La recherche en sciences sociales au Dahomey et au Bénin depuis les années 1970 : L'hégémonie du paradigme développementiste
Texte intégral
1Ce texte était à l'origine prévu comme partie de l'introduction au dossier sur "Le Bénin" qui était piloté par les deux auteurs pour la revue "Politique Africaine" (n°59, octobre 1995). Vu l'épaisseur du dossier qui dépassait de loin les normes de la revue, il a été décidé d'enlever cette partie. Comme il nous semble que la situation que nous décrivons pour le Bénin est largement comparable à celle d'autres pays africains, nous reproduisons ce texte ici ‑ dans l'espoir ainsi de motiver une réflexion comparative en matière de sociologie de sciences sociales en Afrique qui nous semble faire largement défaut 1.
2Jusque dans les années 1960, l'ensemble du dispositif de la recherche au Dahomey, en sciences sociales ou dans les autres domaines, apparaissait comme un appendice de la machinerie française de recherche ; elle se ramifiait en institutions telles que l'IRHO pour le palmier à huile, l'IRAT pour les cultures vivrières, l'IRCT pour le coton, et des instituts non spécialisés comme l'ORSTOM et l'IFAN. Cette situation offrait au moins l'‑avantage de permettre au Dahomey de disposer de l'une des meilleures bibliothèques sur le pays au niveau international (celle de l'IFAN à Porto‑Novo). Tout chercheur ayant tenté au moins une fois ces dernières années de s'informer sur place sur les recherches en cours au sur le Bénin, a pu mesurer à quel point la situation s'était dramatiquement dégradée. Une véritable politique en matière de recherche faisait défaut, non seulement dans les sciences sociales, mais aussi et surtout concernant une stratégie de formation et de renforcement des capacités nationales de recherche", le tout aggravé par une carence en personnel d'encadrement. Que les Études dahoméennes, qui constituaient un espace d'expression de la recherche dahoméenne en sciences sociales reconnu internationalement, aient disparu dès la fin des années soixante nous paraît à cet égard tout à fait symptomatique.
3La création de l'Université nationale du Bénin à l'aube des années soixante‑dix aurait pu enrayer ce déclin, grâce notamment à ses facultés des sciences sociales, la FLASH (avec ses départements de Lettres, d'Histoire, de Géographie, et de Sociologie & Philosophie), la FSA (avec le département d'Économie et Sociologie rurales) et la FASJEP. Cependant, même lors de cette phase "révolutionnaire", la France, qui était demeurée l'unique référence en matière de politique de recherche et d'enseignement supérieur, marqua de son empreinte le paysage organisationnel de la recherche scientifique : outre l'université, dont la mission première était l'enseignement, une Direction générale de la recherche scientifique et technique (DGRST) fut créée, sorte de copie simplifiée du CNRS français, au Ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, (on la rebaptisa ensuite Centre Béninois de la Recherche Scientifique et Technique/CBRST) ; parallèlement, le Ministère du développement rural et de l'action coopérative abritait depuis 1984 un département de recherche agronomique (la Direction de recherche agronomique/DRA, aujourd'hui Institut national de recherche agronomique du Bénin/INRAB), doté d'un laboratoire d'Economie et Sociologie rurales. Jusqu'en 1986, la mission centrale de l'université fut de préparer les étudiants à la fonction publique, l'Etat, seul et unique employeur de diplômés universitaires, décidant au niveau central de l'affectation de ces cadres au sein des différents corps administratifs. Un plan de carrière individuel ayant la recherche pour objectif n'avait, compte tenu de cette situation, que fort peu de sens. Plus généralement, le climat politique des années soixante‑dix et du début des années quatre‑vingt n'était que peu favorable aux chercheurs en sciences sociales. Le régime de Kérékou était peu compréhensif vis‑à‑vis d'une recherche qui ne se soldait pas immédiatement par l'obtention d'un diplôme. Les contacts avec l'extérieur étaient délicats, en particulier avec la France, tenue responsable du raid des mercenaires de 1977. Un poste au sein d'une organisation internationale était ‑ et reste ‑ préférable à la situation d'un chercheur confronté à des conditions de travail caractérisées par l'isolement et le risque permanents.
4La recherche en sciences sociales au et sur le Bénin reste jusqu'à nos jours marquée par cette histoire, et ce relativement à trois traits essentiels :
51. En premier lieu, le Bénin du point de vue de la connaissance en sciences sociales est pendant longtemps resté quasiment en friche 2. Cette constatation s'applique à tous les domaines des sciences sociales, de l'anthropologie sociale aux sciences politiques en passant par l'histoire. Il est facile d'illustrer cette situation par un fait concernant les sciences politiques : la publication d'études relatives au politique pris dans son ensemble ‑ aussi bien "par le haut" que "par le bas", 3 peuvent se compter sur les doigts de la main pour la période qui va des années soixante‑dix à la fin des années quatre‑vingt ‑ alors que pour la période précédente, il existe un bon nombre d'études solides, y inclus par des auteurs dahoméens 4. Par contre, les études des années 70 et 80 peu nombreuses ne se fondaient que rarement sur un travail de terrain mais proposaient des interprétations dont la base empirique se réduisait 5 à des rapports du gouvernement, de la Banque mondiale et des Nations Unies et à des articles de presse.
62. Cet exemple illustre bien un deuxième aspect important de la recherche béninoise en sciences sociales : elle est jusqu'à nos jours, au moins en ce qui concerne les textes publiés, essentiellement dominée par les étrangers, même si bien sûr quelques chercheurs béninois en sciences sociales sont reconnus internationalement, comme Paulin Hountondji, John Igué, Félix Iroko, Adrien Whannu, Guy Osito Midiohouan ...). Il est intéressant de souligner ici que ces chercheurs étrangers sont souvent non‑francophones, et que l'on peut dire qu'un chercheur en sciences sociales pon‑béninois s'intéressant au Bénin dans les années quatre‑vingt, pouvait tout à fait le faire sans se préoccuper des analyses proposées par ses collègues béninois (il n'y en avait pratiquement aucune !), ou bien sans se donner la peine de coopérer intellectuellement avec les chercheurs nationaux. Les administrations béninoises compétentes pour l'octroi d'autorisation en matière de recherche, n'avaient aucune stratégie identifiable. La partie béninoise ne proposait pas de thème défini de recherche ; aucun intérêt particulier ne se manifestait à pendre part à des discussions sur le contenu des programmes de recherche proposés par les partenaires étrangers ; les discussions portaient uniquement sur les conditions matérielles mises à la disposition des chercheurs béninois qui prenaient part aux projets conçus par les chercheurs étrangers. La participation des collègues béninois se réduisait en règle générale à des enquêtes pratiquées dans leurs propres milieux culturels et linguistiques ; ils jouaient ainsi ‑ volontairement ‑ le rôle de simple informateur 6 (de niveau universitaire). – Et pour les chercheurs étrangers en sciences sociales qui s'intéressaient au Bénin, il était très utile, outre le français, de pouvoir lire également d'autres langues : la maigre littérature publiée à l'aube des années quatre‑vingt sur le Bénin le fut souvent en anglais, en allemand et en néerlandais 7.
73. Le rôle dominant de la recherche non‑francophone va de pair avec le troisième aspect qui caractérise la recherche béninoise en sciences sociales jusqu'à présent : elle se fait à l'ombre ou dans le sillage des projets et programmes d'aide au développement. En effet, soit elle consiste en une expertise concernant l'avant ou l'après d'un projet de développement, soit les chercheurs participants bénéficient au moins indirectement du dispositif étranger du développement, par exemple du grand nombre de "volontaires" du développement (les allemands à eux seuls en comptent 80 !), dont la présence contribue à faciliter hébergement et transport. Ceci est certainement un facteur non‑négligeable qui explique le fort contingent de chercheurs de nationalité allemande et néerlandaise ayant travaillé au Bénin 8.
8Cet état des choses se traduisait ‑ et se traduit encore ‑ par une hégémonie remarquable du paradigme du développement sur l'orientation intellectuelle de ces recherches. L'on est tenté de dire que l'Université elle‑même doit légitimer son existence en fonction de sa contribution au "développement" national : existe‑t‑il un rapport de maîtrise n'incluant pas un ultime passage relatif aux "conclusions et recommandations" ‑ en substance, si l'on peut dire, "l'Etat doit, l'Etat doit, etc... en matière de développement" ‑ tandis qu'au moins quelques‑uns des chercheurs étrangers spécialistes du Bénin, ont apparemment été en mesure, leur carrière avançant, d'échapper tant à la domination du paradigme du développement qu'à celle de la recherche appliquée, et qu'ils ont utilisé leurs expériences de recherche de terrain au Bénin comme fondement à une carrière dans la recherche fondamentale universitaire en sciences sociales.
9Un changement de situation a vu le jour à la fin des années quatre :‑vingt, sans pourtant remettre fondamentalement en question l'hégémonie du paradigme du développement, ni la domination des chercheurs non béninois. A partir de 1986, le recrutement de tous les diplômés universitaires au sein des services publics fut stoppé, si bien que depuis, chaque année, une cinquantaine de maîtrisards en sciences sociales (toutes disciplines confondues) afflue sur le marché du travail. Ces jeunes diplômés sans emploi trouvent pour partie un débouché sur le marché en pleine expansion des études de projet. De nombreuses études de faisabilité et de filières ont été engagées en particulier par la Coopération française, le PNUD, la Banque Mondiale, la GTZ, l'UNICEF, etc. dans lesquelles nombre de spécialistes béninois des sciences sociales ont donc été impliqués d'une manière ou d'une autre ‑ le plus souvent, comme simples enquêteurs travaillant avec des questionnaires et répondant aux problématiques et hypothèses élaborées par les agences de développement et leurs experts non‑béninois. Dans une large mesure, ce sont ces études qui constituent les références, et sont considérées actuellement comme étant "les recherches en sciences sociales", malgré leur caractère ad hoc, chaotique, résultant des méthodes, d'un montage et d'un planning souvent imposés par des commanditaires à peine au courant des sciences sociales, et débouchant sur des rapports "confidentiels", dont le chercheur n'a pas la propriété, et qu'il est rarement en mesure de capitaliser, et qui de surcroît la plupart du temps disparaissent sous d'épaisses couches de poussière, alors qu'il s'avère essentiel en matière de recherche scientifique de faire l'objet de critiques de la part des pairs. Il convient toutefois ici de comptabiliser positivement la création, au sein de ce marché, de toute une série de laboratoires nationaux et de bureaux d'études privés, dont le plus ancien et le plus crédible semble être le LARES de John Igué, le presque tout dernier en date étant l'Institut de développement et d'échanges endogènes d'Honorat Aguessi.
10Toujours est‑il, que depuis 1989, le nombre de publications sur le Bénin n'a cessé de s'accroître, et parmi elles, celles produites par des auteurs béninois progressent lentement 9. Le mérite en revient sans doute au "renouveau démocratique". Sans vouloir sous‑estimer la clairvoyance et la justesse des critiques formulées par des nombreux observateurs à l'égard des formes que revêtent la vie politique béninoise, il n'en reste pas moins vrai qu'un dossier tel que celui sur "Le Bénin" (Politique Africaine n° 59) aurait été difficilement concevable dans les années quatre‑vingt, à tout le moins avec la participation de chercheurs béninois résidant dans leur pays.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Thomas Bierschenk et Roch L. Mongbo, « La recherche en sciences sociales au Dahomey et au Bénin depuis les années 1970 : L'hégémonie du paradigme développementiste », Bulletin de l'APAD [En ligne], 10 | 1995, mis en ligne le 17 juillet 2007, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/apad/1151 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/apad.1151
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