1L’approche des circulations commerciales dans les Suds proposée s’inscrit dans la continuité des travaux d’anthropologues, de sociologues et de géographes observant le processus de mondialisation des échanges marchands depuis les espaces et les acteurs situés en marge de ses formes hégémoniques. La « mondialisation par le bas » (Portes, 1999 ; Tarrius, 2002) identifiée en contexte post-colonial et animée par des mobilités transnationales a souvent pris la forme d’échanges commerciaux informels. Depuis les années 1990, ces circulations migratoires et marchandes n’ont cessé de s’étendre, de se professionnaliser et de se mondialiser, du « cabas » au « conteneur » (Peraldi, 2001) au tournant des années 2000, par étapes, en direction des places marchandes globales, en particulier chinoises telles que Guangzhou et Yiwu (Belguidoum et Pliez, 2015 et 2019). Dans ces comptoirs cosmopolites (Cui, 2019), les marchands négocient leurs approvisionnements en biens de consommation banals et bon marché (figure 1), notamment à destination de la « base de la pyramide » (Prahalad et Hart, 2002), vaste marché des consommateurs les plus modestes. Les multiples routes marchandes de cette « mondialisation des pauvres » (Choplin et Pliez, 2018) forment des agencements complexes et labiles de lieux, d’infrastructures et de personnes aux rôles les plus variés et aux statuts les plus divers, au regard de la mobilité, de l’accumulation de capital, ou encore du rapport à l’autorité de l’État ou aux cadres réglementaires (Mathews et al., 2012).
Figure 1 : Small commodities au souk Boumendil
(Doron, Tunis, 2012)
2La Tunisie est une entrée parmi d’autres pour saisir la fabrique de ces multiples routes contemporaines de l’échange marchand observées depuis les Suds. Mais ce cadre national modeste, bien connecté à l’Algérie et à la Libye voisines, et en période de bouleversements politiques et économiques intenses dans la décennie 2010, s’est révélé particulièrement pertinent pour retracer la géographie et la fabrique des routes marchandes. À l’issue d’un travail d’enquête ethnographique mené entre 2012 et 2015 (Doron, 2018), j’ai mis en évidence un ensemble de marchés et de lieux de transit à l’échelle régionale. À l’instar de nombreux travaux portant sur les circulations marchandes dans les Suds, la notion de réseau s’est imposée pour décrire cet agencement complexe de relations sociales, économiques et spatiales entre les acteurs et entre les lieux identifiés. Néanmoins, dans ce champ de recherches, la notion de réseau reste analytiquement pauvre et peu exploitée quant à « la compréhension des processus de construction des réseaux » (Berthomière et al., 2004). Son usage est essentiellement métaphorique, l’image du réseau évoquant un système de relations, sans toutefois qu’il soit formalisé. Or, les sociologues des réseaux sociaux ont démontré le fort potentiel d’analyse de la notion de réseau, renvoyant à un corpus théorique et méthodologique étoffé. Cependant, ce corpus essentiellement développé sur les terrains des Nords à partir d’enquêtes quantitatives apparaît inadapté aux approches qualitatives de circulations migratoires et marchandes qui se teintent d’informalité sur une portion plus ou moins large de la route.
3L’objectif de l’article est alors de proposer une approche-réseau mobilisable dans les travaux abordant les circulations marchandes depuis les Suds, à partir de riches données qualitatives. L’approche-réseau est ici une manière de restituer un processus d’appropriation des outils de l’analyse de réseaux sociaux à partir de méthodes d’enquête qualitatives et dans une perspective spatiale. Sur la base des recherches menées en Tunisie, il s’agit de retracer l’élaboration d’une approche-réseau adaptée, me permettant de développer, de manière résolument expérimentale, une analyse de réseau à même de mettre en lumière la structuration et la labilité des circulations marchandes observées. Après une rapide présentation des enjeux du cas tunisien à partir duquel j’ai développé cette approche, une deuxième partie revient sur le corpus théorique et méthodologique mobilisable pour formaliser une approche-réseau des circulations marchandes dans les Suds. Enfin, cette approche-réseau est expérimentée.
4Les enquêtes menées en Tunisie m’ont permis de remonter les itinéraires des circulations marchandes mondialisées à partir des approvisionnements des marchés (souks) populaires de Tunis. Ces derniers ont été saisis dans leur dimension spatiale et temporelle à travers une ethnographie multisituée (Marcus, 1995) déterminant les sites d’enquête en fonction des pratiques des acteurs et des relations identifiées et développant ainsi un terrain discontinu. Il s’agissait de remonter les routes des circulations marchandes en direction des sites connexes mentionnés. Ma démarche s’est également appuyée sur l’ethnographie mobile (Büscher et al., 2010), le voyage entre les lieux s’imposant comme partie intégrante de l’enquête permettant de saisir la matérialité des routes des circulations marchandes. Enfin, les apports de l’ethnographie globale (Burawoy et al., 2000) permettaient de saisir le local comme lieu d’interconnexions entre les phénomènes structurant les circulations et relevant d’échelles distinctes, du local au global.
5J’ai enquêté sur dix-sept sites, dont douze marchés, autant à Tunis que dans le reste du pays. Trois axes de questionnement ont été développés sur chaque marché. Le premier concernait les origines des approvisionnements et leurs évolutions. Le deuxième s’intéressait à la trajectoire du commerçant à travers sa biographie, insistant sur les étapes d’évolution de l’activité et sur les relations d’affaires. Le troisième portait sur la trajectoire du marché, de sa formation à ses évolutions plus récentes, et sur l’état des relations entretenues avec des lieux connexes. J’ai développé ces questionnements à partir d’une méthode ethnographique croisant entretiens biographiques semi-directifs répétés auprès des commerçants et observations directes des marchés, ciblant les interactions sociales et les formes spatiales qui s’y nouent. Deux ensembles de résultats se dégagent de ce travail.
- 1 La notion proposée par M. Foucault a été travaillée par des géographes notamment à la suite de M. L (...)
6Le premier est la grande complexité des routes empruntées par les approvisionnements des marchés tunisiens. En effet, à l’importation directe, les commerçants privilégient les routes détournées en fonction des opportunités de contournement des barrières douanières et réglementaires élevées du pays (Ayadi et al., 2014). Ces opportunités de contournement sont offertes dans les régions frontalières par des dispositifs1 transfrontaliers marchands et contrebandiers assurant la pénétration des marchandises via la Libye ou l’Algérie voisines, et dans les ports par des dispositifs articulant l’intervention d’hommes d’affaires et d’agents de l’État. Les approvisionnements des marchés tunisiens reposent ainsi sur des circulations marchandes qui se déploient à l’échelle régionale (figure 2). Ces contournements transforment d’ailleurs le statut des circulations marchandes au regard de la loi, celles-ci devenant informelles lorsqu’elles entrent dans le pays.
Figure 2 : Dispositifs de contournement et ramification des circulations marchandes transnationales en Tunisie
7Aujourd’hui mondialisés, ces segments de la route marchande transnationale depuis les places marchandes chinoises se sont formés selon des trajectoires liées à des contextes locaux et à des opportunités relationnelles distinctes. Les plus anciens sont les dispositifs transfrontaliers, constitués à partir de relations tribales et/ou familiales et assurant le contournement des barrières tarifaires et non tarifaires. Parmi eux, depuis les années 1980, le dispositif le plus dynamique et le plus étoffé s’est structuré dans la petite ville de Ben Gardane, située dans la région frontalière tuniso-libyenne (Doron, 2015). Le plus récent est le dispositif portuaire, et clientéliste à l’origine, mis en place par les hommes d’affaires proches du président Ben Ali, à la fin des années 1990, dans un contexte de libéralisation économique et d’impunité croissante des clans proches du pouvoir. Dans la décennie 2000, il s’impose comme la principale route d’accès pour les marchandises importées au détriment des autres modes d’import et de contournement (Steuer et Doron, 2020). Cependant, la chute du régime en 2011 provoque une rupture brutale des approvisionnements selon cette modalité.
8Envisager les conséquences du changement politique sur les circulations marchandes permet de souligner un second ensemble de résultats. Il s’agit de la grande labilité des routes empruntées. Si elle n’est pas nouvelle – de nouvelles opportunités apparaissaient déjà, mettant parfois en difficulté des itinéraires concurrents –, cette instabilité des itinéraires se révèle d’une intensité inégalée. Elle est une conséquence de la révolution et de la remise en cause des arrangements jusque-là entretenus entre le pouvoir et les acteurs des circulations marchandes contournant les barrières douanières. La mise en perspective diachronique des approvisionnements durant l’enquête a permis de révéler les changements d’itinéraires opérés par les commerçants en fonction des meilleures opportunités d’approvisionnement et des stratégies d’adaptation aux crises et aux ruptures survenant sur l’une ou l’autre des routes empruntées. Avec la chute du régime, en 2011, tandis que les approvisionnements de ces commerçants étaient auparavant essentiellement directs depuis la Chine, on observe leur brutale rétractation, en même temps qu’une diversification des itinéraires et un redéploiement progressif. Dans un contexte post-révolution marqué par l’instabilité politique, les incertitudes économiques et les aléas sécuritaires en particulier dans les régions frontalières, les circulations marchandes se sont révélées particulièrement dynamiques et instables pour assurer la continuité des approvisionnements. Il en résulte une organisation spatiale des circulations marchandes à la fois brouillée et très changeante (Doron, 2022).
9Les données de terrain m’ont conduit à comprendre cet ensemble d’acteurs, de lieux et leurs relations comme un réseau dynamique d’opportunités, permettant aux commerçants de se connecter à tel ou tel chemin pour assurer la continuité des approvisionnements dans une période d’incertitudes multiples. Cependant, cette intuition du réseau appelle une analyse à même de mettre au jour les mécanismes relationnels à l’œuvre dans la géographie changeante des routes marchandes de la mondialisation en Tunisie. Pour creuser le potentiel d’analyse de cette notion de réseau, j’ai suivi deux pistes : comment se forment et s’activent les relations marchandes génératrices de circulations ? Et comment certains acteurs et certains lieux parviennent-ils à acquérir une position de centralité tandis que d’autres périclitent ?
10Avant de présenter mon expérimentation de l’approche-réseau des circulations marchandes construite à partir des terrains tunisiens, il s’agit de revenir sur la construction théorique de l’expérience.
11Dans les études portant sur les circulations marchandes transnationales, la notion a été précocement mobilisée, des « réseaux géographiques et humains d’échanges » évoqués par Alain Tarrius (1987) aux multiples réseaux présents dans les ouvrages de référence dirigés par Michel Peraldi (2001 et 2002). Mais, le réseau n’y est pas employé comme un outil d’analyse. La notion se rapproche davantage d’une figure pratique pour pallier les vides laissés par les discontinuités observées ou par les continuités invisibles. La notion s’applique d’ailleurs à une variété croissante d’objets à mesure que le champ des recherches sur les circulations marchandes s’étoffe. Cependant, la connaissance de ces échanges s’est à ce point enrichie que le manque théorique devient palpable, en dehors de quelques références à la sociologie économique de Mark Granovetter (2008). Les différents réseaux se surajoutent sans qu’on puisse clairement définir s’ils sont superposés, connectés, imbriqués ou bien s’il ne s’agit que d’un seul réseau articulant des relations polyvalentes. Les relations sont d’ailleurs rarement définies et la confusion est fréquente, sous couvert d’une connexion enregistrée, entre simple interaction et relation plus structurante. La métaphore du réseau vient essentiellement décrire une forme sociale globale qui peut être représentée par d’autres métaphores connexes : le tissu pour un réseau dense, le treillis lorsqu’il l’est moins, le chapelet lorsqu’il est longitudinal. Et les métaphores sont interchangeables, comme ici dans les propos de Michel Peraldi :
Cette effervescence marchande, ces jeux d’apparition disparition de places marchandes, mettent donc en évidence la vigueur et le dynamisme du phénomène qui n’arrête pas de doper un chapelet de places marchandes et marchés plus modestes dont le réseau finit par former un treillis tout autour de l’Europe […]. (Peraldi, 2007)
12Derrière ces métaphores, l’observation des interconnexions foisonnantes entre les personnes et entre les lieux a permis d’identifier des ensembles réticulaires selon deux formes : le cluster et la chaîne. La première forme questionne la densité des relations, la seconde le franchissement de la distance, chacune renvoyant à des terrains bien identifiés des circulations marchandes : le marché et la route. À partir de cette hypothèse d’enchevêtrements relationnels complexes du local au global, les travaux empiriques ont alors cherché à mettre en évidence la complexité de ces interconnexions entre lieux et acteurs distincts à toutes les échelles, en cheminant progressivement d’une connexion à l’autre. Ainsi, de manière intuitive au départ, la notion de route marchande a été proposée pour penser les relations à l’œuvre dans les circulations marchandes.
13À partir de la métaphore initiale et de ses références historiques, la route apparaît comme une manière souple de réfléchir au réseau et de l’exprimer à partir de matériaux ethnographiques. Elle est aussi une manière d’associer des réflexions sur les densités localisées, en somme les grappes, et les connexions longitudinales qui forment les chaînes. Sans recourir à une analyse de réseau, la route permet de penser les réseaux qui structurent les économies transnationales.
La route devient alors un concept plus « soft », mais également plus accessible aux géographes, sociologues ou anthropologues qui cherchent à comprendre la forme réticulaire du commerce. Avec ce but déclaré, le travail d’une enquête ethnographique est alors de capturer l’instable et le discret […]. (Choplin et Pliez, 2015)
14La route constitue alors un cadre général auquel les chercheurs qui se concentrent sur l’analyse d’une filière, d’une étape, d’une entreprise peuvent relier leurs enquêtes ethnographiques et les contextualiser. Elle invite à admettre que l’on n’étudie jamais qu’une portion déjà complexe d’un ensemble plus vaste qui s’est constitué aussi dans d’autres lieux et selon d’autres temporalités. Cependant, ce cadre d’analyse ne doit pas interdire d’envisager le concept et les potentialités des analyses formalisées. Malgré les barrières, notamment méthodologiques, il s’agit de se demander en quoi les approches formalisées peuvent étayer les réseaux des recherches ethnographiques qualitatives menées à partir d’espaces de la mondialisation statistiquement peu visibles, mais empiriquement praticables.
15Les approches formalisées des réseaux, systématiques, souvent statistiques et quantitatives, à l’instar de la sociologie des réseaux sociaux, ont rencontré peu d’écho dans les travaux relevant d’approches ethnographiques qualitatives, compréhensives et souvent ancrées dans les Suds. Malgré ces obstacles, ce cadre méthodologique reste pertinent dans l’approche des circulations marchandes dans les Suds avec des outils tout à fait mobilisables.
16L’analyse de réseaux sociaux vise principalement à comprendre comment les relations sociales s’articulent et produisent des structures sociales. Du point de vue théorique comme méthodologique, elle a fait l’objet de synthèses accessibles (Degenne et Forsé, 2004 ; Forsé, 2008 ; Lazega, 2014 ; Mercklé, 2011) qui permettent de s’appuyer sur une base théorique stabilisée. Son objet, le réseau social, est un ensemble de relations sociales articulées entre elles. La diversité de ses formes distingue des approches variées : les réseaux complets, les approches égocentrées et les chaînes relationnelles. Chacune renvoie à des enjeux spécifiques de mise en œuvre et ouvre des perspectives heuristiques particulières. Une relation sociale dépasse toutefois une simple interaction et implique une connaissance et un engagement réciproques fondés sur des interactions répétées (Bidart et al., 2011). Mais, selon les approches, les définitions varient en fonction des objets et des données disponibles. Sur cette base, retenons que l’analyse de réseaux sociaux porte à la fois sur les relations sociales qui les composent et sur leur structure.
17L’analyse de réseaux sociaux, applicable à une grande diversité d’objets, est a priori d’une grande adaptabilité pour les disciplines susceptibles de l’employer. Deux caractéristiques intéressent directement la recherche sur les circulations marchandes, notamment transnationales. Le souci de saisir les logiques transversales aux groupes sociaux comme aux territoires et aux échelles est un premier intérêt partagé. L’intérêt de se concentrer sur les relations entre les acteurs plus que sur des ensembles prédéfinis est d’ailleurs de potentiellement révéler les acteurs cachés, les routes parallèles, les circuits informels et les liens clientélistes (Walther, 2014). Le second point de convergence est l’attention portée aux dynamiques des relations entre les entités. Elle permet de saisir à la fois la complexité et l’évolution d’un réseau et de mettre en lumière des processus tels que la structuration ou la recomposition d’un réseau d’affaires ou d’une route marchande, ou encore les « réseaux dormants » évoqués par Michel Peraldi.
18Du point de vue des travaux portant sur les circulations marchandes, Olivier Walther (2015) en souligne la dimension relationnelle par excellence, propice à l’analyse de réseaux sociaux. Particulièrement dans les Suds, l’activité commerciale repose en effet sur les relations interpersonnelles et sur la confiance qui, faute de contractualisation et dans un contexte politique et économique souvent incertain, sont indispensables (Fafchamps, 2004 ; Berrou et Combarnous, 2012). Cependant, avant de se ranger derrière le propos de Kate Meagher (2010) – « informality is dead, long live to social networks » –, il faut reconnaître les difficultés que pose une transposition des outils et méthodes des analyses de réseaux sociaux aux terrains ethnographiques des circulations marchandes dans les Suds.
19Le constat d’Olivier Walther sur la connexion manquante entre l’analyse de réseaux sociaux et les études africaines s’applique parfaitement au commerce transnational observé depuis l’Afrique du Nord. Les trois raisons principales invoquées sont le faible intérêt des spécialistes des réseaux sociaux pour la région et la thématique du commerce, puis la double polarisation des travaux sur les économies marchandes des Suds par des études macroéconomiques aussi bien que qualitatives, et enfin les contraintes qui pèsent sur la collecte des données (Walther, 2014). Sur ce dernier point, il faut reconnaître que le commerce, particulièrement lorsqu’il se teinte d’informalité, est particulièrement difficile à enquêter : activités non enregistrées, réticence des acteurs à dévoiler leurs relations, manque de données issues de sources secondaires mobilisables, volatilité de l’activité. Si toutes ces difficultés sont riches d’informations dans la perspective d’une étude qualitative, elles impliquent autant d’inconnues dans les réseaux repérés. Or, « un réseau n’est pas une entité floue et indifférenciée que l’on peut désigner approximativement. […] Par ailleurs, celui-ci ne se limite pas non plus à une simple liste de noms, à une collection de relations » (Bidart, 2008). La complexité à enquêter les réseaux des circulations marchandes réduit bien souvent l’acquisition de données relationnelles à la collection de relations. Les réseaux d’affaires considérés, de fait incomplets, avec des contours flous et changeants, éloignent la perspective d’une analyse structurale d’un réseau complet pourtant riche de potentialités.
20Toutefois, l’analyse de réseaux sociaux peut être adaptée et ses outils employés. Le travail que j’ai mené en Tunisie doit beaucoup aux expériences menées par l’économiste Jean-Philippe Berrou (2012) ou le géographe Olivier Walther (2014 et 2015) sur des terrains ouest-africains, le premier analysant le réseau social égocentré de microentrepreneurs informels au Burkina Faso, le second étudiant les réseaux d’affaires de grands commerçants transfrontaliers entre le Niger, le Nigeria et le Bénin. Dans les deux cas, le réseau social fait l’objet d’une analyse formelle. Elle révèle son rôle dans l’appropriation de ressources comme dans les positions acquises par les acteurs au-delà de leurs attributs initiaux, mais aussi la plasticité et l’adaptabilité du réseau en fonction des événements rencontrés. Cette démarche s’inscrit également dans le champ des méthodes mixtes d’analyse de réseaux cherchant à faire entrer les données qualitatives dans le cadre analytique des réseaux sociaux (Domínguez et Hollstein, 2014), c’est-à-dire en données codables et traitables quantitativement.
21Sur mes terrains tunisiens, ces travaux ont ouvert la voie à une adaptation de l’analyse des réseaux sociaux visant ici à éclairer, d’une part, le processus de connexion d’un entrepreneur à une source d’approvisionnement et, d’autre part, la structuration du chemin le plus performant entre les deux, ici au sens topologique. Pour un importateur, cette performance consiste alors à minimiser les coûts d’importation, à maximiser la sécurité des approvisionnements et à contourner les obstacles tels que les barrières douanières. Et il apparaît déjà intéressant de constater que cette performance ne correspond pas nécessairement à la distance géodésique la plus courte (le plus faible nombre de liens mobilisés). Parmi les outils de l’analyse des réseaux, deux m’apparaissent mobilisables à partir d’une approche qualitative.
22Le premier consiste en l’analyse de chaînes relationnelles. Les chaînes relationnelles ont pour objet le processus de mise en relation des acteurs par des intermédiaires et cherchent ainsi à reconstituer la chaîne des relations mobilisées. Il s’agit d’une approche dynamique visant à relever les relations activées en fonction d’objectifs concrets. L’analyse structurale reste limitée au nombre de relations mobilisées (longueur de la chaîne) mais elle invite à qualifier et à préciser les relations (origine, force, contexte). Dans l’étude des circulations commerciales dans les Suds, cette approche apparaît pertinente dans des contextes d’économies où la confiance remplace souvent le contrat, sachant que la « force des liens faibles » (relations récentes, non familiales) comme l’a démontré Mark Granovetter est d’être les plus susceptibles d’apporter des ressources nouvelles. L’acquisition des données pour les chaînes relationnelles implique « une méthode "narrative" dans la mesure où l’on reconstitue une histoire » (Grossetti et Barthe, 2008 : 8). À partir d’entretiens biographiques inspirés de la méthode des narrations quantifiées (Grossetti, 2011) et qui correspondent aux méthodes ethnographiques employées sur nos terrains, il s’agit de cibler par des relances les relations sociales activées dans le but d’accéder aux ressources et de qualifier et contextualiser ces relations avec la plus grande précision possible, ce qui comprend leur dimension spatiale, développée dans la section suivante. Cette perspective ciblant les processus, dynamique et donc diachronique, permet de reconstituer le contexte et les modalités de la structuration des chaînes relationnelles, et, par extension, des circulations commerciales qu’elles engendrent.
23Le second outil théorique mobilisable est la notion d’encastrement (embeddedness). Elle renvoie directement aux travaux de Mark Granovetter et désigne le fait que certaines actions économiques sont réalisées à partir des réseaux de relations interpersonnelles (Granovetter, 1985). La notion d’encastrement permet de mieux comprendre le rapport entre les individus et les réseaux de relations interpersonnelles dans lesquels ils s’insèrent, notamment dans le cas des analyses des entrepreneurs dans les Suds (Chapus et Nordman, 2021). Comme le souligne Michel Grossetti :
Ces réseaux sont pour les individus des ressources autant que des contraintes, ce que désigne la métaphore de l’encastrement. L’encastrement n’est ni une dissolution ni un déterminisme, c’est une dépendance. (Grossetti, 2015 : 4)
24L’encastrement renvoie alors à une proportion élevée d’acquisition de ressources par l’intermédiaire de relations sociales, par rapport à d’autres moyens d’acquisition notamment institutionnels ou directs :
L’encastrement est alors un processus d’accroissement des dépendances et le découplage un processus d’autonomisation, de renforcement de la spécificité, d’émergence. (Grossetti, 2015 : 8)
25Plusieurs entrées sont possibles pour l’analyse des circulations commerciales. Les processus d’encastrement et de découplage sont pertinents dans l’analyse de l’accès des commerçants à des ressources rares, et dans l’analyse de la manière dont un choc (politique ou économique par exemple) affecte les chaînes relationnelles mobilisées. L’usage de l’approche formelle des chaînes relationnelles, affinée par une réflexion sur les processus d’encastrement et de découplage, vient enrichir la compréhension des phénomènes étudiés tout en restant praticables pour des non-spécialistes.
26L’étape suivante consiste à connecter réseaux et espaces, en soulignant la dimension spatiale des réseaux sociaux et en envisageant la prise en compte de réseaux spatiaux. Cette approche géographique renvoie d’ailleurs à un questionnement fondamental des études portant sur les circulations marchandes qui envisagent non seulement la structuration de réseaux d’acteurs mais également la connexion à des marchés mondialisés de lieux en situation de marginalité sociale, économique, politique et spatiale. Ces lieux et les acteurs qui les animent sont pourtant bien intégrés et transformés par leur insertion dans les routes du commerce transnational (Choplin et Pliez, 2018 ; Mathews et al., 2012).
27Dans un questionnement global sur les espaces des réseaux transnationaux de commerce, il s’agit de mettre en lumière les dimensions spatiales des réseaux sociaux. Ma proposition s’inscrit à la suite de travaux développant une approche spatiale de l’analyse de réseaux sociaux. Michel Grossetti (2006) a notamment mis en évidence la structure spatiale des réseaux personnels et le rôle de la distance sur la qualité des relations. Prendre en compte l’espace, c’est aussi articuler réseaux sociaux et mobilité pour enrichir la compréhension des circulations migratoires et entrepreneuriales et de leurs inscriptions spatiales (Lima et al., 2017 ; Cristofoli et Rolla, 2018). Cette approche a d’ailleurs fait l’objet d’une précédente publication à partir du cas de deux importateurs tunisiens (Doron, 2017).
28Au-delà de la spatialisation des réseaux sociaux, je cherche ici à développer une analyse des réseaux spatiaux ; autrement dit à transposer l’analyse de réseaux sociaux aux lieux, à la suite des propositions d’Olivier Walther (2014) précédemment évoquées, mais aussi de nombreux travaux cherchant à spatialiser les réseaux transnationaux (Featherstone et al., 2007) ou plus locaux, notamment en termes de visualisation (Chiffoleau et al., 2020).
29À l’instar de l’analyse de réseaux entre personnes ou organisations, l’analyse d’un réseau entre lieux repose sur deux éléments préalables et indispensables : définir l’entité en relation et définir la relation. C’est la première étape à construire en fonction de l’objet de la recherche.
30Contrairement à l’analyse de réseaux sociaux qui considère les relations entre individus, les lieux d’un réseau doivent être définis car ils sont susceptibles de recouvrir des réalités très dissemblables. Le préalable est de retenir un type de lieu en fonction de l’étude et de ses objectifs. Dans le cas des routes commerciales transnationales, les lieux sont les marchés. Il reste qu’un marché du commerce transnational ne renvoie pas à une catégorie homogène. En effet, au-delà des différences de taille, d’influence, de centralité, qui induisent une diversité enrichissant l’analyse, les marchés diffèrent aussi fonctionnellement : marché de vente en gros, demi gros et/ou détail, marché d’importation et/ou de revente, marché de transit/redistribution, marché de change de devises. La plupart articulent d’ailleurs de manière originale ces différents types de commerces. La délimitation des caractéristiques des lieux retenus doit être explicite car elle revient à délimiter la population du réseau qui sera ciblée. La délimitation topographique n’est pas toujours évidente non plus et renvoie aussi à l’échelle du type de lieu retenu qui peut conduire à des incohérences. En somme, alors que l’individu de l’analyse de réseaux sociaux est une entité bien délimitée, le lieu d’une analyse de réseau spatial découle d’un processus de définition et de sélection dont il faut expliciter les écueils. L’objectif est la cohérence des entités formant la population du réseau, en lien avec le cadre de l’étude.
31Ensuite, la définition de la relation spatiale entre deux lieux n’a rien d’évident et ne se délimite pas de la même manière qu’une relation sociale. Autrement dit, la relation entre deux lieux doit s’inscrire dans l’espace. Notre proposition de définition repose sur trois critères : l’observation empirique d’un lien fonctionnel entre deux lieux, l’observation d’un lien social entre deux lieux, et l’observation des effets spatiaux de la relation spatiale sur au moins un des deux lieux en relation. Ces effets renvoient à l’inscription dans le lieu d’éléments de paysage, d’agencements, d’organisation relevant d’un lieu connexe. La caractérisation de ces observations dépend des lieux retenus pour l’étude. Dans le cas des marchés des routes marchandes transnationales, je propose trois critères conditionnant l’observation d’une relation spatiale entre les marchés : relever un lien fonctionnel entre deux lieux (observation d’échanges logistiques, d’approvisionnement et/ou de distribution, repérage de flux financiers, de mobilités, de transactions), relever un lien social entre les deux lieux en identifiant des relations sociales entre les acteurs en mesure de se nommer (commerçants, importateurs, changeurs), relever les effets spatiaux de la relation spatiale à expliciter à partir de l’observation ethnographique (références aux lieux connexes sur les enseignes ou organisation du marché renvoyant à des modèles connexes par exemple).
32La deuxième étape vers l’analyse de réseaux spatiaux consiste à identifier l’approche adaptée à l’étude. À la manière de l’analyse de réseaux sociaux, on peut envisager une analyse d’un réseau complet, considérant l’ensemble des relations spatiales entre les lieux, non pas d’une organisation, mais par exemple d’un territoire pertinent. Le réseau personnel, centré à partir d’un lieu, cherche à considérer l’ensemble des relations spatiales qu’il entretient sur une thématique. On peut également analyser la route marchande à partir de l’analyse des chemins géodésiques entre lieu d’exportation et lieu de vente. Contrairement aux réseaux sociaux des entrepreneurs développant des relations économiques informelles sans cadre organisationnel de référence, un réseau spatial complet peut s’envisager dans le cadre d’une organisation territoriale, nationale par exemple (les marchés tunisiens du commerce transnational) ou régionale. La méthodologie « boule de neige » qu’employait Olivier Walther (2015) pour les grands commerçants ouest-africains peut être appliquée aux réseaux spatiaux de marchés. À partir d’une population de base identifiée (les marchés tunisiens abritant des importateurs par exemple), il s’agit de générer des noms de marchés connexes par des enquêtes ethnographiques permettant d’identifier les relations spatiales de ces marchés. Lorsque la mention des mêmes lieux se répète, la limite du réseau est atteinte. Sans être exempts de biais, les réseaux spatiaux complets permettent une analyse structurale qui peut être intéressante à mener à partir d’une population restreinte, notamment pour identifier les marchés en situation de centralité d’intermédiarité ou de degré, pour identifier les trous structuraux, les découplages.
- 2 Visone – visual social networks – est un logiciel libre élaboré par des chercheurs de l’Université (...)
33La dernière étape consiste enfin à développer une analyse de réseaux spatiaux dont les grandes lignes sont inspirées de l’analyse structurale et qui est appliquée au cadre des relations entre les marchés. L’analyse des relations spatiales constitue un premier ensemble : symétrie, homophilie, force. Le second ensemble d’une analyse de réseau spatial porte sur la structure du réseau. À partir d’un réseau complet, il est possible, comme avec n’importe quel réseau social, de produire des graphes à l’aide de logiciels spécialisés du type Visone2. Sur cette base, tous les calculs de l’analyse structurale de réseaux sociaux peuvent s’appliquer aux réseaux spatiaux : calcul de la densité, repérage de cliques, calcul de centralités de degré, d’intermédiarité, de proximité, de vecteurs propres, identification de trous structuraux. L’intérêt est notamment de confronter la topologie du réseau et sa structure avec des approches géographiques plus classiques : réseaux urbains, centralités et périphéries.
34Parmi les deux approches-réseaux développées, la première s’intéressant aux rôles des relations dans la génération de circulations marchandes et la seconde questionnant la centralité de lieux et d’acteurs à même d’opérer les circulations marchandes, seule la seconde est développée ci-après. En effet, la première a déjà pu faire l’objet d’une publication (Doron, 2017) analysant l’articulation de relations sociales et de mobilités dans le développement des circulations mondialisées de marchandises made in China en Tunisie.
35L’objectif de l’expérience présentée est l’analyse d’un réseau spatial complet. À partir des enquêtes menées de 2012 à 2015, j’ai en effet émis l’hypothèse que l’économie transnationale tunisienne s’organise sous la forme d’un réseau de marchés entretenant des relations commerciales et entre lesquels circulent marchandises, commerçants et capitaux. Les résultats de l’enquête ont montré que les marchés tunisiens entretiennent de nombreuses relations entre eux et, pour certains, à l’échelle du Maghreb avec des marchés situés en Libye et en Algérie. L’organisation du franchissement des frontières et des contournements des barrières douanières a mis en lumière une densité de relations aux échelles nationale et macro-régionale finalement plus importante qu’entre l’ensemble des marchés et les places marchandes exportatrices. Les relations commerciales des marchés enquêtés avec les places marchandes globales sont le plus souvent indirectes en Tunisie. C’est ce réseau dense que parcourent les marchandises et qui appelle l’approche-réseau que je propose.
36Dans un premier temps, il s’agit de définir avec précision le réseau étudié pour une analyse du réseau complet, autrement dit, les lieux retenus. Pour définir la population du réseau, j’ai procédé par étapes (figure 3). J’ai commencé par identifier les quatre principaux marchés investigués, à savoir le souk Boumendil et le souk Moncef Bey à Tunis, le souk Zokra à Ben Gardane et le souk des importateurs de M’saken. Ces quatre marchés concentrent l’essentiel des importateurs de small commodities produites en Chine et sont donc les plus susceptibles d’être en relation avec les autres marchés, dans l’optique de construire le réseau selon la méthodologie « boule de neige ». J’ai ensuite développé les relations directes, d’approvisionnement et de distribution de ces marchés (figure 3a), avant de les interconnecter (figure 3b), de les compléter par des relations connexes indirectes révélées par l’enquête et, enfin, de représenter l’ensemble sous forme d’un graphe spatialisé précisant les relations entre les marchés selon les trois critères définis dans la section précédente (figure 3c). Ce graphe a ensuite été soumis à une série d’analyses structurales issues de la sociologie des réseaux sociaux, menées à l’aide du logiciel Visone.
Figure 3 : Construction d’un graphe d’analyse de réseau des marchés mondialisés en Tunisie
37La première analyse (figure 4) mesure la centralité de degré des marchés pris en compte dans le réseau. Cette mesure met en valeur les lieux les plus capables de mobiliser et de distribuer des ressources. Sur le graphe, la localité frontalière de Ben Gardane ressort nettement comme le lieu le plus central, grâce à sa capacité à alimenter son réseau de distribution étendu sur l’ensemble du territoire tunisien et hérité de circulations marchandes anciennes via la Libye. Ben Gardane dispose aussi de plusieurs options d’approvisionnement, bien que presque toutes soient libyennes, ce qui illustre la diversité de ses relations d’affaires. À l’inverse, l’analyse de réseau vient renverser la géographie en accordant une place secondaire aux marchés de la capitale pourtant macrocéphale d’un État anciennement et encore activement centralisé.
Figure 4 : La centralité de degré des marchés mondialisés en Tunisie
38La centralité d’intermédiarité présentée sur le graphe suivant (figure 5) mesure le nombre de fois où un lieu agit comme point de passage le long du chemin le plus court entre deux autres lieux. Dans le cadre d’un réseau social, une personne disposant d’une forte centralité d’intermédiarité est généralement associée à un rôle de contrôle au sein du réseau. Dans le cadre d’un réseau spatial marchand, une forte centralité d’intermédiarité peut désigner un marché potentiellement sollicité par un grand nombre de marchés connexes pour faire office d’intermédiaire le long des routes marchandes. Ainsi, un lieu disposant d’une forte centralité d’intermédiarité peut exercer une grande influence sur la circulation des marchandises et l’approvisionnement d’un grand nombre de marchés.
Figure 5 : La centralité d’intermédiarité des marchés mondialisés en Tunisie
39Cette fonction peut être rapprochée de celle de lieu de transit structuralement privilégié. À ce titre, la localité de Ben Gardane est nettement mise en valeur sur le graphe. Le contrôle presque exclusif que la place marchande exerce en Tunisie sur les marchandises importées via la Libye lui confère un rôle privilégié de broker – ou courtier – mettant en relation les marchés tunisiens avec le dispositif libyen d’importation. Les marchés de Tunis et ceux de la région littorale, industrielle et urbaine du Sahel n’apparaissent pas comme les passages privilégiés de circulations marchandes mondialisées alors qu’ils concentrent l’essentiel des infrastructures, entreprises et investissements du pays. L’interprétation de ce résultat renvoie à la fois à la géographie et à l’histoire. En effet, la région frontalière tuniso-libyenne est un territoire semi-aride au peuplement concentré qui concentre à son tour les opérateurs du franchissement de la frontière et les passages en de rares lieux comme Ben Gardane. De plus, ce segment transfrontalier est né d’une longue histoire de circulations migratoires et marchandes de part et d’autre de la frontière (Doron, 2015).
40Enfin, la centralité de proximité présentée sur le graphe suivant (figure 6) fait ressortir les lieux ayant la distance la plus faible aux autres lieux du réseau, autrement dit, les positions structurales d’interface. L’analyse met ainsi en évidence la centralité des trois dispositifs de contournement identifiés lors de l’enquête ethnographique et le potentiel valorisé des marges dans la mondialisation. Cette mesure apparaît défavorable aux souks de la capitale qui constituent une extrémité du réseau et un point d’arrivée des marchandises tandis que les interfaces centrales se trouvent en périphérie du territoire national, voire dans les pays limitrophes.
Figure 6 : La centralité de proximité des marchés mondialisés en Tunisie
41À partir de l’analyse d’un réseau de marchés mondialisés en Tunisie qui articule des circulations de personnes, d’informations, de capitaux et de marchandises, ma proposition montre l’intérêt d’intégrer à une approche socio-anthropologique les outils de l’analyse de réseaux sociaux. Ces derniers permettent en effet la prise en compte des relations sociales et de leur rôle dans la structuration des relations marchandes de l’économie transnationale sans pour autant appeler un dispositif technique et conceptuel trop lourd. Les expériences menées ensuite, avec l’analyse d’un réseau complet, ont permis de tester une approche du réseau spatial des marchés tunisiens et de leurs approvisionnements.
42Trois remarques permettent de dresser un bilan provisoire. Tout d’abord, il s’avère que les outils de l’analyse de réseau spatiaux identifiés sont peu aisés à manipuler. Cette difficulté provient essentiellement des données disponibles dans les carnets de terrain. Ces dernières ont été construites à partir d’une méthodologie ethnographique qui n’a pas été établie dans l’objectif précis de cette analyse de réseaux. Les données sont donc souvent trop lacunaires pour permettre une approche-réseau solide en comparaison avec les enquêtes menées dans le cadre de l’analyse de réseaux sociaux. Ensuite, ces expériences ont révélé un risque de surinterprétation manifeste des résultats des mesures structurales menées à partir de réseaux qui restent fragiles car reposant sur les arbitrages et les tâtonnements du chercheur. La prudence est donc de mise, d’autant que, même dans les conditions les plus rigoureuses de l’analyse de réseaux, il s’avère que les mesures structurales telles que la centralité des sommets reposent elles-mêmes sur des algorithmes critiqués par les spécialistes. Il apparaît également que les indices de centralité ne sont généralement pertinents que pour les sommets les plus importants d’un réseau (Bonacich, 1987).
43Néanmoins, ces expériences permettent un pas vers une analyse des lieux en relation, ne serait-ce que par le changement de point de vue proposé aux chercheurs pratiquant une approche ethnographique de leurs terrains. Il s’agit alors de prendre en compte la topologie, invisible sur le terrain, mais qui permet de repenser les centralités hors des cadres et des schémas classiques, et sans doute en abaissant le risque de biais spatialistes. Un détour par la topologie permet d’identifier des positions structurales à même d’enrichir la compréhension de la centralité des lieux marchands et éventuellement celle de leur déclin ou de leur résilience. En effet, si l’approche ethnographique permet de comprendre la centralité acquise par la place marchande de Ben Gardane, l’analyse de réseaux permet d’ouvrir des pistes pour comprendre comment ce lieu a maintenu son activité dans la décennie post-révolution en Tunisie, malgré la guerre civile libyenne, les fermetures répétées de la frontière, la criminalisation des activités marchandes informelles et contrebandières, l’asphyxie des itinéraires d’approvisionnement et de distribution du fait de la multiplication des contrôles et du coût de la corruption des agents de l’État, l’inflation, ou encore l’assaut terroriste de Daech en 2016. La robustesse des relations déployées depuis Ben Gardane et sa centralité multiple sont alors établies grâce à l’analyse de réseaux.
44S’emparer des réseaux et les analyser permet en définitive de consolider les approches des circulations de la mondialisation observée depuis les marges, en formalisant nombre d’intuitions comme celle de l’importance d’un lieu ou d’un acteur et en complétant la triangulation des données qualitatives. En somme, si un réseau social ou spatial est perçu pendant l’enquête, une analyse est sans doute possible. À l’inverse, il semble plus difficile de partir d’une analyse topologique basée sur un recueil d’éléments topographiques sans enquête qualitative préalable. Ce serait sans doute une manière de compléter l’expérience et la validité de l’expérimentation méthodologique proposée, en minimisant le risque de reproduire les résultats de l’enquête qualitative préalable. Mais, jusqu’à présent, aucune source alternative ne permet de construire les données autrement qu’en terrain qualitatif pour le cas tunisien envisagé. Et si l’on devait partir d’une analyse spatiale, par exemple à partir d’images satellites, il apparaît difficile de caractériser une relation spatiale dans le cadre proposé autrement qu’in situ. Il reste à envisager l’expérience sur d’autres terrains pour développer la complémentarité des approches. L’approche-réseau comme processus d’appropriation des outils de l’analyse de réseaux sociaux à partir de méthodes d’enquête qualitatives et dans une perspective spatiale peut être envisagée bien au-delà du sujet des circulations marchandes de la mondialisation non hégémonique et à d’autres échelles également. À l’échelle urbaine par exemple, on peut l’envisager pour les sujets les plus variés tels qu’analyser la manière dont se connectent les lieux ressources de la migration à l’instar des églises pour les migrants africains chrétiens au Caire (Picard, 2016) ou bien les espaces des minorités sexuelles à Beyrouth (Makhlouta, 2022). Analyser des réseaux de lieux me semble pertinent partout où ces derniers sont reliés par des circulations de personnes et de ressources matérielles et immatérielles, informalisées et transgressives au regard de la norme juridique et/ou sociale.