1Cette recherche en cours traite du face-à-face entre populations et agents du service public des Eaux et Forêts dans le cadre de la décentralisation au Sénégal. L’histoire des Eaux et Forêts dans ce pays montre les ajustements d’un service public évaluant ses fonctions et son autorité dans le cours de la décentralisation. Ce corps, d’origine militaire, opérait dans le domaine de la protection des forêts. On ne l’étudiera pas en tant que tel ici, même si l’on sait bien ce que doit le fonctionnement d’un service public à la disposition des agents qui le servent et construisent une certaine forme d’exercice professionnel (Mauger G., 2001 : 4). On s’attachera plutôt à décliner les modes de différenciations statutaires, techniques et institutionnelles d’un tel service public, en regard des enjeux de développement et des changements survenus depuis les indépendances. Le processus de décentralisation administrative et politique qui connaît une accélération depuis la promulgation des textes de lois de 1996 a également été accompagné, en matière de gestion des ressources naturelles, par les codes forestiers de 1993 et de 1998. Les transferts de compétences de l’Etat aux Collectivités Locales s’amorcent dans un contexte dominé par l’alternance politique survenue en 2000 que le référendum du 7 janvier 2001, adoptant la Constitution sénégalaise, a pu confirmer.
2Nous allons, à travers cette communication, aborder les linéaments qui ont travaillé au corps celui des Eaux et Forêts depuis les indépendances, et au travers desquels se lisent les ambiguïtés du processus de décentralisation actuel. Les services forestiers maintiennent leurs activités de police qui leur sont conférées par la loi, en même temps qu’ils doivent s’adapter à des rôles nouveaux d’appui technique et de conseil aux populations. Ces domaines sont difficilement conciliables car ils se basent sur des logiques différentes (Buttoud G., 1995 :223). Moment doublement difficile pour les forestiers dont les différences de prestige se donnent à voir également entre certaines tâches, dont celles qui se rapprochent de l’animation rurale ne sont pas toujours vécues comme les plus valorisantes. On ne saurait dire pourtant si le processus de décentralisation est ressenti par les populations comme un abandon de la part des services de l’État ou comme une nouvelle distribution des tâches dans la gestion des affaires locales. Qu’en est-il du pouvoir réel qu’elles pourraient avoir sur la gestion de leurs ressources ?
3Pendant longtemps, entre le XVème et le XIXème siècle, le Sénégal, à l’instar des autres futures colonies des puissances occidentales, était exploré le long de ses côtes atlantiques à la faveur du développement des relations commerciales intercontinentales. La pénétration vers l’intérieur du continent qui représentait une terra incognita se réalisa à partir du XIXème siècle et, plus particulièrement, lors de l’abolition de l’esclavage. (Hesseling G., 1985 : 120)
4Mais pour les explorateurs des régions plus humides, la pénétration vers l’intérieur s’illustrait dans la rencontre avec la forêt suscitant des sentiments extrêmes oscillant entre la crainte et la fascination.
5L’école forestière française est héritière d’une "très ancienne tradition" qui prend sa source "aux origines de la royauté" (Bergeret A., 1995 : 61). À cette époque, les nécessités économiques (constructions navales, charpentes, mobilier) justifieront la mise en application des premières mesures d’exploitation rationnelle des forêts. Leur surveillance et les contraintes techniques qu’elles exigent, nécessiteront une organisation rigoureuse imposant une hiérarchie basée "sur le modèle militaire : grands Maîtres, officiers à cheval, gardes à pied" (Bechmann 1984, Fruhauf 1980, cités par Bergeret A., 1995 : 61).
6Mais les premiers agents forestiers n’arriveront en Afrique Occidentale et Équatoriale Française qu’au XXème siècle. La période de mise en valeur des colonies imposera cette approche rationnelle des forêts à partir du formidable potentiel économique qu’elles recèlent, notamment pour le bois d’œuvre. Les forestiers coloniaux endosseront l’uniforme militaire et épouseront les idées de rentabilité économique et l’immense prestige que confère l’autorité royale de la tradition forestière depuis Colbert. Lorsqu’ils arrivent sur le continent africain, l’image d’eux-mêmes s’y trouve déjà cristallisée et porte de surcroît, depuis le second Empire français, la revendication du « monopole de la protection de la nature, au nom de "l’utilité publique" et de la "raison d’Etat". Désormais, la mission du Corps professionnel des forestiers "est la condition de l’action civilisatrice de la France". (Bergeret A., 1995 : 65).
7Eu égard aux grandes valeurs économiques que les ressources forestières représentaient pour l’administration coloniale, les systèmes traditionnels de gestion et les fondements de la tenure foncière n’apparaissaient pas, à celle-ci, suffisamment protectionnistes et conservateurs. D’ailleurs, elle les ignorait. Les circulaires qui constitueront le premier code forestier sénégalais de 1935 reconnaissent le rôle primordial des zones forestières dans l’économie d’un pays sous une telle latitude1. Inspirées du code napoléon sur le droit foncier, ces mesures et décrets réglementeront l’usage et l’exploitation de la nature, souvent en contradiction avec les modes coutumiers. Ces codes garderont ainsi, aux yeux des populations, un caractère répressif et, de par leur aspect exclusif, n’engageront pas les populations à collaborer avec les services forestiers dans la gestion de ce patrimoine échappant désormais à leur autorité2.
8Au sortir de la colonisation, le service des Eaux et Forêts devenait la principale administration en charge des questions environnementales (Gellar S.,1997 : 47).
9Fidèles à cette tradition française et investis d’un pouvoir quasi absolu sur les ressources, les agents forestiers coloniaux et ensuite post coloniaux considéreront ces populations comme les ennemis principaux des forêts. De l’ère coloniale à la post-indépendance, les populations vivant quotidiennement des ressources ne bénéficiaient ainsi que de l’usufruit de formations forestières gérées par les services de l’État. La production commerciale, exigeant des permis d’exploitation, a été très tôt le fait d’entrepreneurs extérieurs (Ribot J.C., 1995) et de "citoyens" urbains (Ribot J.C., 2001) qui bénéficiaient également de droits civils et du droit de vote contrairement aux "sujets" du monde rural relevant de lois administratives. Ainsi, les agriculteurs et les éleveurs ont très vite été exclus des forêts à travers des textes juridiques (codes de 1900, 1935, 1965 et 1974) fixant les infractions et les sanctions.
10De fait, les actions de répression des fraudeurs étaient une partie essentielle des services des Eaux et Forêt. Le Code Forestier pour l’Afrique Occidentale Française du 4 juillet 1935 répartissant les forêts en deux catégories (les forêts classées qui constituent le domaine forestier privé de l’État et les forêts protégées) prévoyait une répression sévère des délits. De la sorte, les droits reconnus aux gardes forestiers étaient étendus. Ils disposaient d’uniformes et d’armes et constituaient les premières équipes forestières sur le terrain. Pour la plupart, ils étaient d’anciens militaires et leur formation les préparait aux fonctions de police et de surveillance des forêts. Ce n’est qu’après 1963, date de création de l’École des Agents Techniques des Eaux et Forêts à Djibélor (Ziguinchor) que seront formés les premiers Agents Techniques des Eaux et Forêts (ATEF) qui assureront progressivement le remplacement des gardes forestiers.
11A partir des années 1970, les grandes sécheresses, la récession économique des sociétés occidentales et la mise en place des plans d’ajustement structurel ont fortement imprimé des changements dans le paysage environnemental. L'institution des Eaux et Forêts, jusque là fortement centralisée dans ses décisions, va quelque peu se distendre dans l'exercice nouveau de projets de développement multiples de foresterie rurale et de reboisement villageois.
12Entre 1975 et 1992, trente projets de développement forestier couvraient, sans exception, toutes les régions du Sénégal. Ils concernaient les différents domaines tels que les boisements villageois, les mises en défens, les aménagements, la conservation des terroirs ou la formation. L’estimation des investissements consentis par ces projets totalise un montant de 43 902 510 865 FCFA3. Ces projets étaient tous autonomes et travaillaient en marge du service traditionnel des Eaux et Forêts. La Direction des Eaux et Forêts était divisée en deux sous directions dont l’une assurait les tâches traditionnelles et l’autre gérait les projets de développement. Ces deux sous directions s’ignoraient et, quand bien même l’inspecteur régional demeurait l’autorité hiérarchique locale, les agents fonctionnaires mis à la disposition des projets n’avaient de compte à rendre qu’aux responsables de projets. Ces agents forestiers s’émancipaient de la tutelle autoritaire traditionnelle et leurs relations devenaient, de la sorte, plus fonctionnelles que hiérarchiques. Ce faisant, un hiatus s’est creusé au sein même de l’institution forestière, engendrant un service à "deux vitesses" (Olivier de Sardan J.P., 1998 : 168). En effet, les agents forestiers recrutés dans ces divers projets bénéficiaient de conditions de travail, matériel, véhicule, missions, formation, émoluments et avancements sans équivalents dans le service traditionnel des Eaux et Forêts. Cette situation a ainsi pu produire des frustrations au sein d’un tel service public. L’aisance de certains agents privilégiés dans les activités des projets favorisait des réactions de repli chez les autres qui trouvaient dans leurs prérogatives traditionnelles un surcroît de légitimité. Leurs activités, dès lors, se sont davantage tournées vers les questions de l’exploitation forestière et des grandes actions de reboisement en régie4. En revanche, les agents mis à la disposition des projets, ayant quitté leur uniforme, semblaient plus enclins que ceux restés dans le service traditionnel à promouvoir les actions d’animation rurale, contribuant à creuser davantage le fossé qui s’établissait entre deux visions différentes d’un tel service public.
13L’association des populations aux actions forestières n’a jamais été au demeurant la fonction première des agents des Eaux et Forêts. Elle s’est imposée petit à petit et a connu un début de réalisation dans la mise en place des grands projets des années 1980. Mais jusqu’en 1993, les codes forestiers gardaient les principales fonctions de police, associant autant que faire se peut les moyens en personnel aux objectifs essentiellement orientés vers la protection des forêts classées. On ne parlait pas alors de "participation". Les populations étaient mobilisées pour lutter contre le facteur principal de dégradation des forêts : le feu. Dans le code de 1965 toute personne âgée de 15 à 65 ans était réquisitionnée manu militari pour lutter contre les feux déclarés. Ainsi, les premières aides au développement du secteur forestier ont porté sur d’importants appuis en matériel pour lutter contre les feux et protéger les forêts. Les demandes furent vite trop nombreuses et les agents invitèrent alors les populations à s’organiser en comité afin de pouvoir bénéficier du matériel. Les années 1980 virent un certain essoufflement de l’idée selon laquelle l’aide se résumerait à la distribution de matériel sans enclencher de réelle dynamique de gestion durable dans l’organisation des villageois. Le nombre important des projets de développement forestiers qui ont été opérationnels durant cette période connaîtra au cours de la décennie suivante une nette régression (Diouf D., et al. 2000)5. La philosophie principale de la nouvelle politique des années 1990 considère de manière systématique la "participation responsable" des populations dans la gestion des ressources naturelles.
14Ces démarches nouvelles vont, par exemple, se charger d'un important domaine d'intervention des Eaux et Forêts, celui de la gestion durable des massifs producteurs de bois énergie, en collaboration avec les populations villageoises. Sous la forme d'un projet intégré créé en 19976, les agents des Eaux et Forêts encadrent des actions pour la production durable de bois énergie : formation des villageois à la carbonisation, à la coupe et à l’aménagement des forêts. Etant donné les échecs antérieurs des projets se limitant aux seules actions d’aménagement forestier, dans celui ci, les activités multiples concourent à regrouper les villageois autour de centres d’intérêts leur permettant de diversifier leurs revenus et de réduire la pression sur les ressources forestières. Ainsi il initie également, dans le domaine de l’élevage, des actions concernant l’apiculture (étude des filières et techniques de production, appui à la production), l’intensification (embouche et production laitière), la constitution de réserves fourragères. À l’endroit des femmes, des activités de maraîchage sont fortement encouragées ainsi que la production horticole (fourniture de semences améliorées, matériel, aide à l’entretien hydraulique). Au niveau organisationnel, le projet invite les populations à créer des Comités Villageois de Gestion et de Développement. Comme tout groupement il est composé d’un président, d’un vice président, d’un trésorier, d’un secrétaire et de trois représentants des commissions élevage, forêt, agriculture. Tout villageois est membre d’office du CVGD. Ces nouvelles structures sont également englobantes et doivent rassembler les divers groupements, associations, GIE, antérieurement constitués dans le village. Les CVGD sont ainsi censés engendrer une dynamique sociale autour des nouveaux enjeux de la gestion des ressources naturelles. Leur caractère exogène les fait cependant ressembler à bien d’autres groupements ; on y rencontre les mêmes problèmes : choix des présidents quand ils ne sont pas eux-mêmes les chefs des villages, pas de statut juridique, ni de règlement intérieur stabilisé, pas de procédure d’élection et de renouvellement du bureau, pas d’archives ou gardées chez les animateurs du projet.
15Pour autant, on peut distinguer dans ce projet, spécifiquement orienté vers la valorisation économique des produits forestiers, une implication sensiblement différente des populations. En effet, celles-ci, initialement inquiètes(PROGEDE 1999 : 20), ont commencé à voir un intérêt à contribuer directement à l’exploitation du bois énergie dans leurs forêts communautaires en lieu et place des exploitants traditionnels, étrangers à leur terroir et accusés d’abuser des ressources.
16De nombreuses autres initiatives de la part des services des Eaux et Forêts, à travers des financements extérieurs, ont pu voir le jour afin d’organiser les populations en diverses structures locales de gestion : qui des pares feux, qui de la surveillance des pâturages, qui de la lutte contre les feux de brousse. Comme dans nombre de projets participatifs, les structures imposées de l’extérieur ont, en définitive, peu de "légitimité en tant qu’expression d’une gestion collective des affaires villageoises" (Olivier de Sardan J.P., 1998 : 87).
17Mais les nouveaux rôles d’organisation du monde rural qui incombent aux forestiers les confrontent à des réalités qui étaient, jusque là, du domaine du monde associatif. Nombre d’ONG et d’agences de développement (Africare, GTZ, USAID), actives dans les actions participatives de gestion des ressources naturelles, œuvrent indépendamment des services des Eaux et Forêts7, ainsi que des instances de gestion décentralisée des Collectivités Locales.
18Désormais, à travers la nouvelle politique forestière de gestion "participative" des ressources locales, les associations, groupements villageois, comités de lutte en tous genres créés par les services forestiers, relèvent désormais de la tutelle des inspecteurs régionaux des Eaux et Forêts (IREF). Elles se distinguent des initiatives non gouvernementales dans le sens où elles sont directement liées à la structure hiérarchique de l'administration de l'Etat, se trouvant confortées par l'entremise des sous-préfets et gouverneur de région.
19L’impact effectif de ces organisations locales sur les nouveaux enjeux induits par le processus de transfert de gestion des ressources naturelles est encore incertain. Par exemple, dans la constitution des CVGD précédemment évoquée, la gestion financière reste problématique. Les recettes produites par les diverses activités agricoles, pastorales et forestières des villageois sont réparties entre le comité lui-même, le fonds d’aménagement forestier et la Communauté Rurale. Cependant, il y a pour cette dernière obligation d’ouverture d’un compte au Trésor spécifique.
20De fait, on peut se demander dans quelle mesure ces nouvelles instances vont s’inscrire dans de nouveaux dispositifs de gestion au sein desquels les représentants élus des collectivités locales auront un rôle d’articulation essentiel entre les services forestiers et les populations. Sera-t-il du même ordre que les liens complexes existant entre le monde associatif et les élus politiques locaux, dont la complémentarité occasionnelle ne laisse pas de sous entendre l'irréductible concurrence dans "l'appropriation des ressources du développement" (Blundo G., 2000 : 100) ?
21A partir des années 1990, les politiques forestières s’orientent vers une planification nécessaire et adoptent en 1993 le Plan d’Action Forestier du Sénégal (PAFS), lié à l’évolution générale du contexte environnemental8, économique et institutionnel. Les codes forestiers de 1993 puis celui de 1998 intègrent pour la première fois les Collectivités Locales dans la gestion et l’exploitation des forêts. Un certain nombre de prérogatives qui, jusque là, étaient de la responsabilité exclusive des agents des Eaux et Forêts, sont désormais du ressort des Collectivités Locales.
22Les nouvelles dispositions politiques engagées depuis le Premier PAFS, engendrent également une réforme de la DEFCCS. Après avoir fonctionné de manière divisée durant les années 1980, la Direction des Eaux et Forêts se réunifie. Une seule direction est désormais à la tête de l’institution9.
23Avec l’amorce du processus de décentralisation et la promulgation de ces nouveaux codes de lois, les bailleurs de fonds envisagent à leur tour de redéfinir leurs relations avec le service public des Eaux et Forêts, mais agissent de façon non concertée pour la plupart d’entre eux. Il apparaît aujourd’hui, au terme du premier PAFS (1993-1998) dont le bilan réalisé par la DEFCCS elle-même est pour le moins mitigé voire négatif, la nécessité de changer aussi bien les objectifs des financements que leurs modalités de gestion.
24S’il existe un groupe important de bailleurs liés aux programmes forestiers (Banque Mondiale, Pays–Bas, GTZ, Fonds Mondial pour l’Environnement, Mission de Coopération Française, ACDI), il n’existe en revanche quasiment pas de concertation en son sein. Les différences dans les approches des bailleurs de fonds concernant ce domaine d’activité peuvent se lire à tous les niveaux, aussi bien selon leur répartition sur le territoire, mais également dans leur vision de la décentralisation. D’aucuns préconiseront une relation directe avec les Collectivités locales, pendant que d’autres les ignoreront totalement, certains préférant conditionner leur aide à la mise en place de Plans locaux de développement et demeurer maîtres d’ouvrage10.
25L’action financière dominante des Pays Bas qui couvre environ 60% des financements forestiers au Sénégal, n’est pas à même d’imposer, à l’heure actuelle, une vision intégratrice ; les relations entre bailleurs restent informelles et n’engendrent pas de réelle action concertée11.
26Les bailleurs de fonds s’orientent désormais vers deux conceptions principales nécessaires pour recouvrer le contrôle de leurs financements : la "bonne gouvernance" et le renforcement institutionnel ou "capacity building", espérant en cela produire des effets sur la relance économique (Campbell B., 1997), mais également permettre un droit de regard rapproché sur les financements octroyés.
27Dans le second PAFS en préparation, les bailleurs de fonds, et notamment les Pays-Bas s’interrogent sur la nécessité d’ajuster structurellement le processus de décentralisation avec le Ministère de l’Économie et des Finances du Sénégal afin que les financements soient gérés directement par les Collectivités Locales, telles les Communes Rurales, laissant aux administrations de l’État, telle la DEFCCS, le soin des tâches d’appui, de suivi et de contrôle des plans d’aménagement locaux, ainsi que la gestion des forêts classées.
28Si les ajustements ne sont pas totalement détachés d’une certaine vision des rôles nécessaires de l’État dans la gestion politique et la redistribution, ils "impliquent un retrait majeur (de l’Etat) dans un domaine, celui de la production" (Campbell B., 1997 : 88).
29Parmi les neuf compétences transférées de l’État aux collectivités locales, inscrites dans le recueil de textes sur la décentralisation, la gestion des ressources naturelles est susceptible de générer des revenus financiers non négligeables pour le développement local. La seule production de charbon de bois représente un chiffre d’affaire annuel de 20 milliards de FCFA pour l’État (Dieng C., et Diaham B., 1999). En cela, les changements dans le code forestier sont importants dans la mesure où les collectivités locales y apparaissent comme des entités administratives à part entière. Elles bénéficient désormais d’une autorité sur les décisions de classement, de mise en défens, d’exploitation, et dans la gestion des ressources financières, là où les gouverneurs ou les services forestiers étaient jusque là seuls à décider.
30Des principaux domaines intéressant les Collectivités locales, et notamment les Communes Rurales, nous en citerons trois importants : la possibilité de délivrer des autorisations de coupes pour l’exploitation des forêts, la possibilité de participer à la décision d'attribution des quotas d'exploitation, les répartitions financières provenant d’une part du produit des ventes et des adjudications, et d’autre part des amendes et confiscations. Trois domaines sensibles s’il en est, et ce d’autant plus dans les régions d’exploitation du bois énergie au sud du pays, mais qui présentent, à la lecture des textes de lois sur la décentralisation et des codes forestiers, d’importantes imprécisions, sources de nombreuses confusions et d’incompréhensions.
31L’article 46 du texte sur la décentralisation (1996) stipule que "le Président du Conseil rural a pour compétence de délivrer les autorisations préalables à tout coupe d’arbres dans le périmètre de la communauté rurale en dehors du domaine forestier de l’État". Dans le même temps, si l’on se réfère au code forestier de 1998, mais on peut également remonter à celui de 1993 rédigé dans les mêmes termes, on trouve, dans la partie réglementaire l’article R 20 qui stipule que "tous [les] permis d’exploitation sont délivrés par le service des Eaux et Forêts". Les collectivités locales ont tôt fait d’envisager la prestation d’un tel service à leur bénéfice, d’autant plus aisément qu’en fulfulde, fortement présent dans les localités des régions de Kolda et de Tambacounda, les termes "permis" et "autorisation" sont sensiblement les mêmes et se réfèrent au verbe yameroore.
32Dans la même veine que l’article précédemment cité, il ne s’agit jamais que d’une possibilité et non d’un droit des collectivités locales à entrer dans les négociations. Il en est de même pour les articles ayant trait aux plans de gestion ou bien encore aux concessions faites aux Collectivités Locales d’une partie du patrimoine forestier de l’Etat12. Dans la pratique, cette possibilité se limite dans le meilleur des cas à une simple consultation. En effet, la répartition des quotas se règle au niveau du Conseil rural dans une commission agréée13. Toutefois, "…il est vrai que le président de la communauté rurale est invité à cette commission, mais tout est joué quand il arrive" nous disait un chef de centre d’expansion rurale d’une communauté rurale particulièrement investie dans - et par - l’exploitation de charbon de bois et dans laquelle de gros exploitants sont agréés14.
33Si avant 1993, les Collectivités Locales n’avaient aucune existence en matière de gestion forestière, désormais, avec le code de 1998, elles perçoivent 1/10e des produits des ventes qui sont versées au Fonds Forestier.
34En outre, si les agents forestiers se partageaient 10% du produit des amendes et confiscation des productions frauduleuses, (avec une répartition de 7/10e à l’agent indicateur et 3/10 à l’agent verbalisateur), désormais, dans les codes de 1993 et également celui de 1998 (décret N°98-164 du 20 février 1998 art. R.64), 10% du produit des amendes reviennent pour 7/10e à la caisse des Collectivités Locales dans lesquelles ont été relevées les infractions, et 3/10e pour les agents forestiers, (dont 1/10e à l’indicateur et 1/10e au verbalisateur).
35Très peu de communautés rurales ont pu bénéficier, jusqu’à présent, de quelques retombées des infractions forestières réalisées dans les massifs forestiers dont elles ont théoriquement la gestion15. Aucune voie de recours n’a été entreprise, ni même envisagée. Le contrôle juridictionnel passe par le Conseil d’État, et demeure, pour le reste, une justice trop éloignée des élus locaux, ce qui tend à décourager les revendications (Cabinet CIG 2001 : 12).
36Quelques 480 agents fonctionnaires de l’État servent aujourd’hui à la DEFCCS16. Les recrutements dans la fonction publique sont bloqués depuis 1990 et l’âge de la retraite vient d’être porté à 60 ans (en 2002). Nombre de jeunes forestiers sortis des écoles ne trouvent pas à s’employer alors que les services des E&F se plaignent d’un manque d’effectifs. Pourtant, plus que dans tout autre service public, les agents forestiers se répartissent sur tout le territoire. En dehors de la direction basée à Dakar, les 10 régions du Sénégal disposent d’une représentation constituée d’une équipe avec un inspecteur régional, un adjoint, quelques agents et un service administratif et financier17. Le niveau départemental est composé d’un secteur où sont affectés un chef et un adjoint. Enfin le niveau de l’arrondissement est représenté par une brigade composée d’un agent forestier (ITEF ou ATEF). Dans les vastes zones telles que les zones sylvo-pastorales du Ferlo, ou bien celles qui sont principalement concernées par des productions ou des aménagements importants, il existe un autre secteur appelé triage qui correspond à une Commune Rurale et où est affecté un ATEF. D’une manière générale, les affectations des services des Eaux et Forêts épousent les situations administratives. Mais certains sous-secteurs ont pu être récemment créés dans des départements importants ou bien dans des zones rencontrant des problèmes forestiers spécifiques (par exemple pour la forêt de Pata, dans le département de Vélingara, région de Kolda).
37Les Eaux et Forêts sont un service public qui se recompose après les échecs et les éparpillements dus à la gestion par projets de la décennie précédente, et le processus même de la décentralisation tend à questionner le forestier sur son identité. Les nouvelles politiques permettant le recentrement de la Direction des Eaux et Forêts se traduisent sur le terrain par un appui conseil et une volonté d'encadrement rapproché. La participation populaire à la gestion locale des forêts est désormais une part visible de l'activité forestière.
38Cependant, la volonté politique de "faire participer" les populations à leur propre développement n’est pas une chose nouvelle et prend ses origines dans les pratiques coloniales (Chauveau J.P., 1994 : 25-60). Il en est de même de la notion de "responsabilisation" qui apparaît dans les codes forestiers dès 1965 concernant la gestion de l’usufruit des ressources locales par les conseils ruraux (Ribot 1995 : 14).
39Dans la pratique, les différenciations statutaires, institutionnelles et opérationnelles sur desquelles se joue le pouvoir des agents forestiers sur l’organisation des populations se trouvent pour l’heure renforcées à la faveur de la décentralisation.
40Si les différenciations dans le domaine juridique permettaient aux services forestiers d’avoir un pouvoir légal sur les populations en matière d’exploitation des ressources, de contrôle et de répression, les nouveaux textes de lois sur la décentralisation délèguent désormais une partie de ces prérogatives aux communautés rurales. A travers la délégation des compétences administratives, techniques et de contrôle, la participation relègue les populations comme ultime maillon de la chaîne de production. Si elles deviennent, avec l’appui et la formation des agents forestiers, des productrices de charbon de bois18, elles tirent encore peu de bénéfice de leur travail du fait que les blocages anciens liés à la complexité de la filière et à son cortège de passe droit et de fraudes, ne sont pas levés19.
41Au-delà de la participation financière qui est souvent demandée aux villageois pour constituer leurs groupements, l’implication des populations concerne également les tâches de police. Les villageois réclament alors des moyens (signes extérieurs de pouvoir : cartes, insignes, armes) officialisant aux yeux des étrangers et des fraudeurs leurs nouvelles fonctions. Mais en vérité, les services forestiers ne concèdent aux populations, à travers cette dernière charge, qu’un rôle de dénonciation.
42Si les transferts concédés aux populations sont encore largement inexploités du fait d’un contexte de production inchangé, on peut penser que celles-ci gagneront en expérience une fois certains obstacles levés. Cependant le poids technique que nécessitent les nouvelles politiques et les lois pour l’aménagement durable impose des rationalisations rigoureuses pour l’exploitation forestière. Le transfert de gestion des forêts vers les Collectivités Locales est conditionné par des plans d’aménagement techniquement complexes20.
43Le plan d’aménagement des forêts déjà analysé par J.C. Ribot en 1995 "confère au service des Eaux et Forêts un nouveau et important pouvoir sur la main-d’œuvre dans les Collectivités Locales" (Ribot J.C., 1995 : 25). De plus, l’efficacité et la sophistication des instruments scientifiques pour évaluer les ressources et la croissance des essences, ou pour référencer les sites (SIG) concourent à distendre la différence statutaire entre les services publics et leurs usagers. Une telle complexité permet, dans le même temps, d’affirmer la dépendance des Collectivités Locales envers les services déconcentrés de l’État. Ainsi, un décret21 a été promulgué "où l’Etat, par mesure de prudence et pour des raisons d’économie et d’efficacité, a retenu que pour l’exercice des compétences transférées, les Collectivités locales utiliseront les services techniques de l’État". Mais les Collectivités locales n’ont pas la maîtrise sur la partie des fonds de compensations publics pour la décentralisation accordés aux services déconcentrés de l’Etat (SDE), et elles ne sont pas directement employeurs de ces services détachés. Cette série de dispositifs contraint plus les populations qu’elle ne les invite à profiter d’une autonomie dans le transfert de compétences.
44Pour reprendre l'exemple de la production de charbon de bois, et contrairement à d’autres pays de la sous région tels le Mali et le Niger, le Sénégal se distingue par une centralisation importante et ancienne de la filière bois énergie. Et, malgré les Plans d’action forestiers du Sénégal, une forme oligopolistique caractérise encore cette filière qui se concentre entre les mains de quelques grands entrepreneurs dakarois.
45J. C. Ribot (1995) insiste sur l’évolution des politiques forestières au Sénégal ayant conduit au renforcement et à la concentration de la maîtrise de la production et de la commercialisation du charbon de bois entre les mains de quelques grands entrepreneurs renforçant en cela la séparation entre les populations usufruitières et les exploitants-commerçants. Les premières réglementations depuis l’époque coloniale qui ont restreint le marché à certaines catégories d’acteurs ont été suivies du Code de 1972 qui limitait de surcroît le nombre de ces acteurs ayant accès au marché. En 1980 enfin, c’est en fixant des quotas que le volume de la production nationale fut à son tour limité afin, théoriquement, de réduire la pression sur la ressource. Quelques années après (1983), les entrepreneurs privés se virent obligés de se regrouper en coopératives afin de faciliter la distribution des quotas et de simplifier le contrôle des marchés. La complexité et la concentration de l’organisation de cette filière présente des failles propices à un grand nombre d’entorses réglementaires.
46Une tradition séculaire contribue à la séparation de la forêt entre ressource quotidienne pour les résidents et source d’exploitation commerciale pour les étrangers. En effet, la production de charbon de bois a longtemps été considérée comme une activité dévalorisée par nombre d’ethnies du Sénégal. Associée à la caste des forgerons, elle était entourée de tabous, de crainte et de mépris. Bien que ceci change aujourd’hui sous la pression des rapports de force internes aux communautés villageoises, le charbonnage est encore largement le fait de groupes peuls de Guinée, migrants, étrangers, et captifs, tel que cela ressort dans les villages concernés par le projet cité ci-dessus22. Ces réseaux familiaux et ethniques structurés par des relations tributaires s’étendent à tous les niveaux de la filière, les négociants ayant bien souvent la même origine ethnique et nationale (Ribot J.C., 1995 : 16).
47Du fait des mécanismes réglementaires contrôlés par les fonctionnaires de l’État pour l’accès aux ressources et des mécanismes socio-politiques dont les entrepreneurs ont la maîtrise pour l’accès à l’emploi et au crédit, les populations rurales demeurent exclues des productions commerciales des forêts de leurs terroirs. Cette longue histoire a de facto produit des relations nécessairement étroites et complémentaires entre les fonctionnaires et les acteurs de la filière commerciale du charbon de bois, relations jouant sur les pressions politiques et la corruption dont l’ampleur a déjà été soulignée (Ribot J.C., 1990, 1995 ; FAO 2000). Elle contraint, ce faisant, les services des Eaux et Forêts à des ajustements difficiles qui vont au-delà de la distinction entre le forestier policier et le forestier animateur, pour jouer sur l’ambivalence de ces registres.
48Comme nous l’avons vu dans l’exemple de projet précédent, des initiatives sont lancées, visant à davantage intégrer les populations à la production de leurs forêts, à la place des - ou en négociant avec les exploitants traditionnels. Mais les obstacles à l’insertion des producteurs villageois dans la filière demeurent importants (soutien d’un patron pour obtenir une carte professionnelle, se constituer en coopérative, se mettre à l’abri des sanctions forestières, crédit ; cf. Ribot J.C., 1995 : 9). Si des tentatives –vaines- ont existé au début des années 1990 (voir l'exemple de l'opposition des patron exploitants à l'introduction de la meule casamançaise23 par les Eaux et Forêts accordant directement des quotas d’exploitation au surga, ou charbonnier migrant qui l’utilise), il reste que les négociants peuvent de moins en moins s’opposer à ce que les collectivités locales et les villageois prennent en charge la production de charbon, et partant, accèdent à la filière commerciale, afin de s’approprier les bénéfices de leur ressources. En effet, les exemples de conflits opposant les populations aux exploitants forestiers accusés de dépasser les quotas autorisés, ou bien d'exploiter clandestinement des massifs forestiers communautaires sont de plus en plus nombreux, même si le dénouement ne se fait pas au bénéfice des premières et/ou que les collusions entre les différents acteurs en jeu (négociants, président du conseil rural, maires, président du conseil rural, chefs de village et agents forestiers) sont en encore gagnantes24.
49Force est de constater que les relations tripartites sont encore loin d’offrir la marge de manœuvre nécessaire aux populations, via leurs représentants élus au niveau des collectivités locales. Les textes restent flous, les collectivités locales demeurent impuissantes -ou parfois complices, dans le contrôle des autorisations de coupes, alors même qu’elles peuvent détenir les informations concernant les exploitants qui ont reçu des quotas de production sur leur domaine25 -, impuissantes à contrôler les mécanismes d’attribution des quotas, ou à s’opposer à l’exploitation des forêts de leur territoire communal. Les villageois, quant à eux, sont relégués dans un rôle, certes nouveau, mais limité, de la production de bois énergie, sans avoir davantage de moyens (crédits, soutiens institutionnels) d’accéder au marché et d’espérer des bénéfices rémunérateurs.
50Il reste que l'enjeu est trop important pour le laisser aux seules mains des collectivités locales. Les agents des Eaux et Forêts se font "courtiers en développement" (Bierschenk T., et al. 2000 : 41) en entrant en concurrence avec le monde associatif. Désormais les groupements et comités locaux créés sont directement reliés aux Inspections Régionales des Eaux et Forêts (IREF). En effet, la complexité du processus de transfert de compétences révèle un certain renforcement des pouvoirs des services des Eaux et Forêts, à partir de leurs délégations régionales.
51Pourtant les législations offrent la possibilité de changements notables et notamment le code forestier de 1998, mais les mesures actuellement prises restent parcimonieuses. À vrai dire, l’instabilité politique propre aux périodes électorales n’a pas jusque là permis l‘émergence d’une structuration locale efficiente autour des nouvelles responsabilités de gestion des ressources qui incombent aux présidents de communautés rurales et de région. Or leurs rôles s’avèrent désormais incontournables et il en est pour preuve un certain nombre de faits rapportés évoquant les pressions dont font l’objet certains présidents de communes rurales ainsi que certains chefs de villages pour l’accès aux ressources.
52Ces pressions participent d’un jeu complexe dans lesquels certains fonctionnaires, négociants et représentants des populations au conseil régional et communal, ainsi que certains chefs de village, trouvent leur compte ; bien souvent au détriment des villageois.
53Les villageois, en tant que producteurs potentiels directs de revenus forestiers ne sont pas enclins à placer leur confiance dans des autorités locales élues que l’administration ou les divers intervenants extérieurs (tels les projets divers et les ONG) ont souvent contournées (Ribot J.C., 2001a). De fait, les villageois, plus souvent invités à se reconnaître dans d’autres formes institutionnelles –coutumières ou associatives– n’ont pas véritablement fait l’apprentissage de la démocratie représentative. Ou alors quand ils l'ont fait, l'expérience s’est parfois soldée par une désaffection totale, en raison de la fréquente assimilation des politiciens à des marchands de discours illusoires voire mensongers (Blundo 2000 : 91). À cet égard, le taux d’abstention d’environ 48%26 aux dernières élections locales est significatif. Et le statut de redevables envers leurs électeurs n’est pas, en miroir, une posture stabilisée chez la plupart des présidents de communes rurales. Au regard des contraintes que rencontre un élu local pour siéger dans un conseil rural, les préoccupations quotidiennes des populations lui apparaissent quelque peu lointaines (Blundo G., 2000 : 89).
54De l’autre côté et d’une manière générale, les SDE collaborent encore très peu avec les élus. Cela est vrai aussi bien des inspections académiques du Ministère de l’Éducation Nationale que des agents forestiers. Au demeurant, nous avons vu que les relations de ces derniers avec les populations sont empruntes de méfiance et de crainte. Cette méfiance se retrouve dans la relation aux élus locaux. La difficulté à considérer ces derniers comme des alter ego par la force de la démocratie représentative rend complexe leur collaboration. Un certain mépris règne et les agents des services déconcentrés peinent à concevoir un renversement des autorités.
55Plus fondamentalement, les difficultés que rencontre l’État avec les Collectivités Locales révèlent en filigrane le réel rapport de la "politique politicienne" avec l’administration décentralisée. On ne voit jamais aussi bien les enjeux politiques que lorsqu’ils apparaissent à la faveur d’une crise. Or, une période singulière a fait suite à l’application de l’amendement instaurant la création de délégations spéciales pour assurer le remplacement des élus locaux dont le mandat a pris fin le 24 novembre 2001, sans pour autant que les élections locales aient été organisées en conséquence. Une période allant du 24 décembre 2001 au 12 mai 2002, date des élections locales, a donc vu la mise en place d’équipes spéciales, composées de fonctionnaires locaux (agents techniques de l’Élevage, des Eaux et Forêts, de l’Education et de la Santé) pour assurer la transition dans la gestion décentralisée. 1600 délégués spéciaux ont réglé les affaires courantes des CL entre janvier et mai 2002.
56Si ces délégations spéciales n’ont pas permis de redéfinir le profil souhaité des candidats aux élections locales, elles n’ont pas moins œuvré, dans la formation de l’opinion publique pour des changements dans la représentation politique locale, "sous prétexte que le Parti Socialiste sortant y est encore dominant"27.
57Les résultats des élections locales du 12 mai 2002 ont mis en lumière, au-delà de la prééminence du parti du Président Abdoulaye Wade sur la majeure partie du pays (bien qu’elle soit en régression si on la compare aux législatives de 2001)28, le fossé profond séparant le monde rural et le monde urbain. Les présidents des Communes Rurales ont été reconduits pour un certain nombre d’entre eux dans leur fonction, soit à l’intérieur de leur parti désormais dans l'opposition, soit en changeant de camp politique. Au niveau local, apparaît une certaine continuité qui, du reste, n'a rien d'étonnant au vu des liens sociaux et professionnels des élus (Blundo G., 2000 : 78).
58De la même manière, les nouvelles lois sur la décentralisation associées au code forestier de 1998 ne modifient guère le contrôle des enjeux par les services des Eaux et Forêts. Au contraire, le renforcement des pouvoirs des forestiers permet l’émergence d’un mode de courtage en développement rendant plus difficile l’idée d’une autonomie des Collectivités Locales en tant que représentantes potentielles des intérêts des populations, tant sont étroits et anciens les liens entre commerçants, transporteurs et élus politiques au niveau local et à l’intersection avec le national (Blundo G., 2000 : 79). Paradoxalement, les mêmes services publics ouvrent la possibilité aux villageois d’entrer, en tant que producteurs, dans le jeu des négociations. Mais n’est-ce pas là une pratique qui nécessite précisément un contrôle complexe, fluctuant et sans cesse renouvelé, de la représentation politique locale ?
59La décentralisation au Sénégal, inaugurée depuis l’époque coloniale (établissement des quatre communes de plein exercice) poursuivie en 1972 avec la création progressive des communes rurales sur l’ensemble du territoire, s’est approfondie depuis 1996 avec l’érection des régions et le transfert d’importantes compétences au profit des Collectivités locales29.
60Mais les transferts de compétences, en principe accompagnés d’un transfert de fonds, ont accusé des retards, des insuffisances et des contradictions qui, visiblement freinent, voire paralysent le processus de gestion décentralisée.
61Ces ambiguïtés ne se voient jamais aussi bien que dans le cadre du transfert de gestion des ressources naturelles qui représente des enjeux économiques importants. A travers le transfert de compétences et de droits dans ce domaine, des agencements multiples sont désormais possibles entre les différents acteurs privés, publics et communautaires. L’invitation appuyée des bailleurs de fonds à déléguer le plus localement possible l’aide à la gestion des ressources forestières, impose au service public des Eaux et Forêts des ajustements nécessaires en même temps que forts complexes. Celui-ci doit, en effet, à la fois contribuer à redéfinir les activités d’un service de l’État (s’agit-il de répression, de surveillance, de protection des forêts, d’encadrement des populations, d’aménagement technique ?) et tenir compte des divers acteurs potentiellement concurrents (associations, ONG, bureaux d’études) dans l’offre des services publics locaux.
62Ce faisant, les notions de compétences, de droits et d’autorité sont brouillées. Les repères sont instables, tantôt "opérationnels" (techniques), tantôt politiques, et engendrent des mouvements contradictoires entre le recentrage de l’État sur ses fonctions régaliennes, en tant que forme ultime de légitimation, recentrage dont les services des Eaux et Forêts sont un levier particulier lié au maintien d’un certain ordre dans la relation des hommes aux ressources naturelles, et son démantèlement lié aux forces centrifuges de la décentralisation.
63Au delà du seul service public forestier, au delà même d’une opposition entre communautés et État, l’action de dernier (ou de ses divers services décentralisés) permet-elle la mise en œuvre des interdépendances nécessaires entre les pouvoirs légitimes des communautés villageoises et ceux, non moins légitimes, de ses institutions, ou bien l’État se ne revèle-t-il pas comme plus autonome qu’on voudrait le croire, divisant les acteurs, les intérêts et les groupes locaux, gardant ainsi, à travers ses élites dirigeantes, une marge de manœuvre essentielle (Maheu L., 1991) ?