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1« Comme par magie », voilà comment le port d’Hambourg décrit les machines sans conducteur qui parcourent ses terminaux à conteneurs. Ici, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, des robots acheminent des conteneurs d’un bout à l’autre du port. Leurs mouvements semblent dénués de tout effort, comme enchantés. En l’absence d’êtres humains à bord, les véhicules calculent les itinéraires les plus courts à travers les terminaux à conteneurs. Ces robots alimentés par batterie, désignés sous le nom de « véhicules à guidage automatique » (VGA) – ou Automated Guided Vehicles (AGV) – déterminent leurs trajets au moyen des signaux émis par les milliers de transpondeurs intégrés à même l’asphalte. Comme guidés par une « main invisible », ils parcourent le chemin qui les mène des monumentales grues navire-terre jusqu’au parc de stockage où leur cargaison est temporairement entreposée. Là, une autre machine automatisée – une grue à portique montée sur rail ou Rail-Mounted Gantry (RMG) Crane – insère comme des blocs de Lego les énormes boîtes dans des emplacements de rangement, et cela de manière optimale afin qu’elles soient prêtes à être rapidement retirées. C’est ici que l’on peut trouver l’un des rares êtres humains : Paul. Celui-ci est installé au quatrième étage du poste de contrôle du terminal. À l’aide d’un joystick et d’une caméra, il contrôle le chargement des conteneurs sur des camions. Paul est le fantôme des travailleurs d’autrefois.
2« À l’ère de la quatrième révolution industrielle, personne ne devrait effectuer de travail dangereux », m’a dit l’un des consultants spécialistes du secteur portuaire mondial. « Le progrès technologique s’accompagne d’un devoir moral ». Au cours de mes recherches sur l’automatisation des terminaux à conteneurs à Hambourg et à Rotterdam, j’ai entendu ce type de propos à de nombreuses reprises : le travail dans les ports est périlleux, horrible, inhumain. Convergeant vers cette même conclusion : les humains ne devraient plus se tuer à la tâche au milieu des conteneurs, du diesel et de toutes sortes d’autres dangers ; en conséquence la production de la valeur devrait s’effectuer par des moyens automatisés, voire par une fusion interespèces entre l’humain et le non-humain.
3Dans le discours managérial, le fonctionnement du port moderne – autrefois célébré pour sa capacité à rationaliser le travail et à éliminer les risques – apparaît donc comme une menace existentielle pesant sur l’espèce même. En recréant une image du travail dans les ports comme un travail dangereux, celui-ci est aussi considéré comme avilissant. « Pourquoi les humains devraient-ils encore subir ce type de travail dégradant alors que nous disposons de la technologie pour améliorer la dignité humaine ? », s’interrogeait l’éditeur d’une revue industrielle. Pour ce dernier, qui est partie prenante du discours totalisant de la rationalité technologique, toutes les aspérités réfractaires, tous les aspects récalcitrants dans le port-comme-machine pourraient être, mais surtout devraient être, lissés dans une fluidité automatisée. Cependant sa réprobation du travail éprouvant des dockers n’a pas pour fonction d’éliminer tout risque pour les humains, mais bien celui que représentent ces mêmes humains pour la rationalisation et l’optimisation du port. Et, bien entendu, pour les humains eux-mêmes.
48 019 kilomètres séparent Hambourg de la ville chinoise de Qingdao, qui abrite le premier port à conteneurs du monde fonctionnant au moyen de la 5G – apparaissant, d’une certaine manière, comme le parachèvement technologique de son homologue allemand. À partir de 2017, le « port fantôme » a commencé à être exploité par des moyens entièrement automatisés, guidés par l’IA. Le nouveau terminal à conteneurs Qianwan de Qingdao se targue ostensiblement de s’être ainsi débarrassé des humains et, ce faisant, du dernier obstacle dans l’accomplissement d’un capitalisme de chaîne d’approvisionnement reposant sur les conteneurs. Ici, le travail de Paul a été éliminé. Dans le port entièrement géré par des données, des robots sans pilote sont programmés pour travailler sans interruption, nuit et jour. Ce qui fait du jumeau numérique chinois un poids lourd d’une autre catégorie par rapport à celui d’Hambourg tient en partie à l’aspect totalisant de la technologie et des infrastructures. Le port à conteneurs fonctionnant au moyen de la 5G s’enorgueillit d’être le futur du travail. Un travail posé comme sûr, exempt de tout risque d’erreur humaine, voire de tout risque lié aux humains tout court.
512 134 kilomètres à l’est de Qingdao et 7 541 kilomètres au sud d’Hambourg, au Togo, en Afrique de l’Ouest, la réalité est à la fois proche et pourtant très différente. Le port de Lomé s’enorgueillit lui aussi de ses nouvelles infrastructures, de son niveau d’automatisation avancé et de son environnement technologique de pointe. Toutefois la présence des robots n’y est pas comparable à celle d’Hambourg ou de Qingdao. Ici, la valeur du travail humain est bon marché, bien plus que dans ces deux ports, ou que dans d’autres ports des pays du Nord. Bien plus que celle des robots.
6Le micro-État du Togo, où convergent les intérêts des entreprises chinoises et européennes, est l’un des pays les plus pauvres au monde. Situé sur le golfe de Guinée, il dispose d’une côte mesurant seulement 56 kilomètres. Il est aussi l’un des plus petits pays d’Afrique – étant formé plus ou moins d’une mince bande de terre d’une longueur de 579 kilomètres s’étendant de la côte jusqu’à la frontière du Burkina Faso – et sa population avoisine les huit millions d’habitants. En outre, il possède un Code du travail très protecteur, ce qui serait a priori de nature à rebuter les sociétés en quête de profit. Cependant, il est aujourd’hui devenu l’un des principaux ports de transbordement maritime de conteneurs d’Afrique de l’Ouest, ainsi qu’une « destination d’investissement » dans de nouvelles infrastructures, de nouvelles technologies, soit un véritable aimant pour le capital mondial. Quelles en sont les raisons ? Pourquoi le Togo est-il si attractif pour le capital (maritime) mondial malgré son manque de ressources naturelles, son Code du travail et l’existence d’organisations syndicales actives, et malgré son emplacement géographique marginal ? Pourquoi est-il devenu un pôle logistique et maritime au cœur d’un nouveau couloir de transport, en dépit de la concurrence régionale d’autres ports à proximité, comme ceux de Tema et de Cotonou ?
- 2 J’emprunte cette formule à Homi Bhabha, une phrase présente dans : « Of Mimicry and Man : The Ambiv (...)
7Cet article explore l’économie politique du port de Lomé dans le but d’illustrer pourquoi le Togo, malgré les conditions économiques et de travail mentionnées précédemment, et malgré sa nature de petit pays entrepôt, est si attractif pour le capital mondial. Mais il s’agit également d’expliquer pourquoi il est devenu un pôle majeur du couloir côtier qui relie Abidjan à Lagos en passant par Accra, Lomé et Cotonou. Ce faisant, il montre aussi comment les changements récents en termes de gouvernance du port – le passage de l’ancienne gestion étatique centralisée à une gestion privatisée – ont créé un espace vacant dans lequel les sociétés transnationales sont venues s’insérer chacune à leur manière, tout en limitant les capacités de l’État comme des syndicats à leur imposer des restrictions. Il s’avère que le modèle économique de ces sociétés peut expliquer en quoi, malgré sa transformation en un port profondément moderne disposant d’infrastructures de pointe et en un pôle essentiel du secteur maritime mondial, Lomé ne parvient pas pour autant au niveau d’Hambourg et de Qingdao, et en quoi il est « presque mais pas tout à fait2 » leur égal. Il en ressort que l’histoire a priori paradoxale du port de Lomé, comme d’autres, tient au rapport historique entre le passé colonial du Togo et son présent néolibéral. Pour comprendre ce dernier – le moment contemporain – il nous faut dépasser le récit purement contingent et anhistorique et aborder par conséquent l’économie politique en l’inscrivant dans une durée plus longue à même d’interroger les transformations majeures des mécanismes du capital et de l’État moderne.
8Quatre types d’explications – liées à l’environnement, à la géographie, à la finance mondiale et à l’économie politique – sont utilisées pour décrire le phénomène de la réussite du port. Certaines, ou parfois toutes à la fois, se retrouvent, bien que dans des proportions variables, dans les propos des expatriés spécialistes des questions portuaires, dans les rapports officiels des institutions, dans les discours populaires et médiatiques togolais, ainsi que dans les travaux académiques. Deux types d’entre elles apparaissent évidentes, directes, et ont été largement soulignées, tandis que les deux autres semblent plus complexes.
9Premièrement, l’environnement. L’explication qui est peut-être la plus couramment apportée par les technocrates de la Banque mondiale, les autorités portuaires togolaises, les médias et les Togolais pour justifier la réussite du port de Lomé tient à son caractère naturel. « Notre port est le seul port maritime en eaux profondes de toute la côte entre le Sénégal et l’Angola », a affirmé le chef des services de communication des autorités portuaires face à un public de commerçants burkinabés venus visiter le port en août 2017. « Les autres ports ont besoin d’effectuer de coûteuses opérations de dragage s’ils veulent amarrer de plus grands bateaux capables d’embarquer des cargaisons plus importantes », a-t-il ajouté, non sans fierté, « notre port est le seul de la région à pouvoir accueillir les nouveaux méga-navires ». L’explication environnementale des autorités portuaires de ce statut de premier port à conteneurs d’Afrique de l’Ouest est reprise tant par les sociétés privées qui exploitent les deux terminaux à conteneurs, que par la presse et par les Togolais ordinaires. Un manager expatrié m’a ainsi expliqué qu’une des raisons décisives d’investir au Togo était d’ordre technico-environnemental : « La profondeur naturelle du port est de 14 mètres, aussi nous n’avons eu besoin que de très peu le draguer ». Des explications semblables portant sur le rôle des eaux profondes se retrouvent dans la presse autant nationale qu’internationale : « Lomé est le premier terminal à conteneurs d’Afrique de l’Ouest [...] unique port naturel en eaux profondes de la sous-région, et le seul aussi, pour le moment, à pouvoir accueillir des navires de troisième génération » (Coulibaly, 2019). Cette information figure également dans les rapports de la Banque mondiale et les études de faisabilité. Technocrates, médias, spécialistes, autant que les bureaucrates du port, s’accordent sur le fait que l’argument technico-environnemental a été l’une des raisons essentielles qui expliquent l’importance du port aujourd’hui.
10Certains récits des Togolais ordinaires ont parfois pris des accents particulièrement émouvants, notamment dans la manière dont était attribuée à la nature une qualité particulière qui aurait contribué à faire des Togolais qui ils sont au niveau spatio-temporel. « C’est un don que nous a offert la nature », m’a répondu un chauffeur de taxi lorsque je lui ai demandé pourquoi le port s’était autant agrandi ces dernières années, tandis que l’on pouvait apercevoir les immenses structures des grues se découper à l’horizon. Un commerçant du marché a également évoqué cette dimension de l’environnement, à savoir la « nature » à la fois du port et de la nation :
Le Togo est un petit pays. Il est pauvre. Nous n’avons pas d’or ou de pétrole comme le Ghana, mais notre port est une bénédiction pour nous... Il est naturellement profond et nous avons le commerce.
11Dans les réflexions des Togolais issus de divers milieux à propos du port national, le recours à l’argument de l’environnement et de la nature était flagrant. Pour le commerçant, la nature même se déclinait en deux aspects : la nature du pays (aspect environnemental), et la nature de la nation (aspect sociologique). Le port apparaissait donc comme ce qui venait relier ces deux aspects de la nature, entendue à la fois dans sa dimension environnementale et sa réalité sociologique d’un petit pays dépourvu de ressources naturelles. Ce qui rend le port du Togo intrinsèquement togolais dans ce récit tient à « notre nature », entendue dans le double sens que porte ce terme.
12Deuxièmement, la géographie. « Togo, porte d’entrée de l’Afrique de l’Ouest », tel est le slogan fréquemment utilisé par le gouvernement pour faire la promotion de l’emplacement stratégique du pays dans le monde. Lors d’un récent sommet de l’Union africaine sur la sécurité maritime, qui s’est tenu à Lomé, son port était décrit par l’État comme « le seul port sur la côte ouest-africaine par lequel on peut atteindre plusieurs capitales en un seul jour3 ».
13L’importance de la position géographique du Togo est également évoquée par les transporteurs maritimes cherchant à disposer de pôles régionaux sûrs pour le transbordement de leurs cargaisons. La Mediterranean Shipping Company (MSC), l’une des plus grandes compagnies du transport maritime au monde, a ainsi fait de Lomé son pôle sous-régional. L’intérêt stratégique du golfe de Guinée, selon un gérant de la compagnie au Togo, est qu’il permet de maîtriser le flux régional du fret, de réduire le temps de transit et de réguler la congestion portuaire. Pour MSC, le Lomé Container Terminal (LCT), une coentreprise entre sa succursale TIL et China Merchants Port (CMP), joue le rôle d’un pôle maritime de grande capacité pour sa flotte de navires collecteurs assurant la liaison de Lomé vers Lagos et Port Harcourt, Cotonou, Tema et Takoradi, Abidjan, San-Pédro et Dakar, Monrovia et Freetown, aussi bien que vers Libreville, Doula, Luanda, et Durban. Pour les professionnels du transport comme lui, la spécificité environnementale de Lomé, c’est-à-dire le fait que sa profondeur soit adaptée aux plus grands bateaux, se combine avec ses atouts géographiques pour expliquer son essor en tant que pôle maritime d’une telle importance.
14Les explications géographiques communes données par les Togolais sont relativement différentes. Faisant écho aux propos du commerçant sur la petite taille du Togo et son potentiel pour le commerce, beaucoup ont évoqué la nécessité de nouer des liens avec les pays voisins. « Nous n’avons pas le choix, nous sommes obligés d’être ouverts au monde, à l’Europe, à la Chine, mais aussi à la région qui nous entoure », m’a-t-on dit. Pour les Togolais, leur économie est directement liée à la géographie : « Sans le Burkina Faso et d’autres pays du Sahel qui ne disposent pas de façade maritime comme le Bénin, le Nigeria et le Ghana, nous ne pourrions exister d’un point de vue économique », entend-on souvent. L’ensemble de ce commerce dépend cependant du port – et semble, de manière réciproque, n’avoir fait que renforcer son importance croissante.
15L’évocation de l’environnement et de la géographie comme facteurs venant expliquer l’importance croissante du port semble liée aux circonstances et être monnaie courante. Bien que de manière relativement moindre, comme je l’ai mentionné précédemment, les deux autres explications sont aussi évoquées couramment.
16Troisièmement, la finance mondiale : un directeur financier français, disposant d’une longue expérience dans le secteur maritime africain, m’a expliqué le phénomène du port de Lomé par sa financiarisation. Dans la mesure où l’intensité capitalistique des infrastructures portuaires est particulièrement importante, a-t-il précisé, l’un des enjeux essentiels pour les sociétés multinationales est de rassembler le capital destiné aux investissements maritimes. « Les sociétés ont une aversion pour les mécanismes de prêt garantis par l’État dans les pays en voie de développement », explique-t-il. Selon lui, les moyens financiers mobilisés par les sociétés étrangères pour leur concession dans le port de Lomé étaient l’exemple par excellence de la meilleure manière de créer l’indispensable effet d’aimant. Les trois sociétés qui ont obtenu des concessions – la société suisse Swiss TIL d’exploitation des terminaux, le groupe français Bolloré Africa Logistic et le groupe maritime espagnol Bolunda – ont chacune eu recours à un modèle financier distinct. TIL a fait appel à un financement multilatéral des institutions financières et des banques de développement pour la construction et l’exploitation du Lomé Container Terminal (LCT) ; par la suite elle s’est aussi appuyée sur le capital d’entreprises étatiques chinoises. Bolloré, à l’inverse, a employé ses propres ressources pour financer les infrastructures et la mise à niveau en termes logistiques de Togo Terminal (TT). Quant au spécialiste du remorquage portuaire Boluda, celui-ci a eu recours à un mélange de capitaux d’entreprises et de capitaux commerciaux afin d’acquérir les droits d’exploitation nécessaires à ses activités.
17Pour les professionnels du secteur maritime, c’est la convergence de ces trois modèles de finance portuaire qui a fait de Lomé une réussite, apparaissant comme une condition nécessaire pour redynamiser et étendre l’influence régionale du port – au vu de l’incapacité de l’État à lever des capitaux, de son déficit budgétaire et de son endettement. Assurément, la financiarisation du port du Togo se révélait avantageuse pour un gouvernement qui, d’un côté, n’avait pas à courir les risques commerciaux et financiers de la gestion du port, tout en étant à même, de l’autre côté, d’en tirer des bénéfices sous la forme de droits de douane, de redevances et autres taxes. En outre, ce développement a véritablement mis le Togo sur la carte du commerce et du transport mondial. Un rapport récent du FMI loue par exemple la contribution du port dans l’augmentation du PIB national, en insistant sur son potentiel de croissance future en tant que pôle logistique régional et place financière dynamique. En résumé, cette explication tend à indiquer que le recours à la finance mondiale, opéré de manière adaptée et efficacement appliqué, a créé les conditions du phénomène du port de Lomé. Elle fait également écho à des travaux académiques, notamment ceux de Brenda Chalfin (2010 : 58) qui décrit les ports africains comme des « lieux d’innovation financière ».
18Quatrièmement, l’économie politique. Tandis que les trois précédents types d’explications de la réussite du port sont surtout fonctionnels et fonctionnalistes, l’explication en termes d’économie politique s’inscrit dans un cadre historique plus large, comportant trois dimensions : le désengagement de l’État et l’espace politique vacant ainsi créé ; la privatisation du port ; et l’expansion d’une économie s’appuyant sur des transactions informelles.
19Pour les Togolais qui ont une longue expérience de travail dans le secteur portuaire, sa transformation est d’abord profondément liée au moment néolibéral. « Avant qu’ils ne libéralisent le port, il y avait des formes de solidarités et de hiérarchie ; il était togolais, et on travaillait tous ensemble », déclara un conducteur employé par une société de transport de fret de taille moyenne. Il s’agit de l’une des rares entreprises qui sont restées aux mains de Togolais dans les années 1990, au moment du désengagement de l’État, en plein contexte de crise politique et économique, tandis que les acteurs non étatiques se sont engouffrés dans l’espace politique vacant (Piot, 2010). Aujourd’hui, la société se bat pour se maintenir sur un marché dominé par les groupes internationaux. « Autrefois, ça bourdonnait de partout », poursuivit notre interlocuteur. « Il y avait du travail, beaucoup de travail. Et maintenant ? Les multinationales ont mis le grappin sur tout ». Dans le secteur maritime, ce point de vue est largement partagé – tant par des employés du privé que du public, des travailleurs aux bas salaires que des hauts dirigeants. Cela n’a rien d’étonnant : tous ont vu leur source de revenu se réduire drastiquement, voire être menacée, à un moment où fleurissaient les promesses de démocratie et de libéralisation.
20Le désengagement de l’État est en même temps considéré comme un facteur essentiel expliquant en termes d’économie politique la réussite du port de Lomé. La financiarisation, selon cet argumentaire, n’aurait pas été possible sans : cela a permis l’émergence d’une gouvernance privée indirecte assurée par le capital d’entreprise, une forme de « privatisation de la souveraineté » (Mbembe, 2001) où le personnel de l’État concède une part de son autorité à des acteurs non étatiques – c’est-à-dire à des entreprises. L’espace politique vacant, puisque l’État n’est plus là pour s’interposer, a laissé le champ libre au capital pour mettre la main, avec efficacité et sans heurts, sur l’économie maritime.
21Cet argument néoconservateur n’a rien de nouveau. Tout comme il n’a rien de propre à l’Afrique. Il occupe une place de choix parmi les arguments que les économistes posent depuis longtemps comme la condition préalable pour libérer le capital, afin qu’il puisse se déployer de manière optimale. Cet argument ne fait cependant pas partie de ceux que l’on retrouve dans le discours commun au Togo, mais il est repris par les dirigeants des sociétés du port, qui font l’éloge de l’absence d’intervention de l’État. À leurs yeux, le Togo a offert à cet égard exactement le type d’environnement qu’il fallait – expliquant ainsi, selon eux, pourquoi le port de Lomé est une telle success story.
22Cette explication en termes d’économie politique est également présente dans des travaux académiques (Bayart, 1989 ; Bayart et al., 1999). Charles Piot (2010, 2019) a décrit le désossage de l’État togolais lors de la crise politique des années 1990. Selon lui, il faut comprendre cette crise en lien avec la fin de la guerre froide – lorsque l’aide occidentale fut interrompue, tandis que des pressions poussaient les régimes africains à libéraliser la sphère politique. Alors que les appareils nationaux se trouvaient détricotés dans le contexte de la libéralisation du marché, ce « moment post-guerre froide » (Piot, 2010 : 19) constitua un véritable tournant : en écho aux travaux de Foucault (2008), le pouvoir passa d’un État patrimonial de type vertical à un État libéral de forme horizontale, avec une gouvernance enracinée dans la « logique du marché » et la « rationalité de la forme marchande » (Piot, 2010 : 49). Cette nouvelle phase politique marquée par le néolibéralisme est celle qui a ouvert la voie au « gouvernement privé indirect » (Mbembe, 2001). Elle correspond au moment où le capital d’entreprise a été libéré, laissant ce dernier faire tout ce qu’il voulait.
23Une autre dimension étroitement liée à l’économie politique de la néolibéralisation est aussi soulignée dans les explications avancées par des universitaires, des intellectuels organiques et des technocrates internationaux : la privatisation. Dans les termes de Béatrice Hibou (2004), elle correspond à la dialectique complémentaire du désengagement de l’État. La Banque mondiale a largement mis en avant le modèle de la privatisation en poussant les gouvernements africains à « moderniser » leurs infrastructures portuaires « vétustes » (pour ne pas dire défaillantes). Cette nécessité était partagée par de nombreux Togolais travaillant dans le secteur portuaire. Pour reprendre les propos de l’un des cadres du Lomé Container Terminal :
Il fallait moderniser le port, il tombait en ruine [...]. Nous avions cruellement besoin des investissements afin de privatiser [...]. L’État est incapable de faire tourner le port, tout fonctionnait de travers.
24Le capitaine d’un remorqueur, un Togolais qui avait précédemment travaillé pour le service de remorquage géré par l’État, exprimait un avis similaire :
Les remorqueurs étaient mal entretenus [...]. Les moteurs tombaient en panne, souvent les pièces de rechange étaient indisponibles, et pour les commander il fallait passer par d’interminables démarches bureaucratiques.
25Le vol faisait aussi partie des problèmes qui se posaient lorsque l’État avait encore la main sur le port, remarquait un haut cadre des autorités portuaires :
Un jour, on a attrapé un type qui était en train de remplir le réservoir vide de son zémidjan (taxi-moto) au conteneur d’essence du remorqueur ! Alors nous l’avons renvoyé. Des exemples comme celui-ci il y en a beaucoup, c’est pour cela que cela ne fonctionnait pas bien avant la privatisation du port.
26Un employé du secteur privé alla jusqu’à déclarer que : « La gestion africaine n’est pas propice au bon fonctionnement du port ». Le corollaire ? Que celle-ci doit être remplacée par une gestion assurée par des sociétés privées, autrement dit par un système en théorie capable de rendre des comptes. En résumé, de nombreux Togolais considéraient la privatisation du port comme faisant partie des raisons, si ce n’est la principale, derrière la réussite du port – pour ainsi dire comme une bonne chose. Ces propos se rapprochent tout à fait des positions technocratiques et développementalistes exprimées au sujet de Lomé. Selon les critères de la Banque mondiale, la gouvernance africaine du port était défaillante, autant du point de vue de la congestion du port, de ses infrastructures vétustes, que de sa gestion inefficace. Au Togo, comme ailleurs, ses experts préconisèrent leur solution favorite, c’est-à-dire l’adoption du « landlord model » afin de procéder à un ajustement structurel – autrement dit à une libéralisation – du port afin de gagner en efficacité.
27À côté de la libéralisation et de la privatisation, l’existence d’un secteur informel est aussi évoquée comme un facteur favorisant la réussite d’un port. Ici, la dimension informelle comporte deux aspects : des transactions qui appartiennent à ce que l’on désigne aujourd’hui couramment sous la formule « d’économie informelle » (soit des transactions courantes et légales, mais « non déclarées », qui ont lieu en parallèle de l’économie formelle), et des transactions qui peuvent être considérées comme des pots-de-vin et de la corruption (soit des transactions illégales et dissimulées). Toutes deux sont vues comme de nature à stimuler et à vivifier les économies, se trouvant en effet souvent (con)fondues dans les discours. Le comptable d’une société de logistique a affirmé que la plupart des entreprises au Togo, tant étrangères que locales, disposent d’un budget dédié pour les « frais additionnels », intégrant autant le versement de sommes d’argent au parti au pouvoir, des contributions au financement d’événements publics, que des indemnités destinées aux dirigeants syndicaux ayant permis de régler les conflits sociaux, ou encore des pots-de-vin pour l’obtention de concessions et d’autorisations de la part du gouvernement. De telles transactions ont largement cours dans le port de Lomé, a-t-il répété, en mentionnant un certain nombre d’exemples éloquents. Pour les entreprises, ces transactions font partie des dépenses normales liées à leurs activités, et elles sont considérées par beaucoup comme à même de faire du port une opération particulièrement fructueuse.
28Un représentant local du secteur juridique a confirmé cet aspect : « Il y a toujours des moyens de contourner la loi... À certains endroits on appelle ça de la corruption, ailleurs cela s’appelle des coûts de consolidation ». Le versement de sommes d’argent, a-t-il reconnu, peut effectivement permettre de contourner les entraves au travail et au capital, les obstacles législatifs, et autres, afin d’assurer une rentabilité maximale. En effet, pour ceux qui perçoivent le port à travers le prisme de l’efficacité, de telles transactions constituent un moyen de gestion assurant son bon fonctionnement dans une logique d’accumulation du capital – un moyen de gestion qui n’a rien de propre au Togo, mais qui est largement considéré comme ayant joué un rôle essentiel dans sa success story.
29Pris ensemble, les différents aspects de l’explication en termes d’économie politique de la « réussite » du port de Lomé – le désengagement de l’État, la privatisation et le secteur informel – constituent trois points fondamentaux du moment néolibéral de l’histoire du Togo. Mais une question plus large s’impose ici : dans quelle mesure ces quatre types de justifications apportées – liées à l’environnement, à la géographie, à la finance mondiale et à l’économie politique – fournissent-elles une explication appropriée de la transformation de ce port d’Afrique de l’Ouest ? Dans quelle mesure sont-elles nécessaires, adéquates, partielles ou même convaincantes ?
30L’environnement revu et corrigé : les eaux profondes naturelles du port de Lomé sont effectivement une condition nécessaire qui lui a permis d’atteindre le statut qu’il occupe aujourd’hui. Sa profondeur de 16,6 mètres le place en tête de ses concurrents immédiats, en particulier de ses voisins Cotonou (Bénin) et Tema (Ghana). Certains porte-conteneurs de grande taille ne peuvent tout simplement pas accoster dans son homologue au Bénin ; d’autres doivent stationner dans la zone de mouillage, jusqu’à ce que le port soit accessible suite au changement de marée. L’explication de la forte compétitivité du port de Lomé par ses conditions environnementales semble valable. Néanmoins, elle n’est pas suffisante en soi. Un port en eaux profondes géré par un État inefficace et défaillant, ou situé dans un contexte politique et économique différent, n’aurait tout simplement pas connu les mêmes transformations.
31La géographie revue et corrigée : la géographie physique constitue également une condition nécessaire, mais qui ne se suffit pas à elle-même. La ville de Lomé est effectivement située au croisement d’axes de transport essentiels formés par son couloir côtier et son hinterland : notamment l’axe reliant Abidjan à Lagos, celui entre Lomé et Ouagadougou, ainsi que celui entre Lomé et Niamey. Cependant, il existe une forte concurrence entre les États membres de la CEDEAO afin de contrôler le commerce avec les pays du Sahel (Nugent, 2018). À titre d’exemple, l’industrie minière du Niger s’appuie surtout sur l’axe de transport de Cotonou, tandis que le Burkina Faso utilise à la fois celui de Lomé et de Tema. Par ailleurs, contrairement à Abidjan, Lomé ne possède pas de liaison ferroviaire avec Ouagadougou. Cela tend à montrer que l’explication géographique est au mieux partielle, si ce n’est réductrice. En effet, si un autre port situé dans un pays voisin disposait des mêmes conditions environnementales, politiques et économiques, il serait tout à fait en mesure de remplacer le port national du Togo. L’emplacement physique représente très certainement un atout pour Lomé, mais il ne peut expliquer à lui seul pourquoi il est devenu le port de conteneurs le plus important d’Afrique de l’Ouest.
32La finance mondiale et l’économie politique revues et corrigées : la finance mondiale et les investissements directs étrangers (IDE) dans les infrastructures portuaires ont été un moteur essentiel pour favoriser l’essor du port. Cependant, leur effet aurait été bien moins conséquent dans un contexte politique différent, si l’État avait été beaucoup plus actif dans la régulation du port ou s’il était intervenu dans la libre circulation du capital. En réalité, l’État togolais ne s’est pas entièrement retiré, au grand dam des entreprises, qui voudraient que la réglementation du travail ou celle relative au droit de résidence soient moins restrictives. Toutefois il s’avère effectivement plutôt accueillant pour le capital néolibéral et ses opérations. Il en ressort que l’explication en termes d’économie politique apparaît comme la plus pertinente des quatre, dans la mesure où elle inscrit soigneusement les transformations du port de Lomé dans l’histoire du présent, une histoire marquée par des changements structurels dans l’économie mondiale – et dans le secteur maritime mondial – où la vieille orthodoxie étatique nationale laisse place à une orthodoxie néolibérale en plein essor. En outre, les trois aspects de l’économie politique permettent de rendre compte des dimensions structurelles du passé postcolonial au sein du présent néolibéral.
33Pour rappel, ces trois aspects sont les suivants : le désengagement de l’État, la privatisation et le secteur informel. Il est manifeste qu’avant que l’État ne se retire de la gestion du port, son organisation était bien moins « rhizomatique ». Depuis, les opérations douanières ont été externalisées et numérisées ; les déplacements des conteneurs sont maintenant contrôlés au moyen de systèmes de suivi par satellite ; et la logistique est passée aux mains du secteur privé. Le capital d’entreprise est venu s’immiscer dans l’espace politique vacant laissé par l’État, lui laissant le champ libre pour expérimenter de nouvelles technologies, de nouvelles méthodes de gestion et de nouveaux modes d’organisation du travail. Ce dernier aspect en particulier a été vivement ressenti par les travailleurs du port et par tous ceux dont les activités économiques sont liées à celles du port, non sans susciter une certaine inquiétude quant à leur avenir. La privatisation n’a fait qu’exacerber ce processus, en rendant possible le remplacement des infrastructures vétustes, dont le coût était trop important pour les autorités portuaires ; avec pour conséquence simultanée de remplacer une partie de la main-d’œuvre par des machines de pointe partiellement automatisées, renforçant les craintes des employés et érodant d’autant plus l’autorité de l’État, tout en rendant le Togo très attractif pour les IDE. La relative absence de contrôle des transactions informelles, pratiquée afin de fluidifier les opérations lucratives en limitant tout heurt possible, a aussi largement contribué aux retours sur investissement élevés tirés par le capital de ses holdings portuaires togolaises – consolidant ainsi la place du port de Lomé en Afrique de l’Ouest. Sans oublier, au passage, son rôle dans le récit qui fait du port une extraordinaire success story.
34Prises ensemble, les quatre types d’explications apparaissent probantes : elles exposent des conditions à la fois nécessaires et suffisantes permettant d’expliquer l’essor du port de Lomé au sein du secteur maritime mondial. Cependant, elles demeurent insuffisantes dans la mesure où elles évacuent l’histoire envisagée sur le temps long, qui a fait du Togo un endroit où ces conditions pouvaient enclencher une dynamique. Tout comme elles n’offrent pas non plus de réponse aux interrogations plus complexes évoquées en introduction : quelles ont été les limites de la transformation du port de Lomé ? Pourquoi, au vu de tout ce qui a été évoqué jusqu’ici, n’est-il pas devenu un port comparable à ceux d’Hambourg ou de Qingdao, situés à la pointe de la révolution technologique et numérique ? Pour répondre à ces questions, il nous faut nous plonger de manière plus approfondie dans l’histoire togolaise, en prêtant attention aux processus structurels sur un temps plus long.
35Le fait que le port de Lomé soit devenu un port de transbordement majeur est fondamentalement lié à son passé colonial. Dès le départ, le Togo a été une zone économique frontalière dynamique, utilisant ses frontières comme une source de valeur. C’est au lucratif marché de la contrebande avec la Côte-de-l’Or britannique que Lomé doit son émergence en tant que ville-port, elle qui n’était qu’un village de pêche jusqu’à la fin du xixᵉ siècle. Au début du xxᵉ siècle, Lomé était devenue un des épicentres du capitalisme colonial. Les autorités allemandes du Togoland administraient un performant centre logistique à partir de la jetée en eaux profondes de Lomé, où des grues à vapeur et des chemins de fer acheminaient l’ensemble des innombrables marchandises de la « Musterkolonie » (la colonie modèle) tirant sa richesse du commerce. Il s’agissait du seul embarcadère du golfe de Guinée qui importait autant qu’il exportait (Gayibor, 1997).
36L’administration allemande a construit des routes, des ponts et des lignes de chemin de fer reliant la côte à l’arrière-pays, aménageant efficacement son Empire à travers des infrastructures de transport maillant le territoire de ses colonies en Afrique. Ces efforts pour assurer sa mainmise sur des espaces économiques, des marchés et sur le flux de marchandises en contrôlant les axes de transports principaux traduisaient une forme de « géoéconomie », comme le suggère Deborah Cowen (2014). Cette stratégie géoéconomique fait écho à la manière dont les multinationales et les investisseurs financiers travaillent à obtenir des contrats d’exploitation de longue durée (autrement dit des concessions) le long des principales routes maritimes mondiales. Par son histoire, le port de Lomé apparaît comme un modèle avant-coureur de ce système, à la fois en tant que pôle stratégique et en tant que mode d’extraction dans un espace géographique situé à la marge.
37Multimodale avant l’heure l’infrastructure portuaire allemande est demeurée plus ou moins en l’état jusqu’à la fin des années 1920, date de sa modernisation par les autorités coloniales/mandataires françaises. Le port français était pourvu d’un quai plus long, de grues à vapeur et de rails supplémentaires. Cependant, à la fin des années 1950, ce quai n’était pas en mesure d’accueillir des navires de plus grande taille ; à la même époque, l’invention du conteneur était par ailleurs en train de modifier en profondeur la nature du commerce maritime (Levinson, 2016 ; Klose, 2015). Dès lors que le format du conteneur devint le nouveau standard des systèmes de transport multimodaux – parallèlement à la mise en place de nouveaux modes de gestion et à la « révolution logistique » (Cowen, 2014) –, les infrastructures portuaires furent obligées de s’y adapter. Par conséquent, les postes d’amarrage en eaux profondes et les grues de déchargement se mirent à remplacer le travail manuel de manutention qui était nécessaire pour les cargaisons en vrac. Cet aspect a été décisif pour fonder le premier port à conteneurs commercial du Togo indépendant. En 1960, le premier président du pays, Sylvanus Olympio, a signé un accord de coopération technique avec le gouvernement allemand pour la construction du port en eaux profondes.
38C’est ainsi que fut inauguré en 1968 le port autonome de Lomé (PAL). Créé comme une zone franche portuaire destinée à être un lieu de transit majeur du fret maritime international, il était initialement conçu pour accueillir 400 000 tonnes de marchandises par an, et notamment pour assurer le transport du phosphate, l’une des principales ressources du Togo. Symbole de la prospérité commerciale et de l’indépendance, il était dirigé depuis le fier bâtiment en forme d’ancre hébergeant les services administratifs des autorités portuaires. Son architecture moderniste exprimait par son style tout l’optimisme de la nation postcoloniale traçant la voie de sa prospérité économique future. Le port franc devient rapidement une importante frontière maritime de la région, tirant avantage des politiques commerciales protectionnistes de ses voisins d’inspiration soviétique, tout en menant une politique favorable au commerce.
39À l’instar d’autres micro-États – dont Singapour est l’exemple le plus marquant –, l’État postcolonial du Togo a dû faire preuve d’ingéniosité pour compenser son manque de ressources. Comme tout pays entrepôt, il a conservé une grande partie de la forme et de la structure de l’État colonial, continuant notamment d’entretenir des liens réguliers avec la métropole et d’utiliser ses frontières comme source de valeur, y compris à travers le lucratif marché de la contrebande. Étant donné que le Togo n’a jamais disposé d’une économie nationale, il a dû se « singapouriser » en mobilisant son histoire et sa géographie coloniale. Au lieu de développer les industries nationales, le général Gnassingbé Eyadéma, qui a dirigé le pays à partir de 1967, a ainsi fait de l’économie parallèle une politique d’État. Aux alentours des années 1980, Lomé était devenu la plaque tournante régionale du trafic de drogue et d’armes, au point que le Togo fut rapidement désigné comme un « État fantôme », un « État contrebandier » (Bayart et al., 1999).
40Jusqu’à la fin de la guerre froide – qui a constitué un moment de basculement politique décisif –, le port représentait pour beaucoup une source stable d’emploi, tant pour les travailleurs manuels, les employés de bureau que pour les cadres de la direction et les agents des douanes. Pour ceux qui disposaient d’un poste bien placé et pour les plus riches, il était un moyen d’enrichissement personnel sans limite. Le régime en place laissait ses cadres – les hauts fonctionnaires et les administrateurs – capter les revenus du port pour les reverser sur des comptes privés, s’attachant ainsi en sous-main l’élite économique qui contrôlait les différents commerces de marchandises. Il constituait également un moyen essentiel de redistribution des richesses pour les travailleurs impliqués dans toute une série de transactions informelles ou qui jouaient un rôle ou un autre sur le bouillonnant marché des activités gravitant autour du port. L’économie informelle connut un essor considérable en parallèle des activités florissantes du transport de marchandises. Au cours des années 1970, avec la multiplication par cinq des prix du phosphate, les caisses de l’État débordaient littéralement. Les investissements étrangers affluèrent et Lomé accéda même au statut de place financière, avec l’installation du siège de plusieurs banques africaines. Cependant, autour du milieu des années 1980, avec la chute des prix du phosphate, plusieurs entreprises d’État s’effondrèrent. Lorsque la Banque mondiale poussa le Togo à adopter des programmes d’ajustement structurel et des mesures d’austérité, qui aboutirent à la privatisation de la plupart des entreprises d’État et à la création d’une zone franche d’exportation (ZFE), la réorganisation de l’État s’opéra principalement dans le cadre du marché.
- 4 Bien que l’arrivée au pouvoir de Faure fût anticonstitutionnelle (le président de l’Assemblée natio (...)
41Les années 1990 furent une période de crise, marquée par la fuite des capitaux et la fin de l’aide occidentale. Au cours de ce moment charnière post-guerre froide, la répartition de la souveraineté étatique connut des changements notables. Lorsque le président- dictateur Eyadéma fut poussé à libéraliser la sphère politique par la communauté internationale qui avait pendant longtemps fermé les yeux sur le caractère autoritaire du régime, des violences politiques et des grèves s’ensuivirent, mettant le port à l’arrêt. Le trafic maritime se rabattit sur les ports de Cotonou et de Tema. Eyadéma mit finalement un terme à la grève en démembrant le syndicat des dockers et en incitant le secteur maritime à faire revenir les navires de marchandises au Togo. Malgré cela, dans leurs rapports, le FMI et la Banque mondiale classèrent le port de Lomé comme défaillant. En 2000, un État de plus en plus amenui avait ordonné sa privatisation par décret gouvernemental, conformément aux préconisations de la Banque mondiale visant à réformer le port. Peu après, des appels d’offres portant sur différentes concessions d’exploitation furent lancés, qui furent par la suite remportés par Bolloré et TIL (c’est-à-dire MSC). Lors de cette nouvelle période de privatisation de la gouvernance, le partage de la souveraineté entre l’État et les entreprises était manifeste. Lorsqu’en 2005 Eyadéma mourut et que son fils plein d’ambition, Faure Gnassingbé, accéda au pouvoir avec le soutien de l’armée4, le rapport entre la gouvernance du port, le capital et l’État se transforma à nouveau. Dans cette époque post-dictature, le gouvernement se mit à agir comme une entreprise soucieuse de la gestion de ses actifs et de l’attractivité pour les IDE. Cette évolution se trouva d’autant plus favorisée par le retour du capital international et par le soutien financier de donateurs internationaux en 2008.
- 5 En avril 2018, Vincent Bolloré fut arrêté en France en lien avec son ingérence dans les campagnes é (...)
42Le nouveau président fit de la revalorisation de la frontière maritime du Togo l’un de ses principaux objectifs politiques. Il courtisa les capitaux français, chinois et ceux du Moyen-Orient, tandis que son gouvernement promulgua des mesures d’incitation fiscale supplémentaires pour les investissements dans le port. Toutefois, Faure et le parti au pouvoir se heurtèrent à l’opposition de la société civile dénonçant le caractère anticonstitutionnel de son arrivée au pouvoir en 2005, ainsi que, plus récemment, l’illégitimité du scrutin ayant abouti à sa réélection en 2010. La position de faiblesse de Faure au cours de cette période délicate précédant les élections fut exploitée par l’énorme multinationale Bolloré, qui finançait et menait sa campagne électorale à travers son groupe de communication, Havas. Sans surprise, la concession du port passa entre les mains de Bolloré, peu avant la réélection de Faure5. Il est possible que Bolloré ait cherché à instaurer un partenariat public-privé afin d’essayer de convaincre l’opinion publique du caractère légitime tant du régime au pouvoir que de la multinationale ; comme il est tout à fait possible qu’il ait avant tout cherché à instaurer une forme de souveraineté des entreprises sur l’économie politique du Togo. Bien entendu, la privatisation du port permit à l’État d’exiger une redevance ; de son point de vue, l’externalisation du port devint une importante source de rente.
43Ce rapport triangulaire entre la gouvernance du port, le capital et l’État se joua d’une autre manière lors du lancement de l’appel d’offres concernant le deuxième terminal à conteneurs en 2011. Cette concession portait sur un projet « greenfield », autrement dit à réaliser intégralement, correspondant à l’exploitation d’une zone peu développée, en l’occurrence ici d’une zone en partie constituée de terres artificielles. Cette fois-ci Bolloré n’était plus l’unique postulant. Parmi les candidats se trouvaient d’importantes compagnies maritimes. Celles-ci s’étaient par ailleurs lancées dans une démarche de rationalisation de leurs activités à la suite de la crise mondiale de 2008, qui a abouti à la fusion des plus grandes compagnies maritimes en de puissants consortiums, appareillant des navires toujours plus imposants et renforçant leurs activités, tout en faisant fonctionner leurs propres terminaux. Au terme de manœuvres relativement obscures – des rumeurs affirmant que certaines compagnies avaient exercé d’intenses pressions sur le gouvernement togolais –, MSC remporta le contrat pour l’intégralité de ce projet d’une valeur de 450 millions de dollars, via sa filiale TIL. En 2014 fut ainsi inauguré le nouveau « Lomé Container Terminal », ouvrant une nouvelle ère où la souveraineté se trouvait maintenant disputée entre plusieurs multinationales.
44Le projet d’instaurer un système de transport multimodal – autrement dit un réseau de transport ferroviaire des conteneurs reliant le port à un réseau de ports secs dans tous les pays – figurait également dans le plan national de développement (PND) 2018-2022 du gouvernement, visant, entre autres, à faire du Togo un pôle logistique majeur. Le PND fut présenté lors d’un récent sommet UE-Togo, où l’ancien président du FMI Dominique Strauss-Kahn évoqua son caractère prometteur. Un journaliste togolais commenta ainsi ce sommet : « De quel développement s’agit-il ? De qui se moque-t-on ? Faure prépare sa réélection l’année suivante, il n’y aura pas le moindre développement dans le pays ! ». Sa critique de l’ordre politique en vigueur, qui pourrait être qualifié de « néopolitique », résume de manière cynique la nouvelle période marquée par le néolibéralisme : Faure dirige le pays comme une entreprise, en s’entourant d’une équipe de consultants influents, incluant, à côté de Dominique Strauss-Kahn, Tony Blair. Lors d’un récent sommet d’investissement entre le Togo et le Royaume-Uni à Londres, Blair a ainsi fait l’éloge du Togo et de sa capacité à devenir un pôle logistique majeur d’Afrique de l’Ouest.
45Le moment néopolitique du Togo n’est pas advenu de lui-même, tout comme le néolibéralisme n’advient pas de lui-même. La trajectoire qui mène jusqu’à ce moment néolibéral est le produit d’une histoire sur le long terme, au sein de laquelle le colonialisme ainsi que l’ensemble des processus complexes et tortueux qui l’accompagnent ont ouvert la voie à une forme d’accumulation d’éléments, incluant une économie privatisée et dérégulée, un désengagement de l’État, une gouvernance de type rentière et une souveraineté exercée par les entreprises. C’est précisément pour cela que les raisons expliquant l’essor du port de Lomé en tant que pôle maritime mondial par le rôle de l’environnement, de la géographie et de la finance mondiale – bien que non négligeables – apparaissent en fin de compte partielles. Voilà pourquoi les mécanismes dialectiques de l’économie politique, considérés dans la durée, fournissent l’explication la plus convaincante de ce fragment paradoxal de l’histoire postcoloniale.
46La restructuration des ports africains avec leur privatisation est bien entendu loin d’être spécifique au Togo. Tout comme elle n’a rien de nouveau. Elle a débuté dans les années 1980 lorsque les experts de la Banque mondiale décidèrent que les infrastructures portuaires du continent devenaient défaillantes et préconisèrent une réforme radicale basée sur l’adoption du « landlord model ». Lomé fut cependant le premier port d’Afrique de l’Ouest à disposer de ce type d’infrastructure portuaire rationalisée devenue indispensable à l’ère des méga-navires : à savoir les infrastructures logistiques à la pointe de la technologie du Lomé Container Terminal. Les immenses grues en acier Super-Post-Panamax se découpant sur l’horizon derrière des clôtures électriques, avec leur étrange forme à la fois humanoïde et animale, témoignent notamment d’un degré d’automatisation avancé et d’un environnement technologique de pointe. D’autres ports, comme ceux de Tema et de Cotonou, sont en train de suivre la même voie. À l’heure actuelle, celui de Lomé demeure néanmoins unique en son genre.
47À la suite des recherches menées pour cet article, le géant italo-suisse du shipping MSC est devenu la première entreprise de shipping au monde et a, de plus, fait l’acquisition des opérations africaines de Bolloré. La consolidation de l’influence de MSC sur le continent africain est résumée succinctement dans un article paru en août 2023 dans Le Monde6 :
Avec cette acquisition, le groupe genevois change de dimension sur le continent. MSC totalisait 8 000 employés en Afrique (avec ses filiales TIL pour les terminaux et Medlog pour la logistique) quand Bolloré Africa Logistics (BAL, devenu AGL pour Africa Global Logistics) comptait au moment du rachat 21 000 salariés. Abidjan, Lomé… mais aussi Dakar, Freetown, Pointe-Noire (Congo) : le groupe passe de 2 à 18 terminaux à conteneurs, essentiels pour mieux servir ses navires et maîtriser ses coûts. Il récupère également un des premiers réseaux logistiques du continent : des voies ferrées reliant notamment la Côte d’Ivoire au Burkina Faso – un corridor vital pour le Sahel ; des dizaines de ports secs et d’entrepôts – dont 70 000 mètres carrés en sec et en froid, rien que pour la Côte d’Ivoire.
48Tout cela nous ramène aux questions laissées en suspens et nous rapproche d’une forme de conclusion. Pourquoi, en dépit du fait d’être devenu le port le plus avancé d’Afrique de l’Ouest – et au vu des raisons qui ont contribué à faire de lui ce qu’il est aujourd’hui –, Lomé n’est-il pas pour autant comparable aux « ports fantômes » futuristes et automatisés de Qingdao et d’Hambourg ? Au demeurant, les systèmes techniques automatisés, tels que les technologies de capteurs, sont déjà intégrés aux grues à portique qui s’élèvent au-dessus du Lomé Container Terminal. Le modèle du « port fantôme » n’aurait-il pas pu permettre de régler définitivement un certain nombre de problèmes, notamment ceux posés par la main-d’œuvre africaine insoumise et par les conflits sociaux ? Il est évident qu’une automatisation intégrale s’avère coûteuse, et que les systèmes de pointe qu’elle implique connaissent également des dysfonctionnements. Mais n’est-ce pas l’avenir partout dans le monde ? N’est-il pas plus rationnel pour le capital de se passer des travailleurs susceptibles de causer des troubles et d’éviter ainsi les potentielles dépenses liées aux augmentations de salaire ? Pourquoi les entreprises chinoises et européennes mettent-elles en œuvre différents modèles en matière d’infrastructures et de gestion de la main-d’œuvre dans leur propre pays et à l’étranger en Afrique ?
49Dans leur propre pays, les sociétés chinoises et européennes se livrent une concurrence acharnée dans le domaine de l’automatisation pour se débarrasser complètement du travail, lequel constitue en définitive un obstacle aux finalités du capital, ce qu’a souligné Marx, et plus récemment Moishe Postone. Pour les cadres du port, les ingénieurs et les responsables des ressources humaines d’Hambourg et de Rotterdam – qui, au moins pour une partie d’entre eux, anticipent avec inquiétude l’hégémonie de la Chine dans le secteur du transport maritime mondial –, le « problème de la main-d’œuvre » est une menace directe à leur compétitivité. Le coût de la main-d’œuvre, bien qu’élevé, n’est cependant pas le véritable problème. Il est plutôt de trouver des personnes acceptant de travailler de nuit ou les week-ends, même payés double. La menace d’une grève pèse aussi constamment sur les terminaux où les robots n’ont pas encore remplacé les humains. La solution semble évidente : une automatisation intégrale, comme à Qingdao. Hambourg, autrefois premier port d’Europe, qui n’est pas encore complètement automatisé – souvenez-vous de Paul –, est en train de perdre du terrain au sein de l’économie maritime mondiale face à la Chine. Ironiquement, ce sont les entreprises chinoises qui ont copié les technologies européennes, de Siemens à Ericsson, et notamment les innovations des grues connectées qui font tourner le port de Qingdao. Après avoir mis en place une automatisation complète dans leur pays, elles s’offrent maintenant les ports européens, comme elles l’ont fait au Togo. Le géant chinois du transport Cosco a ainsi récemment acquis des parts dans le port d’Hambourg. Pour boucler la boucle, il se peut que ce dernier soit automatisé plus rapidement que prévu – conséquence potentielle d’une prise de contrôle chinoise.
50Malgré cela, pourquoi n’est-ce pas la même chose en Afrique ? Pourquoi les sociétés chinoises et européennes y mettent-elles en œuvre des modèles différents en matière d’infrastructures ? Alors que des zones comme le Togo constituent aujourd’hui de véritables champs de bataille où se livre une lutte pour l’hégémonie sur le secteur maritime planétaire, l’enjeu de ce nouveau partage de l’Afrique n’est pas en définitive de remplacer le travail par des technologies de pointe. Comment cela se fait-il ?
51Les ports de Qingdao et d’Hambourg sont tous deux situés au sein d’une métropole nationale. Chacun fait partie intégrante d’un empire commercial mondial. Le fait d’investir dans leurs installations automatisées de pointe est un investissement sur le long terme, un investissement dans la nation-entreprise : China Inc., Germany Inc. Il s’agit en tant que tel d’un investissement relativement sûr, sous la protection de la souveraineté de l’État entendu comme le garant du bien commun de la nation – et qui se trouve encadré par les mesures de protection du marché et des dispositifs d’assurance à la disposition des entreprises de la métropole. Cependant, faire des affaires en Afrique est une tout autre question, qui a plus à voir avec l’extractivisme et l’accumulation primitive ; avec l’usage de la violence de la loi, du marché du travail et du capital ; avec le fait d’exploiter la fiction du partenariat public-privé pour maximiser les retours sur investissement dans les plus brefs délais possibles. C’est pour cela que les sociétés chinoises et européennes misent sur un nombre restreint d’infrastructures. Elles craignent l’instabilité politique des pays africains, alors même qu’elles se partagent l’Afrique et qu’elles s’appliquent à affaiblir suffisamment l’autorité des États afin que ces derniers exécutent ce qu’elles attendent d’eux en les liant par des formes de contrats – tout en conservant les institutions gouvernementales qui garantissent les conditions mêmes de leurs activités. Ce faisant, elles sont obligées de prendre en compte les contraintes politiques auxquelles se heurtent des régimes dont la plus grande peur est le chômage de masse. Au Togo, la création d’emplois faisait partie des conditions préalables à l’externalisation du port, une condition que les sociétés chinoises et européennes ont chacune approuvée en signant les accords de concession. Toutefois, la manière dont la main-d’œuvre togolaise a été mise au travail n’échappe pas tout à fait à l’automatisation. Les travailleurs humains ont de fait été réduits à des robots de forme humanoïde, dont le niveau de rémunération constitue pour les entreprises un coût inférieur à celui que représenterait le remplacement de la main-d’œuvre par des machines. Mentionnons à titre d’exemple les employés de Bolloré, qui ne font jamais grève : on dit souvent qu’ils travaillent plus ou moins comme des robots, exposés à de nombreux risques physiques alors qu’ils travaillent dans des conditions inhumaines avec des technologies plus anciennes, parfois même sans équipements de protection individuelle (EPI) appropriés. Contraints d’agir comme des machines, ils sont dans l’incapacité de négocier leurs conditions de travail ou d’assurer leur propre sécurité.
52En résumé, en maintenant une main-d’œuvre humaine (ou humanoïde) robotisée, aisément remplaçable et à bas coût sur le court comme sur le moyen terme, les sociétés chinoises et européennes restreignent leurs investissements, en s’évitant ainsi les coûts liés aux machines, lesquelles pourraient se trouver détruites, nationalisées, rendues inutilisables ou laissées hors service. Il se peut que cela implique des profits légèrement moindres dans un environnement néolibéral où les bénéfices/profits à court terme des actionnaires apparaissent essentiels, notamment pour le cours des actions et pour les primes des dirigeants. Toutefois, si les salaires demeurent assez bas et que la chaîne d’approvisionnement continue de fonctionner avec le moins de heurts possibles, dans l’ensemble il se peut finalement que cela ne fasse pas véritablement de différence. En d’autres termes, la logique du néo-impérialisme économique des sociétés, son rapport avec la Nation comme entreprise et ses stratégies commerciales tendent à expliquer pourquoi Lomé, en dépit de son essor en tant que pôle d’importance dans le secteur maritime mondial, n’est ni Hambourg ni Qingdao. Et aussi pourquoi, dans l’histoire portuaire, l’Afrique continue d’incarner une forme de « presque mais pas tout à fait ».
53En 2017, McKinsey a annoncé que l’Afrique était sur le point de connaître une vague d’automatisation robotisée, prédisant ainsi des suppressions d’emplois sans précédent dans des délais relativement courts. Cette prédiction ne s’est pas réalisée, et il y a peu de chance qu’elle le soit de sitôt. L’histoire du port de Lomé montre clairement que la main-d’œuvre africaine demeure moins coûteuse – parce que, sous les conditions inhérentes au néolibéralisme, tout a été fait pour qu’elle le soit, aujourd’hui et dans un avenir proche – qu’une transformation en profondeur qu’impliquerait le recours à l’automatisation robotisée. Du point de vue du marché mondial, le maintien de cette main-d’œuvre quasiment superflue et la réduction de ses conditions de travail à une tâche humanoïde sont également moins risqués au niveau politique qu’une technologie extrêmement coûteuse et sensible. Cela nécessite bien entendu l’implication des États africains, mais ces derniers peuvent facilement être rendus « défaillants », tout en ne touchant pas aux régimes complaisants et aux institutions gouvernementales de base afin qu’ils exécutent les volontés de sociétés qui s’approprient une part toujours plus grande de souveraineté. À l’ère du néo-impérialisme, les mécanismes du capital et du travail ne tendent pas nécessairement vers la fin du travail au moyen de l’automatisation, en tout cas pas en Afrique ; ils tendent à le maintenir de manière sélective, tout en le dévaluant. Cela ne s’apparente visiblement pas à l’ancienne stratégie extractiviste du capital, pas plus qu’à un prolongement du capitalisme racial de l’Afrique coloniale. Il s’agit là d’une nouvelle manière d’assujettir le continent dans un ordre mondial aujourd’hui reconfiguré.