Navigation – Plan du site

AccueilNuméros15ThèmeLogiques de Gestion Publique dans...

Thème

Logiques de Gestion Publique dans la Décentralisation Sénégalaise : Participation Factionnelle et Ubiquité Réticulaire

Giorgio Blundo

Texte intégral

La politique au village

1Si l'on voulait résumer les objectifs de la décentralisation "à la sénégalaise" en une formule, on pourrait dire qu'avec la loi de 1972 ‑ et ses réformes successives ‑, les pouvoirs sont censés quitter le village pour laisser la place à la politique. Autrement dit, les centres de pouvoir au niveau villageois (chef de village et/ou chefs des lignages fondateurs, maîtres des terres, notabilités religieuses, etc.) sont légalement dépossédés de leurs prérogatives en matière de justice, de règlement des conflits et de gestion des ressources naturelles. A leur place, une institution supravillageoise, la Communauté rurale (CR), gérée par une assemblée d'élus, issus d'un processus électoral formel, est chargée d'administrer des ressources publiques au nom et pour le compte de l'ensemble des communautés villageoises de son territoire.

2Si les pouvoirs sont supposés abandonner le village, la politique descend vers ce lieu, tout au moins si nous entendons par là une entreprise politique "moderne", distinguant trois éléments étroitement corrélés : la compétition pour le pouvoir, le choix et la réalisation d'objectifs collectifs et l'existence d'une sphère publique. Même si l'on peut estimer, à la suite de G. Wesley Johnson, que dès le début des années vingt, "il était manifeste que les activités politiques au Sénégal, bien que limitées en principe aux Quatre Communes, s'étendaient peu à peu au territoire de la plaine centrale sénégalaise dans sa totalité" (Johnson 1996 : 271), l'irruption de la "politique au village", c'est‑à‑dire d'une sphère de gestion publique en milieu rural, est un fait relativement récent, qui se consolide ‑ en principe tout au moins ‑ avec la réforme de décentralisation.

3Dans cette contribution, nous ferons l'impasse sur le cadre juridique et sur l'historique des réformes ‑ abordés déjà in Blundo 1997b et 1998 ‑, pour nous concentrer sur les principales logiques qui sont issues de ce double mouvement d'éviction des pouvoirs locaux et d'introduction de la politique à l'échelle locale, et qui ont partant informé la gestion publique décentralisée au Sénégal. Notre analyse s'appuie sur des matériaux empiriques collectés dans les CR de Ida Mouride et de Saly Escale 1 (arrondissement de Maka Yop, région de Kaolack) durant des terrains répétés entre 1990 et 1996.

Les objectifs de la décentralisation

4Le cas du Sénégal permet d'observer un processus de décentralisation qui, commencé par Senghor au début des années 70 au nom de la "participation responsable", s'est achevé en 1996, avec l'érection des régions en collectivités locales, sous le signe du "moins d'État, mieux d'État" proclamé par Abdou Diouf. La création des Communautés rurales répondait, au départ, à un projet hégémonique de l'État sénégalais qui s'articulait autour de trois objectifs.

5En premier lieu, renforcer le quadrillage politico ‑ administratif du milieu rural.

6Cela est rendu possible par l'exercice d'une tutelle administrative rapprochée et la confiscation des conseils ruraux ‑ organes de délibération ‑ par le parti au pouvoir, qui bénéficie, jusqu'au milieu des années 90, d'un code électoral taillé sur mesure.

7En deuxième lieu, effacer les différents modes locaux de tenure foncière et de gestion des ressources naturelles, à travers une réforme foncière qui nationalise la quasi‑totalité du domaine agricole, administré par les organes de la Communauté rurale.

8En troisième lieu, délocaliser les luttes politiques au sein de l'État central, en créant des espaces de confrontation et de compétition autour d'enjeux locaux. La décentralisation sert ainsi de soupape de sûreté dans les crises qui scandent l'histoire sociale et politique du Sénégal post‑indépendance.

9La phase récente de régionalisation, menée au rythme du slogan "moins d'Etat, mieux d'Etat", doit être plutôt interprétée à la lumière de la déliquescence des ressources de l'Etat sénégalais. On décentralise désormais la gestion de la pénurie et on cherche également à resoudre les problèmes du séparatisme casamançais.

10Voici esquissés les objectifs implicites de la réforme de 1972 et de ses refontes successives. Mais qu'advient‑il d'elle une fois qu'elle est mise en œuvre dans les campagnes sénégalaises ? "Un appareil de contrôle et de domination n'est pas seulement ce que le pouvoir en veut, mais aussi ce que le peuple en fait", suggère Bayart (1985 : 354). Il s'avère donc indispensable de descendre au niveau local et d'étudier les dynamiques sociales et politiques enclenchées par le projet de décentralisation.

Décentralisation, multicentricité et formes locales de gouvernementalité

11Toute intervention extérieure de type volontariste ‑ qu'elle vise à implanter de nouveaux modes de gestion, de nouvelles règles juridiques, de nouvelles formes d'autorité et de légitimité ou de nouvelles techniques de production ‑ ne trouve jamais un terrain institutionnel vierge, mais elle investit des arènes socio‑politiques locales complexes, déjà structurées et traversées par des groupes stratégiques aux intérêts multiples et parfois contradictoires.

12Face à la complexité des configurations politiques et institutionnelles locales, tout projet décentralisateur se trouve confronté à trois options, comme le suggère Niasse (1996 : 2). Il peut choisir de s'ajuster aux institutions locales pré‑existantes, en essayant de s'appuyer sur elles sans les modifier pour les intégrer progressivement dans le dispositif institutionnel étatique. Il peut également tenter d'adapter les institutions locales à la décentralisation, i. e. les réformer et les ajuster aux nouveaux objectifs de gestion. Il peut enfin projeter de les effacer totalement et de les remplacer par de nouvelles institutions.

13Le Sénégal a manifestement opté pour la voie la plus radicale. L'exemple le plus évident est celui de la gestion foncière, qui efface de jure la diversité des droits coutumiers et locaux et impose de nouvelles structures de gestion de la ressource. La littérature "officielle" présente en effet le changement institutionnel sous‑jacent aux réformes de 1964 (foncière) et 1972 (administrative) comme résultant d'un jeu à somme nulle, les nouveaux pouvoirs devant remplacer à terme les modes "traditionnels" de gouvernance locale. Ainsi, la quête et l'élimination des "contraintes" ou "pesanteurs" sociologiques fait partie de l'arsenal discursif des différents experts des ministères et instituts de recherche nationaux ; car, en dépit des attentes, le paysage institutionnel "traditionnel" ne sera pas entièrement gommé par les organes issus de la décentralisation sénégalaise, qui vont plutôt s'ajouter, tout en les modifiant, aux systèmes de gestion précédents.

14Le phénomène du pluralisme institutionnel n'est pas circonscrit au Sénégal. Des études empiriques récentes 2 ont montré que les pouvoirs locaux africains résultent de la sédimentation d'institutions dont les origines remontent à des époques diverses et qui coexistent, sans les effacer mais tout au plus en les réorganisant, avec celles qu'elles trouvent sur place. Cet empilement de pouvoirs, dénommé "polycéphalie" (Bierschenk 1995 : 8) ou "multicentricité" (Jacob 1997 : 5), est à l'origine d'une configuration socio‑politique dans laquelle "aucune organisation, groupe ou individu n'a le monopole de la satisfaction de l'intérêt général et il existe un "gouvernement local" de fait, résultant des relations ‑ de complémentarité ou d'antagonisme ‑ entre une pluralité de centres de décision appartenant formellement au secteur public ou privé : administration locale, services techniques déconcentrés, organisations paysannes, communautés d'appartenance avec leurs autorités propres, ONG ..." (Jacob 1997 : 5).

15Le processus de décentralisation sénégalais s'est donc inscrit dans une réalité politique locale complexe, sans pouvoir vraiment effacer les institutions et les notabilités préexistantes, en intégrant tout au plus un certain nombre d'entre elles. Le pluralisme institutionnel et la multicentricité en sont ressortis de ce fait renforcés.

16Si la décentralisation ajoute de la complexité au panorama institutionnel local, elle y implante également une nouvelle forme de gouvernementalité 3, fondée sur le modèle de la démocratie représentative. Bien entendu, les paysans de la zone de Koungheul participaient aux compétitions électorales depuis le milieu des années 50. Cependant, le rituel électoral était orchestré par un pouvoir lointain, au sens propre et au sens figuré du terme. La création des Communautés rurales provoque en revanche une localisation des luttes politiques. Plusieurs questions se posent dès lors. La Communauté rurale s'est‑elle adaptée aux lignes de pente des pouvoirs locaux lui préexistant, ou bien a‑t‑elle été un lieu d'éclosion d'une nouvelle élite politique ? Les formes antérieures de gouvernementalité, qui se déclinent au Saloum Oriental selon le mode de la lutte factionnelle, ont‑elles été supplantées par les nouveaux gouvernements locaux ? Ou bien y‑a‑t‑il, au contraire, recrudescence de ces structures duales de compétition politique ?

Factions politiques et décentralisation

17Le factionnalisme s'impose comme un élément structurant les conceptions locales du politique et constitue une des logiques qui informent la gestion locale. La décolonisation et l'accès à l'indépendance marquent le "début de la politique" en milieu rural, politique qui s'inspire d'emblée du modèle d'opposition duale entre clans, qui s'était consolidé dans les Quatre Communes (Dakar, Saint‑Louis, Rufisque et Gorée) dès les dernières décennies du XIXe siècle 4. Conformément à la politique assimilationniste du colonisateur français, leurs "originaires" (les Africains nés dans les communes ou pouvant prouver y avoir résidé depuis au moins cinq ans) jouissaient de la citoyenneté française et de ce fait pouvaient élire des conseils municipaux, un conseil général et un député à l'Assemblée nationale française par le biais d'élections générales au scrutin secret et direct. L'obtention des postes électifs au sein de ces différents organes ouvrait l'accès à des ressources importantes : octroi de marchés publics, emploi dans les municipalités, allocation de subventions, et, privilège important, la possibilité d'exercer une influence sur les décisions de l'Administration coloniale. Les périodes préélectorales étaient donc le théâtre de luttes particulièrement virulentes entre hommes politiques placés à la tête de réseaux de patronage, transformés à l'occasion en comités électoraux (Coulon 1978 : 159‑161). Bien que se déroulant sur un espace géographiquement et socialement extrêmement limité, les joutes politiques des "originaires" constituent le terreau de la formation des deux caractéristiques principales de la vie politique sénégalaise : la lutte de clans électoraux, constitués autour de notabilités qui reçoivent des suffrages en échange de la satisfaction d'intérêts particuliers ; et son corollaire, le "localisme", c'est‑à‑dire une vie politique locale caractérisée par une absence de clivages idéologiques et une attention portée à des enjeux de nature essentiellement économique et productive 5.

18Au cours de la première décennie post‑indépendance, le système des factions au Sénégal se présente comme une hiérarchie d'arènes politiques, chaque niveau étant caractérisé par des compétences décisionnelles en matière d'allocation décroissantes en fonction de l'éloignement du centre. De ce fait, la consolidation politique des élites locales est déterminée en grande partie par l'injection de ressources du centre vers les différentes localités, même si ces élites peuvent utiliser d'autres formes de mobilisation, notamment le capital social (réseaux de parenté, de religion, de proximité, relations de clientèle et de patronage). Dans les arènes intermédiaires et locales, les conflits et les différends se concentrent sur la distribution d'honneurs, d'offices et sur les positions‑clef d'autorité, et descendent presque toujours de haut en bas (Barker 1973 : 290). Ainsi, "les conflits locaux ne [pouvaient] pas être des conflits directs sur l'allocation des revenus & locaux et (...) les autorités locales ne [pouvaient] pas être tenues pour directement responsables des politiques gouvernementales mises en œuvre localement" (Barker 1973 : 291, traduit par l'auteur). Dans un système centralisé, les clans politiques contribuaient à sa stabilité, par leur fonction de lien entre les élites centrales et les masses rurales et par leur simulation de la politique multipartisane dans un contexte de parti unique (Lewellen 1983 : 108‑11 0 ; Otayek 1991) ; mais en même temps, du moins selon les observateurs de l'époque, le contenu de leurs affrontements était indépendant des enjeux des politiques de développement économique (Barker 1973 : 302).

19Les politiques de décentralisation marquent une rupture importante vis‑à‑vis de ces pratiques politiques. Avec la décentralisation, la création de ressources locales ‑ même modestes ‑ détermine les lieux et les enjeux autour desquels se cristallisent les luttes politiques. De nouvelles positions de pouvoir s'offrent à des entrepreneurs politiques locaux, avec à la clef la possibilité de disposer d'un budget et d'influer sur la gestion foncière.

20Jusqu'à la création en 1974 des CR dans la zone de Koungheul et pendant la première législature (1974‑78), le processus de formation des factions correspondait à un modèle de type schismatique (Siegel & Beals 1960 : 108‑109) : un leader faisant partie de la clique de dirigeants qui contrôle la faction au pouvoir, la quittait avec son entourage de clients et partisans et créait sa propre tendance. Selon la position occupée par ce leader dans le réseau d'alliances, un nombre plus ou moins important de groupes affiliés était censé le suivre, mais très rarement l'ensemble du réseau.

21Cependant, le conflit politique était bref et circonscrit : après la période des affrontements, le leader perdant et ses alliés quittaient la scène politique, et la faction gagnante "régnait" quasiment sans partage jusqu'au moment où un autre challenger ‑généralement un des lieutenants du vainqueur ‑ descendait dans l'arène et le défiait. Par ailleurs, la deuxième moitié de la décennie 1970 représente pour l'élite politique de la zone de Koungheul une période d'apprentissage des nouvelles règles de gestion locale. Le conflit entre tendances est dans les faits proscrit, et le débat politique se déplace ‑tout au moins de façon embryonnaire ‑ sur l'opposition entre UPS et PDS, le parti créé en 1974 par Abdoulaye Wade, avocat d'origine Saint‑Louisienne exerçant à Dakar, transfuge de l'UPS après avoir brigué, sans succès, la coordination départementale de Kébémer en 1972. Le PDS, guidé dans l'arrondissement par un ancien chef de faction UPS, vise à déstabiliser le travail des conseils ruraux de la zone, en sommant ses militants de ne pas s'acquitter du versement de la taxe rurale.

22Dès le début des années 1980, le conflit politique réapparaît au sein de ce qui est devenu entre‑temps le PS. A partir de ce moment, la lutte interne tend à se pérenniser, et l'on assiste à la coexistence de deux factions équivalentes sur le plan de la légitimité locale et en conflit perpétuel, sans que l'une arrive à détruire définitivement l'autre. Le modèle de formation de la nouvelle faction change aussi : ses fomentateurs (des dissidents de la faction au pouvoir ou des exclus du jeu politique) favorisent l'irruption dans l'arène politique locale d'un nouveau leader (modèle du défi extérieur). Il s'agit d'un personnage non issu du groupe politique dominant au niveau local, mais ayant toujours un ancrage dans la zone. Ce phénomène, récent, traduit l'insertion locale d'un profil nouveau d'entrepreneur politique, qui occupe un poste de responsabilité dans les hautes sphères de la hiérarchie politico‑administrative de l'État.

23Ces mutations correspondent au phénomène de remplacement des "barons" de Senghor, instituteurs, hommes de terrain et notables, par les énarques et technocrates de Diouf, dépourvus souvent d'un soutien local. Si durant la période senghorienne la détention d'une haute responsabilité dans les structures du PS débouchait sur une charge gouvernementale, pour la nouvelle génération le chemin se fait à l'inverse : on est d'abord ministre ou haut fonctionnaire et ensuite on passe au parti. Comme le souligne Cruise O'Brien, les jeunes technocrates sont plus instruits que leurs prédécesseurs, mais bénéficient d'un moindre soutien populaire (1983 : II). Est ainsi inauguré le système que l'on dénomme au Sénégal les "parachutages" : "des ministres, sans aucune base politique sont souvent imposés aux militants du parti, ce qui crée une distorsion entre les militants de base et les élus" (Diop & Diouf 1990a : 89).

24Le processus qui amène la formation d'une nouvelle faction dans l'arrondissement de Maka Yop résulte donc de la conjonction de deux facteurs : des technocrates en quête d'une légitimité populaire et des notables locaux qui attirent les "parachutés" pour se débarrasser de leurs rivaux. Confrontée au phénomène des "parachutages", la vieille classe politique koungheuloise liée au contrôle de l'économie arachidière perd du terrain pendant quelques années, tout en demeurant le biais principal à travers lequel les technocrates communiquent avec la base. En effet, les tenants d'un discours visant le dépassement de la "politique de l'argent" ou de "l'esprit des tendances", ne peuvent faire fi de ces figures de proue au niveau local.

25Ainsi, le début des années 90 connaît le retour sur la scène politique de personnages qui, tout en restant liés à la pyramide des clientèles politiques constituant la charpente de l'État sénégalais, suggèrent une certaine autonomisation de la compétition politique. Aux deux trajectoires canoniques (partir d'une base politique locale pour accéder au gouvernement, partir du gouvernement pour se créer ensuite une base politique), s'en ajoute une troisième : partir de la base et limiter ses velléités hégémoniques à une échelle locale. Les affrontements locaux s'affranchissent donc progressivement des changements politico‑institutionnels nationaux.

26Le processus de formation d'une faction dépend donc à la fois d'enjeux locaux et de modifications dans les rapports de force qui se situent en dehors de l'arène politique considérée. L'analyse des grandes ruptures politiques dans la zone de Koungheul révèle que les luttes locales sont influencées par des conflits concernant le contrôle des instances départementales ou régionales du parti. Ces conflits, à leur tour, correspondent à des moments marquants de l'évolution du pouvoir au niveau national : transition entre Senghor et Diouf, crise du PS vers la fin des années 1980, bataille entre "refondateurs" et "rénovateurs" au sein du PS durant la première partie des années 1990. En ce sens, les observations de Barker au début des années 1960, selon lequel le conflit de type factionnel se propagerait essentiellement du sommet vers la base, sont partiellement confirmées par les joutes politiques que l'arrondissement de Maka Yop a vécu depuis deux décennies.

27Partiellement seulement, parce que les affrontements entre leaders d'envergure nationale perdent de leur virulence quand on descend au niveau des comités et des sections du parti au pouvoir, qui sont le cadre formel des compétitions politiques locales. Ici, d'autres enjeux et d'autres rivalités apportent un contenu original aux confrontations entre factions. Ces dernières, par ailleurs, ne constituent souvent que le prolongement de conflits préexistants : des luttes pour la succession à la chefferie d'un village, des disputes foncières, ou encore la concurrence entre "groupes stratégiques" différents pour l'accès à des ressources rares, comme un puits, un moulin à mil ou un financement extérieur 6.

28Partant, on peut affirmer que les périodes charnière, durant lesquelles émergent de nouvelles factions, correspondent également à de nouveaux enjeux locaux ou à des variations importantes dans la disponibilité et la nature des ressources locales :

  • en premier lieu, la création des Communautés rurales, dotées d'un budget d'investissement et chargées de gérer le domaine foncier ;

  • plus récemment, l'érection de la ville de Koungheul en Commune ;

  • enfin, l'apparition de leaders politiques disposant de ressources propres de type nouveau (salaires, fonds propres, contrôle sur les projets et les investissements de l'État).

29Ces observations confirment donc la vitalité du système factionnel, qui représente un mouvement continuel depuis l'indépendance, et dont la décentralisation a en fait favorisé l'exacerbation et durci certains traits. En effet, si les factions restent l'un des principaux instruments de domination de l'État sénégalais post‑colonial, elles reflètent en même temps des conceptions locales du politique ‑ ambivalentes et fluides ‑, et des représentations locales de la manière de "faire la politique". Quel est alors le sens de la "participation" instaurée par la décentralisation dans un contexte de recrudescence du factionnalisme ?

La participation factionnelle

30Dans l'esprit du législateur ‑ en accord avec l'idéologie de la "participation responsable" 7 ‑ les réunions du conseil rural sont des lieux privilégiés d'expression du débat démocratique, durant lesquelles les représentants élus de la population examinent les différents problèmes que pose la gestion des ressources locales et décident les meilleures orientations à prendre sur des matières centrales comme le foncier, le financement de projets de développement, la création et la gestion d'infrastructures, etc. De ce fait, les séances sont publiques : tout habitant de la communauté peut y assister (sans pouvoir, bien entendu, prendre part à la discussion ni voter), tout comme il a le droit de consulter le registre des procès‑verbaux des délibérations 8 . Cependant, les registres des réunions (qui doivent mentionner la présence de toute personne appelée par le conseil) et les nombreuses discussions que j'ai eu avec les élus locaux et d'autres acteurs qui pourraient être à plusieurs titres intéressés aux séances de délibération, montrent que ce droit est très rarement exercé, et cela pour plusieurs raisons :

  • tout d'abord, par manque d'information. Personne n'est en effet au courant de la nature publique des séances du conseil, pas même ses propres membres ;

    ensuite, par un sentiment d'exclusion des lieux où s'exerce la prise de décision. Le point de vue du chef de village de Saly Escale, chef‑lieu de la CR homonyme, est éloquent à ce propos. Selon ses dires, il n'est pas indiqué de se rendre à des événements auxquels l'on n'a pas été convié : "si tu te rends à un baptême sans y avoir été invité, et que tu casses une cuillère en calebasse, tu dois payer" ("soo deme ci ngente bu nu la yegalul, soo fa damme koog, danga fey"). Les affaires de la CR sont perçues par les villageois comme quelque chose de lointain, de secret, apanage des élus et des autorités de tutelle : Ainsi, les seuls acteurs extérieurs au conseil dont j'ai pu repérer la présence lors des réunions, ont été, depuis 1980 9, les responsables politiques de la section du PS, ou bien des autorités administratives invitées à des occasions particulières (préfet, gouverneur, agents techniques).

31Du reste, la participation des conseillers eux‑mêmes aux séances de délibération n'est pas toujours constante, comme le montrent les figures 1 et 2, où l'on discerne clairement l'évolution en dents de scie du taux de présence des membres du conseil. En général, on peut constater que le fait de pouvoir réunir un conseil rural au complet demeure l'exception : cela s'est produit seulement quatre fois dans l'espace de presque vingt ans, et seulement dans la CR de Saly Escale (en 1985, 1992 et 1993). Le taux de participation des conseillers ruraux varie en moyenne, selon la législature considérée, entre 63,4% et 76,5% à Koungheul et entre 77,5% et 79,8% à Saly Escale, avec des valeurs minimales de 42,8% dans la première CR et de 55,5% dans la deuxième.

Figure 1 : Evolution du taux de présence des conseillers ruraux (CR de Kongheul/Ida Mouride)

Figure 2 : Evolution du taux de présence des conseillers ruraux (CR de Saly Escale)

Figure 2 : Evolution du taux de présence des conseillers ruraux (CR de Saly Escale)

Source figure 1 : registre des procès-verbaux des délibérations de la CR de Koungheul/Ida Mouride

Source figure 2 : registre des procès-verbaux des délibérations de la CR de Saly Escale

Voir graphique en annexe

32Essayons de comprendre les raisons des variations dans le taux de participation aux séances du conseil. On pourrait supposer l'existence d'une corrélation entre taux d'absentéisme et thèmes de discussion, dans l'hypothèse où les élus étaient en mesure d'exercer un choix à la lumière de l'ordre du jour mentionné dans l'avis de convocation. Toutefois, il n'y a aucune relation pertinente entre ces deux variables, étant donné que ‑fait déploré par plusieurs conseillers ‑ les questions à débattre ne sont généralement dévoilées qu'au début de chaque séance 10.

33Y a‑t‑il. en revanche, une variation du taux de participation selon la période de l'année ? Si l'on répartit les réunions qu'ont tenu les deux conseils ruraux considérés depuis 1980 sur les différents mois de l'année et l'on calcule le taux moyen de participation pour chaque mois, on peut constater que les conseillers sont plus assidus aux réunions durant la saison sèche (d'octobre à mai) 11. et diminuent leur participation durant l'hivernage (de juin à septembre), pour se consacrer aux travaux agricoles 12 .

Figure 3 : Taux moyens de participation des conseillers ruraux dans l’année (CR de Koungheul et Saly Escale, 1980-1995)

Figure 3 : Taux moyens de participation des conseillers ruraux dans l’année (CR de Koungheul et Saly Escale, 1980-1995)

Source : registre des procès-verbaux des délibérations des CR de Koungheul/IdaMouride et Saly Escale

Voir graphique en annexe

34L'absentéisme des conseillers est sans doute aussi un signe de leur manque de motivation, quand on sait qu'ils ne bénéficient ni d'indemnités 13, ni de per diem, ni même de remboursement pour leurs frais de déplacement. Ainsi, si les réunions coïncident avec d'autres activités économiquement rentables ou socialement importantes, les élus locaux n'hésitent pas à s'absenter. En outre, le problème des distances entre villages et chef‑lieu de CR cause des difficultés dans la transmission de l'information, ce qui fait que les convocations n'arrivent pas toujours à temps.

35Hormis ces problèmes assez fréquents et généralisés à l'ensemble des CR sénégalaises, n'oublions pas que les conseils ruraux demeurent des arènes privilégiées d'expression de l'opposition entre factions politiques. Ainsi, les périodes où le phénomène de l'absentéisme s'est manifesté dans toute son ampleur correspondent à l'exacerbation du conflit entre les deux tendances au sein du PS. Il convient d'examiner plus en détail ces mécanismes, en nous référant aux phénomènes étudiés dans les CR de Koungheul et de Saly Escale.

36Durant les deux premières législatures (1974‑78 et 1978‑84), la règle, généralement acceptée, de la domination sans partage de la tendance majoritaire au sein des instances locales du Parti, avait forgé une certaine discipline des responsables politiques, auxquels le parti demandait de se rallier au nouveau leader de faction. Hormis les périodes "chaudes" précédant les élections internes du Parti, les tendances étaient bannies et mises en veilleuse. La situation se modifie quand se rompt l'équilibre entre tendances au pouvoir au sein des structures du parti et tendances dominantes au sein des conseils ruraux. Au cours de 1981 se forme à Koungheul une nouvelle faction (dénommée localement "tendance A"), qui gagne les renouvellements des instances de base en mars 1982. La direction de la section de Koungheul et de la sous‑section de Saly Escale passe aux leaders de la nouvelle tendance. Progressivement, une fracture s'ouvre au sein des conseils ruraux : si la plupart des élus reste fidèle aux chefs de factions déchus, certains basculent lentement dans le camp des nouveaux leaders et préparent ainsi les conditions de leur survie politique.

37La troisième législature (1985‑90) inaugure donc une nouvelle distribution des rapports de force au sein des conseils ruraux : à des degrés différents, les Communautés rurales de Koungheul et de Saly Escale connaissent désormais la coexistence de factions opposées et bien définies au sein de leurs organes consultatifs. Cette nouvelle donne se manifeste déjà dans le processus qui conduit à l'élection du président du conseil rural.

38Les élections municipales et rurales du 25 novembre 1984 sont précédées par le renouvellement des instances de base du PS, dont les opérations se déroulent dans un climat de tension et provoquent occasionnellement des bagarres sanglantes entre les militants des factions opposées. A Koungheul, ces tiraillements se manifestent dès le début de l'année, à tel point que le conseil rural doit annuler, en date du 31 juillet 1984, les opérations d'assainissement de la ville, arguant que "la tension politique qui sévit actuellement dans le milieu (...) ne permet pas de rassembler les populations pour un travail de ce genre" 14. Dès le mois de juillet 1984, la participation des conseillers chute de 80% à près de 60% : les meetings politiques se multiplient en vue de l'échéance du 27 septembre 1984, date des opérations de renouvellement des instances de base du PS. En septembre, la tendance A gagne pour la deuxième fois les élections internes du PS et bénéficie d'une liste électorale qui lui est largement acquise. Après les élections, qui confirment une fois de plus l'emprise du PS sur le monde rural, les membres du conseil passent, comme de coutume, à l'élection du président et de son adjoint.

39Le 1er décembre 1984, le sous‑préfet de Koungheul reçoit un message du ministère de l'Intérieur, qui fixe au 26 décembre le délai pour l'élection du Président et du vice‑président du conseil rural. Pourtant, ce scrutin ne sera possible que le 8 janvier 1985, à cause d'un conflit qui oppose les deux tendances quant aux modalités de désignation du président. Selon la loi 72‑25, "le conseil rural élit son président et son vice‑président à la majorité absolue et au scrutin public parmi ses membres élus au suffrage universel direct". Par conséquent, les conseillers désignés par les coopératives ne peuvent pas se porter candidats au poste de président. La loi ne précise pas cependant si ils peuvent participer ou non à l'élection de ce dernier.

40Le dilemme devait se poser dans plusieurs localités au Sénégal. En effet, une circulaire (n° 3284) émise le 26 novembre 1984 par le secrétaire d'État à la Décentralisation (Landing Sané) informe les sous‑préfets que la pratique signalée dans certains arrondissements d'exclure les désignés de l'élection du président et du vice­président du conseil rural n'est pas conforme à la loi. Dorénavant, leur choix doit être fait par l'ensemble des membres du conseil sans exclusive. Or, il s'avère que la liste PS qui avait remporté les élections rurales en 1984 était composée de huit élus fidèles à la tendance B et de six élus de la tendance A. En revanche, les sept conseillers désignés étaient acquis à la tendance A.

41Selon des politiciens ayant vécu cette période, la coordination PS de Kaolack avait donné la consigne, lors de la composition des listes électorales, de reconduire les présidents de la législature précédente, pour éviter des conflits internes au parti. C'est pourquoi le président sortant disposait de la majorité au niveau des élus. Toutefois, la circulaire du secrétaire d'État à la Décentralisation bouleverse les jeux locaux : il est clair que si les désignés peuvent eux aussi voter pour le président, le président sortant de la tendance B ne pourra pas être réélu. Les conseillers de la tendance B décident alors de boycotter les élections internes du conseil, qui ne peuvent avoir lieu que si la majorité des membres en exercice assiste à la séance, majorité qui doit comprendre au moins la moitié des membres élus au suffrage universel (art. 16, loi 72‑25). Ils ne se rendent ni à la réunion du 27 décembre 1984 ni à celle programmée en deuxième convocation pour le 3 janvier. Selon la loi, si à la troisième convocation le quorum n'est pas atteint, la réunion du conseil est valable indépendamment du nombre des présents. Mais la troisième réunion, prévue pour le 7 janvier 1985, ne peut pas se tenir, car les militants de la tendance B occupent les locaux de la Communauté rurale pour empêcher l'élection. Elle n'a lieu que le lendemain, suite à l'intervention de la gendarmerie locale qui doit demander des renforts à la capitale régionale. Le nouveau président et son adjoint sont élus à l'unanimité par un conseil réduit à 13 membres, dont sept sont désignés, et dans une atmosphère très tendue.

42A l'occasion de la séance pour l'élection du président, le sous‑préfet avait exhorté les conseillers présents "à tendre la main" aux absents, car s'ils s'entêtaient dans cette pratique il faudrait convoquer systématiquement trois fois les réunions avant de pouvoir statuer. Malgré les avertissements de l'autorité de tutelle, après sa défaite, le leader de la tendance B et ses sept autres conseillers bouderont régulièrement toutes les réunions du conseil rural et ses activités principales. Ainsi, le budget prévisionnel de la gestion 1985‑86 sera discuté et approuvé par un conseil réduit à 9 membres sur 21, et les activités de la commission foncière (chargée d'examiner les demandes des terrains de culture et de régler les conflits fonciers dans la CR) seront retardées, à cause de l'absence de quatre de ses membres. Le 18 novembre 1985, le conseil rural, sur proposition du sous‑préfet, décide à l'unanimité de destituer les élus de la tendance B, "car ils n'ont pas répondu à 9 convocations successives et n'ont pas répondu à la demande d'explication du président du conseil rural", et parce qu'ils sont coupables d'obstruction au fonctionnement du conseil. L'initiative n'aura pas un effet immédiat : les conseillers absents accepteront de rejoindre le conseil seulement quatre mois après, à l'occasion de la séance du 11 mars 1996, où ils affirmeront leur volonté de travailler de commun accord et de bannir définitivement "tout esprit de tendance" (P.V. n° 2).

43Dans la CR de Saly Escale, c'est au début de la quatrième législature (1990‑96) que la lutte entre factions s'exacerbe et risque de bloquer les activités des collectivités locales. En effet, à partir de 1990, les sept sections du PS, la commune de Koungheul et les six Communautés rurales de l'arrondissement sont contrôlées par la tendance B. Un tel changement politique comporte des répercussions dans la composition des conseils issus des élections de 1990. La tendance B obtient 14 élus contre 7 pour la tendance A, mais cette dernière parvient à rafler les 7 postes de conseillers représentants des coopératives, ce qui donne un nombre égal de conseillers par faction. La tendance B obtient le poste de président du conseil, tandis que le poste de vice‑président va au leader déchu de la tendance A. Cet arrangement est le fruit d'un compromis facilité par la médiation des instances supérieures du parti et du sous‑préfet, afin d'éviter les blocages qu'avait connus en 1985‑90 la Communauté rurale de Koungheul. Contrairement aux procédures d'élection du président qui étaient en vigueur lors de la précédente législature, la nouvelle loi 90 ‑ 37 interdit désormais aux désignés de participer à cette opération. L'élection du vice‑président avec les voix de la tendance opposée montre donc que, tout au moins au début de cette législature, les élus de Saly se sont pliés aux consignes des instances supérieures du parti.

44La "cohabitation" d'un président acquis à la tendance B et d'un vice‑président de la tendance A avait déjà posé quelques problèmes depuis 1990. Les divergences semblaient avoir néanmoins été estompées, si l'on croit le P.V. de la séance du 16 novembre 1992, durant laquelle le conseiller Dioubol Ba, secrétaire général en charge de la section PS de Saly Escale et leader de la tendance B, remercia publiquement le sous‑préfet pour avoir recouru à toutes les voies possibles afin de réconcilier les deux principales autorités du conseil. Mais durant la discussion qui avait suivi la présentation du budget prévisionnel de la gestion 1993, le vice‑président (leader de la tendance A) avait demandé un bilan des investissements réalisés grâce au budget 1992‑93, sans quoi ses quatorze conseillers auraient voté contre le nouveau budget. Le président rétorqua que cela n'était pas possible, la gestion précédente n'ayant pas encore été clôturée. Face à ce refus, le budget fut approuvé avec 14 voix favorables et 14 voix contraires, la voix du président étant prépondérante dans ce cas. Les conseillers de la tendance A n'apprécièrent pas la chose, et s'abstinrent de participer aux séances du conseil pendant toute l'année 1993, sans que cela puisse bloquer complètement ses activités.

45Il a été postulé récemment par Jacob (Jacob et Blundo 1997), à la suite des travaux de Mamdani (1996) et de Godbout (1983), la coexistence de deux formes de gouvernementalité en Afrique. La première forme, héritée partiellement des pouvoirs politiques précoloniaux, reprise par la domination coloniale et affinée par les régimes participationnistes du parti unique et de l'encadrement des masses, se fonde sur des formes de "participation sans opposition". L'introduction de la démocratie élective favorise en revanche des modes de gestion qui se fondent sur les mécanismes de l'''opposition sans participation". Cette dernière trouverait, selon Jacob, une concrétisation singulière dans l'expérience sénégalaise de gouvernement local. En effet, dans le contexte de la lutte entre factions, la partie perdante sort de l'arène locale, et le partage des ressources, des dépouilles, se fait au sein du groupe des vainqueurs. Or, il me semble que le modèle factionnaliste qui informe la gestion des collectivités locales sénégalaises englobe et permet le déploiement de ces deux formes de participation à la fois.

46La "participation sans opposition" est celle qui, au sein du conseil rural, est demandée en général à tous les conseillers, et en particulier à ceux qui appartiennent à la faction dominante. Elle est repérable notamment dans les débats qui précèdent une délibération de l'organe exécutif de la CR. Durant ces discussions, une préoccupation constante est la recherche d'un consensus général, sinon de l'unanimité. Terray suggère ‑tout au moins pour l'espace du pouvoir précolonial ouest‑africain ‑ que les règles auxquelles obéissent les délibérations concernant le domaine public s'opposent au critère de la majorité : "A tout problème correspond une solution juste et une seule ; l'objet de la discussion est alors de la trouver : non pas de l'inventer, mais de la découvrir" (Terray 1988 : 729). Ainsi, une fois que la "vérité" a surgi, le débat n'a plus de raison d'être poursuivi. Toute opposition qui se manifesterait après que la discussion a été close par l'autorité, qui est censée interpréter et traduire l'orientation majoritaire, est stigmatisée comme dangereuse pour l'intérêt de la communauté et comme un signe d'intérêt personnel (id.). Les résultats, presque toujours unanimes, des votes au sein des conseils ruraux, peuvent donc être interprétés dans ce sens. Plus généralement, c'est à tout militant, supporter, ou client qu'il est demandé de "participer sans s'opposer", la contrepartie du partage des ressources locales étant le consensus.

47Aux conseillers alliés à la faction perdante, exclus de l'arène politique, ne resterait donc que l"'opposition sans participation" ? Oui, dans le sens que le contrôle des ressources des collectivités locales leur est quasiment interdit, comme le montre la suite de notre analyse. Non, si nous considérons que leur exclusion ne débouche pas sur une démobilisation politique. Les opposants cherchent en effet à modifier, ralentir et boycotter le travail des rivaux en utilisant ‑ tout au moins partiellement ‑ les mêmes règles du jeux duquel ils ont été exclus. En effet, le vote ‑ nous l'avons vu ‑ reste une arme importante dans la lutte des factions : au niveau des renouvellements des instances de base du parti, au moment de l'élection du président et du vice‑président, à l'occasion des délibérations du conseil sur l'allocation des budgets. Les acteurs politiques locaux ont en quelque sorte tiré du répertoire culturel que représente la votation et ses différentes modalités (respect du quorum, etc.) les éléments qui leur semblent utiles afin que leurs stratégies s'avèrent gagnantes. De ce fait, ils choisissent de participer ou de s'abstenir, avec la possibilité de retourner au sein du conseil dès que cela risque de leurs nuire en provoquant leur expulsion de l'arène. Si donc la faction perdante est par tous les moyens exclue de la gestion publique, il n'en demeure pas moins qu'elle "participe" de cette gestion. Ainsi se ferait jour un troisième type de participation, la "participation factionnelle", qui engloberait les deux modèles esquissés ci‑dessus.

Participation factionnelle et gestion locale des ressources

48Quatre conséquences principales découlent du mode de gestion local dominé par la logique de la participation factionnelle :

491. Le conflit entre factions est extrêmement gourmand en ressources, dans la mesure où une quantité importante de celles‑ci est utilisée dans la compétition politique. L'analyse des investissements des CR le montre aisément. A l'intérieur de l'uniformité des réalisations voulue par la logique bureaucratique imposée par le sous‑préfet, la logique de faction agit et définit l'endroit ou les groupes qui bénéficieront des réalisations. Cette tendance s'est notamment manifestée dès l'exacerbation de la lutte entre tendances au sein des conseils, c'est‑à‑dire à partir de la législature 1985‑90, durant laquelle se stabilise le nouveau schéma selon lequel la tendance battue, même si elle est minoritaire, n'est pas effacée de l'arène politique. La distribution des ressources des CR devient dès lors un moyen pour récompenser les clients qui ont soutenu la faction gagnante et, à l'inverse, pour brimer les adversaires, en les privant de tout bénéfice pouvant être tiré de ces ressources. Intéressons‑nous aux réalisations effectuées dans le cadre de la gestion exercée par le conseil de Koungheul durant la législature 1985‑90, contrôlée par la tendance A. Sans considérer la ville de Koungheul (car elle est depuis toujours le principal destinataire des investissements locaux), où le conseil rural a fait construire 30 souks au marché, bâtit une salle de classe et installé un moulin à mil, le reste des réalisations est allé presque exclusivement dans des villages où domine la tendance A, et qui sont presque tous représentés par le biais d'un conseiller.

Localisation des réalisations de la CR de Koungheul ( 1985‑90)

Réalisation

Village

Intermédiaire

Tendance dominante (1985)

Lotissement du village

Keur Ngaye

Conseiller village

A

 

Taba

Chef vill. Étant conseiller

A

2

 

 

 

Moulin à mil

Keur Ngaye

Conseiller village

A

 

Keur Serigne Djebel

Conseiller village

A

 

Ndoune

Conseiller village

A

 

Darou Wolof

n.d.

A

 

Fass Thieckene

Conseiller village

A

5

 

 

 

Puits

Keur Serigne Djebel

Conseiller village

A

 

Keur Ngaye

Conseiller village

A

 

Pire Nango

n.d.

B

 

Khourdane

Marabout

n.d.

 

Ndienghene Fafa

Chef village

n.d.

 

Keur Ibra Mbaye

Chef village

A

 

Médina Tairou

Président CR

A

7

 

 

 

Réparation puits

Ndoune

Conseiller village

A

 

Dimar Djigo

Chef village ex‑conseiller

n.d.

 

Keur Ngaye

Conseiller village

A

 

Dioumto Ngueyene

n.d.

A

 

Fass Djebel

Conseiller village

A

5

 

 

 

50Quand en 1990 le nouveau conseil de Ida Mouride est devenu à majorité B, la situation s’est renversée et ce sont les partisans de la nouvelle tendance au pouvoir qui ont raflé la totalité des investissements de la collectivité.

Localisation des réalisations de la CR de Ida Mouride ( 1990‑95)

Réalisation

Village

Intermédiaire

Tendance majoritaire (1990)

Clôture maison comm.

Ida Mouride

Président CR

B

1

 

 

 

Lotissement

Keur Ngaye

Conseiller village

B

1

 

 

 

Magasin

Ida Mouride

Président CR

B

1

 

 

 

Maison communautaire

Ida Mouride

Président CR

B

1

 

 

 

Moulin à mil

Sam Djebel

Conseiller

B

1

 

 

 

Puits

Koungheul Socé

Conseiller village

B

 

Diamaguene Ndame

Secr. Gén. Section

B

 

Pirame Mandakh

Conseiller village

n.d.

 

Miname

Conseiller village

B

 

Fass Thieckene

Conseiller village

B

5

 

 

 

Réparation puits

Ndawene Sareniama

Chef village

n.d.

1

 

 

 

Salle classe

Ida Mouride

Président CR

B

1

 

 

 

Terrain foot

Ida Mouride

Président CR

B

1

 

 

 

51Avec une régularité presque étonnante, on retrouve la même logique de redistribution au niveau de la CR de Saly Escale entre 1985 et 1995. Ainsi, les ressources dont les factions disposent une fois avoir réussi à accéder au pouvoir, doivent être gérées selon des logiques qui privilégient :

  • la satisfaction des partisans et éventuellement l’élargissement du réseau de supporters.

  • La "destruction" des adversaires par leur écartement de la gestion des ressources et la perte de supporters qu'il génère (voir à ce sujet Bailey 1977).

52Les logiques qui président à la redistribution des biens et des investissements privilégient en effet la satisfaction des militants, l'élargissement éventuel du réseau de supporters, et l'écartement de tous ceux qui soutiennent les adversaires. Mais le fait que les réalisations entamées par une équipe politique sur la base d'un budget insuffisant ne sont pas poursuivies en cas de renouvellement du conseil rural, oblige la population villageoise à les achever avec ses propres moyens.

532. Dans un système où presque tout acteur est obligé de se ranger dans un camp ou dans l'autre, les instances d'arbitrage bénéficiant d'une légitimité élargie s'amenuisent, ce qui conduit à la pérennisation des conflits, qui tendent à devenir endémiques et à s'institutionnaliser, notamment dans le domaine foncier (Blundo 1997a). Ce phénomène s'observe aussi au sein des conseils ruraux. En effet, même si les compétitions ouvertes entre tendances du PS tombent en veilleuse en dehors des renouvellements des instances du parti, le fait d'avoir atteint un équilibre aux niveaux politiques supérieurs (coordination départementale ou régionale) n'empêche pas pour autant les militants de base et, dans une certaine mesure, les conseils ruraux de poursuivre l'affrontement (autour de la gestion foncière, des projets de développement, de la gestion d'un forage, d'un moulin à mil). Les leaders doivent donc œuvrer en permanence pour éviter que les partisans, insatisfaits, puissent passer à l'autre tendance. Si cela arrive et que ça se répercute par des glissements d'appartenance au niveau des conseillers ruraux, la faction qui a été installée légalement n'a plus de légitimité locale, et il peut s'ensuivre un blocage de ses activités. Il faut donc continuer, y compris en l'absence d'un affrontement ouvert, à persévérer dans une logique de gestion factionnelle.

543. La logique factionnelle empêche une planification cohérente des activités des conseils ruraux, car elle opère dans le court terme, en optant pour la satisfaction immédiate des besoins concrets des villageois (ici quelques sacs de ciment, là‑bas des ballons de football pour l'équipe locale, etc.).

554. Le consensus atteint au sein de la faction est provisoire, sujet à des ajustements continus entre les attentes des partisans et les capacités de redistribution des leaders, et dévoile par là la fragilité interne de ces unités de compétition politique.

56En adoptant une perspective d'observation de type synchronique, on ne peut que constater l'extrême inefficacité des Communautés rurales dans la production de biens et d'infrastructures publics dans leur territoire. Si, en revanche, on essaie de faire un bilan sur une période de 25 ans, c'est‑à‑dire à partir des débuts de la réforme de décentralisation, force est de constater qu'un certain nombre de réalisations ont été effectuées. Cette situation n'est pas sans évoquer le modèle de la "tontine de gouvernement", proposé par Monnier (1993), s'inspirant des travaux de Dominique Desjeux : "l'image de la tontine ‑ écrit Monnier ‑ traduit le rite de la circulation des chefs de factions à des positions de pouvoir (chacun son tour) et se réfère à la notion d'équité ; l'accès au pouvoir, et dès lors à la richesse qu'il permet d'amasser, doit être équitablement redistribué afin de satisfaire toutes les factions concernées, c'est‑à‑dire tous les "barons" qui les contrôlent (1993 : 129). La tontine de gouvernement sénégalais concerne à la fois les patrons politiques et leurs clients. Ces derniers, en effet, essaient d'anticiper le sort de leur leader afin de se ranger autant que possible dans le camp qui leur permettra l'accès aux ressources.

Gérer l'incertitude : la stratégie de l'ubiquité réticulaire

57La multiplication des instances de décision et des lieux de production ou de captage des ressources, ainsi que l'absence de pôles d'arbitrage dont la légitimité soit reconnue publiquement, génèrent de l'incertitude. Pour la contourner, les paysans ‑ tiraillés entre le mythe de la participation responsable et la réalité de la participation factionnelle ‑adoptent des stratégies, dont la plus évidente est celle que j'appellerai l'''ubiquitéréticulaire", à savoir la tendance à appartenir à plusieurs réseaux à la fois.

58Sara Berry, par exemple, a montré que les paysans investissent dans plusieurs réseaux pour s'assurer un accès optimale aux ressources productives : "La fluidité des réseaux sociaux a permis à beaucoup de personnes de multiplier leur appartenance sociale à travers le temps. Des réseaux sociaux fondés sur des antécédents de formation communs ou sur des expériences de travail, sur des croyances religieuses ou sur des intérêts politiques, ont proliféré dans les sociétés coloniales et post‑coloniales, mais en y adhérant, les gens n'ont pas abandonné leurs groupes de descendance ou leurs communautés d'origine" (Berry 1993 : 165). Cette stratégie est déployée aussi bien à l'égard du système de pouvoir local qu'à celui du système de la coopération.

59Une analyse dyachronique de la distribution l'allégeance factionnelle dans les villages des deux CR étudiées (cf., pour plus de détails, Blundo 1998 : 91‑96) dévoile que le cas des villages "mono-tendance" (à savoir les localités dans lesquelles une des deux tendances politiques a obtenu plus de 80% de voix) est peu fréquent : d'après les résultats des renouvellements des instances locales du parti à notre disposition, cette situation concernait 25 comités du PS sur 73 (34,2%) à Koungheul en 1985‑86 et 26 comités sur 64 (40,6%) à Saly Escale en 1990. Il s'agit d'une part de villages de taille réduite, composés souvent d'un seul segment de lignage avec ses captifs ou castés, où les clivages seraient trop durs à supporter, et pourraient conduire à l'éclatement de la communauté. C'est le cas, d'autre part, de localités qui sont le fief d'un leader fort et influent au sein du parti et dans la zone. En effet, les villages où résident les principaux leaders de tendance sont généralement acquis à leur cause. Les localités restantes, notamment celles démographiquement importantes, sont toujours caractérisées par la présence de deux comités, celui de la faction majoritaire et celui de la faction minoritaire. Mais le partage d'une communauté villageoise en deux factions peut être fictif et relever d'un choix stratégique : les aînés choisissent de soutenir la tendance au pouvoir, et désignent les jeunes et les célibataires pour se rallier avec l'opposition. L'argument repose alors sur le fait que les jeunes ne sont plus contrôlables. En cas de défaite de leur tendance, ils ne seront pas écartés d'une éventuelle distribution des dépouilles.

60La même stratégie est repérable dans le monde associatif local, la multiplication des groupements à l'échelle villageoise pouvant être reconduite schématiquement à trois cas de figure, l'un n'étant pas forcement exclusif de l'autre :

  • l'existence de plusieurs "groupes stratégiques" ou factions qui se cristallisent dans différentes associations, phénomène presque inévitable dans les villages démographiquement importants et divisés en plusieurs quartiers.

  • La multiplication des associations comme stratégie de diversification des voies d'accès aux ressources de la coopération au développement. Dans ce cas de figure, on constate le phénomène de la pluri‑appartenance, des individus étant membres de plusieurs associations affiliées à des organisations ou étant en contact avec des courtiers du développement différents. Dans d'autres cas, des familles choisissent de répartir leurs membres entre plusieurs associations : l'aîné adhérera avec ses épouses à l'association A, tandis que les cadets participeront aux activités de l'association B, suivant en cela la même stratégie observée quant à l'affiliation aux factions du PS. Il va de soi que cela n'est possible que dans les villages où les associations ne sont pas le monopole de groupes lignagers et/ou de factions en conflit ouvert.

  • La création d'une nouvelle association là où il en existe déjà une, soit parce que les membres de cette dernière ont proscrit de nouvelles adhésions, soit parce que les postulants veulent éviter de supporter des coûts d'adhésion trop élevés. Dans la première éventualité, ce refus est dicté soit par le fait qu'un groupement doté d'un effectif trop grand pourrait faire surgir des problèmes de gestion, soit pour éviter des stratégies de type "free rider", où des nouvelles recrues bénéficieraient d'emblée du fruit des années de travail et de démarches du noyau fondateur.

61Dans l'optique de "l'ubiquité réticulaire", une communauté villageoise choisit donc de créer des clivages fictifs (sur le plan politique ou associatif) pour s'assurer une captation optimale des ressources et limiter de cette manière les pertes possibles en cas de changement d'équipe au pouvoir ou d'échec du projet. Dans le cas d'un acteur social individuel, il s'agira d'intégrer plusieurs réseaux, d'être membre de plusieurs associations, voire de plusieurs groupes politiques à la fois.

62Pour les paysans, il devient crucial d'accéder aux multiples sites qui permettent l'accès aux ressources, sites dont certains sont spécialisés et d'autres plus génériques. La pluri‑appartenance associative, la division d'une communauté villageoise en deux factions ou en deux associations apparemment en conflit, constituent donc des stratégies pour maximiser les maigres possibilités d'accès à ces ressources, étant donné que celles‑ci sont au départ filtrées par l'administration publique, les courtiers du développement (Blundo 1995), etc. Comme ces ressources sont redistribuées selon des logiques de clientèle, il convient d'être suffisamment proche d'un groupe "capteur" afin de pouvoir bénéficier tôt ou tard des retombées éventuelles.

63Cette tendance est d'autant plus encouragée que le gouvernement local est caractérisé par la coexistence de plusieurs institutions et centres de décision ‑ en relation de concurrence ou de complémentarité ‑ dont aucun ne détient le monopole définitif sur les décisions à prendre en matière de gestion. On pourrait évoquer, à l'instar de Bierschenk (1995 : 8), une situation d'''institution shopping". Dès que les institutions locales ne parviennent plus à gérer les conflits, le recours aux patrons politiques et l'implication des collectivités locales les projette à un niveau extra‑villageois et décrète en même temps leur impossible résolution.

64Cette recherche de la bonne institution ou du bon réseau (dont on connaît la quête lancinante par les bailleurs de fonds et les opérateurs de développement) se comprend davantage, du côté des paysans, dans ce contexte de précarité du jeu institutionnel local : les factions sont fluctuantes, leur prise de pouvoir est éphémère et constamment remise en question ; l'autorité de l'administration de tutelle est sous‑tendue à la fois par l'exercice d'un pouvoir arbitraire et par la pratique de la manducation des ressources locales ; quant aux actions des institutions de coopération, elles aboutissent rarement à leurs buts de développement initiaux.

Ouvertures

65Depuis 1990, l'intérêt pour la décentralisation semble connaître au Sénégal une véritable recrudescence. Le 3 avril 1992, jour de la commémoration de l'indépendance du pays, le président Abdou Diouf annonce sa volonté de procéder à la troisième étape du processus de décentralisation, celle de la régionalisation. Les conseils régionaux, qui jouaient un simple rôle consultatif : deviendront des assemblées élues démocratiquement, et la région une collectivité locale dotée de la personnalité juridique et de l'autonomie financière. En juin de la même année, quatre groupes de travail sont formés pour élaborer les principales orientations de la politique de régionalisation 15. Leurs conclusions sont élaborées par un groupe de synthèse ‑ présidé par le Ministre de l'Intérieur ‑ qui rédige en avril 1993 un rapport final devant constituer la base pour le projet de loi à soumettre à l'Assemblée nationale 16. En juin 1993, un remaniement ministériel porte à la création du Ministère de la Décentralisation. Son nouveau responsable entreprend pendant l'hivernage 1993 des consultations dans les dix régions du Sénégal, afin de "vendre la régionalisation" aux autorités administratives (départements ministériels, comités régionaux de développement), aux élus locaux, aux bailleurs de fonds et aux milieux associatifs et non‑gouvernementaux 17. Parallèlement, la période 1993‑1995 se distingue par un foisonnement de rencontres, séminaires et colloques sur la régionalisation et le rôle de la décentralisation dans le renforcement de la démocratie locale et l'amélioration de la gestion des ressources environnementales 18. Les Communautés rurales, malgré le bilan mitigé de leurs résultats en matière de développement local, sont reconfirmées par la coopération internationale (USAID, Banque Mondiale, Club du Sahel, Coopérations Canadienne et Française) comme des institutions devant jouer un rôle central dans la gestion locale des ressources naturelles, notamment dans la gestion des communaux (forêts, pâturages, points d'eau, etc.) (Schoonmaker Freudenberger 1993a ; Gellar et al. 1992). La coopération décentralisée prend de l'importance et, du moins sur le plan national, les élus locaux semblent conscients du nouveau rôle qu'ils peuvent jouer. Naît ainsi en 1992 l'Association des Présidents de Conseils Ruraux, d'Arrondissement, Départementaux et Régionaux du Sénégal (APCRADRS), dont les buts principaux sont : former les élus dans le cadre des nouvelles réformes (sur le thèmes de la gestion foncière, de l'état civil et du budget) ; exercer des pressions sur le gouvernement pour qu'il répartisse mieux ses ressources financières entre CR et Communes ; œuvrer comme instance de coordination pour les programmes de développement local financés dans le cadre de la coopération décentralisée 19.

66Malgré ce vent de réforme qui souffle depuis quelques années, on a pu relever que, une fois de plus, la nouvelle loi sur la régionalisation a été octroyée par le régime et partant pensée et décidée à travers un processus de type descendant, laissant peu de marge de négociation aux acteurs locaux (Vengroff 1993 : 41). Ce processus s'est achevé par la promulgation du Code des Collectivités locales (loi n° 90‑96 du 22 mars 1996) et la mise en place des nouvelles structures lors des élections locales du 24 novembre 1996.

67La région devient ainsi une personne morale de droit public dotée de l'autonomie financière. Son organe principal est le conseil régional, élu à suffrage universel. Tout en gardant ses prérogatives de souveraineté et d'impulsion et de coordination des actions de développement économique et social, l'Etat transfère un nombre important de compétences aux collectivités locales régionales 20 et leur assure, par le biais d'un Fonds de dotation de la décentralisation et de la déconcentration, les moyens de leurs fonctionnement, moyens qui vont s'ajouter aux ressources propres de chaque région. Au niveau des conseils ruraux et municipaux, les changements les plus importants concernent leur composition et leur mode d'élection. Désormais, ils ne sont constitués que par des membres élus (la représentation des groupements à caractère économique, social et culturel est supprimée) pour moitié au scrutin de liste majoritaire à un tour et pour l'autre moitié au scrutin proportionnel.

68Toutefois, la dévolution de pouvoirs et de compétences en matière de gestion à des assemblées d'élus, et la conjoncture favorable à l'essor d'un mouvement associatif rural n'ont pas toujours produit, dans le sud‑est du bassin arachidier, des formes de démocratie locale autre que formelles et une culture politico‑administrative reposant sur la notion de responsabilité à l'égard de la population (accountability).

69Il faut donc se demander quelles sont les possibilités de survie de ce système de gestion locale. Peut‑on lire, dans les mutations récentes que vit le bassin arachidier, dans la crise de l'économie fondée sur la culture de rente, dans le mouvement associatif qui a acquis un pouvoir de négociation considérable sur le plan national et international, des signes qui préfigurent son effondrement ou sa transformation ?

70Les politiques volontaristes actuelles, prônées par l'État sénégalais et par les bailleurs de fonds, ont choisi d'adopter un point de vue qui impute les faibles performances de la décentralisation (dont le concept, dans son acception récente, englobe à la fois les collectivités publiques locales et les organisations issues de la société civile) à l'imperfection des outils législatifs et organisationnels. Il est donc ‑ par un processus de fuite en avant ‑ préconisé d'améliorer, d'affûter, de mieux régler les gouvernements locaux, à l'instar d'un moteur qui, réputé de conception solide, nécessiterait seulement une bonne vidange et un réglage des soupapes pour retrouver toute sa puissance. Ainsi, pour "passer du concept à la réalité" de la gestion décentralisée des ressources naturelles, et tout en constatant qu'''il n'est pas du tout certain que les Conseils ruraux soient la meilleure unité de gouvernance locale à la campagne", Gellar (1997 : 60, 62) (dont la démarche reflète bien les approches courantes en la matière) propose des mesures dont l'application pourrait accroître les capacités et la légitimité de ces institutions. Il est utile de les résumer rapidement. Elles portent sur deux dimensions principales :

711. la révision des relations entre bailleurs de fonds, gouvernement central, collectivités décentralisées et organisations de la "société civile" ;

722. la réforme de certains éléments du fonctionnement des collectivités locales en milieu rural.

73En ce qui concerne le premier point, les bailleurs de fonds et le gouvernement sénégalais sont incités., par l'auteur, à accorder une place plus importante aux ONG et aux organisations paysannes, en les intégrant aux différentes phases de conception et de négociation des stratégies de développement en matière de gestion locale. De plus, les instances de coopération internationales et l'État sénégalais sont invités à encourager ‑par un système de gratifications et de primes ‑ les acteurs qui auront démontré leur capacité à conduire des programmes de gestion décentralisée des ressources naturelles.

74Enfin, une vaste place est donnée dans ces argumentations à la valorisation des savoirs locaux, dont la connaissance serait permise par l'intégration de la recherche en sciences humaines.

75Quant à la réforme des Communautés rurales, elle doit viser, sur le plan politique, l'élargissement de la participation et de la représentation (ouverture à des candidatures indépendantes et aux partis de l'opposition, augmentation du nombre de villages représentés au conseil). Sur le plan législatif, il est préconisé d'accorder aux conseils ruraux une plus grande marge de manœuvre dans la définition de mécanismes de résolution des conflits adaptés aux critères locaux de justice, de simplifier les textes législatifs et de les traduire dans les langues locales, enfin de former les conseillers ruraux à leurs tâches de gestion. Sur le plan institutionnel, on encourage la définition précise des compétences respectives des acteurs en présence dans le gouvernement local (ONG, associations locales, communautés villageoises) et on réaffirme le rôle de coordination pour la Communauté rurale (Gellar 1997 : 62‑63).

76Il n'est pas question ici de critiquer ces approches, de proposer des alternatives, ou de reprocher l'absence de profondeur historique ou anthropologique à des analyses qui n'en revendiquent pas. En revanche, il est intéressant de noter, en contrepoint, qu'elles dévoilent une faible prise en compte de la dimension politique, ou plutôt qu'elles la réduisent à ses aspects essentiellement formels (démocratisation du jeu électoral, élaboration d'une nouvelle citoyenneté rurale, etc.).

77Sur le plan politique, les élections locales du 24 novembre 1996 ont confirmé l'hégémonie du Parti Socialiste sur l'ensemble du pays. A Koungheul, tant pour la Commune que pour les Communautés rurales de Ida Mouride et de Saly Escale, le PS a littéralement balayé les autres compétiteurs (83,5% des suffrages à Koungheul, 75,3% à Ida Mouride et 87,5% à Saly Escale). En ce qui concerne la compétition interne au parti, la tendance B a maintenu et même renforcé son contrôle au niveau de la coordination, des sections et de l'ensemble des Communautés rurales de l'arrondissement. Les mêmes personnes ont été reconduites à la direction des conseils ruraux. La tendance A continue à perdre du terrain. Exclue des postes de direction dans les CR considérées (elle n'a droit qu'à l'adjoint du vice‑président de la CR), elle l'est également au niveau de la coordination de Koungheul.

78En somme, les électeurs, qui pourtant décrient sincèrement les méfaits de la classe politique locale, semblent ne pas traduire leur mécontentement sous forme de sanction quand ils sont appelés aux urnes. Faut‑il en conclure, en reprenant les dires de ce membre d'une association paysanne de Ndoune, selon lequel "une vache habituée à faire des dégâts ne va plus avec le troupeau" ("nag su mine yaax, dotu ànd ag nag yi") 21, qu'il est impossible de "faire la politique" autrement ?

79Pour que les collectivités locales et les organisations paysannes puissent vraiment jouer le rôle qui leur est assigné de façon volontariste par l'extérieur, elles devraient se transformer progressivement en des espaces publics, c'est‑à‑dire des lieux où il est permis de débattre de problèmes concernant le devenir de la société locale, au lieu des espaces sociaux diffus auxquels recourt actuellement la population.

80Il est sans doute prématuré pour décréter la naissance dans ce milieu rural d'une société civile qui, comme le souhaite Monga, concernerait "ces lieux de naissance où les ambitions de groupes sociaux ont crée les moyens de générer des éléments ultérieurs de liberté et de justice" (1995 : 363) et serait en définitive l'expression de "tous ceux qui sont en mesure de gérer et de guider la colère collective" (1995 : 364) contre un système politique considéré comme inacceptable. Toutefois, on assiste à des mutations importantes en milieu rural sénégalais. La multiplication des institutions locales pourvoyeuses de ressources et la stratégie paysanne de l'''ubiquité réticulaire" qui en découle, semblent générer des changements significatifs au sein du système classique de clientélisme. L'État n'étant plus le seul détenteur des ressources, les canaux d'accès se sont diversifiés. Les acteurs peuvent jouer sur de multiples affiliations, selon leurs objectifs. La création de ressources locales a aussi permis une dépendance moins forte vis‑à‑vis des réseaux de clientèle, qui permettaient par le passé à un patron au niveau central de contrôler toute la filière de clientèles jusqu'au niveau local. Une espèce d'autonomisation des luttes de pouvoir locales, liée à l'émergence de notables locaux qui n'ont pas de velléités nationales, voit le jour.

81Si, schématiquement, la décentralisation et le développement participatif ont conduit à une répartition des tâches qui attribue le contrôle des ressources locales à des conseils ruraux peu représentatifs de la population et le contrôle des financements extérieurs aux organisations paysannes, les choses sont en train de se modifier. Le mouvement paysan affiche une volonté claire de prendre part au jeu jusqu'ici interdit de délibération sur les affaires locales, après avoir recherché, sans succès jusqu'à présent, une affirmation politique sur le plan national. Les élus locaux, grâce à la coopération décentralisée, accèdent eux aussi aux portefeuilles des bailleurs de fonds. Ces acteurs se rapprochent et, pour certaines trajectoires individuelles, se confondent. Le mouvement paysan sera‑t‑il en mesure de transposer ses capacités de négociation avec les pouvoirs publics du plan national au plan local ? Ou, en revanche, les organisations paysannes locales continueront‑elles à être morcelées entre des allégeances multiples et à être utilisées pour asservir les stratégies d'ascension sociale et politique des nouveaux courtiers du développement ? Je me limite à esquisser deux évolutions possibles, dont la seconde semble, pour le moment, la plus plausible. La "politique au village" aboutira soit à une gestion plus équitable des ressources et à une meilleure représentation des intérêts de tous les groupes locaux, soit à la confiscation des gouvernements locaux de la part d'une nouvelle élite qui puisera sa légitimité dans la maîtrise de plusieurs réseaux, langages et filières de captation des ressources.

Haut de page

Bibliographie

Bailey, F.G. 1977. "The Definition of Factionalism". In : Silverman, M. & R. F. Salisbury (eds.) A House Divided ? Anthropological Studies of Factionalism, Toronto, Memorial University of Newfoundland : 21‑36.

Bako‑Arifari, N. 1997. Institutions et types de pouvoir en milieu rural : description d'un paysage politico‑administratif local au Niger (Canton de Gaya). Working Papers on African Societies 8, Berlin : Das Arabische Buch.

Barker, J. S. 1973. "Political Factionnalism in Senegal". Canadian Journal of African Studies Vil (2) : 287‑303.

Bayart, J.‑F. 1985. "L'énonciation du politique". Revue Française de Science Politique 35 (3) : 343‑373.

Bayart, J.‑F. 1996. L'historicité de l'Etat importé. Les Cahiers du CERI 15, Paris : CERI.

Berry, S. 1993. No Condition is Permanent. The Social Dynamics of Agrarian Change in Sub‑Saharan Africa. Madison : University of Wisconsin Press.

Bierschenk, T. 1995. "La démocratie au village : État, démocratisation et «politique par le bas» au Bénin". In : Bierschenk, T. (dir.), tome 1, 12 p. (pagination multiple).

Bierschenk, T. (dir.) 1995. Les effets socio‑politiques de la démocratisation en milieu rural au Bénin. Résultats des recherches, 2 tomes, Stuttgart : Universitiit Hohenheim.

Bierschenk, T. & J.‑P. Olivier de Sardan 1996. Les pouvoirs en absence de l'État. Configurations du pouvoir politique local et rapports à l'État en milieu rural centrafricain. Working Papers on African Societies 1, Berlin : Das Arabische Buch.

Blundo ; G. 1995. "Les courtiers du développement en milieu rural sénégalais". Cahiers d'Etudes Africaines 137 (35) : 73‑99.

Blundo, G. 1997a. "Gérer les conflits fonciers au Sénégal : le rôle de l'administration locale dans le sud‑est du bassin arachidier". In : Tersiguel, P. & C. Becker (dir.) Développement durable au Sahel, Paris‑Dakar, Karthala‑Sociétés, Espaces, Temps : 103‑122.

Blundo, G. 1997b. "Sénégal : un exemple d'Etat décentralisé". ln : Jacob, J.‑P., G. Blundo et al. : 50‑63.

Blundo, G. 1998. Elus locaux. associations paysannes et courtiers du développement au Sénégal. Une anthropologie politique de la décentralisation dans le sud‑est du bassin arachidier (1974‑1995). Lausanne : Faculté des Sciences Sociales et Politiques, Université de Lausanne (thèse de doctorat).

Collectif 1992. Land Tenure, Local Institutions and Natural Resources in Senegal : Case Studies. Madison : Madison Land Tenure Center, University of Wisconsin (vol. II).

Coulon, C. 1978. "Elections, factions et idéologies au Sénégal". In : CEAN‑CERI (dir.) Aux urnes l'Afrique ! Elections et pouvoirs en Afrique noire, Paris, Pedone : 149‑186.

Cruise O'brien, D. 1983. "Les élections sénégalaises du 27 février 1983". Politique Africaine II : 7‑12.

Diop, M.C. & M. Diouf 1990a. Le Sénégal sous Abdou Diouf Etat et Société. Paris : Karthala.

Diop, M.C. & M. Diouf 1990b. Sénégal : enjeux et contraintes politiques de la gestion municipale. Travaux et Documents 28, Bordeaux : CEAN.

Diouf, M. a. 1994. "La politique Sénégalaise de régionalisation". In Collectif La décentralisation au Sénégal : l'étape de la régionalisation, Actes du séminaire du 2 au 4 mai 1994 "Mise en place de la régionalisation au Sénégal, Dakar, Ecole Nationale d'Economie Appliquée‑Université du Connecticut : 49‑67.

Diouf, M. b. 1979. "Participation et réforme administrative Sénégalaise", Ethiopiques 18 : 75‑92.

Foucault, M. 1984. "Deux essais sur le sujet et le pouvoir". In : Dreyfus, H. & P. Rabinow (dir.) Michel Foucault, un parcours philosophique, Paris, Gallimard : 297‑321.

Foucault, M. 1989. De la Gouvernementalité. Leçons d'introduction aux cours des années 1978 et 1979. Paris : Seuil.

Gellar, S. 1997. "Conseils ruraux et gestion décentralisée des ressources naturelles au Sénégal : le défi. Comment transformer ces concepts en réalité ?". In : Tersiguel, P. & C Becker (dir.) Développement durable au Sahel, Paris‑Dakar, Karthala‑Sociétés, Espaces, Temps : 43‑69.

Gellar, S., G. Chambas & O. Kamara 1992. Decentralized Provision of Public Services and Governance and Management of Renewable Natural Resources : The Senegal Case. Club du Sahel‑Associates in Rural Development Inc.

Godbout, J.T. 1983. La participation contre la démocratie. Montréal : Editions Saint‑Martin. Groupe de travail chargé de la mise en œuvre de la politique de décentralisation 1993. Rapport de synthèse. Dakar (avril).

Jacob, J.‑P. 1997a. "Etats et paysans face à la mise en œuvre des politiques de décentralisation en Afrique". In : Jacob, J.‑P., G. Blundo et al. : 3‑22.

Jacob, J.‑P. & G. Blundo, en collaboration avec N. Bako‑Arifari, K. Borhaug et P‑J Laurent 1997. Socio‑anthropologie de la décentralisation en milieu rural africain. Bibliographie sélective et commentée, Genève, IUED (Itinéraires, série "Notes et Travaux" 49).

Johnson, G.W. 1996. Naissance du Sénégal contemporain. Aux origines de la vie politique moderne. 1900‑1920. Paris : Karthala.

Le Meur, P.‑Y. 1997. Polycéphalie et multifonctionnalité. Dynamiques et formes du pouvoir dans la commune de Ahouannonzoun (Bénin, Département de l'Atlantique). Working Papers on African Societies" 5, Berlin : Das Arabische Buch.

Lewellen, T.C. 1983. Political Anthropology : An Introduction. South Hadley : Bergin & Garvey.

Lund, C. 1995. "Competition over juridictions and political manoeuvers in Niger". Bulletin de l'APAD 9 : 19‑29.

Mamdani, M. 1996. Citizen and Subject. Contemporary Africa and the Legacy of Late Colonialism. Princeton : Princeton University Press.

Monga, C. 1995. "Civil Society and Democratisation in Francophone Africa". The Journal of Modern African Studies 33 (3) : 359‑379.

Monnier, L. 1993. "Démocratie et factions en Afrique centrale". La revue nouvelle 1‑2 : 122‑131.

Niasse, M. 1996. Décentralisation et participation à la base. Quelques réflexions à partir du modèle sénégalais. Communication à l'atelier régional "Décentralisation et capacités institutionnelles", Ouagadougou (19‑21/11/1996), USAID/REDSO.

Otayek, R. 1991 "Organisations et compétitions politiques". In : Coulon, C. & D.C. Martin (dir.) Les Afriques politiques, Paris, La Découverte : 186‑199.

Schoonmaker Freudenberger M. 1992. "Le règlement des conflits en matière de gestion des terres". In : Collectif Land Tenure, Local Institutions and Natural Resources in Senegal : Case Studies, Madison, Madison Land Tenure Center, University of Wisconsin, vol. IV, 13 p. (pagination multiple).

Schoonmaker Freudenberger, M. 1993a. Land Tenure. Local Institutions and Natural Resources in Senegal : Synthesis. Madison : Land Tenure Center, University of Wisconsin (vol. 1).

Schoonmaker Freudenberger, M. 1993b. Bibliography on Land Tenure in Senegal. Madison : Land Tenure Center, University of Wisconsin (vol. III).

Schumacher, E.J. 1975. Politics, Bureaucracy and Rural Development in Senegal. Berkeley : University of California Press.

Siegel, B.J. & A.R. Beals 1960. "Conflict and Factionalist Dispute". Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland90 (1) : 107‑117.

Sonko, A. 1989. Rapport sur la politique de décentralisation et le développement des collectivités locales. Communication au Conseil national du Parti Socialiste, 29 juillet, s.l., s.d.

Terray, E. 1988. "Le débat politique dans les royaumes de l'Afrique de l'Ouest. Enjeux et formes". Revue française de science politique 38 (5) : 720‑731.

Vengroff, R. 1993. "The Transition to Democracy in Senegal : The Role of Decentralization". In Depth. A Journal for Values and Public Policy : 23‑50.

Westergaard, K. 1993. "Introduction to the Debate on Decentralization and Participation". In : Frederiksen, B. F. & K. Westergaard, K. (eds.) Political Culture, Local Government and Local Institutions, Roskilde, Roskilde University, International Development Studies (Occasional Paper n° 7) : 9‑25.

Zuccarelli, F. 1987. La vie politique sénégalaise (1789‑1940). Paris : CHEAM.

Haut de page

Documents annexes

Haut de page

Notes

1Dans cet article, on indiquera notre zone d'enquête soit en utilisant la dénomination administrative (arrondissement de Maka Yop), soit en se référant à la "zone de Koungheul", ville principale de l'arrondissement, érigée en Commune depuis 1990 et constituant avant cette date le chef‑lieu de l'actuelle CR de Ida Mouride.
2Menées au Niger (Bako‑Arifari 1997, Lund 1995) au Bénin (Bierschenk dir. 1995, Le Meur 1997) et en République Centrafricaine (Bierschenk & Olivier de Sardan 1996).
3Pour reprendre le concept proposé par Foucault (1984 et 1989). En s'inspirant de la démarche foucauldienne, J.‑F. Bayart propose de comprendre les différents modes de gouvernementalité africains à travers l'élucidation des "configurations culturelles du politique" (1996 : 25), qui puisent dans des répertoires hétérogènes, issus des apports cumulés de l'histoire précoloniale, coloniale et postcoloniale : répertoires de l'État jacobin français ou du gouvernement anglais ; répertoires religieux de l'islam ou du catholicisme ; répertoires du pouvoir lignager ou du prophétisme (1996 : 29).
4Voir à ce sujet Coulon (1978), Schumacher (1975), Barker (1973) et, plus récemment Diop et Diouf (1990b). Pour une étude approfondie sur les luttes politiques dans les deux premières décennies de ce siècle au Sénégal, on pourra consulter Johnson (1996) et, pour une synthèse de l'histoire politique du Sénégal de la fin du XVIIIe siècle jusqu'aux années 40 de ce siècle, Zuccarelli (1987).
5Cf. Zuccarelli (1987 : 149‑150). Nous ne suivons cependant pas cet auteur dans son analyse de la persistance des clans électoraux dans la vie politique récente comme étant une "anomalie" (1987 : 149), qu'on peut expliquer par un comportement social qui "vient du fond des temps" (1987 : 8).
6Coulon l'avait par ailleurs déjà noté vers la fin des années 70 : "Les rivalités dans la "société civile" sont utilisées par les leaders de factions dans la société politique, et inversement les factions politiques servent souvent d'outil pour les luttes qui se produisent au sein d'une confrérie, d'une coopérative, ou même d'un lignage" (Coulon 1978 : 155).
7Senghor avait exposé son rôle "comme moteur du développement" lors du VII congrès de l'UPS, le 30 décembre 1969, en précisant que la participation devait être à la fois consciente, ce qui supposait la formation et l'information des citoyens, et volontaire, ce qui impliquait leur libre adhésion aux objectifs et aux orientations de l'administration (Diouf 1979 : 76). En effet, selon Jean Collin ‑ le "père de la réforme" (Sonko 1989 : II) ‑, l'instauration de structures de participation permet à la population de mieux "apprécier ses besoins et accepte[r] plus facilement certaines contraintes". Comme ce fut le cas pour d'autres réformes de décentralisation initiées dans les pays du Sud, la participation recherchée par l'État sénégalais était avant tout un outil d'amélioration des performances de l'administration (Westergaard 1993).
8Loi n° 72‑25, art. 18 et circulaire n° 77 du 25 juillet 1972 sur l'organisation, le fonctionnement et les attributions des conseils ruraux.
9Année à laquelle ont été établis les registres des CR disponibles à la sous‑préfecture.
10Pour être plus précis, il faudrait dire que, si la majorité des conseillers ignore véritablement la nature des thèmes qui seront débattus durant les réunions, ceux qui font partie de l'entourage du président. et qui ont de ce fait des contacts fréquents avec lui et le sous‑préfet, sont parfaitement instruits sur les enjeux du moment.
11A l'exception du mois de février, sans que je puisse fournir une explication sur cette chute de la participation. Peut‑être le prolongement des opérations de commercialisation de l'arachide, qui commencent vers le 15 janvier ?
12Ce calcul a été effectué en tenant compte de l'ensemble des 110 séances mentionnées dans les registres des deux CR.
13A l'exception du président et du vice‑président, qui reçoivent depuis août 1992 des indemnités pour frais de représentation.
14Procès verbal de délibération n° 23 du 31 juillet 1984, CR de Koungheul.
15Finances locales, budget et planification ; Cadre institutionnel ; Déconcentration ; Décentralisation.
16Groupe de travail chargé de la mise en œuvre de la politique de régionalisation 1993.
17Voir le dossier "La régionalisation dans toutes ses étapes", Sud Quotidien du 27 août 1993, p. 6, ainsi que l'intervention du conseiller technique au ministère de la Décentralisation pour le séminaire organisé par l'ENEA et l'Université du Connecticut sur "La décentralisation au Sénégal : l'étape de la régionalisation" du 2 au 4 mai 1994 (Diouf 1994 : 49‑50).
18Sans viser l'exhaustivité, on pourra citer ‑ outre le séminaire susmentionné de l'ENEA ‑ le séminaire tenu à l'Université de Saint‑Louis (3‑5 novembre 1992) sur "La gestion des ressources naturelles par les collectivités locales", dans le cadre d'une recherche financée par l'USAID et coordonnée par Mark Schoonmaker Freudenberger sur "Resource Management and Planning Study (ReMAPS) (voir Schoonmaker Freudenberger (1992, 1993a, 1993b) et Collectif (1993).
19Entretien avec Ali Lô, président de l'APCRADRS, Dakar, 21 décembre 1992. Voir aussi l'entretien que lui consacre la nouvelle revue sénégalaise Gouvernance Locale. Observatoire de la Décentralisation 1,1996 : 7‑11.
20Gestion du Domaine privé de l'Etat, du Domaine public et du Domaine national ; gestion des ressources naturelles ; Santé, Jeunesse et Sports, Culture, Education. Planification, Aménagement du Territoire, Urbanisme et Habitat, Environnement.
21A savoir, tant qu'il n'y aura pas un changement dans le système de gouvernement local et dans la classe politique qui l'administre, le statu quo sera maintenu.
Haut de page

Table des illustrations

Titre Figure 2 : Evolution du taux de présence des conseillers ruraux (CR de Saly Escale)
Légende Source figure 1 : registre des procès-verbaux des délibérations de la CR de Koungheul/Ida Mouride
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/apad/docannexe/image/555/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 60k
Titre Figure 3 : Taux moyens de participation des conseillers ruraux dans l’année (CR de Koungheul et Saly Escale, 1980-1995)
Légende Source : registre des procès-verbaux des délibérations des CR de Koungheul/IdaMouride et Saly Escale
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/apad/docannexe/image/555/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 60k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Giorgio Blundo, « Logiques de Gestion Publique dans la Décentralisation Sénégalaise : Participation Factionnelle et Ubiquité Réticulaire »Bulletin de l'APAD [En ligne], 15 | 1998, mis en ligne le 20 décembre 2006, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/apad/555 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/apad.555

Haut de page

Auteur

Giorgio Blundo

Institut Universitaire d'Etudes du Développement (IUED), 24, rue Rothschild ‑ 1211 Genève (CH). Tél. +41 22 9065903 ; fax +41 229065947 ‑ Giorgio.Blundo@iued.unige.ch

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search