1L’orpaillage au Mali se caractérise à la fois par son ancrage historique et sa continuité au fil du temps dans certaines localités du pays, et par sa pratique à caractère récent dans d’autres régions aurifères. L’exploitation dans l’Ouest du Mali, notamment en milieu malinké du cercle de Kangaba, remonte historiquement à l’empire précolonial du Mandingue, réputé riche en or. Lors de son voyage à La Mecque au xive siècle, le souverain Mansa Moussa y aurait amené une telle quantité d’or qu’elle fit chuter le cours mondial du précieux métal (Simonis, 2015). Cette activité d’orpaillage séculaire s’étend également dans le Buré, espace géographique que le Mali partage avec la Guinée dans le sud-ouest et reconnu dans plusieurs travaux (McIntoch, 1981 ; Ly-Tall, 1981 ; Mbodj, 2011) pour sa richesse en or et la présence d’orpailleurs d’expérience (Lanzano et Arnaldi Di Balme, 2017). Les sites aurifères de part et d’autre des frontières des deux pays ont pendant longtemps fait l’objet de mobilités saisonnières des orpailleurs.
2Des fouilles archéologiques et des témoignages oraux référant aux traces de creusage séculaire font également remonter l’orpaillage dans l’extrême sud du Mali, notamment en milieu sénoufo du cercle de Kadiolo, à l’époque de Mansa Moussa (Institut des sciences humaines, 2008). Mais, à l’instar d’autres régions ouest-africaines de tradition d’orpaillage (Perinbam, 1988 ; Werthmann, 2007), les localités du Sud à la différence de celles de l’Ouest ont été marquées par des périodes de rupture dans cette pratique. L’orpaillage, tel qu’il est connu et pratiqué par les populations actuelles de Kadiolo, remonte aux années 1990 (Traoré, 2019). En cette période, la création des premiers sites par des orpailleurs migrants avait rencontré des réticences de la part des paysans sénoufo plus attachés à l’agriculture et qui voyaient l’orpaillage comme une menace à ce mode de production. Cependant, depuis la hausse du prix de l’or des années 2000, avec la découverte d’importants gisements par les orpailleurs itinérants, ainsi que la mécanisation et l’usage des produits chimiques dans l’extraction, le pays sénoufo de la bande frontalière avec la Côte d’Ivoire devient une zone d’intenses activités extractives et de fortes mobilités d’orpailleurs venus de différentes régions du Mali et de nombreux pays de la sous-région ouest-africaine.
3Ces mobilités internes et transfrontalières dans le Sud-Ouest du pays mettent en rapport différentes catégories d’acteurs disposant de ressources matérielles, sociales et de savoir-faire en interaction avec les populations locales dans l’accès aux ressources foncières, la pratique de l’exploitation minière et la gestion des sites. Les contacts, relations et interactions de travail constituent un champ de circulation d’outils, de techniques de production du minerai et de normes régissant le travail et la gestion des sites, dont la nature, les mécanismes et les enjeux sont à définir. Comment les objets et techniques d’orpaillage circulent-ils dans les frontières sud-ouest du Mali ? Quels sont les enjeux politico-institutionnels et les logiques d’acteurs dans la transmission des ressources matérielles et des savoirs liés à l’orpaillage ?
Figure 1 : Savoir-faire traditionnel et technologie d’orpaillage (Traoré et ISH, mars 2017 et septembre 2020)
Boisage d’un puits à Kadiolo (à gauche) ; atelier de réparation de détecteur de métaux à Kangaba (à droite).
4Interroger les mécanismes de la circulation des objets et des savoirs sociotechniques dans le domaine de l’orpaillage nous amène à aborder la question de leur patrimonialisation : autrement dit, celle de la construction des identités professionnelles ancrées dans l’appartenance au même territoire et au même groupe social, dans une perspective de l’anthropologie des techniques et du patrimoine inspirée par Condevaux et Leblon (2016). Cela suggère d’analyser d’une part les contextes, les conditions et les modalités de transmission des savoirs, et d’autre part les enjeux de la patrimonialisation, des choix et des schémas de transmission. À cette approche analytique des techniques et du patrimoine, nous combinons une analyse des processus politiques et institutionnels (voir par exemple : Verbrugge et al., 2021) pour montrer comment la maîtrise des techniques d’extraction et des modes d’organisation des sites détermine les dynamiques de pouvoir dans l’arène de l’orpaillage. Le boisage des puits aurifères et la technologie des détecteurs de métaux représentés sur la figure 1 illustrent des catégories de savoir-faire traditionnels et modernes qui circulent sur les sites d’orpaillage du Sud-Ouest du Mali.
5Notre approche méthodologique sur la circulation des objets et savoirs d’orpaillage combine une démarche multisituée avec plusieurs séjours de terrains longitudinaux dans des espaces frontaliers de l’Ouest et du Sud du Mali. Cette démarche a été adoptée dans deux contextes de recherche différents mais selon la même exigence de rigueur qualitative dans la collecte, l’analyse et l’interprétation des données (Olivier de Sardan, 2008). Le premier contexte est celui de nos recherches doctorales dans le cercle de Kadiolo à la frontière avec la Côte d’Ivoire sur les enjeux et les logiques d’acteurs dans la formalisation de l’orpaillage. La proximité des sites de Misseni et de Fourou, deux communes concernées par nos enquêtes, avec les sites du territoire voisin en fait un espace d’intenses mobilités des orpailleurs et des outils de travail selon les opportunités de gagner de l’or ; car, comme le note Bolay (2016), les orpailleurs disent qu’« il faut être là où l’or sort ». Observer de telles mobilités sur différents sites suggérait une approche ethnographique multisituée (Marcus, 1995, 2002).
- 1 L’exploitation filonienne suit les filons des roches dures. Elle prend plus de temps et recourt à p (...)
- 2 Institution coutumière de gestion des sites qui veille sur les règles d’exploitation et donne la se (...)
6Le choix de l’approche multisituée a donné la possibilité de pister les objets et les normes d’exploitation en circulation dans ces espaces d’orpaillage (Grätz, 2004 ; Lanzano et Arnaldi Di Balme, 2017). L’analyse de la circulation des objets a porté sur l’usage d’outils rudimentaires, d’équipements mécanisés et de produits chimiques qui caractérise tout mode d’exploitation qu’il soit alluvionnaire, éluvionnaire ou filonien1. Celle des normes d’orpaillage a porté sur les règles définies par les Tonboloma2 ou par les propriétaires fonciers dans les cas où cette institution n’existe pas. Les canaux de circulation et l’appropriation des normes d’organisation du travail, des jours fériés et des modalités d’accès des orpailleurs non résidents aux puits ont été également mis en évidence par l’approche multisituée à travers des techniques d’observation, d’entretiens formels et informels et la production des récits de vie.
- 3 Extraction du minerai aurifère par drague dans les cours d’eau.
7Pister les « objets-outils » d’exploitation de l’or a permis de faire l’historique de la pratique du dragage3 et d’analyser la vie sociale des dragues, des détecteurs de métaux et des concasseurs-broyeurs en référence à une réflexion devenue classique, celle d’Appadurai (1986) qui considère que les choses ont une vie sociale que l’ethnographie doit retracer. Plusieurs séjours sur le terrain entre 2015 et 2019 nous ont permis de réussir cette collecte de données ethnographiques multisituées à Kadiolo et à Kangaba.
- 4 Nous remercions les collègues Bintou Koné, Sékou Camara, Oumar Sidibé, Ibrahim Tiéssolo Konaté et K (...)
8Le deuxième contexte du choix de la démarche multisituée est la mise en œuvre d’un programme de recherche pluriannuel sur l’analyse anthropologique des enjeux et défis de l’orpaillage au Mali. Ce programme de recherche financé par l’État du Mali devait s’étendre aux sites de l’Ouest du pays dans le cercle de Kéniéba (région de Kayes) à 465 km de Bamako. Cependant, à cause des problèmes de financement liés à la réduction progressive et drastique des budgets de recherche depuis la crise sociopolitique et sécuritaire du Mali, l’équipe a choisi de poursuivre ses travaux sur les sites de Kangaba. Ainsi, bien qu’elle soit partie d’une perspective multisituée, la recherche à Kangaba s’est inscrite dans une dynamique longitudinale. De 2018 à 2020, l’équipe4 a effectué quatre séjours dans cette localité.
Figure 2 : Carte de la zone d’étude dans le cercle de Kangaba (ISH, février 2021)
Figure 3 : Carte de la zone d’étude dans le cercle de Kadiolo (ISH, février 2021)
- 5 Ces données ont été collectées auprès de l’Agence du Bassin du Fleuve Niger (ABFN) en juillet 2019.
9Cette nouvelle dynamique de terrain longitudinal qui s’imbrique au choix multisitué s’explique, certes, par la politique des moyens et l’accessibilité des sites, mais aussi par l’ancrage historique de l’orpaillage dans cette zone du Mali et les enjeux de la partie supérieure du fleuve Niger pour l’exploitation alluvionnaire. Plus de 700 dragues5 exploitaient les eaux du Niger en 2019. Les enquêtes à Kangaba ont eu lieu dans trois communes : Minidjan, Kaniogo et Nuga, s’étendant en partie dans le Buré. Les séjours répétés dans cette localité ont offert l’opportunité d’appréhender les rapports historiques et actuels des pouvoirs aux ressources et les relations des pouvoirs entre eux. Ils nous ont également permis de travailler sur les dragues. L’intérêt pour les dragues a été suscité par la multiplication de ces machines dans cette localité, les enjeux économiques induits et le défi environnemental posé par cette forme d’exploitation (Institut des sciences humaines, 2019).
10L’orpaillage est caractérisé par une mobilité constante de multiples acteurs autour des sites et selon des rumeurs sur la production de l’or. Cette mobilité traduit des mouvements d’objets matériels. En se déplaçant vers les sites, les acteurs amènent des objets divers, outils de travail, parfois des moyens de locomotion. Les équipements mécanisés, les pièces de rechange, et les produits chimiques utilisés dans le traitement du minerai constituent une part importante des objets qui circulent dans le domaine de l’orpaillage.
11Depuis plus d’une décennie, la pratique de l’orpaillage au Mali se caractérise par une forte mécanisation des outils de production et une modification des méthodes de traitement du minerai par le recours aux produits chimiques. Il n’existe pas de site d’extraction concerné par nos enquêtes où l’on n’a pas recours à un type d’équipement mécanisé. La chaîne mécanisée implique l’emploi de plusieurs catégories de machines et de procédés d’extraction qui varient selon les modes d’exploitation éluvionnaire, filonienne et alluvionnaire.
12L’exploitation alluvionnaire est particulièrement marquée par le recours aux dragues. Il existe deux catégories de dragues : artisanales et modernes. Les premières sont des œuvres d’artisans locaux conçues à base de pièces de métal remodelées auxquelles les concepteurs adaptent des moteurs de voiture de marque « Mercedes 190 » ; les deuxièmes, encore appelées « dragues à godet chinois », sont assemblées dans des ateliers de soudure installés par des entrepreneurs chinois au Mali. Les « cracheurs » utilisés dans le concassage du minerai issu de l’exploitation éluvionnaire et filonienne sont également des batteuses de céréales modifiées et adaptées à cette tâche. Qu’il s’agisse des dragues ou des « cracheurs », l’ingénierie locale d’assemblage porte sur des pièces importées. Les détecteurs de métaux, les motopompes et les marteaux piqueurs sont d’autres technologies occidentales et asiatiques qui par le circuit global de la consommation se retrouvent dans l’espace ouest-africain en général et au Mali en particulier, du fait que de nombreux commerçants maliens importent ces matériels d’orpaillage. Tout comme les équipements mécanisés et les pièces de rechange, les produits chimiques utilisés dans l’orpaillage – comme le cyanure et le mercure – sont importés d’Europe, d’Asie et/ou d’Amérique. En retour, l’or produit sur les sites d’orpaillage du Mali est exporté, après raffinage ou à l’état brut et par des circuits tantôt légaux tantôt illégaux, sur les marchés de Dubaï (55,87 %), de Turquie (29,55 %), d’Inde (5, 91 %), de Suisse (3,38 %) ou des Émirats arabes unis (3,26 %), et le reste (2,02 %) vers d’autres pays non identifiés (direction nationale de la Géologie et des Mines, 2017). Les connexions transnationales et transcontinentales entre exportateurs et importateurs de ces objets et produits donnent une dimension globale à l’orpaillage qu’aucune politique nationale ne suffit à elle seule à réguler en raison de la porosité qui caractérise les frontières des États en Afrique, des enjeux associés au secteur et de la multiplicité des acteurs de la chaîne de valeur de l’or artisanal.
13La circulation des objets s’accompagne d’une circulation des savoir-faire liés à des identités. Au fur et à mesure de leurs déplacements, les orpailleurs entrent en contact et en relation de travail avec d’autres exploitants de régions ou de nationalités différentes auprès de qui ils acquièrent de l’expérience. Cela est une caractéristique historique de l’orpaillage dans l’espace ouest-africain. Par exemple, bien qu’il n’indique ni quel groupe a introduit une technique minière, ni ses sources et les dates, Perinbam (1988) a noté une similarité entre les techniques utilisées dans l’ouest du pays lobi au xixe siècle et celles des miniers du Bambouk et du Buré du xie siècle et auxquelles les Bamba et les Ligbi du Ghana étaient déjà familiers bien avant les mines de la Volta du xixe siècle. Pour interpréter ces similarités, Peribam formule l’hypothèse d’une présence précoce des Bamba et des Ligbi dans les villes minières du pays lobi.
14L’orpaillage a permis à de nombreux jeunes de forger des aptitudes dans des domaines précis : fonçage, dynamitage, boisage et traitement du minerai. Les experts et/ou les plus endurants dans le fonçage des puits, des fosses septiques et des puisards en milieu urbain de Bamako sont assez souvent des orpailleurs reconvertis ou retournés à ce métier en attendant les échos d’un site plus productif.
- 6 Emprunt anglais désignant l’écluse, le sluice-box est une rampe de lavage utilisée dans l’extractio (...)
15De nombreux pêcheurs déplacés des zones de conflit du centre du Mali sont rapidement devenus des orpailleurs manipulant le sluice-box6 et les techniques de dragage sur les sites de Kangaba. Par ailleurs, les orpailleurs installés dans des campements afin d’être plus mobiles entre les sites apprennent souvent plusieurs métiers. Prenons pour exemple l’histoire de vie segmentée d’un orpailleur sur le site de Massiogokoro dans la commune de Misseni, cercle de Kadiolo : partant du commerce d’accessoires de téléphones sur un site de Kéniéba dans l’Ouest du Mali, il est devenu orpailleur tireur de corde, puis creuseur sur le même site et enfin artisan spécialisé dans la conception et la construction des abris temporaires dans les campements d’orpailleurs.
- 7 Le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) est un service géologique national français (...)
16La réparation des équipements mécanisés est une catégorie de savoir-faire qui se développe et circule sur les sites. Aussi, dans beaucoup de sites trouve-t-on des ateliers de réparation de détecteurs de métaux, de « cracheurs » et de moulins. Un jeune diplômé guinéen de l’Université de Kankan rencontré sur le site de Kâflatiè dans le cercle Kangaba en 2020 affirmait avoir déjà formé de nombreux jeunes aujourd’hui installés à leur propre compte sur d’autres sites de la localité et du Sud. Les villes de Kangaba et Bamako abritent des ateliers de montage et/ou de réparation des dragues. Ce savoir-faire des dragues se serait diffusé à partir de Kangaba, où certains artisans avaient une longue expérience de travail sur ces engins depuis les dragues BRGM7 des années 1980 utilisées dans les eaux du haut Niger à Banankoro, à la frontière avec la Guinée.
17Les savoir-faire s’expriment comme des patrimonialités traductrices de l’identité des orpailleurs. Certains acteurs locaux expliquent la mécanisation du secteur par la mobilité des orpailleurs. « Ce sont les Mossis qui ont fait introduire ces machines chez nous », a-t-on souvent entendu au sujet des concasseurs-broyeurs et même des détecteurs de métaux. La référence ici faite aux Mossis, ethnie du Burkina Faso, pour expliquer des changements introduits par « l’altérité du savoir minier », une expression utilisée par Lanzano et Arnaldi Di Balme (2017) au sujet des orpailleurs mobiles d’expérience, est aussi faite aux Guinéens pour parler des nouvelles techniques que les orpailleurs locaux ne connaissaient pas auparavant. En plus de l’équipement mécanisé, on attribue aux orpailleurs burkinabè l’introduction du lavage du minerai au sluice-box et la technique de cyanuration. Comme au Mali, ces orpailleurs burkinabè sont sollicités au Niger pour les mêmes opérations ainsi que pour le dynamitage des filons (Afane et Gagnol, 2020). La maîtrise des techniques de boisage et les compétences dans le secourisme sont référées aux Guinéens notamment de la région de Buré et Seke à Siguiri. Ces identités professionnelles construites par des orpailleurs allogènes révèlent des « patrimonialisations en migration » telles qu’elles sont analysées chez Condevaux et Leblon (2016) dans le cas de la circulation des cultures matérielles et immatérielles. Autrement dit, avec les mobilités humaines, les éléments matériels et immatériels des cultures sortent de leur cantonnement territorial et social pour être transnationalisés et transmis à d’autres groupes. Cependant ce transfert culturel ne signifie pas de facto une libre circulation de patrimoine car « ces migrants à un moment donné, jugent nécessaire de transmettre mais aussi d’observer quelles sont les valeurs culturelles et identitaires et les enjeux politiques qui légitiment, pour eux, cette transmission » (Condevaux et Leblon, 2016 : 9). Nous appliquons cette théorie de la déterritorialisation des biens culturels immatériels à la circulation des ressources matérielles et techniques dans le cas de l’orpaillage. Si les champs diffèrent, les enjeux et les logiques de patrimonialisation sont parfois de même nature, qu’il s’agisse d’acteurs culturels ou d’orpailleurs mobiles, et en contexte de déterritorialisation. Les orpailleurs burkinabè sur les sites maliens opèrent souvent en groupes fermés autour des pratiques de cyanuration sur les résidus de minerai, des techniques développées dans leur territoire national de départ et auxquelles les résidents maliens comprennent peu de chose. Ces modes de traitement leur donnent une spécialisation au sein de l’identité professionnelle d’orpailleur. Ils en font un patrimoine qu’ils décident de transmettre ou non selon les réseaux et les enjeux du moment. Outre ces « patrimonialisations en migration » construites à partir de la mobilité des orpailleurs et en similarité avec celles d’acteurs culturels décrits et analysés par Condevaux et Leblon (2016), il existe des logiques patrimoniales chez les orpailleurs locaux visant à revendiquer ou à garder la main sur une technique en raison de ses enjeux économiques ou sociaux.
- 8 Les Somonos sont des groupes sociaux riverains du Niger, vivant de pêche.
- 9 Les Malinkés sont les fondateurs de la plupart des villages et les détenteurs du pouvoir politique (...)
18Au Mali, les Somonos, pour avoir été les premiers à travailler sur les dragues et du fait de leur posture de gens de l’eau8, revendiquent aujourd’hui la patrimonialité de l’exploitation de l’or par drague dans la zone de Kangaba. En effet, ils se considèrent exclusivement compétents pour ce travail. Le pacte historique qui les lierait à leurs hôtes malinkés sur le partage de la gestion des ressources, « la terre pour les Malinkés9 et l’eau pour les Somonos », est fondamentalement mis en avant dans cette revendication identitaire de l’exploitation de l’or par drague. Les Somonos se considèrent naturellement qualifiés pour le travail dans l’eau. Ils mettent tous les accidents qui surviennent dans l’activité d’exploitation par drague au compte de l’incompétence des non-Somonos impliqués dans cette activité.
19Aussi les forgerons de Kangaba, notamment les Siéki-numu (forgerons spécialisés dans la fabrication d’outils raffinés), revendiquent-ils le métier d’orfèvre, un savoir hérité de leurs ascendants de l’époque de l’empire Mandingue, une manière de justifier leur génie dans la manipulation et l’architecture des métaux et de légitimer leurs implications dans l’activité d’orpaillage par drague. En effet, les forgerons sont une catégorie socioprofessionnelle d’Afrique reconnue pour ses savoirs dans la métallurgie traditionnelle et l’ingénierie des métaux en général et ses fonctions sociales liées à ce travail (Coulibaly, 2006 ; Tamari, 1987 ; Kanté et Erny, 1993). La primauté dans l’utilisation, dans la fabrication et/ou dans l’assemblage est l’argument principal de la construction de l’histoire sociale des dragues dans la localité de Kangaba. Le recours à l’histoire permet également d’interroger les rapports actuels aux ressources et les relations de pouvoirs dans la zone.
- 10 Les Tonboloma s’occupent des normes d’exploitation et de gestion des sites pendant que les Donso – (...)
20Outre des savoirs sociotechniques (Akrich, 1989) en circulation dans l’orpaillage, les normes ainsi que les politiques des sites, notamment leurs modes de gestion, circulent avec la mobilité des orpailleurs. À l’exception des rares cas de gestion lignagère des sites, tels dans la commune de Fourou à Kadiolo, où les lignages propriétaires fonciers gèrent les sites en impliquant des acteurs de leurs choix (Traoré, 2019), tous les sites enquêtés disposent des mêmes types d’institution de gestion (Tonboloma et Donso10) et appliquent les mêmes règles de partage de la production ainsi que le principe de jour sacré et férié sur les sites. Il en est de même pour les rituels telluriques et les pratiques magico-religieuses entretenues par la dimension sacrée de l’or (Werthmann, 2012 ; Traoré, 2019). Tous les sites utilisent des fonds pour des rituels sacrificiels. Un certain nombre de termes liés à la pratique de l’orpaillage sont également intégrés dans le langage de tous les orpailleurs (Grätz, 2004). À titre d’exemple, le mot « clando » (un raccourci du mot clandestin) est utilisé pour désigner les orpailleurs creuseurs et celui de « business » est utilisé non pas pour désigner une activité mais des acteurs : collecteurs d’or qui sont en même temps des financeurs de puits.
21Par ailleurs, des politiques économiques, notamment de gestion et de maximation des gains sur les ressources développées en Côte d’Ivoire et en Guinée par les populations locales face à l’altérité d’orpaillage, sont réappropriées par les populations des régions minières du Sud-Ouest du Mali. Les centrales d’achat d’or sur les sites de Misseni ont été introduites par les orpailleurs locaux et les autorités politico-administratives locales en référence à cette expérience qui a permis aux localités aurifères voisines de la Côte d’Ivoire de tirer plus de ressources financières de l’exploitation de l’or. Dans un précédent article (Traoré, 2022), nous avons analysé le fonctionnement des centrales d’achat d’or qui sont des espaces marchands qui centralisent la vente de l’or de chaque site et instaurent un système de prélèvement et de redistribution sur la production d’or. Les centrales d’achat étaient gérées au départ par des leaders d’orpailleurs immigrés assistés par des locaux. Cette gestion est passée sous le contrôle total des leaders résidents qui profitent des recettes et en utilisent une partie pour des investissements publics : achat d’ambulance, construction d’infrastructure de santé, versement de liquidités à la mairie.
- 11 N y’a dô signifie littéralement « j’en fais partie ». Il définit un principe d’inclusion de droit a (...)
22Face à la ruée d’orpailleurs allogènes vers les sites de Kangaba, les localités abritant les sites ont également introduit depuis les années 2000 un principe de rente appelé N y’a dô11. Un modèle similaire est mentionné par Lanzano et Arnaldi Di Balme (2017) comme nyado, et par Grätz (2004) comme niaro pour désigner des stratégies de rentabilisation adoptées en Haute Guinée par les autorités coutumières locales au profit des autochtones/résidents. En plus de ce système de rente, un autre principe, celui de 10 % sur chaque production d’or au profit des caisses locales dites de développement, une terminologie typique du monde du développement, est adopté par des groupes d’orpailleurs au nom de la communauté. Des interlocuteurs confient que le modèle N y’a dô et les 10 % pour la caisse de développement local ont été inspirés par le modèle guinéen à proximité des sites maliens. Les deux systèmes (centrales d’achat à Misseni et N y’a dô à Kangaba), copiés chacun sur un modèle transfrontalier, reposent sur une idéologie patrimoniale et une politique de l’appartenance (Traoré, 2022) et attestent de la circulation de systèmes patrimoniaux de part et d’autre des frontières du sud et de l’ouest du Mali.
23Les savoir-faire et les pratiques identitaires évoluent et circulent de deux manières : la transmission verticale et la circulation horizontale.
24Nous utilisons le concept de circulation horizontale pour désigner la transmission des objets et savoirs qui a lieu dans des espaces de production d’or, suivant la mobilité, par le contact et l’interaction des orpailleurs, en référence à l’usage fait par Kuczynski (2014) pour désigner une transmission libre des connaissances religieuses entre pairs sans implication du maître et sans restriction. Elle est exotérique (Kuczynski, 2014) et n’implique ni rituels, ni codes. Malgré les identités ethniques et territoriales auxquelles ils réfèrent, de nombreux objets tels que les équipements mécanisés et les produits chimiques, ainsi que les politiques de gestion décrits dans la section précédente, subissent le mécanisme de la transmission horizontale grâce à la mobilité. La politique des centrales d’achat a une identité territoriale ivoirienne par le fait qu’elle a été inspirée par les sites ivoiriens et introduite à Kadiolo par des orpailleurs ayant une longue expérience de ces sites. Grâce aux contacts et interactions entre orpailleurs nationaux et transnationaux, le boisage, une technique guinéenne utilisée pour protéger les galeries dans l’exploitation filonienne, est aujourd’hui approprié par de nombreux orpailleurs maliens.
25En revanche, la circulation verticale des objets et savoirs d’orpaillage a lieu dans le temps et selon une logique endogène et patrimoniale de transmission dans la lignée des détenteurs de ces savoirs, d’où leur dimension ésotérique parfois accompagnée de rituels. C’est le cas des savoirs sociotechniques des forgerons qui impliquent parfois des relations avec des êtres surnaturels (Kanté et Erny, 1993 ; Tamari, 2012) et dont la transmission peut obéir à des règles d’endogamie. Parlant des groupes endogames de spécialistes en Afrique, Tamari (2012 : 11) avait distingué un passage dans la transmission des savoirs techniques à l’intérieur de ces groupes : de la « transmission préférentiellement héréditaire » vers la « transmission obligatoirement héréditaire, assortie d’une obligation d’endogamie », principe ayant pour objectif de conserver les secrets du groupe.
26La comparaison des deux modes de circulation, horizontal et vertical, permet de voir la différence entre les savoir-faire revendiqués ou référés à des identités sociales et territoriales mais transmis sans restriction et sans contrôle par opposition aux savoirs patrimonialisés et restrictivement transmis. Si l’assemblage et la réparation de dragues sont des travaux profanes, sans rituels et dont la transmission ne demande pas de codes, celui d’orfèvre exercé par les mêmes groupes de forgerons revendiquant cette identité professionnelle comporte une dimension mystique due aux exigences de précaution dans la manipulation de l’or considérée comme une ressource sacrée. Tamari (1987) notait que la manipulation du fer s’apprenait dans les groupes de forgerons endogames alors que celle des métaux rouges était réservée à des groupes spécialisés. Certains forgerons orfèvres disposeraient également de compétences d’alchimiste qu’ils transmettent préférentiellement au sein de leurs groupes. Les forgerons jouent aussi un rôle important dans le traitement chimique des métaux (séparation de l’or d’autres alliages) et dans la fonderie. Des traces d’anciens fours de réduction de fer dans les localités sud-ouest du pays sont des indicateurs de cette technologie des forgerons en voie de disparition à cause de sa faible transmission. La distinction entre savoir-faire généraux transmis sans restriction à tout le monde et savoir-faire particuliers restrictivement transmis dans le groupe est faite depuis les travaux classiques de Chamoux (1978) sur les Indiens nahuas du Mexique oriental. Ces savoir-faire particuliers sont transmis par imprégnation dans un fonds culturel commun où les enfants apprennent de façon inconsciente à travers l’observation. Certes, de nos jours, certains bijoutiers manipulent de l’or et en font des bijoux sans appartenir à ces groupes sociaux spécialisés, mais l’orfèvrerie demeure un travail de spécialiste qui se caractérise, comme le notait Chamoux, par « sa faible diffusion […], sa faible base de reproduction » (1978 : 66).
27En effet les détenteurs des savoirs patrimonialisés (Condevaux et Leblon, 2016), qui circulent comme des cultures matérielles, ne transmettent ces savoirs qu’à ceux parmi leurs progénitures qui s’inscrivent dans la reproduction sociale de leurs activités. Cette reproduction sociale devient caractéristique de la profession d’orpailleur. L’orpaillage, qui était une activité saisonnière, est devenu, depuis les mutations économiques liées à la hausse du prix de l’or, à la mécanisation et à la maîtrise de nouvelles techniques d’extraction, une activité permanente et un domaine de spécialisation. Depuis ces nouvelles dynamiques datant des années 2000, certains orpailleurs ne connaissent d’autre vie que celle des sites. Il en est de même pour leurs progénitures, souvent des adultes qui n’ont appris d’autres métiers que l’activité extractive. Ceux-ci apprennent autant de leurs parents qu’à travers leurs mobilités et leurs réseaux.
- 12 Dans la commune de Misseni, et dans de nombreuses localités du Mali, les orpailleurs exploitent dan (...)
28Parallèlement aux objets matériels et savoirs décrits, il y a des normes qui ne sont pas ou sont peu transmises sur les sites, soit à cause des difficultés d’y accéder, soit à cause des logiques d’acteurs. Il s’agit, entre autres, du Code minier du Mali, des décrets sur la dévolution des ressources aux collectivités décentralisées, et du Code forestier. La faible circulation de ces textes s’explique, d’une part, par le fait qu’ils sont rarement disponibles en langue locale (lorsqu’ils le sont, l’accès des orpailleurs y reste limité à cause de leur analphabétisme) ; et, d’autre part, par un désaccord des orpailleurs avec les politiques publiques. Par exemple, pendant que le service forestier prétend agir au nom de l’application des normes environnementales, des leaders d’orpailleurs exploitant dans la forêt classée de Massiogo à Misseni estiment qu’« il n’y a aucun sens à parler de forêt classée dans un pays sahélien ». Une telle rationalité dictée sans doute par les enjeux économiques de l’extraction illégale dans un espace mis en défens12 contraste fortement avec la transmission des normes environnementales. La faible application des textes règlementaires s’explique par la duplicité des acteurs : agents de l’État, forces de sécurité, élus…, à la fois impliqués dans la politique de formalisation de l’orpaillage et dans sa pratique illégale pour les profits qu’ils en tirent. Cette duplicité des acteurs est un des principaux facteurs d’échec des politiques de formalisation (Traoré, 2019). La poursuite de la pratique du dragage, interdite au Mali depuis 2019, la circulation du cyanure dans l’orpaillage artisanal et l’extraction dans des aires mises en défens sont des pratiques traduisant l’expansion de l’orpaillage illégal au Mali.
29Au cours de leurs mobilités, les orpailleurs allogènes nouent des relations de travail et de collaboration avec les locaux et se créent des réseaux. En effet dans les espaces frontaliers marqués par les déplacements vers les sites d’orpaillage, les réseaux sociaux et les relations d’appartenance jouent un rôle dans l’accès aux ressources. Kachena et Spiegel (2019) considéraient que l’appartenance ethnique et les habilités linguistiques sont des atouts particuliers. Cependant, l’analyse des dynamiques politiques de gestion des sites révèle que les ressources matérielles et les savoir-faire sont plus déterminants pour l’intégration et l’accès aux ressources. Les acheteurs d’or communément appelés business sont parmi les orpailleurs les plus nantis et les mieux équipés sur les sites. Ils sont financeurs de puits, c’est-à-dire qu’ils prennent en charge la nourriture des creuseurs, fournissent des équipements et sont en retour inclus dans le partage des dividendes de production et achètent l’or de ces puits. Mais avant d’être acheteurs d’or et financeurs, la plupart des business ont été des orpailleurs et ont pris part à l’exploitation des puits, au traitement du minerai et au partage des dividendes. C’est à partir des gains réalisés sur ces activités qu’ils ont décidé de devenir business, une reconversion professionnelle plus profitable dans la chaîne de valeur. Le savoir-faire préalablement acquis par ces acheteurs d’or et les équipements dont ils disposent stimulent la production de l’or sur de nombreux sites. Leur connaissance des indices d’or leur permet de savoir où financer un puits, quel mode de creusage sera plus productif et quel équipement est nécessaire pour arriver à bout du filon. Par ailleurs leurs expériences du fonctionnement des équipes d’exploitants et des pratiques des « clando » (creuseurs), qui dissimulent parfois de l’or en violation du contrat de financement, leur permettent de contrôler les équipes de travail et les ressources. Ce contrat de financement impose aux exploitants de vendre leur or au financeur.
30Certes l’orpaillage a été longtemps considéré comme une activité aux gains aléatoires recourant à des pratiques magico-religieuses pour attirer la chance, mais, à l’heure de la technologie, le lien entre techniques, équipements et production d’or devient évident. Verbrugge et al. (2021) ont démontré comment la révolution du cyanure et la maîtrise de cette technique au Burkina Faso ont rendu l’exploitation artisanale et à petite échelle économiquement plus viable pour les exploitants d’or de faible revenu qui ne s’occupaient auparavant que du traitement des résidus de minerai sans aucun pouvoir de décision ni sur la vente, ni sur le prix.
- 13 Ce geste constitue la base du dialogue avec les autorités traditionnelles dans beaucoup de cultures (...)
- 14 Cependant, avec le développement de l’orpaillage, cette démarche n’est plus respectée. Des sites so (...)
31Par ailleurs, le savoir et les moyens économiques acquis créent des réseaux, impulsent des dynamiques institutionnelles et confèrent du pouvoir dans l’arène de l’orpaillage. La maîtrise des techniques de prospection, des normes d’orpaillage, des modes d’organisation des sites et des codes coutumiers pour l’accès aux ressources a facilité l’intégration des orpailleurs allogènes chez les Sénoufos du Sud du Mali, où l’orpaillage est une pratique récemment réapparue après des siècles d’abandon. Les premiers orpailleurs itinérants arrivés dans le cercle de Kadiolo dans les années 1990 ont pu obtenir l’adhésion des populations locales après quelques réticences, grâce au respect des codes coutumiers d’accès aux ressources. Partout où ils s’installaient, ils rendaient visite d’abord aux propriétaires de terre auxquels ils apportaient dix colas13 et offraient des parts de dividende. Ceux-ci finissaient par autoriser la création du site14. Ces premiers orpailleurs ont été des chefs tonboloma et de comptoirs (centrales d’achat d’or).
32Grâce à leur expérience des sites sillonnés en tant qu’acheteurs d’or, de leur capital financier qui confère un contrôle de la main-d’œuvre, et de leurs réseaux, les « business » sont toujours consultés au Mali et/ou participent pleinement aux prises de décision sur les sites. L’exemple des techniciens du cyanure analysé par Verbrugge et al. (2021) montre le rôle du savoir-faire dans l’accession aux positions de pouvoir sur les sites burkinabè. La révolution du cyanure a entraîné une reconfiguration institutionnelle de l’arène de l’exploitation artisanale et à petite échelle au Burkina Faso où des comités composés de personnalités locales et de miniers expérimentés ont assuré des fonctions, telles la coordination de l’exploitation, la fixation du prix, la taxation officielle, auparavant exercées par des comptoirs privés, malgré les litiges que cela a parfois suscité.
33Cependant, l’acquisition d’expérience dans l’organisation de l’orpaillage par les résidents a impulsé de nouvelles dynamiques de leadership et de reconquête du contrôle des institutions des sites au nom du droit foncier. En effet la pratique de l’orpaillage auprès des allochtones a favorisé une transmission de savoirs aux locaux et amené ceux-ci à revendiquer le leadership des Tonboloma et des centrales d’achat sur plusieurs sites qui étaient auparavant sous le contrôle des orpailleurs allogènes. Ce changement de leadership s’est déroulé dans la plupart des cas sous forme de destitution, les anciens chefs ayant opposé une résistance tacite à la revendication des résidents. Seuls les leaders des sites situés dans la forêt classée de Lougouani (commune de Misseni) ont pu résister à la tentative de destitution en corrompant les autorités administratives pour qu’elles tolèrent l’exploitation, après une première fermeture du site de Massiogo en 2010.
34Ces dynamiques politiques révèlent comment les modes formels et informels de pouvoir et de légitimité ainsi que les ressources matérielles et symboliques s’imbriquent et s’articulent. Werthmann (2003) avait identifié l’argent, la violence et le charisme comme ressources pouvant permettre à un allochtone d’avoir accès au leadership des sites miniers au Burkina Faso. Dans le cas de l’orpaillage dans le Sud-Ouest du Mali, en plus du savoir, ces éléments interviennent dans les atouts du leader. Leur articulation avec les identités professionnelles et l’appartenance sociale leur donnent plus de légitimité et en font de réels atouts de pouvoir dans l’arène de l’orpaillage.
35Un des chefs d’atelier forgeron que nous avons rencontré est à la fois propriétaire et financeur de dragues, marchand d’or et président des exploitants de dragues de Kangaba. Il a participé à plusieurs négociations avec l’administration nationale des mines sur la suspension puis l’interdiction de l’exploitation de l’or par drague. Ce leadership d’un forgeron, chef d’atelier et acheteur d’or, montre la connexion entre savoir-faire, identité et réseaux, fortement caractéristique de l’orpaillage ouest-africain.
36L’orpaillage dans le Sud-Ouest du Mali se caractérise par une forte mobilité des acteurs nationaux et transnationaux en interaction entre eux et avec les populations des zones intéressées par cette activité. Les objets matériels, outils d’exploitation, produits chimiques, l’or produit, et les savoirs sociotechniques circulent de manière horizontale, à la faveur de ces mobilités. Mais ils expriment également des identités de groupes sociaux à l’intérieur desquels ils circulent de façon verticale comme ressources de reproduction sociale de la profession d’orpailleur. Si l’orpaillage permet d’acquérir certaines techniques (boisage, dynamitage des puits, traitements au sluice box) par interaction, d’autres compétences tels le secourisme des orpailleurs originaires du Buré et Sekè et la prospection traditionnelle demeurent patrimonialisées par des individus et/ou des groupes. La patrimonialisation implique des logiques restrictives dans la transmission selon les enjeux économiques et de pouvoir de la technique. En effet l’orpaillage est un secteur où la modernité et l’efficacité des techniques n’excluent pas le recours aux pratiques mystiques et magico-religieuses. Il est à l’intersection du sacré et du profane, un argument que nous développons dans un manuscrit en cours (Traoré, 2023).
37Disposer d’objets, de ressources financières, d’équipements mécanisés, de savoir-faire et/ou de connaissances des normes sont des atouts pour l’accès aux ressources minières. À l’heure de la technologie, la possession d’équipements récents et de techniques révolutionnaires est particulièrement déterminante pour l’épanouissement économique et le contrôle des ressources. Par ailleurs, ces atouts interviennent dans la construction des réseaux et des légitimités indispensables à la conquête du leadership politique des sites, en particulier dans le cercle de Kadiolo où la pratique de l’orpaillage est considérée comme récente malgré les témoignages sur son ancrage historique. En effet, avant les années 1990, les paysans sénoufos de cette région ignoraient tout des savoir-faire d’orpaillage. Ceci explique pourquoi les orpailleurs allogènes d’expérience furent au départ des responsables de sites, des chefs tonboloma et de centrales d’achat. Cependant dès que les orpailleurs locaux commencèrent à comprendre le fonctionnement des sites, une vague de destitution des orpailleurs allogènes au profit de la légitimité locale fut amorcée sur de nombreux sites. Malgré la résistance des leaders allogènes, ceux-ci furent remplacés par les résidents qui leur concèdent pourtant des parcelles de pouvoir notamment dans la taxation de certains équipements, et les intègrent dans certaines décisions au nom du consensus qui gouverne les sites. En effet, l’illégalité des sites et les menaces de fermeture font que l’esprit de consensus étouffe la plupart des conflits liés à l’orpaillage au Mali. Seuls les leaders des sites situés dans la forêt classée ont échappé aux destitutions grâce aux ressources particulières : pouvoirs financiers et capitaux relationnels dont ils disposent.
38Au niveau intrarégional ouest-africain, la circulation des objets (équipements mécanisés, produits chimiques et production d’or) témoigne des échanges globalisés entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Cette circulation a lieu de manière plus couramment informelle au profit de la porosité des frontières et au détriment des lois nationales et internationales sur la circulation des produits chimiques, notamment le mercure et le cyanure, mais aussi au détriment des retombées fiscales pour les États. La formalisation de l’orpaillage et, au-delà, la mise en œuvre des politiques des frontières constituent un défi à relever.