1Omniprésents, ubiquitaires, hypervisibles médiatiquement pour certains d’entre eux et invisibles pour la majorité, transgressifs, indisciplinés, insaisissables, imprévisibles, indésirables, irréversibles, indissociablement matériels et sociaux : telles sont quelques-unes des caractéristiques de ces résidus que l’ouvrage collectif Residues: Thinking Through Chemical Environments, cosigné par des chercheurs en sociologie et histoire des sciences, au croisement des science studies et des études environnementales, se propose d’envisager. Les résidus, en tant que sous-produits des activités extractives et industrielles ayant échappé à leur domaine d’assignation initial, nous offrent une voie pour imaginer la façon dont les sciences et la technologie sont impliquées dans notre monde, en faisant proliférer les agencements et les liens qui unissent humains et non-humains. L’accumulation d’adjectifs et l’effort d’inventaire ininterrompu de ces résidus – véritables « animaux bureaucratiques » (p. 18) tels qu’ils sont imbriqués dans toutes sortes de rapports annuels, graphiques et statistiques qui les façonnent en retour – pourraient nous apporter la fausse certitude d’épuiser le sujet là où ils ne font que souligner notre impuissance épistémologique et politique à les cerner et à les contrôler. À l’inverse, ceux-ci ont un pouvoir de fascination, mais aussi de sidération, générant paralysie et anxiété. La théorisation que les auteur·rice·s font des résidus répond à cet état de fait, soit l’émergence tant scientifique que médiatique, institutionnelle et politique des résidus comme acteurs centraux de la scène contemporaine (pour la proposition d’un Poubellocène, voir Monsaingeon, 2017), étayé par un nombre désormais important de matériaux de documentation autour de ces formes de « chimio-socialités » (chemosociality ; Shapiro, 2017). À cet effet, la démarche adoptée par ces auteur·rice·s est résolument collective, mettant en œuvre une pratique de recherche collaborative interdisciplinaire qui vise à théoriser d’après ces résidus, puisqu’ils nous forcent à penser autrement qu’on ne l’a fait jusqu’ici. Le programme annoncé en introduction ainsi que la tâche herméneutique qui le sous-tend sont ambitieux : celle-ci se veut davantage un dialogue avec les dispositifs citoyens et les ONG ainsi qu’un « engagement critique » à l’encontre des industries chimiques et des agences gouvernementales. Les auteur·rice·s plaident méthodologiquement en faveur d’un « matérialisme résiduel » empiriste et inductif, qui prend pour point d’ancrage une analyse précise des propriétés – indissociablement matérielles, physico-chimiques et sociales – de ces entités et s’attache à « pister » (p. 9) leurs mobilités spatiales, temporelles et institutionnelles. Ce cadrage agit avant tout comme un opérateur d’attention qui nous oriente vers les pans non pris en compte par le système capitaliste, qu’ils soient des lieux ou des personnes ; ce qui implique non seulement de les rendre visibles mais de comprendre en premier lieu les raisons économiques et régulatoires qui les rendent si difficiles à appréhender. Face à l’infinie diversité des types de résidus, dont la vitesse de dégradation, la dangerosité et les conséquences sur le territoire divergent drastiquement – en tant qu’ils sont le produit de situations extrêmement diverses et qu’ils réagissent différemment avec les composantes préexistantes des milieux –, tout l’enjeu de cette publication est de parvenir à dégager une heuristique globale à partir de traits communs. Dans cette perspective, trois caractéristiques respectivement temporelle, spatiale et épistémologique, sont thématisées par les auteurs : celle d’« héritage » (chap. 2), celle d’« accumulation » (chap. 3) et celle d’« appréhension » (chap. 4). À la fois plus larges et plus précises que des simples propriétés physico-chimiques, elles répondent chacune à des problèmes de focale, d’échelle et d’inadéquation des données que le dernier chapitre (chap. 5) se propose d’articuler et de systématiser théoriquement.
- 1 Comme on le retrouve dans l’expression des très médiatisés « polluants éternels ».
2Dans le cadre d’un « réagencement chimique du monde » (p. 46), le deuxième chapitre s’intéresse d’abord à la survivance du passé dans le présent dont témoignent les résidus. Plutôt que les termes de « temporalité », d’« histoire » ou d’« éternité1 », l’« héritage » nous rappelle que le passé est toujours présent en dehors de tout évolutionnisme ou de toute vision progressiste réductrice, que nous lui devons encore des choses, que nous ne pouvons pas faire comme s’il n’existait pas : il n’est pas extérieur à nous, nous n’en avons pas fini avec lui. Ce passé poisseux et insistant, incarné dans les milieux concrets (l’air, l’eau, le sol) et mis en jeu par les résidus, contribue de facto à donner une identité culturelle (celle d’un stigmate) et politique (celle d’un vecteur de subjectivation) à des lieux et des communautés comme la ville d’Ambler en Pennsylvanie (États-Unis) : c’est à ce titre que les résidus impliquent de cultiver en permanence de nouveaux rapports à soi et aux autres. Le risque étant toujours que cet héritage ne devienne destinée dans un sens déterministe et rigide. Tout en soulignant le caractère involontaire du récepteur, ce legs n’est en rien inerte et se perpétue à travers les choix (et non-choix) politiques contemporains. De fait, les régulations environnementales envisagées à travers l’exemple de la gestion des déchets peuvent elles-mêmes être caractérisées de résiduelles (cf. les trois dimensions de la gouvernance dite résiduelle envisagée dans Hecht, 2021), par leur aspect graduel et cumulatif, ce qui témoigne de la coproduction des résidus « avec nos environnements, institutions et infrastructures qui les génèrent, distribuent, régulent et transforment » (p. 115).
3La longévité variable des résidus se voit redoublée par une extension spatiale que le chapitre 3 se propose d’aborder en tentant d’échapper à toute mise en scène réductrice et essentialiste. Les résidus, d’une « exubérance animiste » (Shapiro, 2017), s’accumulent et s’assemblent, se superposent et s’hybrident d’une manière qui ne leur est pas indifférente et face à laquelle ils ne restent pas passifs. Les résidus n’ont pas en ce sens d’identité au sens d’un nombre fini de propriétés qui pourraient être mises à plat, cernées, repérées dans des cadres précis, mais seulement des attachements, des liens difficilement prévisibles avec un environnement extensible – brassant humains et non-humains dans des rapports qui ne sont jamais fixés d’avance dans le sens où, « [m]ême si les expositions aux résidus chimiques affaiblissent les corps et les esprits, elles peuvent également créer des nouvelles possibilités de vie » (Kirksey, 2020). Ce qui maintient ces résidus mobiles résulte de la mise en action des forces sociales et écologiques issues de cet environnement, les circuits tracés délimitent par là des rapports de pouvoir qui renforcent les inégalités socio-raciales. Les cas de la circulation de l’amiante et des terres rares, qui sont évoqués parmi d’autres sont paradigmatiques d’une circulation multiforme, suivant les chaînes d’approvisionnement mondiales soumises à la variabilité géopolitique, le réseau hydrologique mais aussi les circuits quotidiens et domestiques… En outre, l’accumulation des résidus ne suit pas une logique strictement quantitative (et linéaire) qui serait proportionnelle au danger représenté : une infime quantité de certains résidus répartis sur un large espace peuvent être extrêmement toxiques tandis que ceux qui ne sont pas ostensiblement toxiques peuvent, par leur masse et leurs interactions avec d’autres polluants, menacer les écosystèmes, comme dans le cas des plastiques. En réponse à cela, la mise en place de seuils pour définir les niveaux à partir desquels la présence d’une substance doit être interdite résulte le plus souvent d’une entente tacite entre les industries et les agences gouvernementales fondée sur un compromis entre la santé publique et la croissance économique. On parle ainsi, à la suite d’Ulrich Beck, d’une détoxication symbolique plutôt que d’une protection réelle des populations touchées (p. 68).
- 2 Si l’on pense aux instituts écocitoyens qui essaiment depuis Fos-sur-Mer (voir Gramaglia, 2024).
4Ce que, au travers de cet ouvrage et au-delà plus prosaïquement de nos vies, les résidus mettent à l’épreuve, ce sont bel et bien nos capacités de compréhension : ils confrontent nos systèmes de pensée juridiques, scientifiques, politiques et commerciaux, déjouent les facilités d’interprétation et instaurent un certain rapport à la connaissance qui n’est pas dépourvu de tensions. Le verbe appréhender choisi ici (à la fois au sens d’un comprendre et d’un se préoccuper de) désigne la capacité à mettre la main sur ce qui jusqu’ici a été fuyant, et redouble l’aspect purement intellectuel d’une dimension expériencielle et surtout émotionnelle plus large. La diversité des manières par lesquelles nous nous rapportons à ces résidus – les considérons ou non comme des problèmes et en imaginons les solutions – et leur décalage méritent d’être analysés. De nombreux outils de régulation donnent l’apparence d’un problème bien géré en instaurant précisément une distance entre les populations touchées et les effets biologiques in abstracto, ce qui montre bien que c’est dans l’élaboration même d’un savoir qu’est produite l’inaction. Les données mises au jour à propos des résidus ne sont pas immédiatement une preuve de culpabilité ou une prédiction et encore moins un levier d’action proactif. C’est ce que les industries chimiques ont appris à retourner, en jouant sur ce flottement interprétatif et en l’utilisant à leurs fins. On en arrive à la conclusion que l’invisibilité n’est pas une caractéristique chimique évidente mais l’effet de nombreux processus imbriqués (industries, institutions) qui mènent à l’inaction. De là la position matérialiste soutenue par les auteur·rice·s qui a pour visée de rendre une marge d’action aux populations touchées, à qui il appartient de dénoncer haut et fort les effets dévastateurs des résidus chimiques et l’inaction politique, sans se laisser prendre aux pièges inertiels de l’expertise et en faisant ressortir la nécessité de nouvelles normes épistémiques2. À l’heure où les dangers sanitaires prolifèrent, où s’appauvrissement les milieux multispécifiques et se dégradent les conditions de vie globales, les résidus requièrent précisément d’habiter ce paradoxe, cette tangente, afin de « désarticuler les mises au pied du mur, les choix infernaux, les dilemmes intenables » que ne cessent de produire les institutions et les infrastructures contemporaines (Stengers & Pignarre, 2005).