1L'article analyse la façon dont les populations d'un village de la vallée du Sénégal, par le biais d'un comité de gestion, essayent de prendre en charge le service de l'eau à partir d'un moyen moderne d'adduction d'eau ; le forage. On constate que le retrait de l'Etat sénégalais ouvre la voie à une appropriation forcée de l'enjeu hydraulique. Cependant, la gestion locale de cet enjeu est aussi loin de garantir efficacement les principe d'équité ou de continuité du service. Les comités villageois de gestion ont une faible capacité développante et sont contraints de s'appuyer notamment sur la frange émigrée du village pour combler leur déficit budgétaire. Le recours aux émigrés est d'autant plus nécessaire lorsqu'il s'agit de réhabiliter le réseau hydraulique qui ne satisfait plus convenablement aux besoins croissants des usagers. L'appropriation de l'enjeu hydraulique par les émigrés s'inscrit cependant dans un double projet politique ; se positionner en tant qu'acteur dans l'espace public transnational et chercher à combler le défaut de deux niveaux de régulation ; l'Etat et l'initiative privée.
2Le temps et l'espace pour lesquels Adam Smith pouvait recenser l'eau parmi les biens collectifs "purs", c'est‑à‑dire instantanément disponibles pour tous, n'a pas de pertinence pour l'immense majorité des régions du monde contemporain. Cette ressource naturelle vitale ne cesse pas pour autant d'être un enjeu collectif, et d'autant plus du fait même de sa rareté et de la nécessaire organisation de sa "production" et de son allocation. Partant de ce nouveau "principe d'économie politique", notre contribution propose de partir en quête de l'identification de l'espace public impliqué par un tel enjeu dans le cas de la gestion d'un forage dans la commune de Kanel (Sénégal).
3Cet espace public est analytiquement d'autant plus difficile à caractériser sur ce terrain depuis le retrait notoire de l'Etat sénégalais, incarnation privilégiée de l'intérêt public en matière de politique hydraulique jusqu'à la veille de la mise en œuvre des politiques d'ajustement structurel des années 1980. Nous proposons de suivre chronologiquement la gestation d'un modèle pratique et original de gestion d'une ressource à l'échelle locale, une fois que l'Etat sénégalais ait abandonné sa gestion à des organes informels supposés constituer le nouvel espace public relatif à cet enjeu : les comités de gestion.
4Nous décrirons comment les différents groupes statutaires résidents, les autres usagers, les diasporas du village ou encore les organisations non gouvernementales investissent, tour à tour ou simultanément, l'espace public ainsi ouvert et co‑inventent les frontières et les logiques d'actions qui le régissent sans entériner mécaniquement les prédictions théoriques du modèle de gestion communautaire.
5La première source d'alimentation en eau de type moderne (le forage équipé d'un château d'eau) dans le village de Kanel 1 remonte à 1967. Avant cette date, le village était équipé de quelques puits à partir desquels les populations s'approvisionnaient en eau de boisson. L'eau provenant des puits était aussi utilisée pour les besoins domestiques (cuisine, toilette, lessive). Dans certains cas, elle servait également à alimenter les quelques animaux domestiques (chevaux, ânes, chèvres, moutons, vaches, etc.) qui étaient retenus à la maison. Le cheptel villageois, tout type confondu, s'abreuvait dans les aires de pâturage à partir des mares et des bras du fleuve Sénégal. Cependant, la situation pluviométrique changeante de la fin des années 1960 a été à l'origine de la prise de conscience du phénomène de la rareté de l'eau dans les campagnes sénégalaises. Les rendements de l'agriculture, devenus incertains à cause des aléas climatiques, joints à l'exode massif vers les villes de l'intérieur et les principaux centres urbains comme Saint‑Louis, Dakar, Diourbel et Ziguinchor pousseront les pouvoirs publics sénégalais à mettre en œuvre une politique hydraulique parallèlement à la politique d'aménagement de périmètres irrigués villageois. Celle‑ci a consisté à creuser des forages équipés d'un château d'eau dans certains "villages carrefours" de la vallée.
6L'objectif visé à travers ces politiques publiques d'aménagement et d'hydraulique rurale a donc été de parer à l'urgence, afin de fixer les populations sujettes à l'exode. L'intervention de l'Etat sénégalais a permis la mise en place d'adductions d'eau potable. Les équipements et ouvrages de ce type ont été financés par des fonds publics et, dans certains cas, grâce à la coopération bilatérale que le Sénégal entretenait avec ses partenaires. Ainsi, jusqu'au début des années 1980, l'interventionnisme de l'Etat du Sénégal a assuré la réalisation de ces ouvrages et s'est également occupé de leur entretien ; la participation des populations, usagers de ces infrastructures, se limitait à la prise en charge du salaire du "conducteur du forage" souvent originaire du village. La puissance publique fournissait le carburant et assurait l'entretien et la maintenance à travers son service déconcentré en matière d'hydraulique basé dans la ville chef lieu du département. Cet investissement de l'Etat n'a pas pu se pérenniser, en raison principalement de la situation budgétaire catastrophique du pays qui a conduit à la mise en application des politiques d'ajustement structurel, imposées par les bailleurs de fonds dont notamment le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale. Le secteur de l'hydraulique – au moins pour ce qui concerne la gestion des nouvelles adductions d'eau – ne sera pas épargné par ces mesures drastiques 2. C'est ainsi qu'en 1984, toute la gestion de ces récents ouvrages va être confiée aux populations locales.
7L'Etat en se retirant confie ainsi la gérance des ouvrages hydrauliques à des "comités de gestion". Il maintient, en revanche, ses services de maintenance pour une mission d'intérêt général d'appui technique aux comités de gestion élus.
8Au Sénégal, l'année 1984 est une année charnière dans le passage d'une économie fortement dominée par l'intervention de l'Etat à une économie libérale, soumise à des ajustements structurels. Ces mesures ont été présentées par les bailleurs (et relayées par le pouvoir central lui‑même) comme la meilleure voie qui mène au développement. En effet, le retrait de l'Etat est alors perçu comme l'unique moyen permettant de libérer les initiatives locales et le génie créateur de la population civile sénégalaise.
9Si avant les années 1960, le pays était parmi les plus riches d'Afrique et son économie a prospéré jusqu'à la fin de cette décennie, la croissance économique a ralenti au point qu'on peut parler d'une économie stationnaire pendant la décennie suivante des années 1970, Les efforts consentis dans ce contexte de développement administré n'ont pas donné les résultats escomptés. La politique d'irrigation qui visait à promouvoir la production de riz et de millet de bases, de l'alimentation locale, n'a pas été couronnée de succès. De 118 000 tonnes de production en 1970, on passe seulement à 127 000 tonnes en 1979. Entre 1970 et 1977, l'évolution du PNB en volume marque une inquiétante stagnation avec une variation de seulement + 0,4% par an en moyenne. Le commerce extérieur aussi se porte mal. En 1976, le déficit s'élevait à 440 millions de francs, soit 4,5% du PNB. Le taux d'inflation qui était de 3,5% en 1978, croît à 10,3% en 19793. Sous ce rapport, le début des années 1980 marque un tournant décisif dans l'orientation nouvelle des politiques de développement au Sénégal. Abdou Diouf, qui succédera en 1981 à la tête de l'Etat sénégalais à Léopold Sédar Senghor, hérite d'une situation économique difficile et souscrit à la politique du "moins d'état, mieux d'état", chère aux bailleurs de fonds internationaux.
10Parallèlement à son désengagement du secteur de l'agriculture, l'Etat se retire des secteurs vitaux de la santé et de l'hydraulique. En ses lieu et place, ce sont des comités de gestion, sortes de collèges locaux, qui viennent prendre le relais. Dans le domaine de l'hydraulique villageoise, le comité de gestion a pour mission d'assurer le service public de l'eau en direction des populations locales et de tous les usagers potentiels de la localité considérée. Le retrait de l'Etat, loin d'être dans ce cas précis un transfert de pouvoir, est plutôt perçu comme un transfert de charges. Dorénavant, ce sont les usagers du service public de l'eau qui vont supporter toutes les charges relatives à la gestion des forages, y compris celles liées à leur fonctionnement. La gestion locale de ce domaine commence singulièrement à prendre de l'importance. Le transfert de la gestion du service de l'eau consécutif au retrait de l'Etat, modifie alors les règles du jeu entre les acteurs. Et le passage d'une gestion administrée à une gestion locale du service public de l'eau a un effet certain aussi bien sur le mode d'administration du service de l'eau que sur les relations entre les acteurs locaux et non locaux structurés autour de l'enjeu hydraulique.
11S'intéresser à la gestion locale d'un enjeu hydraulique dans un contexte de désengagement de la puissance publique, c'est‑à‑dire à la façon dont les populations d'un village par le biais d'un comité de gestion essayent de relayer l'Etat, revient d'une certaine manière à analyser les relations entre ce comité de gestion prestataire du service et les populations locales, usagers de ce service. Cette problématique s'accompagne d'une posture méthodologique qui s'inscrit dans la lignée des approches micro‑sociologiques des relations entre usagers et agents des services publics. Cette posture s'inscrit dans la tradition des travaux issus de courants comme l'interactionnisme symbolique, l'ethnométhodologie et l'analyse de conversation.
12Dans certains pays d'Europe comme la France, les terrains privilégiés de ces travaux ont été constitués par les grandes entreprises publiques, plus particulièrement la RATP, l'EDF‑GDF, la SNCF, ou encore les Postes. Plusieurs problématiques ont été développées dans ce sens : celle de "la réparation", proposée par les adeptes d'Erving Goffman, qui consiste à décrire les compétences technique, contractuelle et rituelle que mobilisent les agents pour réparer les offenses commises à l'endroit des usagers, d'une part ; la problématique de la "servuction" qui tente de définir de nouveaux produits à partir d'une évaluation de la mise en œuvre des produits antérieurs ; et enfin la problématique de "l'appareil gestionnaire" qui inverse le modèle du réparateur pour prendre en compte l'ensemble des réparations auxquelles les agents doivent se livrer au cours des interactions pour combler les lacunes de l'ensemble de règles et de moyens qui donne aux relations de service leur cadre (Warin 1993). Ces problématiques se recoupent et ont notamment en commun une référence au thème de la satisfaction des préférences individuelles de l'usager, sur lequel la controverse néo‑libérale s'est appuyée pour dénoncer les insuffisances des services publics. Ces approches sont cependant limitées en ce sens que les usagers, tout autant que les agents, manifestent parfois le besoin de réaffirmer la nécessité d'un engagement collectif (ibid).
13Pour notre part, il ne s'agit pas ici de circonscrire notre approche à une seule de ces problématiques, mais plutôt d'apporter une contribution à l'éclairage global des processus socio‑politiques de régulation d'un "modèle" de gestion, longtemps présenté comme relativement simple à administrer. En effet, par opposition au modèle urbain ou dit de distribution déléguée, le modèle de gestion communautaire est surtout répandu en milieu rural et dans les petits centres (moins de 10 000 habitants), où (pense‑t‑on souvent à tort) les solidarités et les pouvoirs traditionnels sont encore forts (Coopération Française 1998 : 36).
14Le "modèle" de gestion communautaire se caractérise par un collectif d'habitants, représenté par un comité de gestion élu. Ce collectif est responsable de la fourniture du service de production/distribution de l'eau, à partir d'installations financées par l'Etat et presque toujours propriétés de l'Etat. Ce même collectif fixe le prix de l'eau et est chargé de la collecte. Les membres sont souvent bénévoles mais les collecteurs disposent de 10% de la collecte. Ce modèle dispose rarement de salariés, à l'exception du conducteur. Le comité de gestion ou l'association délégataire est parfois lié(e) à un prestataire de service. Les relations entre les acteurs sont rarement explicitées dans le cadre d'un document écrit (contrat par exemple). Une étude menée par la Coopération Française au Sénégal montre que plus de 800 adductions d'eau sont effectivement gérées dans des conditions qui répondent à celles décrites par les critères que nous venons d'inventorier et qui permettent de définir le modèle qui nous intéresse ici.
15Contrairement au discours officiel qui crédite ce modèle d'un certain nombre d'avantages théoriques 4, nous avons pour projet de montrer que celui‑ci, même s'il n'est pas dénué de toute vertu, n'en demeure pas moins difficile à administrer et que les processus de régulation qui l'accompagnent, peuvent être considérés comme des marqueurs de sa réinvention dans la pratique. Nous insisterons également sur le fait que les dynamiques socio‑politique et économique, dans lesquelles consiste cette ré‑interprétation du modèle, configurent un espace public pourtant considéré comme habituellement introuvable (Olivier de Sardan et Dagobi 2000) en milieu rural africain.
16Les recherches que nous avons menées montrent aussi que, même "décentralisée", la gestion locale est loin de garantir le principe de la continuité du service, l'accès en permanence des usagers à la ressource et la lisibilité financière et politique des processus endogènes d'administration de ce bien collectif. Il s'avère en outre que les comités de gestion nés du désengagement de l'Etat ont, pour des raisons diverses, une faible capacité de gestion et un faible pouvoir de coercition sur les mauvais clients. De plus, l'observation des processus locaux de mise en œuvre de la politique dite d'hydraulique villageoise fait apparaître un potentiel développant limité de ces comités de gestion. En effet, l'évaluation in situ du projet de réhabilitation du réseau hydraulique du village de Kanel met en évidence le "rôle marginal" du comité de gestion dans la détermination tant de la participation financière des acteurs impliqués dans le projet, que des conditions financières et matérielles de celui‑ci. Enfin, l'analyse révèle que la place laissée par le comité de gestion est largement occupée par son principal bailleur, en l'occurrence l'association des ressortissants du village en France ; ce qui n'est pas sans effet sur la perception des populations‑usagers du service de l'eau, peu enclins à donner leur participation financière au projet.
17La démarche que nous avons adoptée ici est essentiellement empirique. Elle s'appuie sur trois types de matériaux : (1) des entretiens que nous avons réalisés à Paris et à Kanel avec les membres de l'Association du village étudié ; (2) des rapports d'activités de l'association du village et enfin (3) des données d'observation que nous avons pu collecter à l'occasion des réunions et des rencontres (AG, Forum, Assises) organisées autour de l'enjeu hydraulique aussi bien à Paris qu'à Kanel. Notre perspective va donc au‑delà de la seule sphère locale (ici le village) pour tenter de décrypter les différents lieux de production d'un espace public, de déploiement de tentatives d'appropriation et de régulation par la technicisation du réseau et d'un projet de codification des règles d'usage. Cette perspective qui combine l'ici et l'ailleurs a l'avantage de reconstituer le cadre global à l'intérieur duquel l'action se déroule, permettant ainsi non seulement d'identifier les acteurs mobilisés par l'enjeu du service mais surtout de décrypter les logiques d'action qui "formatent" ce cadre.
18On pense souvent, à tort, que le transfert de la gestion d'un service ou d'une unité de production vers le niveau local est une condition déterminante de son succès. Cette conception, au plan théorique, repose sur le principe selon lequel seule une organisation locale, proche des communautés villageoises, est à même de connaître leurs difficultés, leurs besoins pour faire converger les acteurs vers un intérêt commun.
19Certes, la proximité du centre de gestion est une condition nécessaire mais pas toujours suffisante pour amener groupes stratégiques et populations locales à s'engager mutuellement à donner aux relations de service un cadre de référence qui orientent les actions et les comportements puisque reposant sur consensus, fût‑il éphémère, mais légitimé par les forces sociales en présence. Or, il est des enjeux qui, comme l'eau et en dépit de l'universalité de son utilité, représentent aussi un enjeu de pouvoir, mobilisé dans certains contextes locaux soit comme un moyen de contrôle d'un électorat, soit comme une ressource aux fins d'une redéfinition du cadre des relations de service.
20A travers une perspective empirique, nous tenterons de "visibiliser" les interactions entre les groupes stratégiques du site observé et par là même, de décrypter les fondements et les ressorts de ces interactions, mêlant enjeux de pouvoir et enjeux politiques.
21La première expérience de la gestion locale du service de l'eau à Kanel remonte à 1985. C'est précisément à partir de cette date que les membres de l'association des jeunes unis de Kanel (AJUK) prennent en main le comité de gestion du forage. Bénéficiant à cette époque de la reconnaissance et du soutien de la majorité du village pour ces actions de développement, l'accès des jeunes à la direction du service de l'eau s'est faite dans un climat de consensus large. En effet, leur arrivée a été facilitée par l'absence de concurrents, les mawbe notamment. Les vieux qui avaient pris la direction du comité de santé, ne se sentaient pas en mesure de gérer à la fois la santé et l'eau. La peur de la double responsabilité, l'angoisse de l'échec et le caractère technique de l'aspect hydraulique sont autant de facteurs qui ont été au fondement de leur éloignement de la gestion du forage.
22Cette situation a ainsi permis aux jeunes de s'arroger une place importante dans la gestion des affaires de la communauté villageoise. Leur arrivée à la direction du comité de gestion du forage s'inscrit en fait dans leur volonté plus générale de s'occuper du développement de leur village. Pour la première fois dans l'histoire du mouvement associatif villageois, ils deviennent totalement responsables d'un service public à l'échelle du village.
23Le comité de gestion, sorte de collège, intervient dans le fonctionnement de la pompe et du réseau. Il s'occupe aussi de la collecte des contributions des ménages usagers de l'eau et des propriétaires de bétail résidents ou non‑résidents de la localité mais utilisateurs de l'eau du forage. L'analyse des entretiens que nous avons réalisés révèle une appréciation positive (au moins rétrospective) de la gestion du forage par les jeunes, à l'instar de celle exprimée dans l'extrait suivant :
Les jeunes ont très bien travaillé pendant les sept années qu'ils ont géré l'eau dans le village. Ils étaient très dynamiques, la distribution de l'eau fonctionnait assez bien, la collecte des cotisations était efficace car ils étaient jeunes et ils n'hésitaient pas devant un mauvais payeur à saisir ses outils de travail (hache, charrette, râteau, ustensiles de cuisine, etc.) et ils ne les rendaient que quand on payait. C'était difficile certes mais l'accès à l'eau n'a jamais posé de problèmes pendant cette période.
24Ces propos d'un notable d'un des trois grands quartiers du village, similaires à d'autres appréciations positives que nous avons pu relever des entretiens réalisés, attestent autant de la témérité des jeunes gestionnaires du service de l'eau que de la bonne gouvernance locale d'un enjeu local fort structurant. Cependant, après sept années passées à la direction du comité de gestion du forage, les jeunes se voient accusés de détournement et remettent leur démission à l'unanimité.
25Suite à la démission des jeunes, un nouveau comité de gestion est élu. Il est essentiellement composé de notables du village. Le nouveau président du comité est un retraité qui, deux ans auparavant, avait quitté Dakar pour venir s'installer définitivement au village. Il faisait partie du groupe des personnes très influentes du village‑bis à Dakar. Sa démission à la tête de la Section de l'AJUK de Dakar coïncide avec sa retraite et son retour au village d'origine et ne l'écarte pas foncièrement de la gestion des affaires locales. Politicien rompu aux luttes entre factions (ou tendances) politiques au sein du parti socialiste, il apparaît aux yeux de certains villageois comme celui à partir de qui toutes les manœuvres visant à faire sauter les jeunes de la direction du service de l'eau sont parties. La résistance des jeunes n'a pas été de mise dans la mesure où ils avaient été invités, pour une large part d'entre eux, par leurs parents à abandonner le comité.
26Le nouveau comité est ainsi composé d'un président, d'un trésorier et de trois collecteurs à raison d'un collecteur par quartier. Les collecteurs passent tous les mois dans les concessions pour réunir les cotisations forfaitaires fixées à 200 F CFA par foyer et 1 500 F CFA par robinet privé. Ils sont rémunérés sur la base des 10% de la collecte. Chaque collecteur dispose d'un cahier sur lequel sont notés les versements des responsables de foyer. Quant à l'abonné, détenteur d'un robinet privé, il dispose d'une carte annuelle sur laquelle le collecteur atteste de son paiement mensuel. Le trésorier enregistre les entrées et les sorties d'argent sur un carnet de dépenses et recettes. Il possède une caisse mais le comité ne dispose pas d'un compte bancaire, malgré l'existence d'un bureau de poste dans le village.
27La gestion du service de l'eau par les vieux n'a pas non plus abouti aux résultats escomptés. En plus des pannes fréquentes du moteur, imputables à un défaut d'entretien dû au manque de compétence du conducteur (il n'a pas suivi la formation de conducteur à Louga pendant 8 mois), plusieurs facteurs de contre‑performance ont émaillé leur mandat. En effet, les résultats du diagnostic effectué en 1995 par l'équipe des volontaires de l'ONG Ingénieurs Sans frontières (ISF) dans le cadre du projet de réhabilitation du réseau hydraulique du village sont, on ne peut plus, révélateurs. La tenue des comptes est loin d'être transparente, et les problèmes de gestion, y compris ceux liés aux rapports entre le comité de gestion et les usagers du réseau hydraulique du village, sont en partie à l'origine des dysfonctionnements et de la qualité relative du service de l'eau dans le village.
28De plus, il existe un gros décalage entre le montant des collectes mensuelles et les dépenses courantes. Alors que les recettes s'élèvent à 236 100 F CFA, provenant des 288 foyers s'alimentant à partir des bornes fontaines publiques (qui s'acquittent de leur contribution mensuelle de 200 F CFA) et celles des 119 abonnés disposant de robinets privés (qui s'acquittent de leur redevance en eau fixée forfaitairement à 1 500 F CFA), le montant des dépenses courantes sans les charges liées au renouvellement régulier des filtres pouvant aller jusqu'à environ cent mille francs, se chiffre à 325 610 F CFA.
29Ce déficit budgétaire a souvent été présenté par le comité à l'Association des ressortissants du village en France comme tributaire des pannes fréquentes du moteur ou des dépenses liées à l'intervention de l'équipe de maintenance de Louga (service public) pour les réparations touchant à la pompe ou à l'intervention des entrepreneurs privés lorsque la réparation exigeait des compétences particulières 5. Le taux faible des cotisations, occulté sciemment par le comité pour des raisons politiques, a rarement été mis en évidence dans la détermination de l'origine du déficit. Par cette ruse, consistant à déguiser des aberrations structurelles de gestion économique en aléas "techniques" ponctuels, le comité a pu prétendre compter longtemps sur l'association des ressortissants en France pour combler son déficit. En mars 1995, acceptant enfin de porter les recettes au niveau requis par les dépenses liées au fonctionnement courant du service, le comité propose d'augmenter les forfaits bornes fontaines de 200 à 300 F CFA et les forfaits des privés de 1 500 à 2200 F CFA. L'idée n'est alors pas refusée sur son principe ; cependant, elle n'a pas pu être appliquée car certains abonnés ont refusé de payer le surcroît de cotisation tant que l'ensemble de leurs homologues n'avaient pas réglé leurs arriérés. Cette situation est bientôt devenue alarmante, si bien que le cumul des dettes de deux quartiers sur les trois 6 que compte le village avoisinait un montant équivalent à deux mois de collecte. L'ampleur de ces arriérés dont le décompte n'a pu être achevé ‑ en raison de facteurs d'ordre politique ‑ ne sera pour la première fois "visibilisée" que par le truchement d'une opération de diagnostic conduite par des individus extérieurs à la communauté villageoise, en l'occurrence les agents d'Ingénieurs Sans Frontières.
Le recensement des arriérés pour les quartiers de Thiélol et Yirla a été réalisé en avril 95 : ils s'élèvent à 199000 F CFA pour Thiélol et 119000 F CFA pour Yirla. Le décompte des dettes des abonnés du Lao n'a pas pu être achevé en raison du renouvellement des instances de base du Parti Socialiste. Pour les deux tiers du village, on comptait donc en avril 1995 318000 F CFA d'impayés, soit une fois et demi la collecte mensuelle totale 7.
30Les difficultés de gestion rencontrées par les vieux – outre l'inadéquation des prix forfaitaires appliqués et la réalité des dépenses courantes qui représentent des charges incompressibles ‑ ont été aussi renforcées par la faible autorité du comité à l'égard des abonnés.
31Certains membres du Comité de gestion n'étant pas neutres dans le débat politique de Kanel, leurs opposants les accusent souvent d'avoir détourné de l'argent collecté. Ces accusations sont généralement formulées lorsque par exemple il n'y a plus de fonds pour payer le gasoil ou les réparations. Elles viennent alors justifier pour ceux‑ci le fait de ne pas payer. Bien que ces imputations relèvent parfois de politique "politicienne", les mauvais payeurs ne sont pas totalement démunis et disposent de bons arguments. La tenue des comptes est loin d'être transparente. Par ailleurs, le comité de gestion ne dresse aucun bilan. Un bilan réalisé en 1994 par l'AJUK, la section locale de l'Association des ressortissants en France, sur recommandation de cette dernière, ne justifie pas l'utilisation des sommes allouées par les associations de ressortissants du village, malgré la possession par le comité de documents comptables : un carnet central où tous les abonnés du village sont recensés, un carnet de collecte par quartier, un carnet de recettes et de dépenses et des cartes d'abonnement pour les villageois. En outre, le comité n'a pas été renouvelé depuis sa mise en place en 1990, alors que des élections doivent avoir lieu tous les deux ans sur convocation du sous‑préfet de l'Arrondissement. Enfin, il est important de souligner que si le comité est critiqué, c'est aussi en raison de son faible pouvoir sur les mauvais payeurs.
32Handicapé par la contestation de sa légitimité, le comité dirigé par les vieux ne dispose que de peu de moyens pour affirmer son autorité. Alors que le premier comité, constitué par les membres de l'association des jeunes unis du village, n'hésitait pas à réquisitionner des outils de travail chez les mauvais clients, fussent‑ils leurs proches parents, le deuxième comité, composé de personnes plus âgées, est moins audacieux et peut difficilement se permettre ce genre de comportement. Cette attitude des vieux a été souvent conditionnée à la fois par leur âge mais aussi par des pesanteurs d'ordre socio‑politique difficilement maîtrisables.
33Dans un environnement social où toute mesure, fût‑elle prise dans l'intérêt de la communauté villageoise, est vite assimilable à un parti pris visant à sauvegarder des intérêts particuliers ou à léser les intérêts d'une famille ou d'un quartier, il semble dès lors très incertain d'aboutir à un véritable consensus. En fait, on pourrait comprendre la stratégie de la dérobade du deuxième comité de gestion comme résultant d'une logique d'évitement qui vise à maintenir le statu quo pour ne pas frustrer certaines familles et certains marabouts. Ainsi, dans le souci de ne pas envenimer les querelles avec leurs opposants politiques ou de ne pas froisser certaines personnes respectables du village, les membres du comité n'osent pas imposer des sanctions.
34L'épée de Damoclès qui pèse sur le comité est aussi aggravée par l'absence d'un règlement intérieur qui lui conférerait officiellement un pouvoir coercitif. A cela, s'ajoute l'incapacité matérielle des membres du comité de sanctionner les mauvais payeurs en coupant leur accès à l'eau du forage puisque le réseau actuel du village ne dispose pas de robinets conçus à cet effet. Le développement des "branchements pirates" (robinets privés) opérés sur le réseau sans l'aval du comité atteste aussi de l'incapacité des gestionnaires du réseau à discipliner les comportements de leurs concitoyens.
35Par ailleurs, la mauvaise gestion budgétaire soumet la qualité et la continuité du service à une contrainte de liquidité. En raison de l'insuffisance des rentrées d'argent, le comité n'affecte principalement la somme collectée qu'à l'achat de gasoil. L'approvisionnement en gasoil (par fûts de 200 litres) se fait au gré des disponibilités financières du comité de gestion. Ne disposant pas de réserves, il ne peut constituer de stocks. Lorsque le fût est épuisé, le comité doit alors réunir les 62 000 FCFA nécessaires et aller chercher ce baril à Ourossogui (25 km), ce qui prive le village d'eau pendant une journée voire plus. Toujours en raison de ce problème de fonds, le comité ne peut acheter les pièces du moteur qui sont à changer régulièrement et ne peut prendre des dispositions rapides en cas de panne. Le comité doit alors soumettre ses problèmes à un généreux donateur, à la communauté rurale, ou à la section locale de l'association des ressortissants, qui s'en remet à la section de Dakar, du Gabon ou de la France. En 1995 par exemple, le moteur est tombé en panne le 20 juillet et la pompe n'a pu fonctionner que trois semaines plus tard. Les perspectives à plus long terme (remplacement du moteur et de la pompe) comptent peu dans les préoccupations du comité, puisque le déficit ne permet pas de prendre en considération l'amortissement des installations.
36C'est l'ensemble de ces contraintes, cumulées à l'absence de perspective à moyen et long terme, qui seront à l'origine de la disqualification des vieux.
37Les difficultés de gestion qui ont émaillé le mandat des vieux et l'enjeu fort que représente le forage aux yeux de la diaspora villageoise, très souvent sollicitée financièrement pour combler les déficits budgétaires, ont conduit à un deuxième changement de direction à la tête du service de l'eau à Kanel. Le retour des jeunes via la section locale de l'association des ressortissants de ce village est présentée par ceux d'entre eux que nous avons rencontrés comme l'aboutissement d'une volonté de gérer le service de l'eau dans ce village avec plus de transparence et d'équité. Les ressortissants de cette localité, très éloignés de la gestion locale du forage ‑ mais fortement sollicités par le comité de gestion ‑ ont joué un rôle important dans la récupération du comité de gestion par les jeunes.
38L'envoi en 1995 par l'association des ressortissants de Kanel en France (ARKF) d'une équipe d'Ingénieurs Sans Frontières sur le terrain afin de diagnostiquer le mal, témoignait déjà de cette préoccupation des fils expatriés sur les problèmes de l'eau dans leur village d'origine. Le rapport de fin de mission présenté en octobre 1995 lors de l'assemblée générale de bilan à Paris, en plus des problèmes techniques liés au réseau, signalait l'incompétence des gestionnaires et l'inadéquation des prix forfaitaires fixés par le comité. C'est à partir de ce moment que le comité de gestion du forage ‑ dont la légitimité est localement contestée ‑ a commencé à perdre le soutien de la communauté des ressortissants du village en France. L'idée d'une nécessité de renouvellement des membres du comité, longtemps couvée dans les esprits, commence à germer. Dans la perspective d'une réhabilitation du réseau hydraulique du village, faisant suite au rapport produit par l'équipe d'Ingénieurs Sans Frontières, la Section de Paris commençait déjà à envisager le renouvellement du comité et son remplacement par les jeunes qui avaient été crédités auparavant d'une bonne gestion. Ce projet, concocté depuis la France, vise en effet moins à réhabiliter les jeunes dans leurs droits qu'à permettre aux émigrés de travailler directement avec la section locale de l'association du village censée relayer son action et ses projets à l'intérieur du village. Par ce biais, les immigrés espèrent avoir une meilleure lisibilité financière des comptes du comité et sécuriser au mieux les investissements futurs.
39Le départ des vieux qui consacre le retour des jeunes marque aussi pour la première fois dans l'histoire de la gestion locale de l'eau l'entrée des femmes. Elles sont chargées, en compagnie des hommes, de faire la collecte mensuelle et de sensibiliser les populations sur la gestion de l'eau et celle des bornes fontaines publiques. Contrairement à la gestion précédente, elles se déplacent en groupe de quatre ou de cinq selon leur disponibilité ; ce qui de l'avis de certains immigrés permet de faire pression sur les abonnés et diminue les risques de détournement d'argent.
40Il est cependant important de souligner que l'entrée des femmes dans le comité de gestion du forage ne s'inscrit pas forcément dans un souci de démocratisation de la gestion des affaires publiques. Leur acceptation au sein du comité pourrait être assimilée à un opportunisme dans la mesure où la déclinaison des arguments laisse apparaître des jugements allant dans un sens qui les créditent de bonnes capacités gestionnaires et d'une force de persuasion en matière de collecte et de recouvrement des arriérés, que les hommes sont généralement réputés loin d'avoir.
41Par mise en réseau, nous entendons ici l'ensemble des processus informationnels et les moyens médiologiques mobilisés tant par les acteurs locaux que les acteurs internationaux afin d'enrôler aussi bien les populations locales que la diaspora du village dans les débats articulés autour de la problématique de la production et de l'allocation du service de l'eau. Cette perspective d'interconnexion entre les différentes diasporas du village et sa population locale procède d'une stratégie de décloisonnement du cadre "actoriel", réduit auparavant au seul binôme Comité local de gestion du forage et diaspora du village en France au travers de l'association du village, forte de plus de 300 membres dont la majeure partie réside en région parisienne.
42Le processus de décloisonnement du cadre "actoriel" de l'enjeu hydraulique s'appuie cependant sur une expertise technique ‑ celle d'Ingénieurs Sans Frontières ‑ dont les révélations font état de l'acuité des problèmes techniques et des impairs organisationnels. Ainsi, la stratégie de mise en réseau de la diaspora et les processus de validation sociale du projet de réhabilitation du réseau hydraulique reposent‑elles sur la mise en évidence de ces facteurs socio‑techniques, sources principales des dysfonctionnements du service de l'eau.
43Mais plus que cette mise en scène, c'est aussi une reconsidération de la forme et du contenu des relations entre la diaspora française du village, ses concitoyens restés au pays et les autres diasporas du village qui est ici en jeu. De plus, outre l'enjeu de participation collective, c'est aussi par la technicisation du réseau hydraulique (réhabilitation et installation de compteurs d'eau), et la production de règles codifiées d'usage, entre autres, que l'acteur local/international qu'est la diaspora française du village entend insuffler une nouvelle dynamique de gestion et d'allocation du service de l'eau.
44Le projet de réhabilitation du réseau hydraulique du village de Kanel tire son origine à la fois de facteurs techniques et de facteurs anthropiques. Ces derniers sont relatifs d'une part, aux comportements déviants des usagers, et d'autre part, à la contestation sociale d'une partie des usagers, peu satisfaite du service qui lui est rendu, cumulé à l'opacité de la gestion gérontocratique du comité. Cette situation traduisait un malaise social : pour y faire face, les membres du comité local de gestion n'ont eu d'autre issue que de le délocaliser pour s'attirer la bienveillance et la gratitude de leurs concitoyens expatriés.
45C'est donc lorsque les pannes du moteur et de la pompe ont commencé à devenir endémiques et insurmontables à cause des coupures d'eau prolongées, que l'idée de saisir l'association des ressortissants du village en France fut prise par la section locale. Les vieux gestionnaires du service de l'eau qui ne bénéficiaient plus de beaucoup de légitimité à cause de leur "mal gouvernance" et de la qualité relative du service de l'eau, n'avaient plus aucune influence sur leurs compatriotes installés en France.
46Ce faisant, dans sa logique de redéfinition des relations avec sa section locale, l'association du village en France avait commandité la réalisation d'un bilan de la gestion du forage par les notables. La réalisation de ce bilan en 1994 et le séjour d'un mois et demi en 1995 de l'équipe d'Ingénieurs Sans Frontières faisaient état de plusieurs dysfonctionnements liés à la qualité de la gestion et à la qualité du réseau hydraulique. Cela a permis à la communauté du "village‑bis" en France de saisir l'ampleur des problèmes aussi bien en amont qu'en aval de la gestion du forage.
47En plus des problèmes de gestion qui ont été relevés, une part importante des dysfonctionnements relatifs à la distribution de l'eau était imputable à la qualité du réseau au fur et à mesure que le village s'agrandissait. Les premières canalisations (celles de plus gros diamètre) ont été installées en 1967. Depuis, quelques canalisations ont étendu le réseau (notamment dans le Lao), mais le village s'est agrandi vers le Waalo, et les maisons récemment construites ne sont pas desservies en eau. Le réseau ne présente que 2 vannes : l'une qui ne sert pas, placée à 20 mètres du forage, l'autre dans le Lao. L'eau n'est pas disponible dans le même temps dans les différentes parties du réseau pour des différences d'altitude et d'ensablement. Depuis les travaux de la Sonatel 8 il y a quelques années, le Sud du Lao ne dispose d'eau que 2 heures 30 ou 3 heures après l'ouverture de la vanne de sortie du château d'eau. En effet, lors du recollement de la canalisation principale, qui avait été cassée lorsque la tranchée pour faire passer le câble téléphonique a été creusée, du sable s'est introduit et s'est accumulé dans les points bas du réseau. Le plombier a constaté un très faible débit au niveau de la vanne de Lao, l'ensablement touche donc les tuyaux en amont. De plus, selon le Chef de la brigade de maintenance de Matam, certaines concessions, placées à la périphérie du village et donc éloignées du réseau s'y sont connectées par un tuyau long de plusieurs mètres ; le stockage de l'eau dans ce long tuyau diminue le débit de la canalisation et prive les usagers placés en aval du branchement 9.
48Conçu à l'époque où le village était relativement peu peuplé, le réseau actuel ne répond plus convenablement aux besoins croissants de la population du village, du fait de l'augmentation de sa démographie en interne et l'installation en 1991 de réfugiés en provenance de la Mauritanie dans la partie sud‑ouest du village à 100 mètres du forage. Cette augmentation de la population du village n'est cependant pas à elle seule à l'origine des dysfonctionnements notés au niveau de la distribution de l'eau. Ceux‑ci relèvent aussi de problèmes techniques liés à la conception initiale du réseau. Celui‑ci, constitué de tuyaux d'un faible diamètre n'est plus en mesure de permettre un accès équitable de tous les consommateurs à l'eau dont ils payent pourtant le service. Le développement des branchements pirates ainsi que les problèmes d'ensablement des tuyaux occasionnés par la Sonatel ont aussi, pour beaucoup, amoindri la pression déjà faible du réseau de distribution. Les populations situées sur les zones très basses du réseau sont les principales victimes de ces dysfonctionnements.
49Cette situation problématique sera très déterminante dans le passage de ce qui au départ était un objectif de diagnostic à réaliser pour identifier les causes principales des dysfonctionnements d'un service public local, à un vaste projet de réhabilitation du réseau hydraulique villageois.
50Une fois que le rapport de diagnostic de l'équipe d'ISF fut livré en octobre 1995 à l'ARKF, commanditaire de l'étude, lors de l'assemblée générale de bilan, deux propositions majeures dans le domaine hydraulique ont été retenues par le bureau, suite aux débats échangés entre celui‑ci, l'équipe d'ingénieurs qui a réalisé l'étude et les membres de l'association. Il s'est agi, d'une part, du raccordement du forage, dont le moteur tourne au gasoil, au réseau électrique de la Senelec 10 et, d'autre part, de réhabiliter le réseau hydraulique villageois, devenu obsolète. L'électrification du forage visait deux objectifs principaux : réduire le temps d'attente des usagers face aux coupures d'eau liées en partie aux difficultés de trésorerie du comité de gestion d'un côté, et, de l'autre, simplifier les déplacements du comité en cas de rupture de stock certes peu onéreux et les difficultés liées à l'acheminement des barils de gasoil.
51La réhabilitation du réseau hydraulique, quant à elle, visait à doter les usagers‑clients, notamment les populations du village, d'une infrastructure moderne ‑ c'est‑à‑dire des tuyaux de distribution d'un diamètre plus important que celui existant ‑ capable de satisfaire les besoins en eau des abonnés, surtout ceux qui sont situés aux points bas du réseau et/ou en aval du réseau, dont l'accès à l'eau était devenu difficile à cause de la faiblesse du diamètre du tuyau de distribution et le développement des branchements pirates opérés sur le réseau. Mais, en plus de cet objectif d'ordre éthique visant à permettre un accès égal à l'eau et au même moment pour tous les usagers, un des objectifs implicites du projet est de permettre ‑ à terme ‑ la pose des compteurs pour chaque abonné du village. Cette mesure a été envisagée afin de permettre au futur comité de gestion de sanctionner matériellement un mauvais client en lui coupant l'eau à la source, ce que tous les comités qui se sont succédés ne pouvaient faire en raison de l'absence de compteurs d'eau sur le réseau. Dans l'esprit des immigrés, une telle mesure permettrait aux populations villageoises de prendre conscience du coût qu'elles supportent pour le service de l'eau et diminuerait à terme le gaspillage de cette ressource pourtant épuisable.
52L'atteinte de ces objectifs suppose cependant la combinaison de plusieurs facteurs dont deux vont essentiellement retenir ici notre attention. Il s'agit des conditions sociales qui peuvent être favorables ou défavorables quant à la viabilité du projet et des conditions financières nécessaires à sa mise en œuvre.
53A l'instar de toute association ou tout regroupement humain qu'un enjeu socio‑économique structure, l'essentiel des ressources nécessaires à la prise en charge totale ou en partie du "projet" provient de la contribution des membres, généralement fixée selon un montant fixe et une périodicité définis à l'avance. Il peut arriver que ces mêmes membres soient soumis à une contribution exceptionnelle, indépendamment de la cotisation mensuelle à laquelle sont assujettis les membres qui répondent aux critères formels retenus par l'association. L'ARKF ne déroge pas à cette règle. Elle peut, en effet, être amenée à "exiger" de ses membres des "cotisations exceptionnelles" souvent très onéreuses lorsque le "projet" ou le "problème" à régler ne peut être supporté financièrement par les ressources propres disponibles de l'association. Le projet de réhabilitation du réseau hydraulique implique, nous l'avons vu, un enchevêtrement d'enjeux éthiques et techniques auxquelles vient se mêler un enjeu financier. Or, celui‑ci intervient à un moment où les émigrés sont fortement éprouvés parce que contraints, d'une part, de satisfaire aux besoins de la famille et, d'autre part, de répondre positivement aux multiples demandes formulées par les villageois, en plus de leurs projets personnels dont la matérialisation représente un coût supplémentaire.
54Dans ce contexte, le bureau "dirigeant" a la lourde tâche de faire en sorte que la base sociale du projet, économiquement la plus importante, y adhère pour que le projet ait des chances d'aboutir. Cette adhésion peut être comprise comme une tentative de validation sociale du projet, condition sine qua non de la mobilisation financière des membres. Pour ce faire, les dirigeants ont recours à plusieurs procédés. Dans le cadre du projet de réhabilitation du réseau hydraulique de Kanel, la stratégie de la mise en évidence de l'esprit communautaire face à ce type d'enjeu ainsi que "l'exceptionnalisation" du projet présenté par le bureau comme un "gros chantier", une "infrastructure structurante", peuvent être assimilées à des stratégies d'embrigadement autour du programme hydraulique projeté par l'ARKF. Comme nous le montre l'extrait qui suit, la validation technique du projet réalisée par l'équipe d'Ingénieurs sans frontières a permis au bureau dirigeant de disposer d'arguments techniques fiables qui seront mobilisés pour faire en sorte que les membres adhèrent et soutiennent l'opération à réaliser.
"Depuis 1994, nous en parlons. [Nous] y consacrons tous nos moyens physiques, financiers, et pas mal de notre temps. Autrement dit, pourquoi sommes‑nous engagés dans cette galère interminable se demandent certains. Il est vrai que nous travaillons sur ce projet depuis six ans et cela peut paraître long [voire] très long. Mais, il faut savoir que la durée d'un projet dépend de plusieurs facteurs : à savoir sa complexité, sa grandeur, les moyens techniques et financiers à mettre en œuvre pour sa réalisation. Il s'agit aussi de voir si ces moyens viennent de l'extérieur ou non. En examinant notre projet dans son ensemble, c'est‑à‑dire en [évaluant] les moyens à la fois techniques, matériels et financiers nécessaires pour sa réalisation, cette durée nous [paraît] raisonnable. Le réseau actuel a une longueur de 4410 mètres, soit 4,41 km de tuyaux. Le futur réseau aura une longueur de 14657 mètres, soit 14,657 km de tuyaux. Ceci dit, soyons encore un peu patients, notre projet est actuellement à sa seconde phase. Si tout se passe comme prévu, les travaux seront achevés avant la fin de l'année prochaine11 [2000]."
55Le projet de réhabilitation du réseau hydraulique que le bureau dirigeant assimile à une "galère interminable" a cependant des chances d'être réalisé si les membres adhèrent à sa mise en œuvre. L'utilité sociale et économique du projet est un aspect partagé par l'ensemble des membres de l'association mais leur adhésion est à entretenir dans la mesure où le projet lui‑même s'inscrit dans une temporalité. Les éléments technico‑financiers sur lesquels s'appuie le bureau visent à attirer leur attention sur l'importance du projet et la mise en évidence de la complexité du projet justifierait la patience dont les promoteurs du projet doivent faire montre.
56Comme tout projet de grande envergure, le financement des opérations pour la mise en œuvre est souvent un "casse‑tête", surtout lorsque le promoteur du projet n'a pas les ressources nécessaires pour sa réalisation. En de pareil cas, on a généralement recours à la solution du cofinancement. Dans le cadre de son projet hydraulique, l'ARKF qui prenait en charge la totalité de la contribution du village d'origine de ses membres ‑ dans le cadre de ses projets en direction de ce village ‑ veut rompre avec ses pratiques anciennes. Cette rupture est déjà engagée lors du montage du budget de son projet. En effet, elle entend désormais mettre en réseau à travers ce projet toutes les diasporas du village. C'est ainsi qu'elle a pu obtenir la participation financière des sections étrangères du village installées au Gabon et au Congo. La section du "village‑bis" aux Etats‑Unis a donné son accord de participation. Il faut dire que dans le cadre du projet, une innovation de taille est introduite à travers la démarche du cofinancement et la mise à contribution de l'association du village à Dakar et celle des ménages résidant au village, principaux usagers de l'eau du forage.
57A Dakar, où réside aussi une bonne partie de la communauté Kanéloise, il existe une association du village dénommée Association des Jeunes Unis de Kanel/Section de Dakar. L'AJUK de Dakar joue aussi un rôle important tant en direction de ses membres qu'en direction de l'ARKF, pour qui elle joue un rôle de "facilitateur". Cette responsabilité incombe à la section de Dakar, compte tenu de sa position stratégique et de l'existence dans la capitale des fonctionnaires de l'administration, originaires du village. Dans le cadre du projet de réhabilitation dont la Section de Paris est le promoteur, l'AJUK s'est chargée de la sortie du gros matériel envoyé par l'ARKF (exonérations par exemple). L'appel d'offres lancé à l'endroit des entreprises de travaux publics a été réalisé par elle. Parmi les "compétences" qui lui sont attribuées, figurent aussi la négociation de la demande de réhabilitation du château d'eau qu'elle a adressée au ministère de l'hydraulique et celle des compteurs adressée au ministère de l'énergie. En outre, la Section de Dakar accueille et héberge les membres d'ISF, partenaire de l'ARKF.
58Le rôle de Dakar va cependant au‑delà de cette dimension administrative. En effet, la Section de Dakar peut servir à l'ARKF de doublure lorsque l'adhésion des populations locales aux projets paraît difficile à conquérir. Dans le cas d'espèce, Paris s'appuie sur la Section locale de Dakar pour espérer peser de tout son poids sur une éventuelle réticence des populations locales. En revanche, bien que l'enjeu hydraulique soit partagé par tous et la contribution financière des populations kanéloises de Dakar et de Kanel semble acquise, il s'avère plus que nécessaire de les sensibiliser aux enjeux du projet en cours et partant à l'éventuelle "nécessité" de leur participation. Le déplacement d'une délégation de la Section de Paris au mois de septembre 2001 s'est inscrit en effet dans ce cadre. Cette mission avait trois objectifs majeurs :
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Le premier consistait à sensibiliser les populations kanéloises à Dakar et à Kanel sur les enjeux du projet tant au niveau des travaux proprement dits que de la gestion du réseau futur. L'idée d'une telle initiative, c'est que "les bénéficiaires directs de cette opération sont les habitants de Kanel et que celle‑ci ne pourrait réussir que si elle est réappropriée par les populations locales [car, nous pensons] que leur non‑implication condamnerait à coup sûr l'avenir du réseau. "
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Le deuxième objectif visait à "redynamiser les Sections de Dakar et de Kanel qui restent... des partenaires incontournables de par leur position de proximité par rapport aux populations bénéficiaires et des rôles d'impulsion et de supervision qu'elles doivent jouer dans le cadre de ce projet et ceux à venir. La mise en œuvre de ce projet nous semblait projet et ceux à venir. La mise en œuvre de ce projet nous semblait [donc] être symboliquement une meilleure occasion pour les remobiliser et pour revitaliser nos relations de partenariat."
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Le troisième objectif avait trait à celui de la participation financière des populations Kanéloises de Dakar et de Kanel. "Leur non‑implication nous semblait inconcevable [en ce sens que] nous pensions que les populations ne pourraient se réapproprier le projet et veiller à sa bonne gestion que si elles étaient impliquées en tant qu'acteurs, y compris financièrement, et pas simplement comme des cibles, bénéficiaires passives. "
59A travers ce discours tenu par la Section de Paris, promoteur du projet de réhabilitation du réseau hydraulique du village d'origine, il apparaît que Dakar demeure pour Paris un partenaire incontournable. La Section de Dakar, par sa position de proximité vis‑à‑vis des contributeurs potentiels qui résident à Dakar, semble être la seule à pouvoir mobiliser socialement et financièrement ses membres. Ce rôle de Dakar doit aussi évoluer. L'action de la section de Dakar doit même être étendue en direction du village dont les populations ont été toujours considérées comme des "cibles passives". Les enjeux que représentent la réappropriation du projet et la bonne gestion du réseau futur doivent être clairement affichés. Paris qui "court‑circuitait" Dakar a revu sa position. La présence de trois membres du bureau de la Section de Dakar dans la délégation qui s'est rendue dans le village témoignait de cette révision des rapports entre Paris et Dakar. Bien que financièrement plus nantie que Dakar, l'ARKF, obnubilé par la réussite de son projet, ne pouvait faire cavalier seul ; et la présence des sections étrangères du Gabon et des Etats‑Unis, en plus de Dakar et de Kanel, lors des" Assises sur l'eau" tenu au mois de septembre 2001, visait essentiellement à montrer aux villageois le caractère participatif de la démarche du projet et de l'unité des différentes sections du village, locales et expatriées autour de l'enjeu hydraulique.
60L'exigence d'une participation financière des populations locales de la part de l'ARKF est une donne importante dans le cadre du projet hydraulique que tentent de mettre en œuvre les immigrés du village de Kanel à Paris. Elle s'inscrit en effet dans une démarche que l'on peut qualifier de rupture, en ce sens que c'est la première fois dans l'histoire des actions de développement que mène la Section de Paris que les populations restées au village sont soumises à une participation financière. Celle‑ci apparaît aux yeux de la population kanéloise immigrée de Paris comme un moyen par lequel les populations locales peuvent se réapproprier le projet dans la mesure où elles ont contribué à son financement.
61Cette mesure prise par la Section de Paris découle de l'évaluation des comportements et des attitudes de leurs concitoyens, peu enclins à gérer convenablement les "projets" qui leur viennent de l'extérieur. Les comportements des populations vis‑à‑vis de la gestion des bornes fontaines publiques installées par l' ARKF dans le village, le développement des branchements pirates à des fins privées sur le réseau, les arriérés difficilement recouvrables du service de l'eau, sont autant de facteurs de dysfonctionnements qui peuvent être réduits lorsque les populations prennent conscience qu'elles ne sont pas des bénéficiaires passifs du réseau mais des acteurs de celui‑ci. Ce processus de reconversion passe, selon l'ARKF, par l'implication des populations, usagers de l'eau, dans le financement des opérations. Le passage du statut de "cibles passives" à celui d'acteurs aurait donc pour effet de réunir les conditions de durabilité du projet.
62C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre l'esprit des deux grandes "Assises sur l'eau" tenues dans le village au mois de janvier et de septembre 2001. La délégation de Paris, renforcée par celle de Dakar lors de la "dernière" consultation des populations locales, reste encore fidèle à sa position comme nous le suggère l'extrait qui suit :
"Le mot d'ordre commun était de tenir le même langage aux Kanélois et de leur transmettre un triple message. Celui de l'unité et de la mobilisation de toutes les sections de l'AJUK autour de ce projet humainement et financièrement ; celui de la nécessaire mobilisation des populations de Kanel qui suppose, de notre part, une véritable sensibilisation sur les tenants et les aboutissants du projet et surtout sur les enjeux de gestion du futur réseau ; et, enfin, celui de la participation financière de Kanel à ce projet qui, à nos yeux, reste déterminante dans cette nécessaire réappropriation du projet."
63Ces propos extraits du rapport de bilan de l'ARKF, lors de son assemblée générale du mois d'octobre 2001, réaffirment la position du promoteur du projet. La participation financière des populations de Kanel est plus que nécessaire dans le sens où elle serait pour l'ARKF, une des conditions de réappropriation de son projet.
64Cependant, si la contribution des populations locales envisagée lors du montage du budget en 1999 à raison de 12500 F CFA par ménage résident dans le village demeure une constante, les modalités de cette mise à contribution ont quelque peu évolué. Fléchissant sa position, l'ARKF cherche à ne pas mettre les ménages financièrement démunis hors du service de l'eau. L'idéal communautaire réapparaît ici et sert de justificatif à cet infléchissement de sa position comme nous le montrent les propos ci‑dessous :
"Quant à la participation des populations de Kanel, il a été retenu avec le bureau [de la Section de Kanel] et le comité de gestion de revoir la liste des personnes soumises ainsi que de fixer la participation de chacun selon sa situation socio‑financière. Ce qui est important étant le principe de la participation de chacun selon ses moyens."
65Cette variation de la position du promoteur du projet, même si elle semble être légitimée par des considérations sociales, apparaît aussi comme un indicateur des difficultés que rencontrent souvent les associations de village lorsqu'il s'agit de soumettre leurs concitoyens restés au village à une participation financière. Dans le cas du village de Kanel par exemple, l'idée d'une participation financière a été lancée depuis 1999, mais la section locale éprouve de sérieuses difficultés à la mobiliser. En prenant en charge sa propre participation, et celle du village estimée à 5600000 F CFA, l'ARKF n'anticipe‑t‑elle pas sur une éventuelle défection de ses propres concitoyens ? En ne faisant pas de la mobilisation de cette contribution locale, une condition sine qua non du démarrage des travaux et en différant la participation des ménages du village lors du branchement des compteurs, on peut penser que l'ARKF semble, en effet, bien partie pour autofinancer la contribution des populations du village.
66A travers cette contribution, nous avions pour projet d'apporter un éclairage sur le service public local, à partir d'un enjeu hydraulique : celui de l'accès à l'eau potable. Le retrait de la puissance publique des secteurs vitaux comme la gestion des forages a permis un transfert des charges vers des populations locales par le biais des comités de gestion. L'analyse de la gestion locale à travers l'exemple du village de Kanel nous a amenés à prendre la mesure des difficultés techniques et organisationnelles que ce transfert a impliqué d'une part, et des stratégies d'appropriation de ce secteur par les populations locales, d'autre part. L'Etat s'est certes retiré de la gestion des forages, mais le coût de cette gestion transféré aux populations locales semble bien accepté par ces mêmes populations, à travers la frange expatriée du village.
67Le coût financier impliqué par la gestion des forages est entré en contradiction avec les ressources de financement mobilisées par les "concessionnaires" des infrastructures et du réseau hydraulique, même dans les localités où la frange émigrée représente une source évidente de revenus. L'enjeu constitué par l'allocation de l'eau potable et l'envergure que peuvent prendre les projets locaux dans ce domaine nécessitent des moyens financiers qui ne peuvent être forcément soutenus par les émigrés.
68L'Etat tourne le dos aux populations et de ce fait celles‑ci se dirigent vers des organisations non étatiques, susceptibles de les accompagner dans la recherche de financements nécessaires à l'accomplissement de leurs desiderata. Les populations locales quant à elles, habituées à être dotées de "projets" clé‑en‑main, développent l'attentisme, même dans les cas où le "projet" en direction du village est négocié par les membres du village‑bis à l'étranger.
69Le modèle de gestion communautaire, souvent présenté comme simple à administrer, apparaît comme un modèle complexe et aléatoire. Il a été fortement encadré par un certain nombre de préjugés, d'a priori positifs sur la capacité gestionnaire des comités locaux "concessionnaires" du réseau de distribution. En effet, d'après notre observation, le paradigme du village comme constellation de groupes sociaux, comme une unité de résidence où les individus vivent de façon harmonieuse et intégrée, ne trouve définitivement pas d'actualisation à Kanel. Nous avons vu que la gestion locale de l'enjeu hydraulique s'effectue à l'intérieur d'un cadre rural, mais elle reste ouverte tant à son environnement immédiat qu'à des échelles plus lointaines, impliquant du coup la diaspora villageoise dans sa mise en œuvre. Elle déborde donc le village et s'insère dans un environnement d'une dimension internationale, rendant ainsi de plus en plus complexe sa structuration.
70Cette ouverture à l'international tient à deux dimensions intimement liées : la première résulte de la logique d'assistance, caractéristique des associations d'immigrés qui ont presque toutes une mission de développement des terroirs d'origine par la mobilisation de la petite épargne et son investissement dans des enjeux considérés comme tels ; la seconde, corollaire de la première, est l'appropriation d'un enjeu local aux fins d'un double projet politique : se positionner en tant qu'acteur dans l'espace villageois transnational et chercher à combler deux défauts de régulation, celui de l'Etat et celui de l'initiative privée.
71Le défaut de régulation étatique tient essentiellement au fait que les comités de gestion qui exploitent les infrastructures et les réseaux hydrauliques dans les espaces ruraux où ils existent, ne sont pas formellement concessionnaires des ouvrages hydrauliques. Ils ne sont liés à l'Etat par aucun contrat écrit de concession comme c'est le cas dans les grands aménagements hydro‑agricoles dans le delta du fleuve. Il n'existe non plus de textes dans le sens d'une contractualisation, par exemple entre les services techniques du ministère de l'hydraulique et les comités de gestion des forages.
72Le défaut de régulation par l'initiative privée est celui qu'on peut imputer au comité de gestion. En effet, celui‑ci ne dispose d'aucun moyen de sanction des comportements déviants. Les relations entre le comité de gestion, les prestataires privés et les usagers ne sont non plus des rapports basés sur un cadre de référence commun qui définit les possibilités et les modalités d'application du service. C'est précisément cette "lacune" que tente de combler l'association du village à l'étranger et son partenaire d'appui qui est ici Ingénieurs Sans Frontières. Cette "ingérence", favorisée par la "décharge" instituée comme mode gouvernance (Diouf 1999 : 16), traduit donc l'émergence d'acteurs se positionnant en dehors de l'Etat dont ils peuvent constituer le double (Ibidem : 17). Aussi, avec l'intervention de ces acteurs, on redécouvre le discours sur la participation qui tire sa légitimité, le plus souvent, du décalage constaté entre le modèle prescrit de gestion et celui en acte sur le terrain. A cela s'ajoute l'apparition d'espaces publics fragmentés mais interconnectés suivant "l'axe local‑international" et inversement. Ils correspondraient ainsi à l'existence d'un espace public transnational dont les acteurs, pourtant situés sur des espaces particuliers de l'axe, ont réussi à construire tout en s'accommodant de la distance (Dia 2000).
73La gestion des adductions d'eau semble donc en partie dépendre de l'action de la frange émigrée de cette localité. L'enjeu pour les émigrés est double : il s'agit pour eux d'assurer, par le biais du comité de gestion dont ils veulent contrôler l'accès, la continuité du service et, d'autre part, chercher grâce à leur partenaire d'appui à techniciser et réguler les modes d'allocation de la ressource de manière à "circonscrire" les incertitudes des usagers. Ce qu'il est convenu d'appeler la "professionnalisation" de la gestion des adductions d'eau moderne s'inscrit donc dans un double projet d'innovation technique et réglementaire dont la finalité première est de créer les conditions d'une gestion locale financièrement indépendante du secours quasi permanent des émigrés.
74Cette innovation a cependant des implications certaines. Au plan théorique, les mesures visant la pose des compteurs et corrélativement le paiement de l'eau au volume marquent le point de départ du passage de ce qu'on aura appelé souvent la gestion communautaire à une privatisation de fait de la gestion de l'eau. Ces mesures aux relents purement économiques symbolisent l'alignement des émigrés aux grands principes néo‑libéraux qui voient dans la prescription de règles formelles d'usage et la contribution financière des usagers comme une des conditions principales de régulation des services publics locaux et nationaux. Au plan pratique, le passage d'un prix forfaitaire au m3 ‑ que ce soit pour le détenteur d'un robinet privé ou le ménage qui s'approvisionne à partir d'une borne fontaine publique ‑ aura vraisemblablement des effets aussi bien sur le rapport des usagers à l'eau du forage que sur les rapports entre les détenteurs de robinets privés et ceux qui n'en seront pas pourvus. Or, l'eau dans l'immense majorité des groupes humains est un bien collectif, auquel n'importe qui peut avoir accès fût‑il pour des quantités importantes 12.
75Sans cependant vouloir verser dans une sociologie prospective, on peut se demander si, avec les mesures qui visent la pose des compteurs et le paiement au volume d'eau, de telles pratiques socialisées vont subsister. L'hypothèse qu'on peut faire est que le paiement de l'eau au volume pourrait introduire des restrictions certaines quant à son accès. De plus, la solidarité déjà en vigueur dans ce domaine risque cependant d'être supplantée par la dimension financière du coût de l'eau que la pose des compteurs pourrait motiver.