Laurence Bérard et Philippe Marchenay, Les produits de terroir - Entre culture et règlements -
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1Si la notion de terroir vous paraît aussi ambivalente qu’importante, cet ouvrage devrait permettre de saisir les nuances mentales et institutionnelles du terme. Après maints articles sur le sujet, Laurence Bérard et Philippe Marchenay nous proposent un livre facile à lire, riche en exemple et détails de terrain, complet par ses différentes perspectives et donnant une vision globale des produits de terroir et de leur valeur, tout particulièrement dans la culture française.
2Les produits de terroir sont des objets convoités, constitue une des premières affirmations des auteurs. Le sujet étudié se trouve dès lors inscrit dans une optique d’actualité politique et économique, puisque ce type de produits alimentaires répond à un certain nombre d’intérêts actuels dans les domaines de l’agriculture et du tourisme, par exemple.
3L’ouvrage commence sur une présentation des travaux publiés sur le sujet, constatant le fait qu’il manque des études sur la façon dont les produits de terroir sont élaborés et sur les savoirs et les pratiques sur lesquels ils se fondent. Les auteurs envisagent par conséquent, ce qu’ils nomment, une approche ethnologique des productions locales. Les produits de terroir sont construits socialement à partir d’une vision apparemment antinomique mais complémentaire, reposant sur tradition et innovation. Ainsi les auteurs proposent-ils d’observer la place des productions de terroir dans les sociétés locales ainsi que les usages alimentaires sur lesquelles elles reposent.
4« Un monde complexe » est le titre de la première partie, au caractère introductif, qui met en scène les produits, les contextes et permet de constater la complexité du sujet. Un produit de terroir est loin d’être le produit d’un terroir donné, et le concept de produit, tout comme celui de terroir ou de local, renvoient à maintes visions du monde. Les produits de terroirs reposent sur des diversités marquées et marquantes, possédant toutes un point commun : leur rapport particulier à l’espace, au temps et au savoir-faire. Le temps, qu’il s’agisse de courte ou de longue durée, se révèle un facteur fondamental et la relation espace-temps, renforcée par le poids de la tradition et des pratiques collectives, formerait un triangle dont la fonction réflexive semblerait constituer la spécificité des produits de terroir.
5Le premier chapitre, « Quand le terrain parle », propose la liste et les exemples de produits qui constituent le travail de terrain sur lequel ce livre se fonde – produits laitiers, charcuterie, boulangerie et pâtisserie, fruits et légumes, produits de la pêche, viandes et volailles, produits dérivés de céréales et huiles, en France, puis ailleurs en Europe du Sud (dont Tràs-os-Montes, Catalogne, Emilie-Romagne, Ligurie et Piémont) –. Les auteurs notent que le marché est souvent local et repose sur une certaine connaissance des savoir faire locaux de la part du consommateur.
6Car les savoir-faire s’imposent en matière de terroir. Non seulement visibles par leur rapport au traditionnel, ils sont aussi importants en matière de transformation, bien que de nombreux autres facteurs interviennent comme les usages locaux, les préférences, les représentations symboliques ou les dimensions politiques, économiques et sociales. « De la diversité au sens des lieux », chapitre second, nous parle de la diversité de cultures, des mélanges de types et écosystèmes. La biodiversité, s’avère importante et très concrète sur le terrain local, comme le point de rencontre entre savoir-faire et environnement, culture et nature. Les auteurs illustrent la multiplicité des variantes locales à l’aide de quelques exemples dont le boudin, volontiers conçu comme un produit type, mais dont les recettes et les ingrédients varient énormément d’un lieu à l’autre.
7La deuxième partie, intitulée « Protéger sans appauvrir » porte sur les différentes appellations et ce qu’elles représentent. Ce texte apparaît comme une parfaite introduction sur le sujet, pour le producteur comme pour le chercheur, et particulièrement peut-être pour ceux qui s’intéressent au sujet sans habiter la France. Car la France rôle a joué un rôle précurseur en la matière, ce que rappellent les auteurs (en faisant référence à ses différentes formes de protection de l’origine et de la qualité, depuis la loi de 1905 qui certifie la qualité, la composition et l’origine déclarée des produits, jusqu’à nos jours, en passant par la création de l’INAO en 1947) avant de s’intéresser aux dimensions européennes du phénomène, concrètement symbolisées par la loi du 14 juillet 1992 sur la protection des dénominations.
8L’importance de la défense des produits régionaux et les faux usages des termes qualité et origine sont illustrés par une revue historique, puis par l’énoncé des normes européennes telles que l’AOP (Appellation d’Origine Protégée), l’IGP (Indication Géographique Protégée, ou la STG (Spécialité Traditionnelle Garantie) et le détail de la quantité de produits enregistrés. Mesures protectionnistes ou défense du patrimoine, cette réglementation européenne se concentre plus sur le lien à l’espace que sur le lien au temps.
9Dans « Prouver l’origine » les auteurs soulignent l’aspect sélectif des sources historiques et des dénominations. L’aspect historique, volontiers conçu par les producteurs comme une contrainte administrative, est essentiellement fondé sur des faits reconstruits. Car en fait le concept de produit de terroir est récent et issu de sociétés modernes où les perceptions alimentaires dépendent fortement de la surconsommation.
10Alors que signifie terroir ? Après avoir fait remarquer que le concept est particulièrement français, et quasiment intraduisible dans les autres langues, les auteurs s’intéressent à l’étymologie du terme qui a évolué d’un sens très concret lié à l’espace et à la terre vers un sens plus abstrait et empreint de la relation ente l’humain et la nature. Le terroir s’avère finalement équivoque, renvoyant soit à la notion d’espace, soit à la notion de temps.
11Les facteurs naturels sont importants, mais vraisemblablement moins que les éléments socioculturels, ce que décrit « Du terroir révélé à l’indication géographique », avec à l’appui l’exemple du Pélardon des Cévennes.
12Le chapitre suivant souligne l’importance de la collaboration et de travail collectif en matière de terroir. « Consigner la culture technique locale » traite du dilemme fondamental à toute homogénéisation de produit, à savoir la dualité entre la diversité des savoir faire et l’unité défendue par la charte commune. Plus le produit est transformé, plus le problème est difficile à gérer... comme l’illustrent quelques exemples choisis comme le Chevrotin des Alpes ou la Salama da sugo. Cette dualité soulève par ailleurs l’éternelle question de la validité de la tradition, essentiellement par rapport à l’apport de l’innovation, colorée par différentes visions théoriques de la tradition et plusieurs exemples illustrateurs. Tout en questionnant la limite entre l’authentique et le falsifié, les auteurs interviennent de manière active dans le débat, illustrant leurs propos de verbes comme « pouvoir » , « devoir » ou « falloir », comme dans cette phrase de conclusion insistant sur la bio diversité culturelle : « il est indispensable de prendre en compte non seulement les caractéristiques biologiques, mais aussi les connaissances et pratiques locales, autant d’éléments qui font partie intégrante de la spécificité des produits et qu’il faut maintenir in situ. » (p. 99).
13La spécificité des produits en question est souvent symbolisée par un nom, marque d’une origine donnée. Cependant le nom, en soi, peut témoigner de différents aspects aussi bien liés à la production qu’à la transformation du produit. Le nom peut aussi être ambivalent par la multitude de références qu’il implique. Les différents enjeux économiques autour de la Rosette de Lyon mettent en valeur le problème de la dénomination et de sa valeur et le chapitre nous explique les subtilités des textes de l’INAO à propos de la protection des noms, tout en nous rappelant la loi du 09 janvier 1985 relative aux produits de montagne qui illustre parfaitement l’étendue des ambigüités.
14Dans la troisième, et dernière, partie concernant la mise en valeur des spécificités culturelles les auteurs rappellent l’importance de l’aspect économique des produits de terroir en s’intéressant au producteur mais aussi au consommateur et au distributeur, tout en insistant particulièrement sur la plus-value culturelle des produits locaux. La notion de patrimoine rejoint celle de tradition dans son alliance fine entre référence au passé et innovation. Le patrimoine constitue finalement un « processus dynamique » qui « aide à penser le lien entre le temps […] les hommes […] et les espaces. » (p. 112). Cette représentation tripartite, temps/homme/espace, rappelle la vision triangulaire du terroir rattaché aux notions de temps/tradition/lieu. En somme, si l’on suit le raisonnement des auteurs, les produits de terroir constitueraient une traduction ethnologique et culturelle des produits du patrimoine. Le parallèle est intéressant et justifie d’une manière simple l’engouement identitaire témoigné à l’égard de ces produits par des consommateurs qui ne sont pas « locaux ».
15« Une forme de valorisation : la protection » est un chapitre qui souhaite ouvrir, ou rappeler, l’importance d’une nouvelle façon de penser l’agriculture, car la protection peut devenir une structure alternative mais institutionnalisée. Ainsi observe-t-on des réinsertions de races plus ou moins disparues, stimulées par le travail collectif mis en place par certaines demandes d’AOC. L’IGP ouvre pour sa part les portes à une certification standardisée, reposant sur différents enjeux économiques et soulevant, de nouveau, le problème de l’homogénéisation des savoir-faire comme le montre la référence au sel de Guérande (p. 137). Il est en fait possible de renforcer le rôle des artisans de différentes manières, via les contrats territoriaux d’exploitation, le marketing ou le tourisme par exemple. « Les grandes enseignes » s’avèrent une autre alternative permettant la valorisation des produits locaux et du monde rural. Ce troisième chapitre sur les marques de distributeur est particulièrement instructif pour les chercheurs ne résidant pas en France et ne connaissant pas ce type de démarche au quotidien. Fondé sur les petites histoires comme sur les grandes lignes, ce chapitre accentue la dualité du conformisme, l’importance de la rentabilité économique et des stratégies commerciales en matière de produits de terroir. En toute logique, le consommateur constitue l’essentiel du chapitre suivant, portant sur l’hétérogénéité des consommateurs. Les produits de terroir renvoient à des valeurs culturelles symboliques et le consommateur local n’aura, à leur égard, pas le même comportement que le consommateur « étranger ». « La consommation, tout comme le processus de production, est un phénomène localisé qui passe par une grande familiarité entre le consommateur et le produit » (p. 158) Se référant à l’évolution du goût, à la fois liée à la culture et aux nouvelles techniques, les auteurs soulignent le fait que la « familiarité » dépend d’une connaissance préalable du produit. Informations et campagnes marketing ont pour objectif d’initier et d’agrandir le groupe de « connaisseurs », ce que la proximité ou la restauration régionale complètent de façon concrète et efficace. Le mouvement slow food, prônant la défense du goût et de la biodiversité, participe aussi à la mise en valeur du rapport privilégié entre produits locaux et goût authentique, ce que les auteurs estiment salutaire et d’autant plus nécessaire que les normes et régulations européennes rendent la vie difficile aux petits producteurs locaux. Le chapitre s’achève d’ailleurs sur cette image contraignante des normes d’hygiène qui freinent les productions locales. Le rôle des AOC s’avère alors prépondérant, surtout si la démarche est fondée sur des critères gérables de qualité.
16C’est finalement sur le rôle du chercheur que se termine l’ouvrage, réflexion bienvenue au terme d’un raisonnement didactique qui nous a guidé d’information en affirmation. Si certaines positions nous semblaient parfois subjectives, les auteurs justifient dans cette conclusion le rôle central et complexe de l’ethnologue dans la mise en valeur des produits de terroir. « Le chercheur n’est pas neutre » peut-on lire page 189, « peut-être ici encore moins qu’ailleurs » et nous leur savons gré de cet aveu qui permet une lecture encore plus ouverte des pages précédentes. Car effectivement l’implication de l’ethnographe est ambivalente dans ces jugements de dénominations et de caractéristiques locales, où l’avis scientifique prend une valeur économique non négligeable. Mais il s’agit avant tout, selon les auteurs, d’une recomposition du local dans de nouveaux contextes.
17Les produits de terroir prennent alors une dimension moderne non négligeable qu’intensifient les politiques agricoles de ces dernières années. Tradition, typicité, authenticité et savoirs faire locaux sont au cœur de maints débats agricoles et commerciaux, en Europe et dans le reste du monde. C’est la raison pour laquelle ce livre me paraît nécessaire, comme une introduction générale aux produits de terroir. On pourra bien sûr regretter la dimension essentiellement française des informations, ainsi que de la bibliographie, mais il faut reconnaître que la notion de terroir est quasiment propre à l’hexagone, ce qui rend difficile toute analyse comparée ou globale (cependant tentée dans cet ouvrage avec des produits d’Europe du sud). Terminons donc comme nous avons commencé : si la notion de terroir vous paraît aussi ambivalente qu’importante, cet ouvrage devrait permettre de saisir les nuances mentales et institutionnelles du terme…
References
Electronic reference
Virginie Amilien, “Laurence Bérard et Philippe Marchenay, Les produits de terroir - Entre culture et règlements -”, Anthropology of food [Online], 4 | May 2005, Online since 15 March 2007, connection on 02 November 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/aof/238; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/aof.238
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