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1À l’instar de la mer Méditerranée, la mer du Nord et la Manche sont devenues des espaces mortifères pour les exilés1. Les proportions, en nombre de victimes, diffèrent entre ces deux espaces maritimes : 3 231 personnes ont péri en mer Méditerranée pour la seule année 2021 selon le Haut Commissariat aux réfugiés2, contre 82 dans La Manche entre les années 1999 et 2022 selon les chiffres du journaliste et militant Maël Galisson3 qui référence ces morts avec le « groupe décès »4 – soit près d’une centaine aujourd’hui à la suite des naufrages survenus depuis. Dans les deux configurations, les frontières maritimes et terrestres continuent de tuer : fin octobre 2024, on recensait 457 exilés (noyades, accidents routiers, homicides…) – sans compter les disparus5 – ayant perdu la vie à la frontière franco-britannique depuis 1999. Un seul passage en mer est susceptible d’engendrer un nombre de victimes plus important que les tentatives de passage par voie ferroviaire ou routière, souvent réalisées de manière isolée. Cette massification des décès intervient à partir de 2020 – en pleine pandémie de covid-19 où les activités du port et du tunnel, habituels points stratégiques des passages, ont été ralenties. Cette année-là marque un tournant dans l’histoire des migrations sur le territoire de la Côte d’Opale (Montreuil/Boulogne-sur-Mer/Calais/Gravelines) puisque les traversées illégales de la frontière s’effectuent dès lors majoritairement par la mer à bord d’embarcations pneumatiques de plus en plus précaires. Ce nouveau mode de franchissement de la frontière extérieure de l’Union européenne procède d’une stratégie de contournement par les exilés du processus de sécuritisation (Balzacq, 2018) accéléré en 2015 autour du port de Calais et du tunnel sous la Manche (Guenebeaud, 2019). La « sécuritisation » désigne l’acte par lequel un problème politique – ici les migrations – est constitué en enjeu sécuritaire (Piquet, 2016). Ces discours négatifs qui empruntent au vocabulaire de la « liquidité » – métaphore langagière de la globalisation – (Bernardot, 2018a) comme l’incarne le terme « submersion » par exemple – vise la migration dite « irrégulière ». Bien que supposément « extraordinaires », les pratiques de sécuritisation s’implantent durablement sur le territoire de la Côte d’Opale. Cette « frontiérisation » – processus de multiplication et de renforcement des frontières – au nord de la France a été nettement documentée par des chercheurs, notamment au sein des critical border studies. À cet égard, ont été analysés le contrôle migratoire à cette frontière qui matérialise les contours de l’espace Schengen (Ceyhan, 2010), les mesures d’éloignement forcées (Wlodarczyk, 2011), le maintien de l’ordre (Guenebeaud, 2021) ou encore, la sous-traitance des moyens de surveillance par le Royaume-Uni (Puzzo, 2018). Les niveaux de gouvernance de cette frontière sont multiples (accord de Canterbury en 1986, « plan zéro tolérance » à Eurotunnel en 2001, accord franco-britannique en 2015). Le contrôle transfrontalier relève d’abord de la souveraineté des États. C’est pourquoi de nombreux accords ont été passés entre la France et le Royaume-Uni ; des régimes juridiques spéciaux ont trait à ces espaces. Deux autres niveaux de gouvernance se jouent ensuite à l’échelle régionale et locale. A la suite du démantèlement de la « new jungle6 » calaisienne en 2016 et afin d’éviter la reformation d’un habitat non ordinaire (HNO) (Bernardot, 2018a), l’État et la municipalité de Calais ont décidé d’appliquer une politique dite du « zéro point de fixation » (Witter, 2023 ; Caillaux & Henriot, 2021), qui se traduit par une expulsion policière des exilés tous les deux jours. Dès lors, la sécuritisation frontalière s’étend vers le centre urbain de la ville de Calais. À titre d’illustration, d’énormes rochers ont été installés pour empêcher des distributions alimentaires ou des regroupements d’exilés (figure 1).
Figure 1 – L’installation de rochers comme mesure d’éloignement des exilés en centre-ville de Calais
Calais. Novembre 2022. Les distributions alimentaires pour les exilés avaient lieu sur cet emplacement. Les rochers qui entourent ce banc démontrent l’absurdité des logiques de rejet dans la ville.
© Chloé Tisserand
2Cette frontière franco-britannique constitue une « impasse » (Clochard, 2021) pour les exilés. Camille Guenebeaud analyse dans son travail de thèse cette double injonction : l’impossibilité de partir vers l’Angleterre en raison des contrôles frontaliers et celle de rester en France en raison d’un système d’asile restrictif (Guenebeaud, 2017). La vie est alors mise entre parenthèses (Agier, 2014). Cette gouvernance répressive des corps s’inscrit plus globalement dans un monde de « normalisation des murs » (Vallet & David, 2012) où les frontières « gagne[nt] en épaisseur et en extension. [...] Elle[s] effectue[nt] un double mouvement [...] de dilatation et d’externalisation » (Fassin, 2023), comme en témoigne désormais l’apparition des espaces maritimes dans les réflexions migratoires transfrontalières. Dans le nord de la France, les exilés doivent désormais franchir un double obstacle : la frontière terrestre d’abord, consolidée par les accords du Touquet en 2003 qui facilitent les contrôles entre la France et l’Angleterre avec la création cofinancée de bureaux dédiés, et matérialisent la frontière là où embarquent les exilés (donc côté français). Le second obstacle est la frontière maritime qui délimite les eaux françaises des eaux anglaises. En cela, la frontière franco-britannique est à la fois solide et liquide (Bernardie-Tahir & Schmoll, 2018).
3Néanmoins, les travaux des chercheurs mentionnent peu la Manche. Comme le rappelle Renaud Morieux (2006) : « La Manche est la grande absente parmi les grandes thèses d’histoire maritime françaises. » La situation migratoire a surtout été un objet de recherche en Méditerranée. Elle a été traitée au prisme de ses modes de gouvernance (Heller & Pezzani, 2014), ses effets-frontières (Ritaine, 2015), son vécu genré de la traversée (Schmoll, 2020). Ce sont Arnaud Banos, chercheur et secouriste-sauveteur, et Camille Martel (2021) qui ont ouvert à ce titre une réflexion sur la « maritimisation des migrations » dans la Manche en questionnant la poursuite du sauvetage rapide en mer dans un contexte européen de durcissement des frontières. Ils ont témoigné de l’inquiétude des secouristes face au risque de voir leur mission de sauvetage s’apparenter à des missions de « police en mer ».
4Cet article partage le même intérêt qu’eux pour la Manche et le secours en mer. Il souhaite contribuer à leur réflexion sur la place de l’action de secourisme à travers la question des mobilités thérapeutiques en multipliant les points de vue des acteurs. Ce raisonnement s’inscrit dans le prolongement d’une réflexion amorcée lors de mon travail doctoral (Tisserand, 2021) sur les adaptations et réorganisations des acteurs au contact des exilés. Cette thèse tentait de repérer les possibles marges de manœuvre du soin pour les professionnels de santé hospitaliers dans une configuration de rejet d’une catégorie sociale spécifique de la population. Le projet ici est de transposer ce questionnement au secourisme en mer. Comment l’État protège-t-il les populations exilées en situation de détresse en mer ? En quoi la question des mobilités thérapeutiques constitue-t-elle un indicateur du degré d’implication de l’État en matière de protection de ces personnes ?
5Rappelons au préalable que le corps des exilés dans les espaces-frontières est vulnérable, susceptible d’être blessé. En effet, leur relégation à la marge de la société, où les conditions sociales sont dégradées, les expose à des affections physiques et psychiques. À cela s’ajoute le franchissement des frontières qui peut engendrer des blessures corporelles (Tisserand, 2023) voire la mort (Kobelinsky, 2016). Ce sont donc des individus qui ont besoin d’être soignés et secourus, valeur cardinale du pacte républicain. L’obligation de porter assistance aux exilés est inscrite dans le droit international (Matringue, 2016). La non-assistance à personne en danger est pénalement répréhensible en France. Porter secours à autrui en mer est un devoir établi par différents accords internationaux : Convention des Nations unies sur le droit de la mer, 1982 ; Conventions internationales pour la sauvegarde de la vie humaine en mer, 1974, et sur la recherche et le sauvetage maritime, 1979. Le secourisme relève également d’une démarche civique et consiste en une délégation des tâches de la médecine « dans le but de permettre la survie d’une victime dans l’attente de l’arrivée sur les lieux des secours organisés, notamment auprès du grand public […] » (Larcan & Henri, 2010). Les secours vont permettre d’atténuer une situation d’urgence. À la différence des médecins, ils ne peuvent effectuer de gestes invasifs ni prescrire des traitements. Pour autant, ils maîtrisent les techniques d’urgence pour répondre à un problème de santé et à un danger vital.
6Dans la Manche, les sauvetages d’exilés ont visibilisé les multiples acteurs étatiques ou para-étatiques du secourisme. D’autres acteurs (douaniers, pêcheurs, commerçants maritimes), par leur simple présence en mer dans le cadre de leur travail, se retrouvent inévitablement confrontés à de telles situations exigeant de porter assistance à autrui. La sécurité civile s’appuie, en plus des dispositifs étatiques, sur des acteurs privés et des associations agrémentés telle la Société nationale du sauvetage en mer (SNSM) qui dispose de l’agrément A délivré par l’État lui accordant la conduite d’opérations de sauvetage en mer. Ces dernières nécessitent une lourde logistique avec des moyens nautiques, matériels et humains conséquents, a fortiori au sein d’une corporation qui doit compter autant sur des acteurs essentiellement bénévoles fortement attachés aux valeurs humaines que sur un effectif de professionnels rémunérés (Sauzey et al., 2012).
7Quelles sont les reconfigurations et spécificités organisationnelles de ce secours en mer au prisme des migrations ? Comment les acteurs de la sécurité civile ont-ils dû adapter leur terrain ? Comment ont-ils repensé leurs pratiques d’intervention ?
8Par ailleurs, cette prise en charge des naufragés se prolonge à terre et nécessite un dialogue entre les services préfectoraux maritimes et ceux du Département dont les prérogatives sont propres. Alors que les exilés font l’objet d’un traitement de plus en plus répressif à terre, quel est l’espace d’action des acteurs engagés envers l’État pour leur porter secours ? Comment s’articulent des actions aux logiques antagonistes (assistance/répression) sur un même territoire ?
Méthodologie
Cet article est le fruit d’un travail d’enquête exploratoire mené depuis 2022 de façon épisodique et dans l’espoir de pouvoir l’approfondir en 2025, sous réserve d’obtenir les autorisations d’accès au terrain (en attente depuis un an) par les autorités seules habilitées à nous accorder ce droit (préfecture du Pas-de-Calais, préfecture maritime, Protection civile, etc.) Par conséquent, ce travail est présenté ici avec toute l’humilité qui s’impose.
Native de la Côte d’Opale, je m’appuie sur mon réseau de connaissances pour mener des entretiens semi-directifs ou informels afin de mieux saisir ce qui se joue en mer. Ainsi, j’ai pu échanger avec différents bénévoles d’associations, des sauveteurs, des habitants, des rescapés des naufrages, la préfecture maritime de La Manche et de la mer du Nord, l’Agence régionale de santé des Hauts-de-France. D’autres acteurs sollicités (Protection civile, préfecture du Pas-de-Calais par exemple) restent difficilement joignables. Le nombre d’entretiens formels et informels réalisés (une vingtaine) me semble encore insuffisants pour m’extraire de la dimension exploratoire du projet. J’aurais souhaité pouvoir m’entretenir avec les équipes de secours à bord, les référents médicaux, assister aux exercices d’entraînement… Les observations et entretiens avec les acteurs de la chaîne décisionnelle auraient permis d’entrer dans les détails de l’évolution des organisations.
Afin d’apporter tout de même plus de corps à cette recherche, j’ai recours aux données issues de mes précédents travaux de recherche, à la collecte de matériaux au long cours, aux coupures de la presse locale, aux photos postées par les acteurs sur les réseaux sociaux ou qu’ils m’envoient. Mon expérience subjective est aussi mobilisée puisqu’en tant qu’habitante, je suis confrontée par effraction quotidienne à des scènes de secours en mer lors de balades sur la plage, en ville, près des ports. Enfin, je m’informe continuellement à travers la lecture des documents institutionnels et officiels (dispositif Orsec, rapports de la préfecture maritime, alertes et communiqués de presse).
9Les interventions des secours maritimes dans la Manche se rapportent habituellement aux activités de loisirs et de pêche. Depuis quatre ans, le champ d’action de la sauvegarde de la vie humaine inclut les mobilités migratoires. La gestion de celles-ci par l’État se concrétise par un renforcement de la dissuasion à terre afin d’empêcher l’embarquement des exilés en mer, où prime le droit maritime.
10Dans les années 1990, le territoire du Calaisis (Sangatte et Calais) est connu médiatiquement pour le centre de Sangatte – centre d’accueil pour héberger les étrangers cherchant à rejoindre le Royaume-Uni – entre 1999 et 2002, pour sa première « jungle » en 2009, puis pour la new jungle entre 2014 et 2016. Le renforcement aux points stratégiques de passage (ports, tunnel, aires d’autoroute) a conduit à la transformation des modes de franchissement de la frontière. La mer est alors apparue comme une nouvelle issue (figure 2).
Figure 2 – Début des passages illégaux par la mer au niveau du Calaisis
Les traversées par la Manche vers l’Angleterre ont commencé au niveau du Calaisis. Le phare de Walde délimite la mer du Nord de la Manche.
© Chloé Tisserand
11Pour empêcher cette nouvelle mobilité, des opérations de dissuasion localisées sur les plages du Calaisis ont été menées : des articles de presse relatent que des forces de l’ordre ont tenté de crever des embarcations pneumatiques avant leur mise à l’eau. Face à cette logique de rejet, les exilés se sont alors déplacés au sud-ouest du Calaisis, en direction du territoire du Boulonnais (Boulogne-sur-Mer) d’abord, puis vers le Montreuillois (Berck) pour tenter la traversée de la Manche (figure 3).
Figure 3 – Déplacements des exilés vers le Boulonnais et le Montreuillois pour tenter la traversée par la mer
Déplacement des exilés vers le sud-ouest sous l’effet du renforcement sécuritaire sur les plages du Calaisis.
© Chloé Tisserand
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12Ces mobilités interterritoriales (Montreuillois-Boulonnais-Calaisis) ont déclenché une réaction étatique sous la forme d’un déploiement sécuritaire le long de la Côte d’Opale (figure 4). Des villages balnéaires qui n’étaient jusqu’alors pas concernés par la problématique migratoire des territoires voisins ont dès lors été visés par l’installation de dispositifs de surveillance. À titre d’illustration, le projet « Terminus », lancé en 2022, équipe une à une, sur 130 kilomètres, des communes du littoral volontaires en caméras de vidéosurveillance dite « anti-passeurs ». À ce jour, dix-huit communes se sont portées candidates. Ambleteuse (Boulonnais) compte onze caméras – financées majoritairement par les Britanniques et l’État français pour les dépenses d’investissement – pour environ 2 000 habitants. Destinées à lutter contre les filières de passeurs et à « sauver des vies », comme l’indiquent les autorités, ces dispositifs sont décriés par les associations parce qu’ils poussent selon elles les exilés à la précipitation : « Avec le stress, ils prennent encore plus de risques : ils montent à bord d’embarcations mal montées ou trop chargées7. »
Figure 4 – Renforcement sécuritaire sur la Côte d’Opale
Cette sécuritisation favorise la prise de risque lors des traversées et incite à l’utilisation de moyens organisationnels et stratégiques toujours plus sophistiqués pour contourner les contrôles.
© Chloé Tisserand
13Sur cette interface terre/mer se joue une polarisation de l’État entre une logique de surveillance à terre au moyen d’appareils de télédétection et une logique de sauvegarde de la vie humaine en mer. Cette dichotomie terre/mer donne lieu à des situations ubuesques, comme cette intervention de gendarmes le 23 août 2023, qui patrouillaient pour réprimer les mobilités migratoires et ont fini par se jeter à l’eau pour sauver une mère et sa fille de la noyade au large de la plage du Portel.
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14Le secours en mer incarne des valeurs fortes dans un milieu que l’on dit fraternel, celui des « gens de la mer ». Alors que le droit maritime doit prévaloir, cette logique de dissuasion à terre tendrait à être répliquée en mer en toute illégalité. Arnaud Banos et Camille Martel (2022) s’inquiètent des menaces et contournements du droit maritime à la lecture des rapports documentant des refoulements illégaux d’embarcations par les garde-côtes grecs en mer Égée. Le décalage temporel de la situation migratoire en Méditerranée laisse présager ce type de dérives dans la Manche. Récemment, Le Monde8 et ses partenaires de Lighthouse Reports, de The Observer et du Der Spiegel ont documenté des techniques agressives de refoulement par des gendarmes et policiers effectuant des manœuvres dangereuses autour des embarcations, transformant l’action d’assistance en action d’interception. Cette crispation surgit dans un contexte de plus forte pression de la part des autorités britanniques qui redoutent les arrivées de small boats sur leur côte. La mer est « un construit politique » (Dahou & Mazé, 2021), bâti à partir de privatisations de territoires et selon des logiques de pouvoir. Ces gouvernements de frontières peuvent donner lieu à des tensions, des errements et des drames, comme l’a révélé l’opération de sauvetage sur le naufrage du 24 novembre 2021 qui a fait vingt-sept morts et marqué l’opinion publique puisqu’il s’agissait du plus gros naufrage d’exilés dans la Manche. Cinq militaires du Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (Cross) Gris-Nez et deux autres du patrouilleur de la Marine nationale ont été mis en examen pour non-assistance à personne en danger. Les passagers d’une embarcation en détresse ont appelé les secours une quinzaine de fois et les Britanniques ont émis un message radio signalant le danger de mort sans que les secours français n’interviennent immédiatement. Il a fallu attendre l’appel d’un pêcheur qui a constaté les décès. Une enquête parue dans Le Monde9 le 13 novembre a présenté des extraits des échanges entre les secours français et les naufragés :
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« Allô ? – Oui. – Au secours, s’il vous plaît, je suis dans l’eau ! », explique un migrant. « Oui mais vous êtes dans les eaux anglaises », répond le Cross qui couvre une zone allant du département du Nord à la frontière belge jusqu’au sud de la baie de Seine. « Non, non, pas les eaux anglaises, les eaux françaises ! S’il vous plaît, pouvez-vous venir vite ? – Non, non, vous êtes dans les eaux anglaises. Attendez, je vous confie à la garde côtière anglaise. » La conversation coupe. On entend l’opératrice dire en aparté : « Ah bah ! T’entends pas, tu seras pas sauvé ! » Ou encore : « J’ai les pieds dans l’eau... bah, je t’ai pas demandé de partir10. »
15La coopération transfrontalière sur cette opération a souffert de plusieurs lacunes. D’abord, les tergiversations autour de la localisation de l’embarcation entre autorités homologues expliquent en partie l’intervention tardive des moyens de secours. Par ailleurs, les échanges dévoilés par les médias entre l’opératrice du Cross Gris-Nez et les passagers de l’embarcation en détresse dérangent et témoignent d’un effritement des valeurs d’humanité. Cette déshumanisation, dont les causes ici peuvent être multiples (routine du métier, opinion personnelle, usure, manque de formation, problèmes d’organisation [Hert & Grassineau, 2021]), a offusqué l’évêque d’Arras qui, lors d’une conférence donnée à l’église de Wissant, a par ailleurs indiqué avoir entendu dans certaines sphères politiques que les morts en mer permettaient de dissuader les exilés de traverser.
16En Méditerranée déjà, ces dysfonctionnements et cette indifférence dans la chaîne décisionnaire ont été relevés par les architectes Charles Heller et Lorenzo Pezzani (2019) dans le cadre du projet « Forensic Oceanography ». À travers une analyse des traces liquides – traces laissées dans l’eau (ondes électromagnétiques, images satellitaires, téléphones mobiles des exilés), témoins permettant de déchiffrer la mer et comprendre en quoi elle est mortifère – recensées dans l’affaire dite du « bateau abandonné à la mort », ils ont établi que « soixante-trois migrants ont perdu la vie après avoir dérivé pendant quatorze jours dans la zone de surveillance maritime de l’Organisation du traité de l’OTAN, ceci en dépit de plusieurs signaux de détresse signalant leur position et d’interactions répétées, notamment la visite d’un hélicoptère militaire et une rencontre avec un navire militaire » (Heller & Pezzani, 2014 : 73).
17Ces chercheurs mettent ainsi en garde contre ce « vernis humanitaire » : « le contrôle aux frontières est alors présenté comme un acte de sauvetage, occultant le fait que ce sont d’abord les politiques étatiques qui mettent les migrants en danger. » (Heller & Pezzani, 2019 : 106)
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18La pression est d’autant plus forte en mer que les autorités doivent composer avec l’évolution du type d’embarcations qui présente un danger plus grand. Tant et si bien que l’espace maritime fait désormais l’objet d’une surveillance régulière depuis les airs avec des drones et l’hélicoptère de Frontex11, et que le renforcement sécuritaire à terre a été amplifié.
19L’inconcevable imaginé quinze ans plus tôt dans le film Welcome (2009) – qui met en scène un jeune exilé, épaulé par un maître-nageur, qui apprend à nager pour traverser le Channel et rejoindre la Grande-Bretagne – est devenu une réalité. Vers 2019, les journaux régionaux commencent à relater des tentatives sporadiques de traversées, concentrées dans le Calaisis et réalisées à l’aide de moyens tellement rudimentaires que l’exposition au risque en est effrayante. À titre d’illustrations, un exilé a été secouru en état d’hypothermie après avoir tenté la traversée muni d’une simple bouée et de palmes. En 2020, c’est un jeune Soudanais qui a trouvé la mort en traversant à bord d’un pneumatique discount, les pelles de chantier utilisées comme rames ayant crevé l’embarcation. Certains exilés utilisent des chambres à air comme gilet de sauvetage.
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20La taille des embarcations a également augmenté au fil des mois, laissant apparaître une « professionnalisation » de ce mode de passage (Pian, 2010 ; Guiraudon, 2008 ; Naiditch et al., 2023). L’évolution des termes utilisés en témoigne également : les small boats (petits bateaux) ont été remplacés par les long boats (longs bateaux). Il existe aussi une saisonnalité et des conditions météorologiques propices aux passages : l’été, par temps ensoleillé, de nuit et rapidement de jour, à la vue des habitants (figure 5) de ces territoires jusqu’alors infréquentés par cette migration forcée12. Ces derniers assistent impuissants aux nombreux départs de long boats (figure 6) depuis les plages.
Figure 5 – Transformation des plages touristiques en lieu stratégique des traversées migratoires
Berck, 8 septembre 2024. Deux mondes se croisent : les naufragés à gauche, les badauds à droite.
© Osmose 62
21Désormais, les forces de l’ordre décrivent une stratégie de taxi boats. Les riverains de ce front de mer en sont d’ailleurs les premiers témoins puisqu’ils aperçoivent des regroupements d’exilés, attendant dans la mer plusieurs heures, le passage d’un bateau pneumatique qui les récupère comme d’autres groupes, tel un taxi circulant le long de la Côte d’Opale, avant de prendre ensuite le large.
Figure 6 – Bateau pneumatique échoué sur la plage
Un long boat retrouvé sur la plage de Wimereux dans le Boulonnais. Le groupe d’exilés en arrière-plan, vêtus de couvertures de survie, a échoué dans sa tentative de traversée.
© André Darcourt, un habitant de Wimereux
22Pour prévenir la multiplication des départs vers la mer, la dissuasion à terre est renforcée, comme en témoigne l’installation prochaine d’une brigade de gendarmerie de lutte anti-immigration illégale à Audinghen dans le Boulonnais, où est positionné le Cross Gris-Nez. Par conséquent, de nouvelles stratégies de passage s’organisent pour contourner ce renforcement des moyens de dissuasion sur les plages. Les exilés embarquent désormais en amont de la mer, à partir de ses canaux. Les temps de trajet sont alors rallongés et le risque d’accident encouru plus grand. Le 3 mars 2024, seize personnes exilées ont chaviré alors qu’elles se trouvaient sur une embarcation dans le canal de l’Aa à Watten, dans le Nord. Une fillette de 7 ans est décédée. Depuis ce drame, des drones ont été utilisés pour établir une surveillance en amont de la mer, sur ses embranchements. Par conséquent, sur cette interface terre-mer, on assiste à une potentialisation sécuritaire entre les stratégies de contournement et les dispositifs répressifs.
23Le détroit du Pas-de-Calais et la Manche sont ordinairement des espaces de trafics marchands et commerciaux, de flux touristiques et de plaisance (Picouet & Renard, 2002). Trente-trois kilomètres séparent Calais de Douvres, d’où l’appellation « pas de Calais », et selon les endroits, on compte quinze à vingt kilomètres entre la côte française et les eaux anglaises, la frontière maritime. Ce couloir, où la distance pour se rendre en Angleterre est la plus courte, présente de multiples dangers.
C’est peu [33 km] et c’est beaucoup. C’est peu parce que 15 km [jusqu’à la frontière maritime anglaise] effectivement, c’est quand même pas énorme. Et c’est beaucoup parce qu’ils [les exilés] sont dans des embarcations surchargées qui ne sont pas conçues pour ça. Ils ont quelquefois des moteurs hors d’âge, achetés sur Internet à un petit prix et qui ne sont techniquement pas à même d’assurer cette traversée. La deuxième difficulté réside dans la dangerosité du détroit, [...] des navires qui font plusieurs centaines de milliers de tonnes et ne peuvent pas s’arrêter à la minute. [...] Ils provoquent généralement une vague importante qui met ces petites embarcations en danger même quand la mer est très calme. La violence des courants de marées [ajoute de la difficulté] [...] Il y a peu de marins à bord des long boats de migrants, ils ignorent tout ça donc ils sont joués de ça. Ils ont beau viser Douvres [...], ils sont joués du courant qui les emmène là où ils ne veulent pas aller. (Un sauveteur en mer sur le littoral, 2023)
24À la différence du canal de Sicile en Méditerranée (Esperti, 2018), la Manche n’a pas encore été investie par les organisations non gouvernementales (ONG) indépendantes militantes – non mandatées par l’État. Face à l’intensification des sauvetages en mer, en partie liée à l’augmentation des capacités des embarcations précaires, l’État a mobilisé davantage de moyens et repensé son administration de secours. Dans le même temps, les acteurs de la sécurité civile impliqués dans cette coordination adaptent leurs pratiques d’assistance. Secourir des exilés est un acte d’autant plus fort dans un contexte où une hiérarchie des individus s’impose. Cette responsabilité régalienne invoque ainsi des valeurs humaines et humanitaires à l’égard de la vie d’individus en proie à l’inégalité des vies (Fassin, 2020).
25Une corrélation a été établie entre le contrôle migratoire et la mortalité, comme l’ont démontré les travaux cartographiques du géographe Philippe Rekacewicz (2012) qui rappellent que la fermeture des frontières n’empêche pas la mobilité, mais qu’elle contribue à accentuer le nombre de décès. Cette transformation des logiques de gouvernance participe pour Charles Heller et Lorenzo Pezzani (2014) de la métamorphose de la mer en liquide mortel : « Car les migrants ne meurent pas simplement en mer, ils meurent aussi de l’utilisation stratégique qui est faite de la mer. »
26À l’instar de la situation mortifère en Méditerranée (Kobelinsky & Le Courant, 2018), cet « espace migratoire majeur dans le monde » (Dumont, 2009), la Manche se transforme progressivement en cimetière. Là encore, les éléments de langage évoluent et aux termes « sauvetages » ou « naufrages » est désormais accolée la locution adjectivale « de masse ». Le tableau ci-dessous établi par la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord montre que le nombre d’opérations a fortement augmenté à partir de 2020.
Figure 7 – Bilan du nombre d’opérations de sauvetage et de personnes décédées ou sauvées (2018-2023)
|
Nombre total d’opérations
|
Nombre de personnes impliquées
|
Nombre de personnes ayant été sauvées en mer et retour en France
|
2018
|
78
|
586
|
120
|
2019
|
203
|
2 294 – 4 décès
|
492
|
2020
|
868
|
9 551 – 7 décès et 2 disparus
|
2 036
|
2021
|
1 360
|
35 382 – 31 décès et 2 disparus
|
8 609
|
2022
|
1 304
|
51 786 – 1 décès en SRR FR et 4 décès en SRR UK
|
8 323
|
2023
|
797
|
35 800 – 12 décès et 4 disparus en SSR FR
|
6 450
|
Source : Préfecture maritime de La Manche et de la Mer du Nord. Bilan opérationnel 2023. Communiqué de presse.
27De ces drames récurrents surgissent des prises de décision logistiques pour sauvegarder la vie humaine. Un nageur-sauveteur sapeur-pompier boulonnais indiquait de manière informelle que « tout est fait en sorte pour éviter les morts et parce que les autorités redoutent que la Manche ne devienne un nouveau cimetière comme en Méditerranée ».
28Une alerte de la préfecture maritime, qui relate l’opération de secours sur le naufrage d’une embarcation qui a fait six victimes et deux disparus, témoigne de l’ampleur des efforts et des moyens matériels et humains transfrontaliers déployés en mer pour assurer l’assistance aux personnes.
Plusieurs naufragés sont déjà à la mer. Le PSP [patrouilleur de service public] se rapproche au plus vite pour commencer les opérations de secours à l’aide d’un radeau de survie 25 places et de son semi-rigide « Hurricane ». En parallèle, le CROSS diffuse un message « mayday relay » et prévient le MRCC Douvres pour demander assistance. Dans les dix minutes qui suivent, le CROSS déroute le PSP Pluvier, lui aussi déjà en opération dans le secteur, engage un premier navire de commerce situé à proximité, puis la SNS077 Notre Dame du Risban de Calais (62). Vers 05h50, le MRCC Douvres fait rallier les navires britanniques « MCS Taku » et RNLI 1709 dans le dispositif. Le CROSS engage également l’hélicoptère Dauphin de service public basé au Touquet (62) et un deuxième navire de commerce. Puis à partir de 06h00 : le Cormoran recueille 32 naufragés, dont un est rapidement évacué par hélicoptère vers l’hôpital de Calais [...]. (Alerte notifiée sur le site de la Prémar Manche et mer du Nord, 12 août 2023)
29Ce dispositif de secours est effervescent et mobilise des moyens nautiques éclectiques (navires militaires, vedettes de sauvetage, remorqueurs de haute mer Abeilles International) et aériens (l’hélicoptère qui assure les transferts vers les hôpitaux). L’État finance directement certains acteurs du plan Organisation de la réponse de la sécurité civile (Orsec) comme la Marine nationale et il en sous-traite aussi d’autres en recourant à des partenaires privés, rémunérés ou bénévoles. Orsec est conçu pour mobiliser et coordonner les secours, placés sous l’égide de la préfecture, au-delà des niveaux de réponse courants des services.
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- 14 Maïa Courtois et Simon Mauvieux, « Dans la Manche, l’État sous-traite le sauvetage d’exilés à une s (...)
30Les modalités d’intervention ont été révisées à la lumière des mobilités migratoires. Le dispositif Orsec a été réactualisé en 2020. En raison du nombre croissant de personnes à secourir en mer, l’État a affrété deux navires privés en avril et juin 2023. L’Apollo Moon, un navire de pêche (six marins et une équipe de protection de trois personnes) basé à Calais et l’Esvagt Charlie (six marins), à Dunkerque, sont requalifiés pour le dispositif Search and Rescue (SAR). Cette sous-traitance a été critiquée par le porte-parole de la CGT des marins du Grand Ouest et président de l’association Mor Glaz13 : « On ne transforme pas en quelque temps des chalutiers ou de vieux navires en des ambulances de la mer14. » En plus de dénoncer cette inadéquation des moyens face aux besoins, il s’est inquiété de la formation administrée aux marins non préparés à ce type de mission potentiellement traumatisante. Depuis, ces bâtiments ont été renommés respectivement Le Minck (figure 8) et Le Ridens. Le premier a fait l’objet d’une révision et d’un carénage et les deux navires de la société Seaowl sont passés sous pavillon français. Cet affrètement soulage l’action des stations du littoral de la SNSM.
Figure 8 – Des passages réguliers au large, à l’horizon du Minck
Calais, été 2024. Le Minck à gauche à l’horizon, tandis que les touristes profitent de la plage.
© Chloé Tisserand
31Des transformations sont entreprises sur les infrastructures portuaires afin de faciliter les mobilités thérapeutiques des navires de secours. Par exemple, au hub portuaire de Boulogne-sur-Mer, il est envisagé de créer des portes d’embarquement, une passerelle et des pontons pour faciliter l’action des secours et leur permettre d’amarrer au même endroit. Ces adaptations structurelles tendent à montrer que les autorités se préparent à une pérennisation des traversées migratoires en mer et font craindre une normalisation des décès à la frontière et des politiques délétères (Kobelinsky, 2016).
32La SNSM, association de loi 1901, intervient pour l’État dans le cadre d’une délégation de service public (figure 9). Elle dispose de moyens nautiques insubmersibles, conçus pour affronter les pires conditions météorologiques, dotés de réserves de flottabilité et équipés de deux moteurs pouvant fonctionner à très grande vitesse en très peu de temps. Ils sont aussi autoredressables. Cependant, ces engins ont un coût conséquent tant sur leur utilisation que sur leur ravitaillement en carburant pour des stations qui s’appuient sur des bénévoles et des dons privés aléatoires. De plus, au regard de situations de sauvetage qui prennent de l’ampleur, de nouveaux équipements techniques et pratiques sont nécessaires. Récemment, une des stations du littoral s’est dotée d’une caméra thermique afin de repérer les « points chauds » en mer et de nuit dans un contexte où les exilés cherchent à ne pas être repérés. « On s’est équipé d’un mégaphone pour passer au-delà du bruit ambiant qui couvre nos paroles », note aussi un sauveteur en mer.
Figure 9 – Démonstration d’un sauvetage coordonné entre la SNSM et la Marine nationale lors d’une fête maritime
Été 2023. Démonstration d’une opération de sauvetage lors de la fête Escales à Calais. Coordination entre la SNSM à bord de la vedette Notre-Dame du Risban et la Marine nationale pour assurer la remontée de la victime en civière.
© Chloé Tisserand
33À l’adaptation logistique s’ajoute un besoin en ressources humaines dans un contexte où le recrutement des nageurs-sauveteurs (susceptibles d’être sollicités 24h/24) est déjà difficile. Une des stations SNSM espérait tout de même passer de dix-huit équipiers en 2022 à vingt-huit en 2024 pour se constituer un vivier suffisant. Se développent également des « savoirs de l’extrême » (Martel et al., 2024). Le terme « sauvetage de masse » est reconnu comme une expertise qui a valu en 2022 à SOS Méditerranée le prix de la Fédération internationale de sauvetage maritime. En octobre 2023, une formation baptisée Novimar, qui s’appuie sur l’expérience des sauveteurs en mer Méditerranée, a permis de former les bénévoles de la SNSM et d’autres acteurs au sauvetage de masse. L’exercice se déroule en mer en conditions réelles. Une formation plus spécifique est consacrée aux plongeurs, amenés à chercher des corps sous l’eau. « Un an et demi plus tard (juin 2023), ce sont près de 300 personnels de la Marine nationale, de la Garde-côtes des Douanes, des Affaires Maritimes, de l’Abeille Normandie, de l’Argonaute et de la SNSM qui ont été formés au sauvetage de nombreuses victimes en mer » (Martel et al., 2024). À l’occasion de ces formations, les équipes de secours s’exercent à la manœuvre des moyens nautiques (semi-rigide, canots tous temps, vedettes) qui nécessite dextérité, précision et analyse du danger dès lors qu’il s’agit d’établir une proximité avec des personnes en situation de panique. Le transbordement des vivants fait appel à des compétences spécifiques en matière de discipline organisationnelle, de contrôle et de gestion de la foule.
La capacité d’emport de nos bateaux est limitée. On ne peut pas mettre mille personnes sur un bateau tel que le nôtre. [Une soixantaine de personnes par exemple] plus sept équipiers de la SNSM [cela fait plus de soixante-dix personnes] à bord. Cela représente un poids de plusieurs tonnes supplémentaires à bord et le bateau ne se comporte plus tout à fait de la même manière. Si on n’y prend pas garde, la stabilité est compromise. (Un sauveteur en mer, 2023)
34L’exposition au risque est une préoccupation des bénévoles : les bagarres intercommunautaires, la présence d’armes et de passeurs à bord. En théorie, un navire de la gendarmerie maritime ou de la brigade nautique doit encadrer l’intervention. Mais compte tenu de l’urgence de la situation et des temps d’arrivée, « évidemment on pare au plus pressé », fait remarquer un sauveteur.
35Ces formations sont l’occasion d’entretenir les gestes de secours (niveau 2 qui permet d’intervenir avec du matériel, massage cardiaque [défibrillateur à bord], apport d’oxygène) pour maintenir la vie. À bord des bâtiments, des soins (délivrance de paracétamol, pansements), des boissons chaudes et des couvertures de survie sont administrés. Pour les naufragés dans un état grave et nécessitant un transport vers l’hôpital, les secours peuvent alerter le Cross Gris-Nez qui coordonne les différents acteurs de l’aide médicale en mer. Une évacuation sanitaire non médicalisée (Evasan) ou médicalisée (Evamed) peut être organisée depuis les airs par hélicoptère ou à quai selon le degré d’urgence. Les traversées s’opérant à l’endroit le plus étroit du détroit, et donc près des côtes, les évacuations ont souvent lieu par bateau. Cette pratique du maintien de la vie, du raccommodage des répercussions de la frontière liquide coexiste avec une « nécro culture » ou « nécro instruction » – savoirs et expertise de la gestion des morts – émergente. En effet, le tri des personnes en fonction du degré d’hypothermie, le recueil des morts dans l’eau, la protection des défunts à bord, celle des équipages dans leur contact avec les victimes deviennent des compétences nécessaires sur le terrain.
- 15 « Naufrage au large de Sangatte: le patron de la SNSM qui a repêché 5 corps témoigne », Delta FM, 1 (...)
36L’extraction des vivants et des morts au prix de maints efforts physiques (trois heures d’intervention a minima) amène les secouristes à s’interroger sur le sens de leur mission. L’évacuation des exilés de la mer vers la terre (de plus en plus nombreuses : 120 en 2018 contre 6 450 en 2023) n’est pas sans susciter des questionnements éthiques sur le rôle de la SNSM en raison des logiques antagonistes sur cette interface terre/mer. À quai, la police aux frontières (PAF) peut procéder à des contrôles d’identité et des interpellations. L’association peut également être sollicitée pour escorter les embarcations d’exilés en mer jusqu’aux eaux anglaises afin d’être sûre que ces derniers sont hors de danger. « On fait du gardiennage », regrettait un cadre. De plus, la récupération des morts en mer et leur acheminement au port interrogent les bénévoles de la SNSM. Au retour d’un naufrage qui a fait cinq morts, le capitaine du Notre-Dame du Risban s’est mis en colère devant les journalistes15 : « Nous, nous sommes des sauveteurs, nous voulons remonter des vivants, on ne ramasse pas les morts. [...] Ce sont des jeunes, on est là pour les sauver, pas pour les ramasser comme ça. Remonter un corps sur un bateau, c’est très difficile. [...] On était crevés. »
37Cet éreintement des forces de secours est partagé par d’autres acteurs impliqués dans l’assistance en mer : « Est-ce que ça peut devenir une Méditerranée bis ? C’est déjà une Méditerranée bis. Les conditions sont différentes mais le problème est le même. » (Entretien avec un sauveteur en mer, 2023)
38Les décès d’exilés dans la Manche ne relèvent plus de l’exception, de l’extraordinaire. La prise de conscience de la banalisation de ces décès se manifeste par des transformations plurielles des organisations et des interventions. L’investissement étatique en faveur du secours en mer est tangible. Néanmoins, des tentations sécuritaires sont possibles. Cette conflictualité des logiques est problématique dans l’assistance « post-naufrage ». Celle-ci met en exergue les défaillances de l’État dans la prise en charge des naufragés. En témoigne également la création par l’association Osmose 62, née en 2022 pour aider ces derniers dans le Boulonnais, d’une deuxième antenne dans le territoire voisin, le Montreuillois. Lors de ses maraudes, elle pallie les carences de l’État à terre.
39La politique du « zéro point de fixation » conforte des logiques de rejet, de dispersion (Bonnevalle, 2022) et d’inhospitalité (Le Blanc & Brugère, 2017). En 2017, le Conseil d’État sous l’impulsion des associations a plusieurs fois sommé l’État et la municipalité de mettre en place des solutions d’accueil dignes16. La gestion humanitaire des exilés relève de l’autorité préfectorale. Ainsi, des associations mandatées par l’État – telles La Vie active, l’Association des Flandres pour l’éducation, la formation des jeunes et l’insertion sociale et professionnelle (Afeji) – assurent des distributions alimentaires ou des mises à l’abri. Insuffisante, cette aide est complétée par l’action d’autres associations non mandatées par l’État. Les passages en mer ouvrent un nouveau front pour des associations déjà dans « l’impasse humanitaire » (Pette, 2015).
40Une observation m’a marquée puisque c’est à ce moment-là que j’ai réalisé qu’après un sauvetage – dont on imagine l’impact psychologique et émotionnel – les exilés ne sont pas tous acheminés à l’hôpital ou accompagnés vers des structures de soin.
Un à un, ils traversent le passage piéton au niveau du rond-point près de Nausicaá, en centre-ville de Boulogne-sur-Mer, devant une file d’attente de voitures. Dans leur baluchon en plastique, leurs chaussures dégoulinent, les gouttes d’eau s’évanouissent sur le béton. Les vêtements des exilés qui viennent d’être secourus en mer sont trempés ; certains portent des claquettes. Ils marchent vite comme s’il ne fallait pas qu’on les voit. (Carnet de terrain, août 2023)
41Le plan Orsec prévoit qu’un accueil immédiat soit réservé aux naufragés à terre : ils doivent être recensés, triés, orientés vers les structures de soin (souvent par les sapeurs-pompiers) ou vers les centres d’accueil pour les personnes indemnes. Un dépôt mortuaire peut être aussi prévu. Mais bien souvent, les naufragés ne bénéficient pas d’un contrôle médical systématique au port. L’absence d’un tel contrôle comme d’une cellule psychologique à destination de personnes venant de vivre un traumatisme interroge sur le regard que leur porte la société d’accueil. La cellule psychologique reconnaît aux personnes secourues le statut de victime et leur accorde une reconnaissance sociale (Fassin & Rechtman, 2007) : son absence contribue à banaliser une situation qui se répète comme s’il n’existait pas « de traces psychiques du drame ». Elle traduirait aussi que loin d’être des victimes, les exilés seraient seuls responsables de leur malheur puisqu’ils ont choisi de traverser la Manche malgré les mises en garde. Or, les travaux des chercheurs – Abdelmalek Sayad (1999), Smaïn Laacher (2007), Didier Fassin (2021) – abondent pour souligner que ces personnes sont inscrites dans une mobilité contrainte. Plusieurs bénévoles d’associations se sont fait l’écho de ces dysfonctionnements.
Les relais à terre tardent parfois à arriver par manque de communication ou coordination entre services. Leur quantité est insuffisante, il n’y a pas d’infrastructures d’accueil, de possibilité de se réchauffer, d’avoir des vêtements secs, souvent ils ont perdu leurs chaussures en traversant les plages vaseuses. (Entretien avec un bénévole d’Utopia 56, septembre 2023)
42Certains bénévoles ont pris des initiatives qui dépassent leur champ d’action pour assurer un minimum de confort et d’humanité. Des secouristes de la SNSM ont par exemple constitué leur propre réserve de vêtements au port, des peluches sont gardées pour les enfants. Il semble que c’est lors des sauvetages concernant un grand nombre d’exilés que sont enclenchés des moyens plus conséquents. Ainsi, la Protection civile peut intervenir sur décision de l’État. Au mois d’août 2023, une tente d’urgence dans la commune du Portel dans le Boulonnais a été montée afin de délivrer des vêtements. Certaines municipalités ouvrent leurs infrastructures. Des solutions d’hébergement dans des hôtels sont aussi proposées. Nombre d’exilés se retrouvant sans solution n’ont d’autres choix que de regagner en train les HNO situés dans le Dunkerquois et le Calaisis.
43Dans ce contexte où les exilés en situation d’échec sont livrés à eux-mêmes, les associations pallient les carences de l’État. De fait, l’assistance apportée aux exilés naufragés lors du débarquement est plus souvent assurée par les ONG que par la sécurité civile. Disponibles 24h/24 et 7j/7, les équipes d’Utopia 56 concentrent désormais leurs efforts sur la côte auprès des naufragés en effectuant des maraudes littorales. Celles-ci se déclinent en trois volets : la réduction des risques, la médiation avec les différents acteurs et la distribution de l’aide d’urgence.
Depuis 2021, on a commencé à recevoir de plus en plus d’appels de détresse en mer pour lesquels on a développé tout un protocole : comment faire les liens vers les garde-côtes, comment répondre à ces appels de détresse en mer. [...] On longe la côte entre Dunkerque et Boulogne-sur-Mer pour aller à la rencontre souvent de personnes totalement mouillées et en détresse. [Ce sont] des énormes groupes – deux cents personnes, trois cents personnes en une nuit – on va essayer de faire le lien vers le droit commun : demander qu’il y ait la protection civile, les pompiers, une prise en charge médicale. On rhabille les personnes, on donne du thé, des choses à manger, des couvertures de survie. (Entretien avec une co-coordinatrice d’Utopia 56, antenne de Calais, septembre 2023)
44Mais cette réorientation vers la mer amène de nouvelles problématiques logistiques et d’effectifs. Le turn over des bénévoles nécessite de former toutes les semaines les nouveaux pour Utopia 56. S’ajoutent à cela des frais de fonctionnement, des coûts de carburant (distance allongée puisque l’association arpente tout le littoral). Dépendant de dons, les associations font avec « les moyens du bord » et un transport peu performant : les véhicules sont usés, « tombent facilement en panne ».
45Cette nouvelle aire d’intervention redessine donc les contours des pratiques associatives exercées à terre. La superposition des besoins des exilés oblige les associations à arbitrer en fonction du peu de moyens matériels et humains dont elles disposent. Comme l’a constaté Antoine Garrault (2023) en s’intéressant à l’« ONGisation » en Cisjordanie, dans le cadre d’une recomposition des organisations associatives à travers la réorientation de leurs programmes, les bénévoles passent par une dépolitisation au profit d’une rationalisation et un pragmatisme de l’action. À titre d’exemple, en 2022, Utopia 56 a décidé d’abandonner le transport des exilés à terre vers les structures médicales pour optimiser ses efforts en direction du littoral maritime.
On a réfléchi en se demandant si on était légitime d’effectuer cette mission là car effectuer des accompagnements vers les hôpitaux, il ne s’agit pas simplement de faire un transport mais d’être un peu impliqué dans le dossier médical de la personne. Sauf qu’aucun de nous n’est formé aux aspects de soins de santé, il n’y a pas de secouristes, il n’y a pas de médecins, d’infirmiers. On a vu dans la pratique, on s’est retrouvé dans des situations très compliquées à gérer et donc ce n’était pas totalement pertinent de continuer à le faire. (Entretien avec une coordinatrice d’Utopia 56, septembre 2023)
46Pour les acheminements sanitaires des patients, Utopia 56 compte sur la présence à terre des associations médicales telles que Médecins sans frontières et la Croix-Rouge française. La travailleuse sociale du Refugee Women’s Centre s’y emploie aussi. Cette association – qui s’occupe des femmes et des enfants – assure des aller-retours entre les centres d’hébergement ou les HNO et l’hôpital. Cette travailleuse sociale échange en amont avec les bénévoles afin que les patients soient prêts à être emmenés aux horaires d’ouverture des structures médicales. En cas d’urgence grave dans les HNO, les évacuations sanitaires s’effectuent par le biais des dispositifs de droit commun. L’intervention des secours est toutefois conditionnée à l’arrivée des forces de l’ordre qui doivent sécuriser la zone depuis que des véhicules de secours ont été la cible de jets de pierre. À cet égard, on peut se demander si cette coordination n’engendre pas une perte de temps sur le délai d’intervention.
47Cette raréfaction de l’acheminement des exilés souffrants et malades à terre vers les structures médicales et de soin conduit les bénévoles à miser par défaut sur la capacité d’« empowerment » des exilés (Fayn et al., 2017 ; Desgrées du Loû et al., 2023). Cette notion est ici comprise dans le sens qui lui était conféré à sa formation au xixe siècle (Bacqué & Biewener, 2013) : « un pouvoir donné par une autorité ». Les associations impulsent le processus d’autonomisation en renforçant les capacités, affaiblies ou perdues avec la migration, des exilés afin de leur permettre de réagir aux conditions de l’environnement auquel ils sont confrontés. Pour renforcer cette capacité d’empowerment, des documents traduits en plusieurs langues sont distribués, informant les patients des localisations des différents services de santé. Ces derniers sont incités à emprunter les réseaux urbains pour s’y rendre (les bus de Dunkerque et de Calais sont gratuits). Cela fonctionne dans certains cas : j’ai pu observer des patients se rendre à la permanence d’accès aux soins de santé (PASS) de Dunkerque par eux-mêmes deux jours après avoir reçu des consignes de Médecins du monde – l’association a construit en images un pas-à-pas de la PASS à l’arrêt de bus. Mais des bénévoles constatent aussi que certains – déjà éreintés par leurs multiples déplacements – manifestent leur incompréhension face à l’absence d’acheminement associatif. De plus, certains exilés ont rapporté des manifestations de racisme de la part de chauffeurs de bus ou de passagers non exilés. Récemment, le syndicat du réseau de transports de Calais a émis l’idée d’exclure les exilés des réseaux de bus. Ces différents facteurs sont susceptibles d’engendrer un découragement chez des exilés qui finissent par renoncer aux soins.
- 17 « En déplacement au Havre, le Préfet maritime salue l'investissement et l'adaptabilité des douanier (...)
48La politisation de la Manche, circonscrite ces dernières années aux problématiques des quotas de pêche, s’étend désormais au champ des migrations. Les sauvetages et naufrages de masse sont décrits par les autorités comme un « enjeu maritime complexe17 ». Le redimensionnement des mobilités thérapeutiques montre l’investissement par l’État des moyens sur la question du secours des exilés en mer. Cela passe par des adaptations, des reconfigurations des pratiques, de nouveaux équipements répondant ainsi aux exigences du droit maritime. Cette impressionnante mobilisation logistique (six navires dans le dispositif actuel sont susceptibles d’être mis en alerte) laisse entrevoir à cet égard dans ce « bras de mer », La Manche, une nouvelle scène du « spectacle de la frontière » entre sécuritisation et humanitarisation et où des États « jouent la crise » (Cuttitta, 2015).
49Toutefois, le risque d’extension des logiques de sécuritisation à terre vers la mer pourrait mettre à mal la solidarité des marins pour la sauvegarde de la vie humaine. N’est-il pas à craindre que « le droit maritime qui est un devoir devien[ne] un acte de charité » (Banos & Martel, 2021) ? L’autre risque réside dans la répétition des décès susceptible d’épuiser les équipes et de les affecter émotionnellement (lassitude, agacement, impuissance, traumatisme). Enfin, la visibilisation depuis les plages des impressionnants moyens de secours déployés peut susciter – comme j’ai pu l’entendre sur le terrain – des incompréhensions dans l’opinion publique qui subit la crise du service public. En outre, dans un contexte politique propice à la diffusion des idées d’extrême droite, ces interventions pourraient être mises en cause, comme c’est le cas par exemple pour l’aide médicale d’État (AME) (Izambert, 2022).
50Les limites du secours sont perceptibles à terre et s’expriment notamment à travers les associations qui dénoncent l’insuffisante prise en charge des naufragés. Cette dissymétrie de l’implication étatique met en évidence les logiques antagonistes terre/mer. Dès lors, ce sont les associations, telles des vigies, qui scrutent le large et préviennent les secours. Elles réduisent leurs effectifs à terre – déjà restreints – pour les orienter vers des missions de prévention des risques en mer.
51Dans ce contexte, la Côte d’Opale devient un territoire de vie et de mort, de mise en jeu et mise en joue de la vie. On peut ainsi se demander si les recompositions des mobilités thérapeutiques et leurs intrications spatiales ne participent pas tacitement à la mécanique de cette nécropolitique (Mbembe, 2006) définie comme soumission de la vie au pouvoir de la mort ou bien à une forme d’expression de résistance face aux politiques sécuritaires et mortifères.