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Anthropolémiques

La crise du covid-19 dans les Ephad : auto-ethnographie et renoncement à un terrain mortifère

The covid-19 crisis in residential establishments for dependent elderly people: autoethnography and renunciation of a deadly terrain
Fabienne Hejoaka

Texte intégral

In Memoriam, Jeannine Guillemot (20 août 1929-6 novembre 2021)

  • 1 L’appellation Ephad « Les Camélias » est un pseudonyme. Les emails présentés dans ce texte ont par (...)

1Le 16 mars 2020 au soir, le président de la République française, Emmanuel Macron, a décrété un confinement national visant à restreindre les contacts physiques et à limiter les déplacements aux besoins essentiels. Mais dès le 8 mars, des mesures exceptionnelles avaient été instaurées dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) afin de limiter les contacts et réduire les risques de contamination (ministère des Solidarités et de la Santé, 2020). Le 10 mars, ce qui n’était qu’une recommandation « d’éviter les visites » est soudain devenu une interdiction stricte. J’ai appris cette décision de manière violente par un email du médecin coordonnateur de l’Ehpad Les Camélias1, où ma mère âgée de 90 ans « résidait » depuis dix-huit mois. Ce message annonçait l’activation du plan Bleu et l’obligation pour l’établissement « d’interdire toutes les visites » (voir figure 1).

Figure 1 – Email du 10 mars 2020 « Mesures exceptionnelles coronavirus »

Figure 1 – Email du 10 mars 2020 « Mesures exceptionnelles coronavirus »

© Fabienne Hejoaka

2La lecture de ce message m’a submergée. L’interdiction de voir maman, atteinte d’un syndrome frontal, de polyarthrite et alitée en permanence en raison d’une fracture du genou, a fait naître en moi un sentiment violent de peur, de colère et d’impuissance. En tant qu’anthropologue de la santé spécialisée dans l’expérience des maladies chroniques (VIH/sida, maladie d’Alzheimer, hépatite B, épilepsie, syndrome de West, maladies rares), j’ai appris à observer la souffrance et la mort avec distance et réflexivité. La crise du covid-19, par son caractère exceptionnel, m’a poussée, comme de nombreux collègues, à ethnographier sur le vif. Dans mon cas, j’ai auto-ethnographié – c’est-à-dire décrit et analysé une expérience personnelle vécue en la reliant à des enjeux socio-historiques et contextuels plus larges – l’isolement des résidents de l’Ehpad, les déficiences de la communication institutionnelle (Lefebvre-Chombartb & Nirelloa, 2023) et plus généralement, la confrontation omniprésente à la mort qui rôdait. Dès les premières mesures restrictives et l’évocation de la vulnérabilité spécifique des personnes âgées au coronavirus, j’ai – selon l’énergie que je pouvais y consacrer et en fonction des situations – pris des notes de terrain, archivé des emails et messages WhatsApp et mis en place une veille scientifique pour documenter la crise. Dans les premiers temps, ethnographier classiquement la crise m’a permis de contenir ma colère et mon impuissance. Mais rapidement, ce travail est devenu laborieux, éprouvant et s’est étiolé au fil des semaines. Le poids du vécu et l’épuisement liés à mon rôle d’aidante ont fini par dépasser mes compétences professionnelles en anthropologie. J’ai alors dû renoncer à une ethnographie classique du terrain, m’inscrivant alors dans une autre forme d’écriture marquant non pas un abandon, mais un déplacement et une temporisation de l’écriture.

3Quatre ans se sont écoulés depuis la première vague de confinement, et je n’ai pas encore réussi à valoriser ce travail auto-ethnographique, qui demeure sensible, un deuil difficile à porter s’étant ajouté à cette expérience. La fin de vie de ma mère, décédée le 6 novembre 2021, a constitué une expérience personnelle traumatique, en raison du manque d’accompagnement adéquat en soins palliatifs. L’Ehpad est devenu pour moi un lieu et un sujet rédhibitoire, associé à la déshumanisation des soins que j’y ai vécue. En contrepoint de ce renoncement, la rubrique « Anthropolémiques » d’Anthropologie & Santé offre un espace singulier pour déposer ces matériaux vécus « de l’intérieur » et les (re)travailler afin de leur donner du sens, dans un format d’écriture moins académique qui vient mettre en lumière le processus par lequel les données peuvent être laissées, reprises et réinterprétées au fil du temps, parfois des années. Ce texte, plus qu’une analyse ethnographique, se veut un assemblage de fragments épars : notes de terrain, observations participatives, imprévus et traces numériques. La prise de notes manuscrites étant rapidement devenue douloureuse, j’ai collecté et archivé 250 mails ainsi que des échanges de groupe sur WhatsApp. En dépit du recul, replonger dans ces données et ce terrain mortifère, qui ravivent un vécu partiellement enfoui a été un défi réflexif et émotionnel que cette mise en mots cherche à surmonter.

Les affres de la communication institutionnelle au sein des Camélias

4Dans les jours qui ont suivi lannonce du confinement national le 16 mars, la communication avec lEhpad des Camélias a continué à se faire par email. Tous les deux ou trois jours, nous recevions des messages très protocolaires et génériques, nous informant des mesures mises en œuvre. À leur manière, ils se voulaient rassurants au travers de formules comme « Nous mettons en œuvre toutes les mesures nécessaires conformément aux recommandations » ou « La sécurité de nos aînés est notre priorité à tous, nous vous remercions pour lattention que vous porterez à cet email et votre vigilance à légard de ce sujet ». Mais cette communication institutionnelle est rapidement devenue violente et éprouvante, car elle ne donnait aucun éclairage réel sur létat physique et psychologique de notre proche. Bien sûr, je pouvais appeler les soignants, mais débordés ils répondaient souvent de manière laconique par un simple « elle va bien ». Je pouvais également appeler maman directement sur son téléphone fixe personnel, mais celui-ci sonnait souvent dans le vide, placé hors de portée sur une table de chevet inaccessible pour une personne à mobilité réduite. Lorsquelle répondait, je me sentais rassurée, sa voix me renseignait sur son état. Mais au fil des jours, mon absence est devenue de plus en plus incompréhensible pour elle, et lagitation dans létablissement – « ils courent partout », m’avait-elle dit – a fini par susciter une tristesse perceptible dans sa voix et dans la brièveté de ses réponses.

5Comme dans d’autres Ehpad (Ansaldo, 2020), la direction a essayé de mettre en place des moyens de communication complémentaires qui se sont vite révélés inadaptés et insuffisants. La communication proposée via la plateforme Famileo (voir figure 1) s’avéra dérisoire et à sens unique. Seules les familles pouvaient envoyer des messages et photos à partir desquels une gazette papier personnalisée était générée hebdomadairement. À partir du 23 mars, un dispositif de communication par Skype sur une tablette a été proposé. Les familles devaient prendre rendez-vous via un sondage en ligne et le jour convenu, une soignante apportait la tablette dans la chambre pour dix minutes de communication. Ce dispositif a vite été dépassé : une unique tablette était à disposition pour 110 résidents, et le processus de prise de rendez-vous et de gestion des appels était chronophage. Comme dans nombre d’Ehpad, le personnel en sous-effectif étant surchargé de travail et épuisé psychologiquement (Baronnier & Arnold, 2021), les trois rendez-vous hebdomadaires initialement prévus ont alors été réduit à un unique rendez-vous par semaine, renforçant l’isolement des résidents et la détresse des familles (Chovrelat-Péchoux, 2021). Une seule fois par semaine donc, je pouvais « voir » maman par Skype. Durant quelques minutes, cette suspension du huis clos sanitaire représentait un moment irréel, mais rassurant, car je pouvais de facto constater son état de santé. La tablette allumée, portée à travers les couloirs par les soignants habillés en « cosmonaute » comme elle les décrivait, offrait par ailleurs une incursion imprévue dans les coulisses de cet espace interdit qu’était devenu l’Ehpad. En tant qu’anthropologue, je me retrouvais en quelque sorte à faire des observations sauvages de ce terrain interdit qu’était devenu l’Ehpad. En quelques minutes, à travers les échanges avec les soignants, les bruits de fond, la situation de crise et la détresse des soignants qui n’avaient plus le temps d’accompagner nos parents transparaissaient, comme l’exprime cet extrait de mon journal du confinement.

Appel téléphonique avec maman via Skype prévu à 11 h 30. Je me connecte à 11 h 20 et j’envoie un message à l’aide-soignante indiquant que je suis en ligne. Elle me répond : « Je monte tout de suite, dans cinq minutes nous sommes connectées. » Je suis rassurée de la voir quelques instants. L’AS est méconnaissable, elle porte une blouse jetable, une charlotte en papier, un masque et une visière en plastique. Elle marche d’un pas pressé dans les couloirs et l’escalier, elle est essoufflée. Elle rentre dans la chambre et dépose la tablette sur la table de lit médicale. Elle dit bonjour à maman, lui demande comment elle va, mais je perçois la pression, l’urgence, l’impossibilité de rester et de l’accompagner ; elle repart aussitôt. Je parle avec maman. Je lui demande comment elle va, mais elle est fatiguée. Il n’y a pas de support pour la tablette qu’elle a du mal à tenir avec ses mains affaiblies et douloureuses en raison de rhumatismes. Elle la dépose sur la table et je vois donc plus le plafond que maman. L’AS revient au bout de dix minutes, mais repart aussitôt pour revenir cinq minutes plus tard. Je dis au revoir à maman, elle reprend la tablette, mais Skype est toujours actif. Elle informe à maman que le plateau-repas va arriver. Elle quitte la chambre et interrompt la connexion. (Extrait du journal de terrain du 5 avril 2020)

6Pendant des semaines, la communication avec nos proches s’est réduite à des échanges limités, souvent sommaires. Ces moments paradoxaux, d’abord rassurants car offrant l’apaisement fugace de savoir nos parents encore en vie, devenaient vite oppressants. Derrière chaque appel ou visioconférence se révélaient les effets délétères de l’isolement : incompréhension, épuisement émotionnel, et ce « ras-le-bol » palpable, qui venaient rappeler implacablement mon impuissance.

Solitude des mourants et impuissance des familles

7Fin mars, la situation sanitaire s’est rapidement détériorée à l’échelle nationale. Chaque soir, le ministre de la Santé annonçait à la télévision les nouveaux cas de covid-19 et les décès de la veille. Ces décès concernaient surtout des personnes vulnérables : atteintes de pathologies chroniques, immunodéprimées ou âgées de plus de 70 ans. Dans de nombreux Ehpad, des clusters sont apparus, suivis de décès en série. L’établissement Les Camélias n’a pas fait exception : le 4 avril, on nous a informés qu’une douzaine de résidents présentaient des signes de covid-19 et que l’agence régionale de santé (ARS) avait autorisé le dépistage de tous les résidents. Les résultats ont révélé que 42 des 105 résidents y étaient positifs.

Figure 2 – Email envoyé par la direction le 4 avril 2020

Figure 2 – Email envoyé par la direction le 4 avril 2020

© Fabienne Hejoaka

  • 2 La personne de confiance est une personne désignée par un patient pour le représenter et exprimer s (...)

8Le 8 avril, le médecin coordinateur, qui enchaînait les appels aux familles, m’a informée que maman était positive : « Elle est fiévreuse et fatiguée, mais sans difficulté respiratoire. » L’appel que je redoutais depuis des semaines était advenu. En tant que « personne de confiance2 », le médecin m’a demandé de donner mon accord pour lui prescrire l’hydroxychloroquine et l’azithromycine. Dans ce contexte de crise, j’ai fait le choix – par défaut – de ce traitement, incertain et sujet à polémique. Porteur d’une certaine efficacité symbolique à travers l’espoir suscité, il redonnait aussi, après des semaines d’impuissance, un sentiment d’agir. Dans le contexte mortifère de l’Ephad, les effets potentiellement indésirables de l’hydroxychloroquine pesaient peu... il fallait tenter. Accusant le coup de l’annonce, j’ai demandé au médecin ce qui se passerait en cas de dégradation de l’état de santé de maman. Sa réponse m’a sidérée : elle ne serait pas transférée à l’hôpital, et je ne pourrais pas l’y accompagner. En pleine saturation des hôpitaux, un triage drastique avait été instauré, excluant les résidents d’Ehpad des soins curatifs, comme l’expliquent Mongiat-Artus et ses collègues (2021). Les soins étaient réduits à des interventions minimales, sans même un accompagnement palliatif de base. Cette réponse m’a anéantie : comment accepter de ne pas être auprès de ses proches dans de tels moments ? L’idée que les personnes âgées étaient sacrifiées – et potentiellement, ma propre mère – est devenue psychologiquement intolérable, et ce d’autant plus qu’un médecin réanimateur m’avait confirmé que tous les hôpitaux de Provence-Alpes-Côte d’Azur n’étaient pas saturés. La vie d’une personne âgée ne semblait plus rien valoir... J’ai alors commencé à décrocher du travail ethnographique, n’arrivant plus à prendre des notes manuscrites sur mon journal de terrain.

9Pendant deux semaines, le temps a semblé suspendu. L’Ehpad, déjà en fonctionnement dégradé, s’est transformé en un hôpital de campagne improvisé, réorganisé pour offrir les soins habituellement réservés aux hôpitaux. L’établissement a été partiellement réaménagé, renforcé par une équipe mobile venue combler l’absence des soignants en arrêt maladie. Maman, comme les autres patients positifs, a été transférée de la « zone saine » à la « zone covid » au premier étage.

10Pendant huit jours, je n’ai pu lui parler directement, car la ligne téléphonique n’était pas connectée dans sa nouvelle chambre. Tous les deux ou trois jours, un soignant me communiquait des informations limitées, seul le médecin référent étant autorisé à fournir des détails. Bien que sa santé ne se soit pas gravement détériorée, elle a eu de la fièvre, des difficultés respiratoires et une grande fatigue, tandis qu’au téléphone, on m’assurait qu’elle « allait bien ». Mais à chaque fois que le téléphone sonnait, je redoutais un appel de l’Ehpad pour m’annoncer que c’était fini.

  • 3 Institué en 2002, le CVS une instance élue par les résidents et les familles au sein des établissem (...)

11Entre le 20 mars et le 2 mai 2020, vingt-cinq résidents sont décédés, dix-neuf du covid-19 et six d’autres causes probablement liées à des syndromes de désadaptation et de glissement. Mais jusqu’au 7 avril, alors que neuf résidents étaient décédés, la direction des Camélias n’a jamais communiqué collectivement sur la situation au sein de l’établissement, sur les conditions de fin de vie et les obsèques. Tandis que la presse relatait les restrictions relatives aux rites funéraires (Egrot et al., 2022), la direction restait muette, rendant cet isolement des mourants décrit par Norbert Elias dans La Solitude des mourants (1987) plus oppressant et amoral. La solidarité qui aurait pu se mettre en place entre les familles relevait de l’impensé. Personnellement, en tant que membre du conseil de vie sociale (CVS)3, j’ai appris le premier décès le 25 mars. Face à ce silence, nous avons sollicité un rendez-vous avec la direction, à plusieurs reprises. Ce n’est qu’après de fortes pressions – et la menace d’alerter la presse – que le CVS a obtenu des réponses. Le 23 avril, la direction a envoyé un mail spécifiant « qu’en cas de fin de vie : nous contactons la famille et proposons de venir sur l’établissement en respectant l’ensemble des gestes barrières. Ils ne doivent pas entrer en contact avec d’autres résidents et respecter les distances ». Concernant la gestion des décès, un protocole de l’ARS a été envoyé en pièce jointe. C’est en le lisant, à la troisième page, après la description des mesures préconisées pour les personnels soignants et funéraires, que l’on « découvrait » les consignes concernant les familles (figure 3). La communication au sein de l’Ephad était devenue totalement déshumanisée, bien loin des plaquettes commerciales distribuées à l’arrivée à l’Ephad, vantant confort et soin à coup d’images enjolivées.

Figure 3 – Extrait du document « Procédure de gestion d’un décès en Ehpad durant la période d’épidémie à COVID 19 »

Figure 3 – Extrait du document « Procédure de gestion d’un décès en Ehpad durant la période d’épidémie à COVID 19 »

ARS Bourgogne-Franche-Comté, reçu le 23 avril 2020.

12Le 29 avril, j’ai reçu des nouvelles de l’équipe m’indiquant que maman était « guérie » et qu’elle rejoignait sa chambre habituelle. L’allégement des mesures, annoncé au niveau national le 11 mai, a permis de reprendre les visites à condition de respecter strictement les barrières sanitaires, les Ehpad étant maintenus en mode « confinement ». La première fois que j’y suis retournée, j’ai dû présenter un test anti-covid négatif, m’habiller en « cosmonaute », porter un masque FFP2 et prendre ma température à l’entrée (figure 4).

Figure 4 – Zone d’habillage de l’Ephad, 13 mai 2021

Figure 4 – Zone d’habillage de l’Ephad, 13 mai 2021

© Fabienne Hejoaka

13Les visites à l’Ephad – désertique et marqué des stigmates de la crise à travers la signalétique et le matériel de protection – sont devenues encore plus éprouvantes qu’avant la pandémie. Nous avions obligation de garder le masque et de respecter les distances de sécurité avec nos parents. À mon retour, lorsque je suis rentrée dans sa chambre, maman ne m’a pas tout de suite reconnue. La peur fantasmatique de lui transmettre le virus était si présente que je n’ai pas osé l’approcher sur le moment. J’ai alors abaissé mon masque pour lui parler et surtout lui sourire. J’ai alors vu un sourire se dessiner sur son visage. Ayant réalisé un test la veille et sachant que j’étais négative, j’ai respecté les distances, mais je lui ai parlé sans être masquée afin d’avoir un minimum d’humanité et de contact. Mais maman était lasse : « Je suis fatiguée, je veux quitter tout ça... », m’avait-elle dit. Elle peinait à tenir la conversation et somnolait. J’ai remis mon masque et suis restée près d’elle en silence pour ne pas l’épuiser, appréciant juste le fait de pouvoir être présente. Avant de partir, je l’ai prise dans mes bras. Dès lors, à chaque fois que je sortais, redoutant de nouvelles périodes de confinement à l’Ephad, je craignais que ce ne soit la dernière fois que je puisse la voir.

14Au fil des semaines, la vie au sein de l’Ephad a progressivement repris, avec une équipe soignante particulièrement éprouvée et épuisée ; certains avaient démissionné. Mais l’organisation des visites est demeurée très règlementée et contraignante : limitées à 45 minutes, elles se faisaient sur rendez-vous pris par mail, et devaient avoir lieu entre 14 h et 17 h. À ce moment de la crise sanitaire, physiquement et psychiquement épuisée, mon vécu prenant le pas sur celui de l’anthropologue, j’ai alors pleinement renoncé à ethnographier et à écrire sur la crise dans les Ephad.

Renoncer à ethnographier : déplacement et temporisation

15Renoncer à auto-ethnographier la crise dans l’Ephad des Camélias m’a longtemps troublée, suscitant des sentiments d’échec et de frustration dans un monde académique marqué par l’excellence et la productivité. Or renoncer au terrain ne doit pas être perçu comme un abandon, mais comme une forme de temporisation, de déplacement. Cela implique d’opérer un choix – même si c’est un choix par défaut – et peut alors être le signe d’une lucidité, lorsque les frontières entre le professionnel et le personnel se brouillent, que l’intime envahit et déborde la pratique. Fin mars 2020, avant de commencer le travail d’auto-ethnographie, j’ai pris la décision de me retirer du projet de recherche CoMeSCov dirigé par Marc Egrot et Sandrine Musso (Alfieri et al., 2022) auquel je devais participer pour enquêter sur le vécu du confinement par les enfants en France. J’ai renoncé à ce projet, car à l’annonce des premiers décès dans l’Ephad des Camélias, j’ai su que cette expérience allait m’envahir. En tant qu’aidante, je savais que cette crise allait m’étouffer et me phagocyter faisant face depuis 2012 au poids physique et psychologique de l’accompagnement d’une personne âgée, dans un système de soins où la violence structurelle des institutions – qu’il s’agisse des hôpitaux, des services d’aide à domicile ou des Ehpad – est omniprésente. Et de fait, au fil des semaines, le vécu personnel a pris le pas sur la pratique de l’anthropologue, rendant laborieux et éprouvant le travail ethnographique.

16Renoncer à l’auto-ethnographie est devenu une nécessité, car ce travail a par ailleurs ravivé des souvenirs traumatiques enfouis, en lien avec mon expérience personnelle de l’épidémie du sida. En tant que personne vivant avec le VIH depuis 33 ans, j’ai été confrontée, au début des années 1990, à ma propre mort, celle d’amis puis de nombreux enfants et adultes avec lesquels j’ai mené des recherches au Burkina Faso dans les années 2000 (Hejoaka, 2009). La crise du covid-19 a ainsi fait rejaillir ce que je m’étais employée à mettre de côté en tant que chercheuse. Dans un contexte académique français où, en dépit des approches situées, la doxa et l’injonction à la « neutralité scientifique » demeurent dominantes, l’espace de réflexivité que j’ai pu investir était plus une mise à distance et une invisibilisation. Un extrait de mon journal de terrain évoque cette mémoire douloureuse et ce processus sur lesquels je posais enfin des mots.

Voilà plusieurs soirs que je reçois le journal de confinement d’Ariane, une amie pharmacienne dont le père réside également dans un EPHAD... Nous avons convenu de tenir un journal du confinement partagé pour rendre compte de nos expériences d’aidantes. J’ouvre et je lis ses mails avec une certaine fébrilité, à la fois impatiente et inquiète de découvrir son quotidien et ses émotions partagées. Voilà plusieurs jours que je me dis que je devrais également écrire... En tant qu’anthropologue, je prends régulièrement des notes, je fais une ethnographie décousue à travers des copies d’écran... c’est une façon d’observer et de documenter tout en mettant une certaine distance par le biais de la technologie. Noter par écrit mes observations est plus engageant. Écrire durant cette crise du covid-19 implique d’écrire à partir/sur mes émotions. C’est un exercice trop éprouvant, douloureux, probablement parce que je suis submergée par ma peur, ma colère, ma souffrance... ou plutôt devrais-je dire mes souffrances. Ce qui m’envahit et que j’essaie de tenir à distance est le trauma de la mort que le sida a instillé dans ma vie en février 1991, lorsque j’ai découvert que j’étais infectée par le VIH. Le trauma également de la mort d’autres malades du sida, adultes comme enfants que j’ai vu souffrir puis périr, notamment au Burkina Faso dans les années 2000, durant mon terrain de thèse... Le covid-19 vient réveiller mes fantômes du sida. La temporalité de ces deux pathologies est radicalement différente (quelques jours pour l’une, plusieurs années pour l’autre), mais il y a tant de points communs. La peur de la contamination et de la transmission qui relève de la répulsion, l’engagement des soignants qui accompagnent les malades, l’isolement, la stigmatisation, les stéréotypes et les préjugés, l’absence de traitement, la mort... (Extrait du journal de terrain numérique, 27 mars 2024)

17Renoncer pose ainsi la question de la temporalité de l’écriture, prise entre un temps court visant à alimenter le débat public en temps de crise, et un temps long, plus réflexif, tenant compte de la posture de l’anthropologue en tant que personne et pas seulement en tant que professionnelle. En l’occurrence, un temps long a été une nécessité. Renoncer m’a permis d’explorer ce que je vivais et ressentais, de comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une fuite, mais d’un acte conscient face à des résonances personnelles anciennes, trop fortes et douloureuses.

18Renoncer soulève enfin la question de la solitude de l’anthropologue face à son terrain. La réflexivité, le positionnement et l’engagement sont des éléments essentiels de l’épistémologie de notre discipline. Cependant, ces pratiques sont souvent laissées à l’appréciation individuelle, sans cadre institutionnel, contrairement à d’autres professions telles que les soignants ou les spécialistes de la petite enfance, qui bénéficient d’un accompagnement structuré pour l’analyse de leurs pratiques. Dans le cas de l’anthropologie, on peut se demander si la souffrance vécue par l’anthropologue sur le terrain, ou dans sa relation avec ce dernier, ne reste pas un sujet tabou, trop souvent minimisé par une réflexivité solitaire, sans cadre, souvent autolégitimé. Or, la souffrance, loin d’être un simple à-côté, fait pleinement partie de travaux – en tant qu’objets d’étude et vécu personnel – et devrait être intégrée de manière plus systématique et approfondie, tant dans sa dimension épistémologique que dans l’impact qu’elle peut avoir sur nos parcours personnels et professionnels. Ne serait-il pas pertinent de créer des espaces d’analyse des pratiques spécifiquement dédiés aux anthropologues, permettant une réflexion collective sur la manière d’ethnographier le proche et la souffrance, ainsi que sur leur impact sur notre travail et notre engagement sur le terrain ? Un tel temps partagé offrirait alors l’opportunité de se réapproprier politiquement une expérience et de lui donner une place dans l’espace public.

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Bibliographie

Alfieri C., Egrot M., Desclaux A. et Sams K., 2022. « Recognising Italy’s mistakes in the public health response to COVID-19 », The Lancet, 399, 10322 : 357-358.

Ansaldo A. I., 2020. « Préserver la communication en situation d’isolement extrême dans le contexte de pandémie Covid-19 : L’importance de la composante émotionnelle », Revue de neuropsychologie, 12, 2 : 158-160.

Baronnier M. et Arnold C., 2021. « Bouleversements des soignants confrontés à la Covid-19 en Ehpad », Jusqu’à la mort accompagner la vie, 145, 2 : 119-129.

Chovrelat-Péchoux G., 2021. « Covid-19 en Ehpad : Quelle place pour les familles ? », Gérontologie et société, 43, 1 : 191-202.

Egrot M., Akindès F. et Kra F. (dir.), 2022. « Les épidémies, la mort et les morts. Effets des réponses aux crises épidémiques sur les pratiques funéraires et les expériences des familles, des proches ou des soignants », Frontières, 33, 2 [en ligne], www.erudit.org/fr/revues/fr/2022-v33-n2-fr07587/1095216ar/ (page consultée le 13/11/2024).

Elias N., 1987. La Solitude des mourants. Bourgois, Paris.

Hejoaka F., 2009. « Care and secrecy: being a mother of children living with HIV in Burkina Faso », Social Science & Medicine, 69, 6 : 869-876.

Lefebvre-Chombartb A. et Nirelloa L., 2023. « Compter les morts en EHPAD. La construction et la communication des données de mortalité en EHPAD durant la crise Covid », Politiques et management public, 40, 2 :149-171.

Ministère des Solidarités et de la santé, 2020. « Communiqué de presse. COVID-19. Pour limiter la propagation de l’épidémie, les mesures les plus efficaces : respecter les gestes barrières. 10 mars 2020 ».

Mongiat-Artus P., Lefève C., Legeais D., Lechevallier É., Castagnola C. et Comité d’Éthique et de Déontologie de l’Association Française d’Urologie, 2021. « Le triage, un enjeu éthique de la pandémie de la Covid‑19. Constats et questionnements autour d’un impensé », Revue française d’éthique appliquée, 11, 1 : 123-140.

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Notes

1 L’appellation Ephad « Les Camélias » est un pseudonyme. Les emails présentés dans ce texte ont par ailleurs été anonymisés.

2 La personne de confiance est une personne désignée par un patient pour le représenter et exprimer ses volontés en matière de santé lorsque ce dernier est dans l’incapacité de le faire. Elle a été instituée par la loi du 4 mars 2002 – dite loi Kouchner – relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.

3 Institué en 2002, le CVS une instance élue par les résidents et les familles au sein des établissements médico-sociaux et des Ehpad. Composé de représentants des résidents, des familles et du personnel de l’établissement, il donne son avis et fait des propositions sur toutes les questions liées au fonctionnement de l’établissement : qualité des prestations, amélioration du cadre de vie.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 – Email du 10 mars 2020 « Mesures exceptionnelles coronavirus »
Crédits © Fabienne Hejoaka
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anthropologiesante/docannexe/image/14078/img-1.png
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Titre Figure 2 – Email envoyé par la direction le 4 avril 2020
Crédits © Fabienne Hejoaka
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Fichier image/png, 246k
Titre Figure 3 – Extrait du document « Procédure de gestion d’un décès en Ehpad durant la période d’épidémie à COVID 19 »
Légende ARS Bourgogne-Franche-Comté, reçu le 23 avril 2020.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anthropologiesante/docannexe/image/14078/img-3.png
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Titre Figure 4 – Zone d’habillage de l’Ephad, 13 mai 2021
Crédits © Fabienne Hejoaka
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Pour citer cet article

Référence électronique

Fabienne Hejoaka, « La crise du covid-19 dans les Ephad : auto-ethnographie et renoncement à un terrain mortifère »Anthropologie & Santé [En ligne], 29 | 2024, mis en ligne le 28 novembre 2024, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anthropologiesante/14078 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12s9d

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Auteur

Fabienne Hejoaka

Aix Marseille Univ, IRD, LPED, Marseille, France
fabienne.hejoaka@ird.fr

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