1Soulignant la polymorphie des associations en France aujourd’hui, les sciences sociales ont donné à voir la place clé qu’elles occupent dans le champ de la santé (Akrich et al., 2009). En effet, qu’elles soient en opposition ou en alliance avec le corps médical, scientifique et étatique (Pinell & Broqua, 2002 ; Gelly & Pavard, 2016), elles participent des rapports de pouvoir entre professionnel·le·s de santé et patient·e·s, et contribuent à transformer des modalités de prise en charge médicale et plus largement de pratiques de soins, préventives ou curatives.
2Dans le domaine du cancer, les recherches menées sur les associations ont porté majoritairement leur attention sur des structures fédérant des personnes ayant ou ayant eu un cancer (i.e. Knobé, 2019) et leurs proches, notamment du côté des parents dans le cas des cancers oncopédiatriques (Gabarro et al., 2021). Depuis la fin des années 1990, le développement en cancérologie de tests génétiques (Eisinger et al., 1998) visant à identifier des mutations constitutionnelles (Stratton et al., 2009) – désignées comme des variants pathogènes par le corps médical – susceptibles d’accroître le risque de survenue d’un cancer, a conduit à l’apparition d’un nouveau type de mobilisation au sein du paysage associatif. Bien que le lien entre mutations et cancer ait été établi de longue date (Ménoret, 2002, 2023), l’usage des tests oncogénétiques comme outil de prévention et de soins est plus récent, initié autour des gènes BRCA1 et 2 qui sont identifiés comme des prédispositions aux cancers du sein et des ovaires1. Si ces mutations concernent aussi bien les hommes que les femmes, ces dernières font particulièrement l’objet d’une attention épistémique et sanitaire (Löwy, 2013) comme le montrent les mesures préventives2 mises en place, que ce soit la prescription des tests ou le recours aux chirurgies prophylactiques. En France, au début des années 2000, on observe un très faible consentement à la mastectomie préventive des patientes prédisposées aux cancers du sein ou de l’ovaire, plus faible encore que pour l’ovariectomie alors même que les bénéfices de la première en termes de survie ont été évalués comme plus importants (Eisinger et al., 2001). La chirurgie préventive demeure alors un acte exceptionnel, peu proposé aux patientes. En 2004, un tournant s’opère (Löwy & Gaudillière, 2008), avec la publication de nouvelles lignes directrices sur la prévention des cancers dits héréditaires du sein et de l’ovaire, incluant la mastectomie prophylactique parmi les mesures proposées aux porteuses de mutations BRCA (Eisinger et al., 2004). Cette évolution est ensuite renforcée par les recommandations de l’Institut national du cancer (INCa), publiées en 2009, qui identifient la mastectomie comme la mesure préventive « la plus efficace » en cas de prédisposition. Les équipes d’oncogénétique ont de ce fait la charge de discuter de la possibilité d’une telle proposition avec les patientes. Émergent alors progressivement des associations telles que celle investiguée, Les Oncogens, qui portent leur attention sur les cancers dits génétiques.
Présentation de l’association enquêtée
- 3 Le nom de l’association a été modifié afin de garantir l’anonymat des membres ayant participé à l’e (...)
Créée en 2016, l’association Les Oncogens3 s’est formée pour agir contre les cancers génétiques. Exemple de mobilisation plaçant la génétique au centre de ses revendications, Les Oncogens assure la promotion du dépistage de mutations génétiques en prônant l’élargissement du recours au test génétique pour prévenir la survenue d’un cancer. Structurée en réseau, cette association dispose d’un bureau ainsi que d’un comité scientifique dont la composition rappelle l’attachement de l’association à la question génétique : huit spécialistes en génétique (dont six oncogénéticien·ne·s), une gynécologue, une endocrinologue, une psychologue clinicienne. Le bureau est constitué de trois femmes, occupant les postes de présidente, vice-présidente et trésorière. Le comité scientifique, quant à lui, ne comporte que deux hommes sur les onze expert·e·s réuni·e·s. Pour finir, l’association compte une cinquantaine d’« ambassadrices » (exclusivement des femmes), représentantes actives de l’association réparties sur l’ensemble du territoire (majoritairement en France hexagonale). Cet exemple témoigne de la forte implication des femmes dans les « jeunes » associations créées dans le champ de la santé (Tabariés & Tchernonog, 2005). En effet, les femmes apparaissent plus nombreuses dans certains secteurs du monde associatif dont le domaine sanitaire, étant très tôt socialisées au travail de care (Cresson & Gadrey, 2004) – notamment à celui de soins et de santé (Cresson, 2006) – tout comme aux questions sanitaires (Meidani, 2007) – notamment à travers le suivi gynécologique (Ruault, 2015).
- 4 Extrait du site internet de l’association, consulté le 17 août 2023.
L’action des Oncogens vise à « mobiliser, sensibiliser les proches, les partenaires, la presse, les associations et fondations, les artistes, les entreprises [à] la lutte contre le cancer et le financement de la recherche sur les cancers génétiques ou héréditaires. Elles coordonnent, organisent des événements, des rencontres et des groupes de paroles partout en France ». Il s’agit pour elles de « parler et agir pour sauver des vies4 ». Si les ambassadrices de l’association n’ont pas toutes vécu l’expérience du cancer, elles sont toutes porteuses d’une mutation génétique et, pour certaines, ont eu recours à une ou plusieurs opérations prophylactiques. Bien qu’impliquée dans la lutte contre tous les cancers génétiques et ayant l’ambition de recruter des hommes, l’association a développé une forme d’expertise autour de cancers considérés par le sens commun comme « féminins » (ceux du sein et des ovaires) et compte majoritairement dans ses rangs des femmes ayant une mutation d’un gène BRCA1 ou 2. Si cela ne peut être pensé indépendamment de la place singulière de ces gènes dans l’histoire du développement des savoirs liant mutation et cancer – ces gènes BRCA étant considérés aujourd’hui comme emblématiques de la « génétique de la prédisposition » (Bourgain & Gaudillière, 2018) –, l’expérience personnelle de la fondatrice de l’association, largement médiatisée comme la « Angelina Jolie française », a fortement contribué à cette implication de femmes porteuses de ce type de mutation.
- 5 Pour des informations complémentaires sur les caractéristiques sociodémographiques des membres de l (...)
Occupant des positions différenciées dans la structure, les ambassadrices enquêtées partagent des caractéristiques sociales communes. Elles sont blanches, appartiennent à la classe économico-culturelle favorisée, sont généralement propriétaires de leur maison dans une banlieue résidentielle, sont en couple hétérosexuel et mariées avec, pour la plupart, des enfants. Âgées de 30 à 59 ans, elles appartiennent à deux groupes d’âge social qui se succèdent : si elles sont majoritairement actives professionnellement, selon les critères de l’Institut national de la statistique et des études économiques, et mères, quelques-unes sont retraitées et grand-mères5. Elles ont par ailleurs rejoint Les Oncogens à des moments distincts de leur trajectoire biographique et de celle de l’association. De fait, certaines sont des membres fondatrices et participent à la vie de la structure depuis sa création. D’autres l’ont intégrée très récemment.
3En se focalisant sur la dimension génétique de certains cancers, Les Oncogens brouille des frontières traditionnellement établies dans le domaine de la lutte contre le cancer ainsi que le découpage des territoires des associations engagées jusqu’alors autour de cette cause. Cet article montre comment elle trouble, par son champ d’action et en plaçant ainsi la génétique au cœur de son « combat », ces délimitations en trois points spécifiques.
4Tout d’abord, contrairement aux autres associations engagées dans la lutte contre le cancer, elle n’est pas composée de personnes malades ou de leurs proches, mais de patientes entendues ici comme les personnes « prédisposées » au cancer qui se disent « mutées » voire « mutantes » (Kerboua, 2016). Cette nouvelle catégorie de « mutées » englobe tant des personnes en santé que des malades. Elle ne peut être pensée indépendamment de celle de « pré-cancer », à mi-chemin entre le normal et le pathologique, qui a émergé dans l’approche médicale du cancer du sein (Löwy, 2010). L’émergence de cette notion est rendue possible par le basculement du monopole du diagnostic qui s’est opéré entre les années 1910 et 1930, des signes cliniques aux examens des tissus par les anatomopathologistes et aux tests génétiques (Löwy, 2010 ; Marichalar, 2013 ; Ménoret, 2003, 2007 ; Raveneau, 2019). Par son action, l’association prolonge la diffusion de cette nouvelle notion.
5Ensuite, promouvant un nouveau modèle de prévention des cancers « génétiques » et « féminins » associant passation de tests oncogénétiques et chirurgies prophylactiques (Froger-Lefebvre & Mathieu, 2025), les Oncogens demeure adossée au médical. En cela, elles ne constituent ni une association partenaire ni une organisation totalement auxiliaire, dans le sens où elles développent malgré tout une expertise spécifique (Bourret & Rabeharisoa, 2008). Elles mènent une forme d’activisme thérapeutique (Barbot, 2002) en assurant la promotion d’une norme biomédicale portée par certain·e·s spécialistes en cancérologie. Cependant contrairement aux associations des années sida (Pinell & Broqua, 2002) et dans la lignée des collectifs de patient·e·s engagés dans l’evidence-based activism, elles demeurent peu contestataires de l’ordre médical tout en valorisant par ailleurs des formes de savoirs expérientiels qu’elles articulent aux connaissances accréditées (Rabeharisoa et al., 2014). Enfin, regroupant des personnes malades (Hamarat, 2016) mais aussi des femmes n’ayant pas eu d’épisode de cancer mais ayant eu recours à une mastectomie (Greco, 2016a, 2016b). Les membres des Oncogens ont toutes vécu des traitements invasifs sur leur corps : des interventions chirurgicales qui visent à traiter le cancer comme son risque de survenue ou de récidive (Löwy, 2010).
6Si ces différentes interventions n’ont pas les mêmes objectifs, elles surviennent parfois simultanément dans les trajectoires des ambassadrices enquêtées, puisqu’effectuées au cours d’une même hospitalisation. En effet, certaines enquêtées ont subi lors d’une même opération une tumorectomie (exérèse d’une tumeur) et un retrait de tissus sains en prévention d’une éventuelle récidive. Les expériences de ces femmes témoignent donc de la porosité des frontières actuelles entre corps sains et corps malades. Par ailleurs, l’association réunit des personnes porteuses de différentes mutations. Les tests génétiques peuvent révéler une mutation BRCA1 ou 2, TP53 ou encore PALB2, voire plusieurs mutations, ce qui remet en question le classement des cancers selon les organes affectés, tout comme leur division sexuée. Ainsi, aborder la lutte contre les cancers par le biais des mutations génétiques permet d’interroger la dichotomie opérée entre cancers « mixtes » et cancers « sexués » (Meidani, 2021). En effet, une altération du gène PALB2 est associée à un surrisque de cancer du sein comme de la prostate ; une mutation BRCA à un surrisque de cancers des ovaires, du sein comme de la prostate, soit de cancers communément dits féminins et masculins, portant tant sur les organes dits reproducteurs que sur des parties du corps éminemment sexuées, pensés comme des socles biologiques de la différenciation sociale des classes de sexe. Il importe de rappeler la construction sociale de la binarité biologique des classes de sexe, tout comme le fait que les hommes peuvent aussi développer un cancer du sein. Pour autant, comme nous le montrerons, l’association reconduit par son action des inégalités sexuées de prise en charge face au risque de cancer et contribue à la pérennisation de rapports sociaux de sexe.
- 6 Ces recherches ont été financées par l’INCa – Faire sens du cancer à l’ère de la génomique et Presc (...)
7Cet article est issu d’une enquête qualitative menée en France hexagonale de 2021 à 2022 dans le cadre de deux recherches collectives6 et s’appuie sur l’analyse de verbatim d’entretiens semi-directifs. Menées avec treize membres de cette association nationale recrutées via la méthode dite boule de neige, ces interviews, d’une durée moyenne d’une heure quarante, ont été réalisées dans le lieu de leur choix ou en visioconférence durant la pandémie. S’intéressant aux vertus de la banalité (Pollack, 1981), c’est-à-dire à l’ensemble des aspects de leur vie quotidienne, elles saisissent par ailleurs la diversité des perceptions et des ressources des Oncogens. L’enquête a été rendue possible grâce au rapport de confiance établi avec une intermédiaire clef à l’épicentre de l’association. Le consentement aux entretiens ainsi que le recueil d’informations relevant parfois de l’intime ont été facilités par une commune inscription des enquêtées et enquêtrices dans les rapports de genre. Le guide d’entretien, qui a connu des évolutions au fil de l’enquête, tout comme le détail de la méthodologie usitée (Gedda, 2015) sont présentés dans un article à paraître (Froger-Lefebvre & Mathieu, 2025).
8Le présent article vise à rendre compte du travail mené par ses ambassadrices dans la continuité de la « responsabilité sexo-spécifique [identifiée] au cœur de ces nouvelles configuration et compréhension de l’étiologie des maladies » génétiques (Gibbon, 2013 : 152). Il donne à voir le travail invisible (Robert & Toupin, 2018) et gratuit (Simonet, 2018) accompli par ces femmes qui s’ajoute à celui traditionnellement observé chez les patient·e·s (Strauss et al., 1982). Enfin, ce texte éclaire la manière dont ce travail invisible contribue à la porosité entre les sphères traditionnellement définies comme privée et publique, et ce sur plusieurs générations. Ce travail non rémunéré et informel prolonge celui, salarié et institutionnalisé, effectué en amont par des professionnel·le·s de santé. Des caractéristiques sociales semblables entre ces dernier·ère·s et certaines patientes peuvent expliquer pour partie l’adhésion des associations et des femmes à une norme biomédicale affectant leurs corps (Löwy, 2013). Ici, la proximité sociale des Oncogens avec les professionnel·le·s de santé porteur·se·s de cette norme, tout comme la mixité de ces professionnel·le·s en termes de sexe, favorisent l’alignement du message porté par l’association avec les recommandations officielles. Cette uniformité dans le recours à la chirurgie prophylactique apparaît cohérente au regard des caractéristiques sociales des ambassadrices enquêtées (âges et origines sociales) (Ross Arguedas et al., 2020), ici particulièrement homogènes. Cela découle aussi de leur appartenance à l’association, lieu de socialisation qui renforce leur biosocialité, soit la reconnaissance dans une identification collective fondée sur une spécificité biologique commune (Rabinow, 1999 ; Gibbon, 2013).
9À l’instar de Christelle Avril (2014 : 260-261), nous avons choisi de nous distancier de la notion de care, « terme connoté positivement » passant parfois sous silence le poids de la distribution sociale d’un tel rôle de pourvoyeuse de soins. Nous usons de celle de travail de soins et de santé (Cresson, 2006, 2011) qui permet de décortiquer les différentes dimensions qu’implique ce travail pour soi et de prise en charge des autres. Ce choix nous permet d’appréhender tant le travail invisibilisé accompli par les ambassadrices dans leur famille – le travail sanitaire et profane dans la famille ou travail domestique de santé (Cresson, 1991, 1995) – qu’auprès du grand public – le travail bénévole. Nous pouvons de ce fait approfondir ses pans informationnel et émotionnel, et ainsi prolonger son analyse matérialiste en donnant à voir leur division sexuée (Cresson, 2001). Au même titre que pour la distribution des richesses familiales, porter le regard sur l’inégale répartition de ce travail nous permet de mettre en évidence que la famille n’est pas « un havre de paix affective » (Bessière & Gollac, 2019 : 20), mais bien une institution dans laquelle se rejouent des formes d’exploitation et d’invisibilisation du travail de santé. À l’heure du développement de la génétique et de sa routinisation, ce travail non rémunéré dépasse la sphère domestique et vient également pallier les défaillances et les recompositions de l’intervention étatique (Simonet, 2018), dans notre cas, en termes d’accompagnement des personnes dans des parcours de prise en charge souvent complexes. Dans un contexte de restriction budgétaire et de pénurie de main d’œuvre hospitalière (Belorgey, 2010 ; Juven et al., 2019 ; Gelly et al., 2021), ces trajectoires de soins sur le temps long restent particulièrement solitaires, reportées sur les réseaux d’aidant·e·s, contrastant avec certains dispositifs mis en place dans certains secteurs de la cancérologie où des professionnel·le·s dédié·e·s (i.e. infirmières référentes) jouent ce rôle de centralisation de l’information, de l’organisation des soins et de soutien émotionnel.
10Cet article vise tout d’abord à dévoiler l’intensification du travail des femmes qu’implique une lecture génétique du cancer. L’analyse du labeur accompli par les ambassadrices pour leurs proches et d’autres femmes révèle la manière dont leur engagement associatif conduit à une extension d’une lecture biologisante des cancers chez les femmes favorisant leur prévention via des chirurgies prophylactiques. Elle donne aussi à voir un enchevêtrement des liens, temps et espaces personnels et associatifs, participant dans un même temps à une transmission intergénérationnelle et sexuée de l’engagement associatif (de mères en filles).
11La découverte de la mutation génétique, au même titre que la survenue du cancer, conduit bien souvent les femmes à réaliser un double travail à la fois informationnel et émotionnel auprès des membres de leur famille, qu’elles déploient également auprès du grand public via des réseaux d’entraide et les réseaux dits sociaux (des outils numériques). Les propos des membres des Oncogens enquêtées rendent compte de nouvelles tâches au sein de leur famille qui dépassent le travail d’organisation de leurs soins, de préservation de leur santé ou de celle de leurs proches. Celles ayant vécu ou vivant un épisode de cancer mettent en œuvre un travail d’invisibilisation de la maladie, de camouflage social (Laflamme, 2020) de ses effets et de ceux de ses traitements, notamment à travers un travail corporel esthétique plus important : maquillage, recours à des prothèses externes, à des perruques ou des bandeaux. Il s’agit d’un travail de normification (Goffman, 1975 : 44) visant à préserver l’économie familiale. Elles participent, par ailleurs, à diffuser de nouvelles normes – des « bonnes » pratiques comme c’est souvent le cas en santé (Martín-Criado, 2015) – en cas de découverte d’une mutation génétique prédisposant à un cancer.
- 7 En effet, les tests ne sont autorisés que pour des personnes majeures.
12Au-delà du travail de recomposition de l’arbre généalogique retraçant l’histoire familiale du cancer, demandé par les services d’oncogénétique pour justifier le test génétique, les ambassadrices enquêtées témoignent d’un travail informationnel réalisé auprès de leurs proches. Il s’agit pour elles de signaler aux membres de leur famille qu’elles sont porteuses d’une mutation et qu’il est possible pour chacun·e d’entre eux/elles de réaliser un test (Gauna et al., 2024) : le procédé, ce qu’il implique, tout comme ce que sous-tend le fait d’être porteur·se de la mutation, les probabilités de développer un cancer, les pratiques prophylactiques existantes… Ce travail de vulgarisation des savoirs scientifiques est généralement amorcé avec leur·s enfant·s, avant leur majorité, et s’intensifie une fois que ces dernier·ère·s affirment vouloir être testé·e·s à leur tour une fois atteint l’âge légal7. Ce travail ne se limite d’ailleurs pas à leur famille nucléaire, ce qui implique parfois de reprendre contact avec des personnes de la famille élargie avec qui elles n’échangeaient plus depuis plusieurs années.
13Elles élaborent des argumentaires pour convaincre, au sein de leur famille, les réfractaires au test. Naomie, 31 ans (courtière en financement, comme son époux), en rémission d’un cancer du sein triple négatif qui a conduit à une mastectomie totale du sein malade, porteuse des mutations BRCA1 et PALB2 transmises vraisemblablement par sa mère, explique :
J’ai pris ce rôle, d’annoncer d’abord à papa et maman qu’il y avait bien une maladie génétique, qu’il faudrait pour l’un et l’autre faire les tests, et à mon frère, parce qu’on est une fratrie de trois. Maman a assez mal réagi, elle m’a dit : « Je ne veux pas faire ces tests parce que si c’est positif, je vais avoir la sensation de t’avoir refilé ce truc et je m’en voudrai toujours. » Je lui ai dit : « Maman, il ne s’agit pas de ça, tu ne m’as rien refilé, c’est le patrimoine génétique. Tu ne décides rien, pour commencer, et je ne veux pas que tu passes par ce que je suis en train de traverser donc si, il faut absolument que tu les fasses. »
14Par ailleurs, si les enquêtées se chargent bien souvent de transmettre des indications, elles s’appliquent à un certain contrôle de l’information autour des mutations pour protéger certain·e·s de leurs proches des conséquences émotionnelles qu’elle génère. Comme dans le cas de la maladie de Steinert, elles « choisissent alors d’endosser [elles]-mêmes la responsabilité de la transmission et protègent leurs ascendants de cette double responsabilité : biologique et morale » (Hardy et al., 2020 : 97). C’est le cas par exemple de Patricia, ancienne secrétaire médicale et employée d’une association sociale, qui a vécu à 58 ans deux épisodes de cancer sur un sein et a opté pour une double mastectomie avec reconstruction à l’aide de prothèses mammaires après la découverte de la deuxième tumeur et d’une mutation BRCA2. Mère de deux enfants et issue d’une « famille à cancer » (Darmon, 1993), elle enjoint son fils et sa fille à se faire tester pour savoir s’il·elle·s sont porteur·se·s de la mutation (il·elle·s le sont tou·te·s deux). Pour autant, elle raconte :
On avait notre grand-mère qui à l’époque avait 96 ans, elle est décédée à 102 [ans]. Elle a dit : « Pourquoi vous y allez tous et que moi, on ne me demande rien ? » Mais nous [elle, sa mère, sa cousine, son oncle et sa tante], on s’était dit : « Elle a déjà perdu des petits-enfants. » Elle avait perdu ma sœur, elle avait perdu mon frère d’une leucémie, elle avait perdu quatre petits-enfants, donc on s’est dit : « Si en plus on lui rajoute sur le dos que c’est elle qui est porteuse de ça… »
15Finalement, c’est le professeur de génétique consulté par Patricia qui soutient la décision de la grand-mère de faire le test :
« Si elle veut le faire, il faut la laisser venir. » Donc elle a été longtemps un peu la mascotte du service génétique, parce que c’était la plus vieille patiente. Elle est allée faire son test, il lui a dit : « Je vais donner le résultat à vos enfants. » Elle a dit : « Non, je viendrai le chercher. » On l’a ramenée pour aller le chercher. On a eu confirmation que ça ne venait pas de ma grand-mère, ça venait de mon grand-père, qui avait eu un cancer de la prostate.
- 8 La reconstruction à plat ou « buste plat » consiste à refermer de façon esthétique et plate la paro (...)
16Les parcours des ambassadrices enquêtées peuvent être marqués par des formes de retrait lors d’épisodes de maladie. Cependant, la plupart d’entre elles s’inscrivent dans une « carrière » associative et mettent en avant, comme les bénévoles d’associations aux actions innovantes enquêtées par Sandrine Knobé (2019), une entraide qui permet tant d’aider les autres que de s’aider soi-même. Ainsi, elles assurent une diffusion d’information à l’endroit du grand public. Les ambassadrices se partagent cette tâche selon leur lieu d’habitation et leur expérience propre. Une division géographique du travail de conseil sur les « bons » lieux et professionnel·le·s de la prise en charge, voire du travail d’accompagnement pour des soins, est effectuée. Ce travail est aussi réparti selon leur « spécialisation ». Ainsi, selon leur propre trajectoire et les choix opérés, elles informent sur des thématiques précises – comme sur la reconstruction – et les femmes intéressées par l’option choisie, comme la reconstruction à plat8, sont alors dirigées vers elles. D’ailleurs, les ateliers de formation de l’association traitent des thématiques qui émergent des préoccupations au sein du groupe des ambassadrices.
- 9 Le DIEP est une des techniques dites « autologues ». Ces dernières consistent à prendre des tissus (...)
17Elles assurent notamment un travail informationnel sur les enjeux procréatifs comme l’ont montré Catherine Dekeuwer et Simone Bateman (2011, 2013). Ce dernier constitue une forme nouvelle du travail procréatif des femmes (Mathieu & Ruault, 2017 ; Hertzog & Mathieu, 2021), entendu ici comme l’ensemble des tâches qu’impliquent la production et la non-production de nouveaux êtres humains. Elles le réalisent auprès d’autres femmes qui les contactent sur les réseaux sociaux, mais aussi auprès de leurs enfants et même des conjointes de leurs fils. Danièle est une assistante de direction (ressources humaines) de 45 ans, mariée à un électricien. Issue d’une « famille à cancer », elle est porteuse de la mutation BRCA1 et a eu recours à une double mastectomie avec reconstruction par Deep Inferior Epigastric Perforator flap (DIEP9) ainsi qu’à une ovariectomie. Mère de deux fils, elle apprend à l’issue du test de son aîné qu’il est porteur de la mutation. Elle nous raconte ainsi en entretien la manière dont elle informe sa famille « élargie » :
Je parle aussi beaucoup avec ma belle-fille, parce que pareil, pour elle c’est nouveau. Dans sa famille il n’y a pas de cancer, il n’y a pas tout ça. […] Elle se sent un peu démunie. Donc elle m’a posé pas mal de questions [...]. Après, [elle] était inquiète : « Est-ce qu’il va pouvoir faire des enfants ? » J’ai dit : « Oui, pour l’instant, il ne va rien se passer au niveau de sa prostate. Donc vivez, n’y pensez pas, avancez. »
18Pour finir, les ambassadrices s’engagent dans l’association pour savoir comment informer les membres de leur famille au sujet de la maladie et des tests, des chirurgies prophylactiques, des méthodes de reconstruction (par lambeau de grand dorsal, par DIEP, avec des prothèses – et dans ce dernier cas, avec quel type de prothèses), des « bons » professionnels à contacter (médecins, oncologues, chirurgiens, chirurgiens esthétiques), des soutien-gorge, maillots de bains, faux tétons, accessoires esthétiques les plus adaptés et confortables, etc., ou encore des méthodes de gestion des effets secondaires de la ménopause provoquée par l’ovariectomie et de la réalisation d’un projet de maternité biologique lorsque les femmes ou leurs filles sont porteuses d’une mutation. Mais elles s’engagent aussi pour aider les autres. En même temps qu’elles déploient un travail d’information, elles assurent un soutien émotionnel au-delà de leur sphère familiale.
19Tout en assurant une centralisation des informations (recueillies à travers une mise en commun de leurs expériences et des échanges avec le comité scientifique de l’association), les ambassadrices enquêtées fournissent un soutien matériel et émotionnel à d’autres femmes. À la croisée entre prévention (par la mise en avant du test génétique) et production de soins de santé (à travers la diffusion de conseils d’atténuation des effets secondaires ou de recommandations de médecins spécialisés à consulter), le travail informationnel détaillé précédemment implique un travail émotionnel à l’endroit du grand public, des autres ambassadrices mais aussi de tou·te·s les membres de la famille, incluant même leur belle-fille comme l’a révélé l’extrait d’entretien précédent. Ce travail émotionnel, souvent collectif, inclut non seulement la manière dont elles « traitent les sentiments des autres » et agissent en fonction, mais aussi la régulation de leurs propres émotions afin de préserver les relations interpersonnelles (Hochschild, 2017 : 134). Souvent effectué par les femmes et largement invisibilisé, il opère à la fois dans les sphères publique et privée, renforçant ainsi la division sexuée du travail de santé (Avril & Ramos Vacca, 2020).
20Dans un premier temps, les ambassadrices doivent donc fournir un travail sur elles-mêmes face aux injonctions de genre parfois contradictoires, à l’incompréhension de personnes extérieures. C’est le cas de Danièle, confrontée aux diverses réactions de ses collègues :
Même au boulot, quand j’ai annoncé que j’allais me faire opérer, que j’allais être arrêtée deux mois, certains ont dit : « Pourquoi ? » J’ai expliqué. Il y en a : « C’est quoi ce truc ? Je ne connais pas. » Donc j’explique… « Ah d’accord, tu es courageuse. Bon courage… » À part un ou deux qui m’ont dit : « Pourquoi tu le fais ? Si tu le fais pour rien… » « Oui mais si je ne le fais pas… » Je passe, des commentaires comme ça…
21Certaines doivent aussi faire face aux jugements de valeur de personnes extérieures, porteuses d’une vision du corps des femmes qui doit demeurer naturel malgré les injonctions esthétiques genrées ou la maladie. Si Karine, ambassadrice des Oncogens, secrétaire médicale âgée de 47 ans, n’a pas vécu d’épisode de cancer, elle est issue d’une famille à cancer et a vu sa mère se battre contre la maladie et ses récidives. Mère de deux enfants, elle décide donc, à 40 ans, après le décès de sa mère en 2015 et la découverte de la mutation BRCA2, de se faire opérer des ovaires et des seins, accompagnée d’une reconstruction immédiate de la poitrine avec des prothèses mammaires. Karine ne regrette absolument pas son choix d’opération, mais elle nous confie que l’effet « bombé » de sa nouvelle poitrine n’est pas très « naturel » et souffre des regards désapprobateurs des personnes qu’elle croise dans certains lieux publics, comme à la piscine par exemple.
Ça ressemblait plus [pour les autres] à une chirurgie esthétique qu’à une chirurgie de prévention. [...] Les gens n’ont pas compris, ils ont été malveillants. Pour eux, il n’y avait pas nécessité de faire cette opération, quand on n’est pas malade. [...] Ça, par contre, ça m’a blessée et ça me touche encore aujourd’hui, quand je vais à la piscine… L’année dernière par exemple, je faisais de l’aquabike. Dans les vestiaires, j’étais en maillot de bain, ça faisait deux ou trois séances qu’il y avait des femmes que je ne connaissais pas qui me détaillaient, plus âgées que moi, et ouvertement elles ont balancé : « Tu vois, à cet âge-là, ça se refait faire les seins et après, ça peut pédaler plus vite sur le vélo. »
22Ainsi, les ambassadrices, porteuses du stigmate du corps opéré, doivent supporter des remarques désobligeantes et justifier leur démarche, qui touche pourtant à leur intimité corporelle, auprès des personnes qu’elles côtoient, dans l’espace professionnel comme dans les lieux de loisirs. Mais les enquêtées sont contraintes aussi de déployer un travail émotionnel à l’égard de leurs propres parents. Il s’agit notamment de les décharger d’une forme de culpabilité de la transmission, alors même qu’elles la subissent elles-mêmes. Ainsi, tout en rassurant sa belle-fille, Danièle cherche à alléger la culpabilité de sa mère : « Ma mère s’est écroulée : “C’est de ma faute si tu te fais opérer, je te fais vivre ça”. J’ai dit : “Non, maman, là, c’est moi qui fais ce choix de me faire opérer”. »
23Cette culpabilité des mères est omniprésente dans les entretiens. Laura est une secrétaire médicale de 34 ans. À la suite à un épisode de cancer, sa mère est testée. Comme cette dernière, Laura est porteuse de la mutation BRCA1. Si elle n’a pas vécu d’épisode de cancer, elle a eu recours à une mastectomie et prévoit l’ovariectomie aux alentours de 40 ans. Enceinte au moment de l’entretien, Laura nous raconte l’annonce du résultat de ses tests génétiques à sa mère :
Ma maman a été prévenue quelques jours après. Je me souviens, on a mangé avec eux [ses deux parents] et je lui ai dit tout de suite. [...] Elle était triste, parce qu’elle pensait être coupable de cette transmission. Mais je lui ai toujours dit que d’un côté, elle m’a transmis ça, mais d’un autre côté, elle me sauve la vie en ayant fait ce test, elle m’enlève cette épée de Damoclès. Donc je ne la remercierai jamais assez. Et le jour où elle est partie, je lui ai dit : « Maman, ne culpabilise surtout pas parce que grâce à toi, on sait qu’on a ça dans la famille et on sait qu’on peut se prémunir. » Aujourd’hui je suis enceinte et je me dis que si c’est une petite fille, elle aura toutes les cartes en main pour pouvoir faire ce que j’ai fait.
24Aussi, les ambassadrices réalisent un travail d’accompagnement de certains membres de leur famille vers le test génétique. Cela peut impliquer un travail émotionnel de gestion des conflits, ou du moins de préservation des relations interpersonnelles au sein de la famille, ce qui les place parfois dans des situations inconfortables. En témoigne Laura qui, tout en rassurant sa mère, rend compte des tensions avec son frère engendrées par la question des tests :
Et mon plus grand frère a cinq filles maintenant. Pour lui, la question se pose mais d’un point de vue éthique et religieux. Il ne veut pas faire le test. [...]. Il est témoin de Jéhovah et il refuse toute prise de sang ou tout ce qui est en rapport avec le sujet. En fait, on n’arrive même pas à en parler [...] parce que ça crée des tensions dans la famille [...]. Pour lui… il a la solution, il faut être croyant. […] Il pense qu’il est entre de bonnes mains, donc ses filles sont à l’abri [...]. Peut-être que quand mes nièces seront majeures et autonomes, elles viendront me voir et me poseront des questions, j’espère… et je leur raconterai tout ce que j’ai fait et le parcours que j’ai entrepris. Mais pour l’instant, je n’ai qu’une nièce qui est majeure, je laisse venir.
25Les ambassadrices effectuent un travail émotionnel permanent lié à la transmission de l’information génétique, à la fois sur elles et pour elles, mais également sur les autres et pour les autres, charge importante souvent invisibilisée et considérée comme allant de soi.
26Pour autant, ce travail gratuit – domestique et bénévole – lié à la génétique, et notamment sa dimension émotionnelle, instaure un certain flou entre ce qui relève du familial et du personnel et ce qui est de l’ordre de l’action de santé publique. L’engagement associatif de celles et ceux qui l’endossent se mêle à leur vie personnelle, et ce sur plusieurs générations.
27Cette perméabilité entre expériences personnelles et engagement associatif est perceptible dans le discours des enquêtées lorsqu’elles évoquent les liens noués au sein de l’association. Comme les associations de malades, Les Oncogens est organisée selon une structure pyramidale bien qu’en apparence réticulaire. L’association a une présidente et un bureau restreint composé de trois personnes, malgré le nombre important d’ambassadrices (une cinquantaine au moment de l’enquête). Pourtant, la hiérarchie de la structure est fortement invisibilisée dans les propos des membres interviewées. Elle s’efface à la faveur de la proximité émotionnelle caractérisant les liens entre ambassadrices et de la valorisation d’une commune expérience. Certaines d’entre elles parlent même de l’association comme d’« une seconde famille ».
28Bien que l’engagement dans l’association varie selon les ambassadrices, il représente une charge temporelle et émotionnelle conséquente pour la plupart d’entre elles. En effet, de nombreuses enquêtées témoignent d’un investissement qui déborde sur leur vie professionnelle, mais aussi et surtout sur leur vie familiale, notamment parce qu’elles accordent une place particulièrement importante à la fondatrice et présidente de l’association – toujours désignée par les enquêtées par son prénom – dans leur sphère privée. Non seulement elles développent une relation très intime avec elle – l’invitant dans les moments « confidentiels » et personnels, faisant résonner leur propre expérience avec le récit de la sienne – mais elles lui attribuent une place singulière dans l’économie familiale, la conviant à tisser des liens affectifs avec les autres membres de leur famille. C’est le cas par exemple de Danièle qui décrit la relation que la fondatrice a développée avec son mari :
J’ai vu Marina à la télé, je me suis dit : « Ce n’est pas possible, il faut que je la voie parce que c’est mon histoire aussi, on a la même. » Donc on est allé·e·s la voir et quelque chose s’est passé. Même entre mon mari et elle, quand ils se voient, ils n’arrêtent pas de pleurer tous les deux. Il y a quelque chose […] qui s’est passé [...]. Ils se remémorent des choses et que Marina… des choses des fois, qui touchent. […] Il est très sensible et tous les deux, il y a une histoire. Ça ne s’explique pas.
29En ce sens, Marina L. joue le rôle de cheffe charismatique (Weber, 2004), c’est-à-dire créatrice de l’histoire collective et symbolisant « dans une conduite exemplaire » les représentations et aspirations du groupe (Bourdieu, 1971 : 14), et ce, en l’absence même de formation professionnelle spécifique (médicale ou psychologique). Olivia, chargée de communication de 34 ans, mariée à un commercial de l’habitat et sans enfant, découvre en 2017 qu’elle est porteuse de la mutation BRCA1. Elle décide d’avoir recours à une chirurgie prophylactique des deux seins à 28 ans suivie d’une reconstruction avec prothèses mammaires, mais déclenche malgré cela un cancer triple négatif trois ans plus tard, en 2020. En rémission totale depuis environ deux ans au moment de l’entretien, elle raconte en ces termes sa rencontre avec Marina L. peu après avoir pris contact avec la secrétaire de l’association :
J’ai rencontré Marina lors d’un événement sportif qui avait été organisé [proche de chez moi]. [...] Quand on s’est rencontrées avec Marina… il y a des choses, comme ça, évidentes qui se passent. Quand on s’est vues, on ne se connaissait pas du tout et on a chialé comme des madeleines, on s’est fait un câlin alors qu’on ne s’était jamais parlé. Je pense… comme si… et c’était la première fois que je rencontrais vraiment une femme qui est presque aussi jeune que moi et qui a vécu les mêmes galères que moi. On sait ce que c’est de perdre notre maman jeune. Moi, j’ai perdu mon papa aussi juste avant ma mère, elle a perdu son papa, on travaille dans le même domaine… tout nous liait, en fait. Ça a été comme une évidence, ça a matché direct. Et l’aventure a continué, parce que Marina est très fédératrice, elle nous donne envie de nous battre à ses côtés. Donc je suis encore aujourd’hui au sein de l’asso[ciation], et je pense pour longtemps.
30D’ailleurs, c’est la première personne qu’elle prévient après l’annonce du développement de son cancer. Ainsi, ce n’est pas tant le statut social de Marina L. (professionnel ou au sein de l’association) qui importe dans ces interactions, mais son charisme. En effet, la manière dont elle utilise son expérience et le récit de son expérience particulière lui permet de développer une proximité avec les ambassadrices et d’exercer, d’une certaine manière, une forme de coercition douce, soit une régulation des modes de pensée et des corps passant par l’intériorisation des recommandations de prévention et des messages de soutien collectif (Darmon, 2010). C’est ce que donnent à voir les propos de Julie. À 38 ans, Julie travaille au service des prothèses d’un centre hospitalier universitaire proche de son domicile. Elle est mère de deux filles et mariée à un cadre du rectorat. À la suite du test génétique effectué en 2017, elle découvre qu’elle est porteuse de la mutation BRCA2, deux ans avant d’entrer en contact avec Les Oncogens et de devenir à son tour ambassadrice. Elle n’a pas vécu d’épisode de cancer, mais sa double mastectomie préventive donne lieu à cinq opérations, du fait de nombreuses complications. Cependant, issue d’une « famille à cancer » et ayant perdu sa mère, décédée d’une tumeur cérébrale, elle promeut malgré tout cette opération autour d’elle :
On a toutes des histoires qui peuvent être complètement différentes mais qui résonnent quand même en nous, avec ce fameux gène commun. Par exemple, la présidente de l’association, Marina, ça nous fait toujours penser à ma sœur et moi, parce qu’elle et sa sœur… pareil, elle [Marina] a foncé tête baissée pour se faire opérer, elle a eu apparemment beaucoup de complications également, elle a toujours essayé de dire à sa sœur : « Allez, fais-le, fais-le. » Sa sœur ne voulait pas, puis un jour elle a sauté le pas… On a vraiment une histoire un peu semblable, sur le parcours de mastectomie.
31En cela, la fondatrice/présidente de l’association agit comme entrepreneuse de morale (Becker, 1985), voire comme entrepreneuse-frontière (Bergeron et al., 2013) bien qu’elle apparaisse dans les propos recueillis davantage comme l’une des « sœurs de combat », pour reprendre les termes de Naomie.
32Car l’engagement au sein des Oncogens se caractérise également par un important travail de soutien mutuel entre ambassadrices. L’association constitue un espace bienveillant où les ambassadrices et les personnes extérieures demandant de l’aide peuvent se confier, notamment sur des sujets intimes. D’autant que les interventions préventives valorisées par l’association à la suite de l’identification d’une mutation BRCA touchent des parties des corps (les seins et les ovaires) qui participent de leur sexuation et de leur sexualisation, et leurs effets secondaires affectent tant un éventuel projet de maternité que leur sexualité. Comme dans le cas du self-help ou des groupes d’entraide mutuelle, l’association implique une forme de réflexivité, un travail sur soi par soi, dans un entre-soi perçu comme sécurisé (Froger-Lefebvre, 2020). Ainsi, Karine évoque la place de ce partage d’expérience dans sa trajectoire de patiente :
J’ai découvert [Les Oncogens] début 2016, au tout début où l’association a été créée. J’ai beaucoup discuté avec Marina, la présidente. Et après, comme c’était le début [des Oncogens], je me suis dit : « Je vais m’y engager. » Je pense que je me suis apaisée… [...] apaisée l’esprit en transmettant à d’autres ce que j’avais vécu. Le partage d’expérience et le fait de raconter à d’autres personnes qui ne me connaissent pas et avec qui je n’ai aucun lien, ça m’a permis de « guérir » de la valse dans laquelle j’avais été prise pendant une bonne année. Je pense que c’est ce qui m’a permis de poser un autre regard sur mon histoire. Et je ne voulais surtout pas rester dans le dramatique. Je garde quand même à l’esprit que c’était une chance de pouvoir avoir ces chirurgies préventives. [...] C’est le lot de beaucoup de personnes donc…
33Le fait de se raconter en se nourrissant des récits des personnes ayant connu des difficultés similaires, de travailler la trame narrative de sa propre histoire individuellement et collectivement, permet de passer de l’état de « porteuses du gène prédisposant au cancer » ou de malade (étiquette que leur renvoie souvent l’institution médicale) à une forme de normalité. Cette transition leur permet de se considérer et d’être considérées comme des « individus normaux » (Troisoeufs, 2009).
34Pour certaines ambassadrices, rejoindre l’association c’est retrouver un espace de sociabilité. De plus, ce partage d’expériences intimes et émotionnellement lourdes contribue au développement d’une forte proximité entre les adhérentes et conduit la plupart d’entre elles à se représenter l’association comme un substitut familial.
35L’espace associatif propose une gestion collective des émotions qui remplace parfois un suivi psychologique. C’est le cas notamment pour le mari de Danièle. Cette dernière évoque la manière dont son conjoint se confie à la fondatrice de l’association alors qu’il refuse de consulter un·e psychologue :
Il ne veut pas. […] Je lui ai dit : « Tu viens, même en couple… » Il me dit : « Non, je n’ai pas besoin […]. » Les psys, ce n’est pas son truc. Je lui ai dit : « Ça fait du bien. Il faut trouver le bon, mais… » Il m’a dit : « Moi ça va. » Mais je le connais, je sais comment il fonctionne […] quand il y a des événements comme ça [sa mastectomie], des annonces [comme celle de la mutation BRCA chez son fils] ou des choses comme ça, il faut creuser, creuser, pour qu’il lâche. Ou quand il est avec Marina, elle sait comment il fonctionne donc elle creuse, là, il lâche. Et des fois, on arrive plus à lâcher avec des personnes extérieures qu’avec sa propre femme…
36Si les ambassadrices placent la question de la prévention par la génétique au cœur d’un engagement associatif qui déborde bien souvent sur leur sphère privée, c’est notamment que Les Oncogens leur ont permis de donner du sens à leur vécu direct ou indirect de cancer et d’agir face au risque perçu d’un cancer ou d’une récidive. Intégrer l’association, c’est pour elles une manière d’offrir aussi à leurs enfants – à qui elles ont pu avoir transmis la mutation – des ressources pour y faire face à leur tour.
37D’ailleurs, le travail de soutien émotionnel réalisé par les membres de l’association est souvent présenté comme une ressource précieuse pour communiquer à leurs enfants, et tout particulièrement à leur·s fille·s, l’information autour de la mutation et dépasser la culpabilité d’une éventuelle transmission à leur progéniture, comme l’illustrent les propos de Béatrice, professeure des écoles de 58 ans, mère de deux filles, mariée à un comptable. Porteuse de la mutation BRCA2 qu’elle découvre après son deuxième cancer, elle a vécu de nombreuses opérations à la suite de la maladie (trois épisodes de cancer du sein) et des reconstructions mammaires. Elle décrit en ces termes son engagement auprès de l’association :
Mon implication dans l’association aussi m’a permis d’en parler à mes filles et… – même si j’ai eu ce petit moment d’émotion – m’a permis, je pense, de le transcender en une force. Au moment où on leur a annoncé, je pense que mes filles étaient prêtes, elles étaient armées, parce qu’il y avait aussi… je sais qu’elles avaient ce… l’association. Je savais qu’elles auraient, en dehors de moi, des gens à qui elles pourraient parler. Parce que c’est difficile aussi de parler à sa famille, on est trop proches, ça fait remuer trop de choses. Je sais que Marina était très proche aussi de mes filles dans tout ce parcours. D’ailleurs, ma fille aînée a décidé de faire son test… enfin ça s’est produit comme ça, elles ont été démarchées dans le cadre d’un reportage sur M6, et ma fille m’a dit : « Si ça peut permettre d’aider des jeunes filles comme moi à faire cette démarche… »
38Finalement sa fille aînée, tout comme sa cadette, ne sont pas porteuses de la mutation. Mais c’est par amour pour ses enfants qu’elle s’engage dans l’association. Elle souligne d’ailleurs la place de cette dernière dans ce soutien émotionnel qui dépasse bien souvent le cadre des adhérentes, se reportant également sur les membres de leur famille, eux aussi confrontés aux défis émotionnels des tests génétiques et de leurs résultats.
39Ainsi, le fils de Danièle, qui a appris être porteur d’une mutation comme sa mère, « craque » lors d’un webinaire en présence d’autres ambassadrices :
Au début il ne montrait pas : « Non, ce n’est rien, ne t’inquiète pas. » [...] Et une semaine après, on a fait un live avec Marina. Ça s’est bien goupillé parce que le live était déjà prévu depuis un petit moment : « De la génétique de mère en fils ». Pendant le live, j’ai parlé. Un peu après, ça a été lui et là, il a craqué. Je me suis dit : « Enfin ». Ça m’a rassurée parce que j’avais besoin qu’il craque, qu’il ne garde pas ça en lui.
40Du fait notamment de la question de la transmission aux enfants, l’engagement associatif des ambassadrices s’inscrit sur le temps long. Pour les associations de malades de cancer, « peu sélectives » dans leur mode de recrutement, l’implication répond aux premiers temps du cancer, puis s’étiole ou s’arrête, surtout dans le cas d’une aggravation de la maladie (Ménoret, 1999). Pour Les Oncogens, la transmission de mutations génétiques aux enfants assure un engagement durable et d’une certaine manière la passation de l’engagement associatif, et ce notamment de mère·s en fille·s.
41Patricia est âgée de 58 ans au moment de l’entretien et a arrêté son activité professionnelle au sein d’une association dans les domaines du loisir et du social (à la suite d’une rupture conventionnelle car elle ne pouvait pas bénéficier, dans sa structure, d’un poste adapté après une reconnaissance en invalidité). Elle a subi une tumorectomie à un sein à 50 ans, puis une mastectomie bilatérale (l’ablation d’un sein à titre curatif et l’autre en préventif) à 51 ans, en raison d’un nouvel épisode de cancer et après avoir appris qu’elle était porteuse de la mutation BRCA2. Remariée depuis 2016 à un opérateur en raffinerie en congé de fin de carrière au moment de l’entretien, elle a deux enfants d’une précédente union : une fille et un fils. Tou·te·s deux apprennent après la passation du test génétique être porteur·se·s de la mutation : d’abord son fils à l’âge de 33 ans, puis sa fille à 30 ans, trois ans avant l’entretien. Seule sa fille s’est investie à ses côtés dans l’association, bien que discrète et un peu plus en retrait que Patricia :
Ma fille me suit beaucoup, mais elle ne veut pas s’impliquer parce qu’elle ne se sent pas capable de discuter avec les gens. Même si elle le fait quand elle est avec moi, elle est sur le stand, c’est elle qui a créé tous nos bijoux, tous nos goodies, les boucles d’oreille, les pendentifs, les petites lanternes, c’est elle qui a créé tout ça et qui a fait imprimer tout ça en 3D. Mais pour l’instant, elle ne se sent pas… [mais]… elle me fait des affiches, samedi elle sera avec moi à la salle de sport, mais pour l’instant elle ne sent pas de légitimité à prendre un rôle d’ambassadrice, même si elle le fait, parce que je sais qu’elle le fait quand même. [...] Quand je vais sur des manifestations, quand elle peut, elle m’emmène.
42Elle évoque d’ailleurs comment sa petite-fille est déjà bien impliquée dans les activités de l’association malgré son jeune âge :
Elle est notre mini-ambassadrice parce qu’elle est sur les manifestations avec nous, sur les stands. C’est la grande mascotte avec Marina, Marina, c’est son idole. [...] Elle est partie à l’école hier, elle m’a dit : « Mamie, tu me donnes une affiche pour la manifestation de ce week-end, je vais dire à ma maîtresse qu’il faut qu’elle prenne un dossard. » [...] Elle a 10 ans.
43Ainsi, se transmet au sein de la classe des femmes, de génération en génération, la valeur de l’engagement associatif tout comme de l’information sur un nouveau mode de prévention.
- 10 Ce travail sera réalisé dans le cadre d’une recherche amorcée autour du genre de l’oncoprophylaxie (...)
44Ainsi, les femmes engagées au sein des Oncogens endossent un double travail gratuit, à la fois informationnel et émotionnel, aussi bien dans la sphère familiale que publique du fait de leur implication dans l’association. Si elles fournissent à d’autres femmes porteuses de mutation génétique un soutien matériel, émotionnel et un accompagnement dans leurs démarches médicales, elles le font également avec les membres de leur famille (proche et éloignée), tout spécifiquement auprès des femmes, descendantes ou ascendantes. Cette double responsabilité renvoie à leur socialisation de femmes, relayée par les générations suivantes. Si la transmission est initialement pensée comme génétique, elle est aussi sociale notamment parce qu’elle implique l’apprentissage du recours au test génétique et à la chirurgie. Cet héritage et le travail sexué qui l’accompagne mériteraient cependant d’être mis à l’épreuve dans des espaces moins féminisés que celui présenté ici, notamment au sujet de « cancers mixtes » (Meidani, 2021)10.
45Aussi, les femmes de l’association enquêtée, tout en répondant à l’obligation légale de prévenir leurs proches, s’occupent de gérer les différentes émotions suscitées par la nouvelle de la mutation chez leurs parents directs, du sentiment de culpabilité aux craintes du déclenchement de la maladie. Elles entreprennent un travail de compréhension, de simplification et de diffusion de l’information, décuplé par la complexité ainsi que l’évolution rapide du savoir génétique, mais aussi du fait du rôle social qui repose traditionnellement sur les femmes pour l’organisation et la préservation de la santé de toute la famille. Au travail assuré auprès de leurs proches, s’ajoute leur engagement au sein de l’association pour la promotion d’un modèle de prévention.
46Tandis que le travail émotionnel se trouve renforcé par la dimension héréditaire des mutations, ce travail informel pris en charge par les femmes est accru par la nécessité de traduire l’information génétique. La complexité génétique et les nombreuses incertitudes générées par les constantes évolutions d’un tel savoir (Bourret & Rabeharisoa, 2008) sont spécifiques à cet objet, même si l’on retrouve ce travail de traduction du jargon médical dans d’autres mobilisations en santé.
47Le caractère héréditaire de la mutation (leur histoire familiale comme une potentielle transmission de la mutation à leur enfants) hypertrophie pour ces femmes l’injonction sexuée à être « moralement responsables » du partage de l’information (Gibbon, 2013) et à jouer pleinement ce rôle de « médiateurs culturels » (Desclaux & Anoko, 2017). À l’instar des sciences sociales bien souvent convoquées pour adapter les messages médicaux et faciliter leur acceptation par les personnes (Taverne et al., 2015), les ambassadrices assurent un travail d’intermédiaire, diffusant une norme médicale d’autant plus efficacement qu’elles sont proches des destinataires et y associent un travail émotionnel qu’elles réalisent par amour ou au nom de la citoyenneté (Dussuet, 2005).
48En définitive, comme de nombreuses « innovations », la génétique et son appropriation associative viennent conforter l’ordre sexué.
Nous remercions Catherine Bourgain, Irène-Lucile Hertzog, Maud Simonet, Sylvain Besle et Lucile Ruault