chien ira dans la forêt et t'amènera du gibier. Nous saluons et remercions ces jeunes akowé assis là derrière qui nous ont apporté ce gibier..."

101Voilà exactement les premières phrases énoncées par le Président du bureau de la fédération dans le discours de bienvenue qu'il a prononcé à l'occasion de la visite à Gliten d’une délégation du CEBEDES, le Centre Béninois pour l'Environnement et le Développement Economique et Social, une ONG locale que le bureau de la fédération a pu contacter et inviter au début du mois de Juin 1994.

102C'est une véritable chasse aux ONG et aux partis politiques que les membres du bureau fédéral ont engagé, leur stratégie consistant à se mettre à l'écoute de toutes les sources d'information à leur portée comme les journaux (qu'ils n'achètent d'ailleurs pas eux‑mêmes), la radio etc. lis s'arrangent aussi pour être présents à des manifestations publiques (meeting des partis politiques, foires agricoles, journées nationales ou internationales de la femme, de l'enfant, de la population, de l'arbre, de l'alphabétisation etc.). Il ne s'agit que très rarement de participation officielle du bureau. Les membres se débrouillent individuellement pour aller de leur propre chef à ces manifestations Ceux qui semblent les plus mobiles à ce propos sont le Vice‑Président, le Secrétaire Général, le Commissaire aux comptes et le Conseiller. L'objectif de ces fréquentations est double : d'abord se former, apprendre à connaître les pratiques de ce milieu, et en même temps rechercher d'éventuels donateurs ou ONG pouvant aider.

A l'école du courtage

103Les membres du bureau de la fédération des groupements de Gliten ne se sont pas mis à une formation séparée du contexte de leur action de courtage. Il s'agit plutôt d'une formation dans le feu de l'action. La déclaration de B.R., l'Organisateur ci‑après rapportée révèle le souci permanent qu'ont les membres du bureau de se former et de s'informer, mais aussi indique le caractère quelque peu accidentel et incrémentiel de la formation que se donnent les courtiers de Gliten :

104"Déjà ici au village. je suis membre de plusieurs bureaux. Partout quand les gens sont entrain de parler lors des réunions j'interviens moi aussi pour avancer ma petite idée d'ignorant et voir comment les gens l'apprécient. C'est pourquoi quand j'entends qu'il y a une manifestation à Abomey ou à Bohicon. Je m'arrange toujours pour y aller, pour savoir les choses qui se passent 14 et voir comment les choses se passent, comment les gens parlent. Car ce n'est pas facile de parler en public. d'exprimer ses idées."

105Ainsi. ces manifestations permettent aux membres du bureau fédéral de s'informer sur l'actualité en matière de développement (la mode des discours. des thèmes de mobilisation etc.). Elles leur permettent surtout d'apprendre à se présenter, à se tenir, à écouter, comprendre, poser des questions, argumenter et au besoin, si le courage leur arrive. faire de la polémique 15. Il s'agit donc d'une formation opportuniste et pragmatique pour intégrer la culture du développement. ses discours. les rythmes et rituels de ses réunions etc. Parfois. Elle consiste à regarder les ONG et les groupements faire et à les copier. RH. déclare qu'il est pratiquement dans l'antichambre de ALDIPE. Il n'en est pas membre. Mais comme le responsable est son ami. Il est souvent avec lui et a l'occasion de suivre de nombreuses discussions et réunions sans en avoir l'air, pratiquement "derrière le rideau". Même s'il n'y participe pas directement, puisqu'il est à côté, il écoute attentivement. Il ne prend même aucune note sur place dit‑il. Mais dès qu'il rentre chez lui, il note tout puis il soumet ces idées à ses autres compères et chacun essaie de la mettre en pratique. T.N. en fait de même auprès de ses amis du CBEDIBA et du CIRAPIP. Tout ceci leur permet de construire un discours plus ou moins cohérent selon la mode, à adresser à des ONG, des partis politiques et autres donateurs potentiels dès que l'occasion se présente. En juin et Juillet 1994, les thèmes qu'ils manipulaient sous diverses formes étaient les suivants :

  • eau potable

  • environnement, l'arbre

  • femme et développement

  • planning familial, santé maternelle et infantile - alphabétisation fonctionnelle

  • ateliers/séminaires de formation diverses pour groupements.

La pratique du courtage en direction d'intervenants extérieurs : le cas du contact avec le CEBEDES

Le rendez‑vous

106Le CEBEDES, une ONG nationale créée en Juillet 1990 et basée à Cotonou a reçu une demande d'appui de la part du bureau fédéral des groupements de Gliten vers la fin du mois de Mai 1994. La lettre indiquait que la fédération a pris connaissance des actions et des méthodes de travail de l'ONG et trouve que cela correspondait parfaitement à ses propres orientations.

107Pour cette raison, la fédération venait solliciter auprès du CEBEDES son appui et sa collaboration pour aider les populations de Gliten à améliorer leur situation. C'était la première fois que l’ONG recevait une lettre du genre. Jusque là, elle intervenait à Savè et dans la zone fluvio‑lacustre du Sud‑Bénin. Le village de Gliten est donc hors de sa zone d'action. Une première opinion au sein de l'ONG était donc de signaler à la Fédération de Gliten que le CEBEDES ne pouvait pas intervenir dans l'immédiat mais promettait de prendre contact avec  le village dès que les moyens de l'ONG lui permettraient d'étendre ses activités. Finalement, il a été décidé qu'avant d'écrire une telle lettre, il était plus indiqué qu'une petite effectue une visite à ladite fédération pour une prise de contact, ce qui fut fait le 5 Juin 1994 16. Notre arrivée coïncida avec un jour de marché. Les responsables que nous avons pu rencontrer ont insisté pour que nous revenions. Un rendez‑vous fut alors pris sur une date qui convenait à la Fédération, mais la délégation promit d'envoyer au préalable un messager pour confirmation 17.

Le chien de chasse et le gibier : le rituel d'une rencontre orchestrée ou le conditionnement du gibier

108Au jour convenu pour la rencontre (le 16 juin 1994), nous arrivons avec plus d'une heure de retard, ayant attendu en vain à Abomey le cameraman (vidéo) que nous avions contracté pour filmer la rencontre. Une centaine de personnes, en grande majorité des femmes, attendaient sur la grande place, habillées en tenue de fête, assises en un demi‑cercle sur des bancs et des tabourets. En face de la grande masse, assis sur des chaises et des fauteuils se trouvaient des hommes assez âgés et quelques autres moins âgés. Autour de la place, quelques jeunes filles avaient installé des plateaux et vendaient des beignets et autres casse‑croûte. A notre descente de voiture, une délégation de 7 personnes vinrent à notre rencontre. Nous nous confondons dans les explications sur notre retard, regrettant que les gens nous aient attendu depuis plus d'une heure. Nous les saluons et nous précipitons vers la place mais ils s'opposent, disant que nous ne pouvions pas aller comme cela directement vers le public, qu'ils devaient nous entretenir d'abord. Ils nous conduisent dans une petite case adjacente à la place, nous font asseoir et nous serrent les mains à tour de rôle. Puis une femme nous amène à boire et sort. Ensuite, A.D. prend la parole et dans un bref discours, nous souhaite la bienvenue et présente ses compères. n s'agissait des membres du bureau fédéral. Tous sont là, sauf G.G., le conseiller. Ensuite A.D., le président, indique que nous ne pouvons plus tenir une longue séance avant la rencontre avec les groupements, mais qu'à la fin, nous prendrons le temps pour discuter. Puis ils nous conduisent vers la grande place où tout le monde demeurait à sa place, dans une discipline sans faille apparente. Quand nous arrivons à 15 mètres environ de la table installée pour nous, toute la foule des femmes se lève et se dirige en procession vers nous. Ceux qui sont restés à nos côtés nous font signe de nous arrêter. Quand la première rangée de femmes arrive à 2 ou 3 mètres de nous, toute la foule sans aucune exception s'accroupit et entonne une chanson.

109CEBEDES eh eh... es‑tu véritablement arrivé ?

110CEBEDES eh eh... oui tu es venu nous sauver nous les femmes de Gliten. Nous t'attendions depuis longtemps mais nous ne t'avions pas vu.

111Les femmes du groupement .X.. t'attendaient depuis longtemps, mais en vain Les femmes du groupement. Y.. attendaient depuis longtemps mais en vain....

112CEBEDES tu es venu vraiment sauver les femmes de Gliten

113Nous te souhaitons bonne arrivée.

114Puis toutes se dégagent du chemin et nous laisse passer. On nous indique le chemin (pourtant bien évident) vers la table couverte d'étoffe fleurie et entourée de 5 chaises. Les femmes ne retournent s'asseoir à leur place qu'une fois que nous nous sommes assis. l'allais entamer une explication sur notre retard quand une fillette de 7 ans environ saute au milieu du cercle et entonne un slogan :

115La fillette : Qu'est‑ce qui est la vie ?

116La foule : C'est l'eau qui est la vie.

117La fillette : Qu'est‑ce qui est la vie ?

118La foule : C'est l'eau qui est la vie.

119La fillette : Qu'est‑ce qui est la vie ?

120La foule : C'est l'eau qui est la vie.

121La fillette : Oui l'eau est la vie.

122Nous le savons !

123Elle est indispensable à tout être.

124Nous le savons !

125Mais pour nous les enfants,

126L'eau ... c'est une situation lamentable.

127Elle retourne s'asseoir sous les applaudissements de la foule. Une deuxième suit immédiatement au milieu du cercle et entonne un deuxième slogan :

128La fillette : Un ménage,

129La foule : Un arbre !

130La fillette : Un ménage,

131La foule : Un arbre !

132La fillette : Un ménage,

133La foule : Un arbre !

134La fillette : Oui ! Chaque personne doit obligatoirement planter au moins un arbre.

135Ensuite, une jeune fille de 20 ans environ entre au milieu du cercle, nous apporte de l'eau, nous salue en fléchissant ses genoux puis recule vers le milieu du cercle, déplie un lot de feuilles qu'elle avait dans ses mains et commence à lire un discours rédigé en fon, la langue locale 18. En définitive, il s'agit d'un discours de la littérature bureaucratique francophone traduit en fon, en tout cas tel qu'il est prononcé dans son style le plus formel à des occasions officielles au Bénin, avec en prélude un énoncé des titres des "personnalités" présentes.

136A la suite du discours, des portes‑parole des 15 groupements de femmes présents ont voulu toutes présenter de vive voix chacune son groupement selon un canevas proposé par les visiteurs (année de création du groupement, effectif initial, effectif actuel, activités menées, attentes vis‑à‑vis du CEBEDES ou d'autres intervenants). De ces présentations faites avec art et de manière convaincante, il est ressorti que les principales activités exercées par les groupements étaient la poterie, l'agriculture, la fabrication de savon, le commerce de produits locaux (céréales surtout), l'élevage, l'alphabétisation et l'épargne/crédit. Quant aux attentes, elles concernaient essentiellement l'eau potable, le bois de chauffe, le petit équipement pour les activités de transformation, la santé, le crédit. Puis ont suivi des sketchs sur plusieurs des thèmes et problèmes précédemment énoncés, sketchs qui démontraient admirablement le degré très poussé d'intériorisation de ces problèmes par les femmes.

137Durant toutes ces manifestations, les membres du bureau de la fédération sont restés à l'écart. Il était devenu clair pour nous qu'ils n'étaient pas membres des groupements mais en étaient plutôt les "encadreurs". Les différents tableaux de ce théâtre étaient semble‑t‑il destinés à nous démontrer non seulement l'acuité des problèmes, mais également la qualité du travail d'encadrement abattu par eux, ce qui fut davantage souligné par eux à la faveur des commentaires que nous avons engagés lors du copieux repas qui nous a été offert à la fin.

138A l'issue d'un tel conditionnement (les slogans, les discours, les sketchs, le repas, la chaleur de l'ambiance), le gibier était complètement dompté. Toute la délégation du CEBEDES pourtant réticente au départ était unanime pour dire que ces femmes sont très organisées, avaient des problèmes réels et mieux s'était déjà mobilisées par elles‑mêmes et se sont prises en charge pour la résolution de leurs problèmes" et que dès lors il fallait qu'un appui aussi minime soit‑il soit recherché pour elles. De même, mon appétit de chercheur s'en est trouvé aiguisé et des ouvertures ont été soigneusement aménagées qui ont permis de revenir enquêter sur les itinéraires de ces courtiers et les logiques de l'entreprise. Dans le même temps, une ouverture a été faite pour le village dans le programme d'activités de l'ONG pour l'année 1995.

Le salaire du courtier ou la métaphore de l'éleveur peuhl ignorant les lois du marché des bovins

139Ainsi donc, promesse a été faite aux groupements de femmes de même qu'aux membres du bureau de la fédération que le CEBEDES se fera le relais de leurs doléances et fera tout ce qui était en son pouvoir pour que "ceux qui disent et nous permettent de dire" (les bailleurs de fonds) s'intéressent à leur village. La semaine suivante, G.G., le conseiller (il n'était pas présent à la rencontre du 16 Juin) a rendu une visite de courtoisie au bureau du CEBEDES à Cotonou et s'est discrètement enquis du rôle que eux autres, membres du bureau de la fédération auront à jouer si éventuellement quelque chose était trouvée pour les groupements. Naïvement, la personne interrogée lui répondit "mais quelle différence y a‑t‑il entre la fédération et les groupements de la fédération ? Si quelque chose arrivait pour les groupements, n'est‑ce pas aussi déjà pour la fédération ? Ou bien y‑a‑t‑il des groupements qui ne sont pas membres de la fédération ?"

140Les inquiétudes étaient devenues plus claires en Janvier 1995 lorsque les membres de la fédération ont compris que si un appui devait être accordé (petit équipement, crédit, ateliers de formation, voyages d'études etc.) ceci irait directement aux groupements et activités concernés donc aux femmes qu'ils encadraient et non à eux‑mêmes ni par eux. La réaction des membres du bureau de la fédération fut immédiate : "Pourquoi nous ne serions pas aptes à nous occuper de cette opération si elle devait avoir lieu ? ... Nous serions donc des peuhls, éleveurs de bœufs, mais ne connaissant pas la valeur marchande du bœuf ni comment le commercialiser.." Des discussions s'en sont suivies au cours desquelles les membres du bureau de la fédération semblaient avoir battu en retraite et se seraient rabattus sur leur rhétorique de bienfaiteurs pour le village. Finalement, ils ont décidé de démarrer eux‑mêmes un groupe d'épargne‑crédit afin d'avoir droit, le cas échéant, à un appui eux aussi. Peut‑être se sont‑ils dit que pour connaître les lois du marché de bovins, il serait préférable pour le peuhl éleveur de bœufs de se transformer en bœuf lui‑même et se mette sur le marché. Mais très vraisemblablement, les choses ne font que commencer.

Conclusion

141Il ne serait pas prudent d'anticiper de l'avenir du groupe de courtiers que constitue le bureau de la fédération des groupements de Gliten. Aux dernières nouvelles, une femme aurait été introduite dans le bureau, probablement afin que cela reflète un peu mieux l'image d'une fédération où la quasi‑totalité des groupements sont des groupements de femmes. Toujours est‑il que nous avons ici un groupe d'individus de niveau scolaire presque nul, pratiquant différents métiers (pour ceux qui en ont appris un d'une manière ou d'une autre) généralement éloignés de ceux pratiqués par les femmes, mais qui s'accordent pour tenter de brancher le village et les groupements de femmes sur d'éventuelles opportunités extérieures d'interventions pour le développement. Les deux têtes de pont de cette entreprise, le Secrétaire Général et le Vice‑président, se sont alliés des personnes de compétences complémentaires aux leurs pour en arriver à une équipe bien enracinée dans les rouages administratifs et traditionnels du village (à travers le Président et l'Organisateur) ce qui leur permette de bénéficier, sinon du crédit, du moins de l'indifférence bienveillante, en tout cas pas d'entraves à la marche de leur entreprise de la part d'autorités du village, de quelque nature qu'elle serait. En plus de l'espace que ces courtiers se sont ainsi créés dans le village pour leurs actions, la présence du Conseiller, vieux routier des organisations formelles leur permet de s'entourer des dispositions légales requises par l'administration publique. Ces deux dispositions ont permis au groupe de se garantir les bases d'une légitimité aux yeux des locaux autant que de l'extérieur. Quant à l'acquisition de cette légitimité, elle se renforce dans le cours de l'action du courtage, à la faveur des groupements constitués, des contacts pris avec l'extérieur et éventuellement des "choses amenées au village".

142Il nous est également apparu qu'il n'y a pas une phase de préparation ou de formation séparée de l'activité de courtage. A la faveur des réunions, des rencontres avec des "bailleurs potentiels, d'autres intermédiaires, des responsables de partis politiques, le courtier s'exerce à écouter, à parler, à argumenter et à polémiquer dans les domaines du "développement‑ en même temps qu'il tente d'obtenir quelque chose pour son groupe de référence. Ce mode d'initiation au courtage prélèvent librement dans la culture locale. L'histoire socio‑politique de la localité a participé de l'émergence des courtiers en même temps qu'elle leur fourni la substance la plus pertinente possible pour la pratique de leurs activités de courtage. Il est très peu envisageable qu'un agent externe de développement ait l'idée et/ou arrive à amener les femmes des groupements à ces représentations scéniques qu'elles font des problèmes du développement et à ainsi transformer les séances de présentation des requêtes (habituellement des séances ennuyeuses) en des séances de détente et de réjouissance aussi bien pour les visiteurs que pour les villageois eux‑mêmes.

143Toutefois, il serait hasardeux de parier sur la durabilité du groupe, en tout cas tel qu'il est et fonctionne actuellement. J'ai indiqué à cet effet que les "salaires" qu'attendraient les uns et les autres de cette entreprise de courtage ne sont pas forcément les mêmes ni compatibles. Si l'activité du courtage assure leur cohésion, les différents niveaux potentiels de salaire risquent d'être valorisés différemment par les uns et les autres et l'on ne pourrait pas prédire l'effet que ceci pourrait avoir sur le groupe des courtiers, sur l'entreprise, son statut et sur celui des courtiers, ni sur les groupements de femmes et sur les activités qu'elles ont engagées. Dans tous les cas, à côté de la chefferie locale, de l'administration moderne, ces courtiers ont réussi à se positionner comme un groupe d'interlocuteurs pour partis politiques et ONGs et donc comme une troisième porte d'entrée au village pour les catégories importantes d'intervenants extérieurs actuels sur l'échiquier national, tout en s'aménageant une légitimité aux yeux des autres autorités (chefferie et administration publique), à la faveur bien sûr de la mode ambiante. A mon sens, une dynamique d'articulation du village avec l'extérieur, et de reproduction au niveau de la localité des logiques et de la culture dominante en matière de développement est ainsi engagée au niveau du village. Mais il faudra attendre un peu pour voir ce qu'elle deviendra. On pourra déjà soupçonner que le sort de ces chiens de chasse dépendra pour beaucoup des types de gibiers qu'ils ramèneront dans leur étable. Demeureront‑il peuhls éleveur ou se transformeront‑ils tout simplement en bœufs ? Cela dépendra des capacités de négociation qu'ils auront déployées à ces interfaces. Et là, les intérêts risques bien d'être divergents d'un courtier à un autre. Certains tenterons de demeurer des peuhls, d'autres se sentiront obligés de se transformer en bœufs. Mais ces derniers accepteront‑ils le sort des premiers ?

Sigles

144ALDIPE : Association de Lutte pour un Développement Intégré et la Protection de l'Environnement

145CARDER : Centre d'Action Régionale pour le Développement Rural

146CEBEDES : Centre Béninois pour l'Environnement et le Développement Écocomique et Social CENOU : Centre National des Œuvres Universitaires

147CBEDIBA : Centre Béninois pour le Développement des Initiatives à la Base

148CIRAPIP : Centre d'Information, de Recherche et d'Appui aux Initiatives Paysannes

149ONG : Organisation Non‑Gouvernementale

150PAM : Programme Alimentaire Mondial

151UNICEF : United Nations Children and Enfants Funds (Fonds des Nations Unies pour l'Enfance et l'Adolescence)

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Notes

1Gliten est un village fictif situé sur le plateau d'Abomey dans le sud du département de Zoo, à une dizaine de kilomètres au nord d'Abomey. Il s'agit là de la zone dite de colonisation ancienne cultivée depuis plusieurs siècles et dont la terre est fortement voire irréversiblement dégradée.
2Dans le cadre de cette étude, j'ai été assisté par Djidounou Théodore (géographe en service au CEBEDES). Pour les travaux de terrains, des techniques d'observations participatives ont été utilisées, de même que des entretiens ouverts et semi‑structurés, individuels et collectifs à l'intérieur comme en dehors de groupes de courtiers identifiés. Des contacts informels ont eu lieu avec des individus membres des groupements en l'absence des courtiers. Des récits de vie ont été recueillis et analysés. Des réunions de contacts entre les courtiers et des intervenant externes ont été observés de l'intérieur et analysés. En effet, comme je le préciserai plus loin, j'étais allé à Gliten comme membre d'une délégation du CEBEDES (Centre Béninois pour l'Environnement et le Développement Économique et Social), une ONG d'appui au développement avec laquelle les membres du bureau fédéral ont pris contact et qu'ils ont invité pour les aider à mobiliser des ressources externes aux profits de leur village. J'étais donc identifié comme appartenant au groupe des intervenants et traité comme tel. C'est justement cette position qui m'a permis d'avoir accès à des situations d'interactions qui autrement m'auraient été refusées.
3Il s'agit de l'ensemble des rhétoriques et pratiques sans cesse changeantes de ce qu'il est convenu d'appeler 'développement' et qui constituent rune des principales courroies entre les communautés locales d'une part et l’État et les organismes et structures d'aide ou d'appui au développement de l'autre.
4Il convient de noter pourtant que durant cette période, des arrangements directs entre partenaires du nord et partenaires béninois, quoique limitées, ont pu exister pendant plusieurs années sans que les parties concernées aient eu à passer par l'Etat, en particulier le Ministère du Plan ou le Ministère des Affaires Étrangères. On peut citer à titre d'exemple des activités des Églises relevant du domaine du "développement", des projets interuniversitaires, des activités d'ONG étrangères en rapport avec des groupes locaux etc...
5Une indication de la conscience qu'ont les courtiers que tout ceci est une affaire de mode, et donc qu'ils seraient prêts à s'adapter si la mode arrivait à changer.
6L'énoncé en fon est : Alo na xa wa zu kpete. "Plier le bras" est une expression métaphorique pour signifier 'manger'.
7Adigban eo tô ma kô me ayia
8Il s'agit là de villages situés dans un rayon de 5 à 20 km autour du village de résidence de G.G.
9Un proverbe fon selon lequel une femme mina tenaillée par la faim dépose des pierres dans une casserole qu'elle met au feu et dit : "cela me permet au moins d'attendre quelque chose, ce qui vaut mieux que de ne rien espérer du tout".
10Il n'est pas impossible que ce soit une spécialité confiée à sa famille par la monarchie du Danxome, comme cela a été le cas pour plusieurs familles d'artisans dans un rayon de 15 km environ autour d'Abomey. Mais la question n'a pas été éclaircie.
11Les princes qui avaient été installés dans cette zone (Goudou à Agbangnizoun et Agbidinoukou‑Giélé à Siwué) semblent avoir été plutôt de dociles collaborateurs du colon et des premiers pouvoirs d'après indépendance. n faut aussi reconnaître que Agbangnizoun étant situé à la frontière Zou‑Mono occupait une position géographique légèrement plus favorable.
12Bien sûr, il existe d'autres versions interprétatives du nom du village, celles‑là plus favorables à la famille Abo. Cette polysémie du nom est favorisée par la nature même de la langue fon. Dans le nom du village le mot qui désigne "distance" est "ga" qui prononcé autrement devient "flèche". Dès lors "je refuse la distance" devient "je refuse (ou j'interdis) les flèches", démonstration de puissance traduisant les ruses et bravoures dont aurait fait preuve le prince Abo pour arrêter les razzias régulières des Nagot dans le marché, assurant ainsi la sécurité pour les habitants et les marchands.
13Il faut signaler que les données ainsi présentées proviennent pour l'essentiel de déclarations des membres du bureau fédéral eux‑mêmes, sans que l'on ait pu les vérifier à d'autres sources. Seulement 5 groupements ont pu être visités sans qu'il ait été possible de voir tous les membres déclarés. n est très probable que des effectifs aient été exagérés (les membres du bureau pouvant le faire les uns aux autres en particuliers pour les groupements situés ailleurs dans la Sous‑préfecture, les vérifications leur étant quasiment impossible). Toutefois, les chiffres indiquent l'envergure que les uns et les autres souhaitent donner à leurs activités ou l'image qu'ils veulent en donner à l'extérieur.
14A ce propos, il a utilisé le dicton que voici "E non dje do me huenu bo non syi huenu xo a", ce qui signifie littéralement" ce qui se produit en votre temps ne peut faire l'objet d'une histoire du temps". La substance est "ne vous faites pas compter les événements de votre temps. Soignez‑en témoin vous‑mêmes".
15C'est le cas d'une intervention que A.E. déclare avoir fait à Cotonou le 1er Juin 1994 à l'occasion de la journée mondiale de l'arbre et qu'il raconte avec grande fierté. Une ONG nationale dénommée "Force Paysanne" avait organisé un pique‑nique de reboisement de la cour de la maison de la télévision nationale suivi d'un meeting, une démonstration à la nation disait‑on de la conscience qu'ont les paysans de la nécessité de préserver la nature. Plusieurs associations paysannes auraient été invitées et les responsables de "Force Paysanne" annonçaient leurs déterminations à lutter pour sauvegarder les intérêts de tous les paysans du Bénin. A.E. dit être intervenu avec vigueur pour dire : "voilà ! vous allez prononcer les beaux discours, faire les belles promesses, et après on entendra plus rien de vous. Quand les avantages arriveront, vous les garderez à votre niveau. Est‑ce‑que vous connaissez nos adresses maintenant, savez‑vous où vous pourriez nous retrouver après ici ? Non ! Et vous ne cherchez pas à le savoir. Ce n'est pas cela qui vous intéresse." Puis il ajoute : "les gens ont applaudi. Après les responsables de "Force Paysanne" se sont sentis obligés de relever toutes nos adresses. Cela leur a pris tout le temps.
16Il faut avouer que pour moi, l'occasion était inespéré. J’avais déjà commencé dans la zone du Zou‑nord l'étude sur quelques élites paysannes impliquées dans l'intermédiation entre leurs villages et l'extérieur dans le cadre du programme de recherche sur les courtiers locaux. Il s'agissait d'intermédiaires qui avaient émergé dans des contextes d'interventions de l'État pour le développement rural et au sein d'organisations paysannes initiées par les organismes d'État. ce qui est plutôt courant en zone cotonnière. Gliten est situé hors de cette zone et je souhaitais savoir comment était née cette opération et comment elle opérait De plus en dehors de quelques prestations en public, je n'avais pas encore eu l'occasion de m'informer sur le contact intime entre élites paysannes et donateurs potentiels dans le cadre dans le cadre de la négociation d'une intervention, ce qui pour un chercheur serait du reste difficile voire impossible de l'extérieur. Dans le cadre du présent contact. j'étais le secrétaire exécutif du CEBEDES. A ce titre, j'étais au centre du théâtre. Le rôle que m'attribuaient les responsable du bureau fédéral était celui de membre d'une ONG, intervenant ou donateur potentiel, ou tout au moins, un intermédiaire pour atteindre des donateurs. C'était en quelque sorte un courtage en vue d'une délégation de l'intermédiation.
17La délégation devait en principe notifier aux membres présents le message selon lequel leur correspondance était reçu mais que le CEBEDES ne pouvait pas intervenir dans l'immédiat à Gliten. Il n'était donc pas nécessaire que tous les membres du bureau fédéral soient présents, toutefois, mis à part le fait que j'étais personnellement intéressé par l'objet, les membres du bureau fédéral présents se sont spontanément employés à convaincre la délégation de revenir. Dès notre arrivée, étant donné que l'adresse du bureau était sous le couvert du maire de la commune, nous demandons à voir ce dernier. Puis il nous conduit dans le quartier de B.H. et de B. R., secrétaire général et l'organisateur. Aucuns d'eux n'étaient présents. Un quart d'heure plus tard, B. R. arrive, il nous annonce avec grand regret que B.H et T.N. étaient absents mais nous prie d'attendre quelques minutes. Il nous installe sur une grande place et quelques dix minutes plus tard, il revient avec un groupe d'une vingtaine de femmes et d'une demie douzaine d'hommes environ. Salutations et présentations mutuelles..., puis B.R. improvise une petite allocution, en substance, "oui c'est nous qui vous avons écrit pour que vous arriviez voir nos difficultés et les efforts que nous fournissons pour nous en sortir. Peut‑être auriez‑vous de nouvelles idées à nous suggérer. Nous vous remercions beaucoup d'être venu jusque chez nous. Malheureusement comme vous voyez, aujourd'hui est le jour de notre marché et beaucoup de personnes sont absentes et ceux qui sont ici maintenant étaient au marché. Nous souhaitons vivement que vous arriviez un autre jour pour que nous prenions le temps de discuter". Plusieurs jours alternatifs nous sont proposés. Puis on nous fait visiter quelques actions de poteries, tout ceci se passa en 60 à 90 minutes. Les gens se dispersent. Avant notre départ, nous faisons un tour pour visiter le marché et faire quelques achats.
18Il s'agit là d'un véritable exploit. Le fon est la langue la plus parlée du Bénin (plus de 50 % de la population), particulièrement au sud du pays. Néanmoins et comme toutes les autres langue nationales, elle n'est pas enseignée à l'école. Elle y fut même interdite jusqu'à la fin des années 1960. Rares sont les personnes scolarisées qui sont capables de lire et/ou d'écrire dans leur langue maternelle au Bénin. Les programmes d'alphabétisation en langues locales ne touchent qu'un pourcentage négligeable de la population rurale, et à un niveau élémentaire. Dès lors à des occasions comme celle qui nous rassemblait à Gliten, un village peut vraiment être fier d'avoir en son sein quelqu'un (e) capable de lire couramment le fon comme cette jeune fille.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Roch L. Mongbo, « Des courtiers ruraux pour le développement au Bénin. Rapport d’une recherche conduite au Bénin dans le cadre du projet «  courtiers locaux du développement  » »Bulletin de l'APAD [En ligne], 11 | 1996, mis en ligne le 02 juillet 2007, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/apad/711 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/apad.711

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Auteur

Roch L. Mongbo

Département d’Economie et de sociologie rurales. Faculté des Sciences Agronomiques. Université Nationale du Bénin.

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