Les paysans peuvent‑ils nourrir le tiers‑monde ? Maxime Haubert (Sous la direction de), Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, 268 p.
Texte intégral
1L'objectif de la recherche dont ce livre constitue une étape est, "à partir de la problématique du Nord‑Est du Brésil, mais en étendant les analyses à d'autres régions du tiers‑monde, d'étudier dans quelle mesure les petits producteurs familiaux peuvent contribuer à satisfaire les besoins alimentaires des populations des pays concernés, et plus spécialement ceux des petits consommateurs urbains".
2Son point de départ repose sur le constat de l'évolution des politiques internationales et notamment de la marche arrière des décideurs internationaux qui, suite aux politiques menées dans les années 70 prônant une forte intervention de l'Etat dans les politiques alimentaires, soutiennent actuellement une position néo‑libérale conduisant en pratique à une aggravation de la situation des petits producteurs et de la situation alimentaire des pays du Sud. Ce travail plaide pour que soit reconnu le rôle essentiel des dynamiques et des mobilisations paysannes et les droits des petits producteurs, acteurs d'un progrès économique et social dont ils devraient être également bénéficiaires.
3Recueil des communications présentées au cours de deux colloques du CECOD, l'ouvrage est articulé en trois parties, dont les deux premières peuvent paraître assez éloignées des préoccupations immédiates des anthropologues, surtout s'ils n'ont pas un minimum de références macro‑économiques et agronomiques.
4Le premier volet aborde l'impact des politiques menées à l'échelle nationale à travers l'évolution des politiques agricoles et alimentaires, et de crédit rural. Les exemples sont choisis principalement au Brésil et en Argentine, dans le contexte de la mise en œuvre de politiques d'ajustement structurel et d'accords d'intégration signés en 1986, prolongés par la création d'un marché commun entre les deux pays depuis mars 1991 et devant s'élargir encore dans le cadre du Mercosur (marché entre le Brésil, l'Argentine, l'Uruguay et le Paraguay, qui représente 60% de la superficie totale de l'Amérique latine, 45% de sa population et 50% de son produit brut.)
5A ces analyses s'ajoutent, en contrepoint comparatif, un article regroupant quatre contributions concernant les politiques alimentaires nationales menées respectivement au Viêt‑nam, Pérou, Burkina Faso et Burundi, et l'article de Roberto Santana qui, à partir de l'exemple chilien, pays dont le "décollage" semble confirmé, propose une réflexion sur le virage du monde rural mettant en question le lien habituellement postulé entre capacité nationale de faire face aux demandes alimentaires de la population et production paysanne. Cet article pose deux problèmes intéressants sur lesquels on a souvent tendance à se fermer les yeux : d'une part les exploitations familiales n'ont pas toutes la même capacité à faire face aux impératifs d'intensification et il semble que, dans le cas chilien, environ 50% d'entre elles ne permettant qu'une agriculture de survie soient vouées à disparaître à terme. Par ailleurs, l'encadrement par les coopératives a selon l'auteur trouvé ses limites du fait de l'instrumentalisation dont il a été l'objet (objectif de mobilisation de masse amenant à créer des coopératives de plus en plus grandes, au détriment de leurs capacités réelles de fonctionnement), l'avenir n'en est pas pour autant réservé au producteur individuel mais se trouverait plutôt du côté de nouvelles formes d'organisation autonome, à petite échelle, rendues possibles grâce à une législation suffisamment souple.
6La deuxième partie de l'ouvrage, intitulé : "les réactions des petits producteurs" traite de la question du contrôle et du poids des aides de l'Etat et des politiques agricoles nationales. On y trouve une analyse des conséquences, pour les petits producteurs de canne à sucre argentins, de l'intégration économique avec le Brésil. Renforcement des stratégies associatives et organisationnelles et réalisation d'une intégration "remontante" ainsi que les risques liés à la situation actuelle et les perspectives qu'elle ouvre... On y trouvera également un article sur les effets de la libéralisation du commerce agricole en Chine et la "réapparition" des stratégies agricoles paysannes ainsi qu'un autre sur les dynamiques paysannes en Thaïlande, pays qui se retrouve dans les premiers rangs des pays agro‑exportateurs alors que son agriculture ne recoure qu'à la petite exploitation familiale...
7C'est en fait la troisième partie qui devrait concerner le plus directement les lecteurs du bulletin de l'APAD. A partir d'exemples concernant le rôle des ONG au Brésil, les innovations paysannes face à la crise et aux divers coups de barre politiques au Pérou, les propositions paysannes alternatives en Amérique Centrale, l'apparition d'une profession agricole ainsi que les perspectives des organisations paysannes en Afrique elle aborde sous divers angles les questions du rôle des organisations de petits producteurs et des organismes d'appui.
8Pour, une réflexion sur l'auto promotion paysanne et ses enjeux pour différents types d'acteurs (Etats, bailleurs de fond, organismes d'appui, leaders paysans, membres des organisations paysannes et coopérateurs), on retiendra essentiellement l'introduction de Maxime Haubert d'une part, qui pose très clairement les problèmes d'ensemble et, d'autre part l'article de Jean‑Pierre Jacob décrivant les approches socio‑anthropologiques de cette question en Afrique de l'Ouest. Le rapprochement de ces deux approches cadre le problème d'une façon très stimulante.
9L'introduction égratigne au passage quelques idées toutes faites, en soulignant par exemple la convergence entre le discours tiers‑mondiste prônant le développement à partir de la base et l'idéologie néo‑libérale qui n'a que des avantages à attendre d'un tel renversement de perspective.
10Le décorticage des différents abords socio‑anthropologiques de la question des organisations paysannes à partir des deux thèses antagonistes de la "privation relative" et de la mobilisation des ressources", situe bien.les tendances pour conclure en mettant l'accent sur une démarche qui est bien celle de ce livre dans son ensemble, cherchant à prendre en considération "à la fois : les réalités de l'ordre local... et les contraintes de l'ordre global."
11En conclusion, un tour d'horizon qui ouvre des perspectives intéressantes dans la mesure où il permet de saisir concrètement l'intérêt de resituer des dynamiques locales dans des processus régionaux, des politiques nationales et leurs variations suivant les gouvernements, et jusque dans des évolutions régionales ou internationales. Les rôles des gouvernants et des politiques qu'ils mènent, des acteurs et développeurs de tous niveaux et des décideurs internationaux sont évoqués, articulés de façons diverses suivant les articles ce qui finit par donner une image "en relief' des réalités décrites.
12On ne trouvera pas ici de réponse univoque à la question posée mais un aperçu, à partir de cas concrets, de la diversité des situations, de leur complexité et de leur évolution... ainsi que des questions et des orientations de réponse possible dans certains cas. A force de prendre de la distance et malgré ses intentions, le livre semble cependant faire peu de cas, même s'il les évoque, des conséquences concrètes (faim, décapitalisation, exode rural, migrations...) de certaines politiques menées. L'acteur nous paraît par moment bien lointain mais il n'est en tous cas pas réduit à ses seules fonction économiques, ni à un schéma unique ou "passéiste" de compréhension. Les paysans dont on nous parle ici vivent dans des situations diverses, sont eux‑mêmes divers, s'adaptent et innovent quand ils en ont les moyens, s'organisent et réussissent à prendre des tournants économiques fondamentaux dans un certain nombre de cas... Mais ils ne sont pas pour autant hors déterminations et les choix politiques nationaux et internationaux ne sont pas sans conséquences sur leurs modes de vie d'une part, et leurs capacités à peser dans la production alimentaire de leur pays d'autre part.
Pour citer cet article
Référence électronique
Véronique Dorner, « Les paysans peuvent‑ils nourrir le tiers‑monde ? Maxime Haubert (Sous la direction de), Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, 268 p. », Bulletin de l'APAD [En ligne], 10 | 1995, mis en ligne le 19 juillet 2007, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/apad/1321 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/apad.1321
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