- 1 Aussi appelés « stocks morts » ou « dead stocks », il s’agit des stocks de vêtements n’ayant pas tr (...)
1Le Bénin, bien que principal producteur de coton d’Afrique, et son voisin le Togo sont quasiment dépourvus d’industrie textile. Le marché local et régional est très largement dominé par les filières d’importation des fripes (Sandoval-Hernández et al., 2019) et depuis les années 2000 par les textiles chinois bas de gamme (Kernen et Khan-Mohammad, 2014). Mais une filière nouvelle semble émerger et trouver une place dans la consommation locale : celle des invendus textiles1 issus des pays producteurs asiatiques ou consommateurs du Nord global. Cette nouvelle filière relève d’une forme discrète de mondialisation (Choplin et Pliez, 2016) en même temps qu’elle illustre le fonctionnement de l’économie africaine et la place que celle-ci occupe au sein de l’économie mondiale.
2La mondialisation de l’économie a plusieurs visages et celui que je propose d’étudier échappe aux chiffres. Dans ce cadre, comment procéder ?
3Dans un premier temps, l’article propose un rapide cadrage de l’objet d’étude en abordant les champs académiques dans lesquels s’insère cette recherche. Il est suivi d’un point méthodologique visant à expliciter certaines modalités d’enquête et stratégies de présentation de soi retenues pour dépasser les blocages sur le terrain. La partie suivante a pour objectif de décrire le fonctionnement de la filière particulière des textiles invendus au Bénin et au Togo, tout en soulignant les difficultés inhérentes à l’étude d’une « filière discrète » de la mondialisation (Tastevin et Pliez, 2015). Nous examinerons notamment les difficultés liées à la quantification du phénomène ou à l’obtention de statistiques fiables. Enfin, il s’agira, au travers de quelques études de cas, d’illustrer le déploiement de cette discrète filière à l’échelle des individus qui l’animent.
4Tout d’abord, j’ai fait le choix d’une entrée « par le bas », par les acteurs qui façonnent ce commerce, afin de mettre en lumière les logiques à l’œuvre dans ce que Choplin et Pliez ont nommé « la mondialisation des pauvres » (2018) ou que Portes et Tarrius ont qualifié de « mondialisation par le bas » (Portes, 1999 ; Tarrius, 2002). Il s’agit par là d’apporter une contribution aux réflexions dont les géographes se sont emparés depuis plusieurs années, autour des conséquences concrètes et quotidiennes de l’économie mondialisée pour les espaces et, surtout, les populations qui y vivent et qui, a priori, semblent principalement la subir plutôt qu’en profiter. Mais ce constat global de marginalisation des économies pauvres ou « en voie de développement » face à la mondialisation, bien qu’incontestable à l’échelle macroéconomique, ne permet pas de lire les fonctionnements et les conséquences à l’échelle des individus des évolutions profondes du commerce international. Les économies historiquement extraverties, depuis la période coloniale, des pays de la façade maritime du golfe de Guinée s’inscrivent aujourd’hui dans de nouvelles chaînes commerciales. Parmi les illustrations les plus concrètes du déploiement de la mondialisation dans les pays du Sud, le parcours des marchandises issues de l’économie mondialisée constitue un objet pertinent.
5L’adjectif mondialisé renvoie au modèle de production et de circulation de vêtements qui résultent de l’extension de la chaîne de valeur globale (Kaplinsky et Moris, 2001). Produits pour le compte d’entreprises transnationales, souvent occidentales, ces vêtements manufacturés principalement dans les pays du Sud-Est asiatique (Chine, Inde, Indonésie notamment) sont destinés à être commercialisés en Asie ou dans les pays du Nord global. Comment dès lors les retrouve-t-on en Afrique et quels itinéraires locaux empruntent-ils ?
6Afin de mettre en lumière les reconfigurations induites par ces nouvelles échelles dans le commerce, j’ai choisi de suivre des objets en mouvement dans la lignée des travaux de Ian Cook et al. (2004) et du « tournant matériel » impulsé en sciences sociales depuis les vingt dernières années (Anderson et Wylie, 2009 ; Weber, 2014). Illustrant ces phénomènes de circulations mondialisées des marchandises, de nombreuses études ont porté sur le suivi d’objets permettant d’élaborer une cartographie de cette mondialisation discrète. C’est notamment le cas des jeans (Pliez, 2007), des rickshaws (Tastevin et Pliez, 2015), du ciment (Choplin, 2020), des médicaments (Baxerres, 2014), du khat (Lesourd, 2019), etc. En inscrivant la recherche dans cette lignée, il est possible de documenter la vie sociale d’une marchandise (Appadurai, 1986) en tentant de mettre au jour les différentes étapes de sa circulation internationale, régionale et locale. On peut ainsi voir en quoi ces mobilités contribuent à redéfinir la valeur, tant monétaire que sociale, de ces biens. Lesquels passent par une étape de revalorisation lors de leur entrée sur le territoire africain après être passés par le statut de rebut (industriel ou commercial). Le choix a été retenu d’une analyse multisituée (Marcus, 1995) pour suivre les circulations de cet objet en identifiant et en analysant les connexions entre les espaces. L’enquête se déploie ainsi au sein de deux des principales agglomérations (Lomé et Cotonou) de la façade maritime du golfe de Guinée, aussi appelée « corridor Abidjan-Lagos » (Choplin, 2019 ; Choplin et Hertzog, 2020 ; Lihoussou, 2017 ; Le Borgne, 2021).
7L’organisation de la filière est à l’image de l’espace dans lequel elle se déploie. À savoir : polycentrique et se structurant autour de centres commerciaux que sont les grandes villes portuaires de la façade du golfe de Guinée. Ces ports constituent les principales portes d’entrée pour les marchandises en Afrique de l’Ouest. En ceci ils sont des interfaces qui connectent les marchés africains à l’économie globalisée.
8L’une des ambitions de cet article est de souligner les blocages et les contraintes qui adviennent lors de l’étude d’une filière dans laquelle une partie des acteurs tentent de passer inaperçus vis-à-vis des autorités de contrôle. Il s’agit de mettre en discussion les stratégies de présentation de soi afin de réussir à récolter des informations fiables, dans un contexte de réseaux de forte interconnaissance et de confiance. Analyser les circulations marchandes implique de resituer celles-ci dans des espaces précis, présentant des caractéristiques propres qui, à la fois, sont façonnées par les pratiques sociales qui s’y déroulent, mais aussi concourent à influencer les modalités de ces pratiques.
9L’enquête de terrain s’est déroulée en trois temps. Premièrement, d’octobre 2018 à janvier 2019 dans le Sud du Bénin, elle a été centrée sur Cotonou. Un second terrain a été mené d’octobre à décembre 2019 à Cotonou, Lomé et aux frontières. Enfin, un dernier terrain a été effectué en décembre 2021 à Lomé. Au cours des trois temps de l’enquête, l’approche consistait en des séances d’observation régulières dans les marchés, les frontières et les entrepôts en menant des entretiens semi-directifs et informels. Aussi ont été effectués des suivis de commerçants qui voyagent, depuis Lomé vers Cotonou et vice versa, ainsi que depuis Cotonou jusqu’à la frontière nigériane.
10L’un des premiers défis de l’étude a été la prise de contact avec les acteurs du commerce. Il s’est agi au préalable d’identifier les lieux et les vendeurs dont l’offre était composée essentiellement de textiles vendus comme « stock européen » soit une sorte de label de qualité. Par une présence régulière sur le terrain, tout particulièrement à Missébo (à Cotonou), l’objectif était de me faire connaître par les vendeurs du réseau et de dépasser l’image d’un simple visiteur ou client. Certains échanges et entretiens ont permis de mettre en lumière que l’information et les connaissances nécessaires au commerce de ce circuit discret sont de précieuses ressources qui concourent à la rentabilité des voyages commerciaux. À ce titre, il convient, pour les acteurs qui disposent de ces savoirs, de veiller à ce que ceux-ci ne soient pas révélés. Il a donc fallu déployer de grands efforts pour obtenir des informations précises. Lors du premier entretien auprès de Bénédicte, coiffeuse de formation, qui organise régulièrement des trajets commerciaux entre Abidjan (Côte d’Ivoire) et Cotonou (Bénin), les premières réponses sur les modalités de transport de ses marchandises furent globalement infructueuses.
- 2 Entretien réalisé en novembre 2018, à Cotonou.
Je ne vais pas te donner tous mes secrets non plus […]. Pourquoi tu veux savoir comment je les envoie ? Bien sûr que non je ne voyage pas avec les marchandises, comme ça on ne peut rien me reprocher si un douanier m’embête. Chacun a ses secrets tu sais, j’ai mis des années avant de trouver un système qui marche, je ne vais pas tout gâcher en l’expliquant à n’importe qui…2
11L’efficacité du système repose à la fois sur la connaissance, sur la confiance entre les acteurs et sur la rétention d’information : les marchands ne livrent pas facilement « leurs recettes ». La rentabilité des activités commerciales réside en partie sur la connaissance fine des nœuds commerciaux susceptibles d’accroître ou de réduire les frais d’acheminement et administratifs ainsi que le temps de trajet des marchandises. L’opacité est un élément déterminant dans ce secteur commercial. La précédente citation illustre le rôle du « secret » dans les pratiques commerciales régionales et souligne un important obstacle à l’enquête de terrain.
12L’approche la plus classique, consistant à me présenter en tant que doctorant réalisant une étude sur la filière, testée sur le terrain, a été ajustée à la suite d’échecs répétés, mais elle interroge à plus d’un titre sur la position du chercheur. L’un des aspects le plus souvent mis en avant par les enquêtés était l’absence de gains à se lancer dans une discussion auprès d’un chercheur. La perte de temps dont j’étais l’origine constituait potentiellement une perte de revenus. On peut faire l’hypothèse que la réticence à mon égard se comprenait par le fait de ne pas être identifié comme un commerçant, de ne pas faire « partie du milieu » du marché.
13Il a donc fallu, après de multiples refus ou d’informations volontairement erronées, déployer une méthodologie de présentation de soi-même et d’accès aux interlocuteurs adaptée à ce cloisonnement de l’information. L’une des stratégies consistait à être systématiquement accompagné d’un assistant de recherche béninois qui connaît bien le milieu des marchés pour y avoir lui-même travaillé pendant de nombreuses années. Il jouait un rôle de facilitateur, de traducteur occasionnel, et sa présence et son expertise ont souvent participé à mettre en confiance les interlocuteurs. Une seconde stratégie était plus « immersive ». En plus de l’achat quasi systématique de vêtements, chez les commerçants ayant une offre au détail, il s’est agi de laisser planer un doute sur la possibilité de mettre en place une filière d’importation. À la mesure de l’enquête il m’est apparu que le statut de chercheur n’était, pour beaucoup des enquêtés, que peu crédible, sinon peu important. Souvent ceux-ci supposaient, au vu des questions posées, que mes intentions réelles étaient en fait de me lancer, à terme, dans le commerce de textile. J’ai donc continué à me présenter comme un chercheur (ou à certaines occasions comme un « étudiant ») et laissé un flou sur cette perspective entrepreneuriale, ce qui m’a ouvert quelques accès. Dès lors, les entretiens prenaient la teneur d’un échange entre deux partenaires commerciaux potentiels. Les informations relatives à l’organisation de leur commerce étaient mises en avant comme autant d’arguments de leur compétitivité et avancés pour convaincre de leur statut d’expert. Enfin, un des éléments m’ayant permis d’approfondir l’étude et d’obtenir des réponses que j’estime fiables à mes questions a été la restitution progressive des connaissance spécifiques sur la filière récoltées auprès des autres acteurs afin d’être considéré comme un connaisseur, qu’il n’était pas envisageable de tromper. Par ailleurs, mis sur un relatif pied d’égalité avec les enquêtés, il m’a été possible de tisser des relations de confiance permettant d’aborder des aspects plus personnels de leur carrière sociale.
14Il faut néanmoins reconnaître qu’il reste impossible de créer et de maintenir une réelle égalité au regard de mes attributs sociaux visibles et perçus par les enquêtés, aux premiers rangs desquels le fait d’être blanc issu d’un pays riche. Cette égalité n’étant que partielle et temporaire, il convient de rester vigilant vis-à-vis des informations récoltées. À propos du flou consistant à laisser un doute sur mon intérêt pour un partenariat commercial, il faut noter le risque d’une mise en valeur et de toutes sortes d’exagérations par les enquêtés afin d’apparaître comme de sérieux et solides partenaires commerciaux. Il importe aussi d’expliciter le biais d’« encliquage » (Olivier de Sardan, 2008) que comportait le fait de m’être appuyé sur un assistant inséré dans un réseau local particulier. Il a donc fallu être attentif à ce que mon assistant ne me présente pas uniquement une fraction de l’espace local ou un réseau particulier au sein de la filière.
15En dernier lieu, comme le relève Paul Spicker (2011) dans ses questionnements sur l’éthique de l’enquête incognito (covert research) et « par la tromperie » (deceptive research), l’un des aspects fondamentaux de la recherche est qu’elle ne doit pas être préjudiciable à ses sujets d’enquête. Ce qui, tout au long de l’enquête, a été une préoccupation majeure. Le protocole d’enquête a donc été un processus « d’affinage » progressif fait de tentatives, d’échecs, d’ajustements pour mener à une méthodologie adaptée à ce contexte particulier.
16Deux modalités d’entrée des invendus en Afrique de l’Ouest nécessitent d’être distinguées. Celles-ci divergent dans leurs proportions et dans l’origine des produits. La première est une filière atomisée, discrète et essentiellement informelle, à l’initiative de commerçants occasionnels qui organisent l’envoi en relativement petites quantités de produits pour une commercialisation locale. Dans ces cas précis, les commerçants africains voyagent directement en avion avec leurs marchandises, envoient des colis depuis les pays du Nord global ou encore louent une petite partie d’un conteneur (« groupage ») et payent des frais de dédouanement au prorata de l’espace occupé.
17Ces réseaux sont souvent familiaux et, dans le cas des commerçants qui voyagent avec leurs marchandises, s’organisent sans déclarations douanières, sans payer de taxes officielles. À l’occasion d’un voyage en Europe, il est de coutume d’envoyer un colis de marchandises déstocké ou de revenir avec. Au-delà d’une certaine quantité de colis, des frais supplémentaires peuvent être occasionnés auprès des douaniers. Cette première modalité est dans une certaine mesure anecdotique au regard des faibles quantités importées. En revanche, du point de vue de la valeur symbolique, les marchandises issues de ces envois sporadiques disposent d’une place à part. Ce qui donne lieu à un imaginaire qui leur est propre, souvent utilisé comme argumentaire afin d’écouler des marchandises de moindre qualité. Cet imaginaire renvoie à la rareté de ces objets et au fait que, malgré le brouillage des frontières de la définition d’authenticité avec l’arrivée des produits asiatiques sur les marchés africains (Thiel, 2016), les marchandises occidentales restent perçues comme les seuls produits réellement « authentiques ».
- 3 Principal marché de fripes de Cotonou au Bénin.
18Parfois il s’agit de membres de la famille installés dans des pays où l’on retrouve une industrie textile importante comme en Turquie, en Indonésie, ou au Maghreb. Aussi, l’exceptionnalité d’avoir accès à des objets de consommation qui n’étaient pas destinés à l’Afrique vient matérialiser la capacité des Africains à s’extraire de ce qui est perçu localement comme une exclusion des opportunités de consommations modernes. Ces marchandises sont un signifiant, elles reflètent la capacité à voyager, à s’inclure dans l’économie mondiale. Porter ces vêtements, ainsi qu’en faire commerce, c’est s’inscrire dans la mondialisation hégémonique. De ce fait, le transit d’un vêtement par les marchés du Nord lui confère instantanément une valeur supérieure aux produits issus des Sud et son achat constitue un « petit luxe » (Abélès, 2018). Pour les commerçants de Lomé comme de Cotonou, c’est un élément distinctif important qu’ils n’hésitent pas à mettre en avant. Bien que très minoritaires comparés aux fripes et au bas de gamme chinois, ces produits disposent d’une aura particulière et se retrouvent très présents dans les discours des vendeurs et des acheteurs. Il s’agit principalement de chaussures, de pantalons et de tee-shirts. Ces marchandises passées par les marchés européens ou a minima dans leurs entrepôts, se trouvent présentes à Lomé et à Cotonou, aussi bien dans les marchés que dans les boutiques de prêt-à-porter où elles font souvent office de produits d’appel. Leur entrée au sein de l’espace du corridor se fait potentiellement dans n’importe quelle ville portuaire de la bande littorale et dresser une géographie de ces envois sporadiques n’est pas chose aisée. Les commerçants s’approvisionnent via des réseaux diasporiques, présents dans les pays du Nord global (France, Angleterre et Belgique) au cours d’achats occasionnels au gré des opportunités économiques et de l’offre. Plusieurs vendeurs du marché de Missébo3 et des boutiques de prêt-à-porter situées dans la ville m’ont présenté ces vêtements et chaussures vendus bien plus cher que le reste de leur offre, en justifiant le prix par « l’importation directement d’Europe ». À l’appui de cette affirmation, ceux-ci m’ont montré des photographies envoyées par des proches en Europe (France et Belgique) de lots d’invendus encore empaquetés ou de rayons de magasins d’outlet et de déstockage. Ainsi que des conversations WhatsApp avec leurs proches se fournissant en Europe.
- 4 Le nom de la boutique est emprunté à une entreprise américaine de vêtements dont la boutique commer (...)
- 5 Bien qu’il s’agisse effectivement de produits Zara, il apparaît que ces deux boutiques (en concurre (...)
19La seconde modalité, à échelle industrielle, est en revanche plus adaptée à une cartographie. Elle s’organise le plus souvent depuis les pays manufacturiers du Sud-Est asiatique, dans une grande proportion de Chine mais aussi d’Indonésie, d’Inde, du Bangladesh, et du Vietnam. Dubaï apparaît aussi comme une importante plateforme de réexportation pour des marchandises fabriquées dans les pays asiatiques pour le compte de marques occidentales. Mais aussi dans une moindre mesure depuis les pays du Nord global, notamment des États-Unis et de France. Au Bénin est apparue depuis quelques années une chaîne de magasins spécialisée dans la vente de vêtements invendus importés depuis les États-Unis. Cette chaîne (American Apparel) connaît une croissance importante en ayant ouvert six magasins en deux ans4. Au Togo il existe deux boutiques « Zara » qui proposent des outlets et des invendus importés de France5. Comparativement au réseau sino-africain, ces exemples sont quelques peu anecdotiques, bien qu’en expansion.
20En ce qui concerne les importations asiatiques, celles-ci sont à l’initiative de commerçants grossistes, dont une proportion importante sont des Nigérians Haoussa ou Ibo, installés entre les villes du corridor et les comptoirs africains situés en Asie du Sud-Est et tout particulièrement en Chine, à Guangzhou ou Yiwu (Lin, 2006 ; Bredeloup, 2012 ; Pliez, 2010). Ces acteurs économiques transnationaux commercent de grandes quantités et, pour la majeure partie des cas, déclarent les importations.
21Dans la filière à échelle industrielle, Lomé apparaît comme le principal centre d’importation de textiles neufs, et a fortiori d’invendus, dans le corridor. Du fait de ses infrastructures modernes, d’une logistique plus fonctionnelle que dans les autres ports régionaux, ainsi que de taxes sur les marchandises relativement basses, les importateurs font souvent le choix de débarquer à Lomé les conteneurs de textiles neufs. À l’instar des pays voisins, le Togo est aussi un État dans lequel la corruption quotidienne est une dimension importante du fonctionnement de l’économie. En même temps elle constitue un élément qui crée une incertitude et une friction dans les circulations marchandes ; les importateurs comme les commerçants ou les individus chargés de la circulation des marchandises savent tirer profits de ces pratiques corruptives. La connaissance d’un représentant des douanes, de la police ou des autorités portuaires est souvent évoquée par les enquêtés comme un argument de compétitivité qui leur permet d’éviter une taxe officielle, de falsifier des déclarations douanières, d’accélérer ou de faciliter une procédure douanière et administrative par exemple. Ce capital social permet aussi de réduire voire d’éviter certaines taxes informelles perçues par les agents de l’État. Il est à noter que ces pratiques de corruption quotidienne que Blundo et Olivier de Sardan ont documenté dans leurs travaux (2001, 2007), particulièrement celle du tribut ou du péage et celle de la « commission », ont été observées au cours de cette enquête à la fois au Bénin et au Togo notamment aux points de passage des frontières.
22Le Togo s’est aussi érigé en interface de réexportation vers les pays de la bande sahélienne et ses voisins, le Ghana et surtout le Nigeria, dont des politiques protectionnistes profitent fortement à ce commerce (Igué et Soulé, 1992 ; Golub, 2012, 2015). Ces divers éléments se traduisent par une grande abondance de textiles neufs dans les marchés de la capitale togolaise. Depuis Lomé s’organise ensuite un réseau de transport protéiforme, allant du convoi de camions au commerçant « occasionnel » transportant de petites quantités, pour alimenter les marchés togolais et régionaux.
23Une fois débarquées dans les ports, les marchandises sont mises en circulation principalement par des semi-remorques déplaçant les conteneurs jusqu’aux lieux de stockage, le plus souvent à proximité des principaux marchés. Les stocks de marchandises peuvent aussi être réexportés vers les pays limitrophes du corridor – ce qui explique leur présence relativement importante dans le grand marché de Cotonou – ou encore dans les pays enclavés du Nord (Burkina Faso, Mali, Niger principalement). Dans ce cas les marchandises sont chargées sur des camions et empruntent, dès leur sortie du port, les principaux corridors routiers en direction de leur destination finale. À cette étape, les circulations sont globalement enregistrées et contractualisées.
24Certaines données sur les quantités et la nature des importations et des circulations transfrontalières des textiles existent certainement, mais sont inaccessibles en source ouverte. Ce non-accès à des données exploitables et précises constitue une des limites de cette enquête. Il aurait fallu une démarche active auprès des autorités qui disposent de ces données (Douanes, Services portuaires…) afin de les obtenir. Or, la méthodologie s’est focalisée sur les acteurs indépendants, entrepreneurs et autres travailleurs de la filière des textiles auprès desquels il n’est pas chose aisée d’accéder aux livres de compte et autres données numériques précises sur leurs activités. Néanmoins, tout porte à croire, au regard de la sous-déclaration voire la non-déclaration des activités commerciales dans le secteur, que les données dont disposent les autorités publiques ne sont que partielles.
25Ensuite, depuis les entrepôts, les stocks de marchandises sont subdivisés et les marchandises sont relancées dans un nouveau cycle commercial et circulatoire. Depuis les entrepôts, les circulations marchandes sont, dans une plus grande proportion, non officielles et non contractualisées. Les stocks sont alors pris en charge par des transporteurs indépendants ou les acheteurs eux-mêmes qui se chargent de faire circuler les marchandises. C’est à cette étape que débute l’enquête de terrain, lorsque la filière se dilue et que la circulation devient discrète. Les vêtements poursuivent leur route à bord de taxis-brousse, de motos-taxis, de pousse-pousse, de triporteurs, etc. Ils sont souvent amenés à franchir plus ou moins discrètement des frontières, lorsque celles-ci sont fermées ou que les taxes qui y sont perçues sont jugées trop élevées, jusqu’à leur futur lieu de commercialisation.
- 6 Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest.
- 7 En août 2018 le Nigeria décide de fermer ses frontières aux biens en provenance des pays environnan (...)
26Les marchés situés dans les grandes villes littorales constituent les points névralgiques du commerce sous-régional, car ils jouent le rôle de plaque tournante des marchandises mondialisées qui arrivent en masse dans les principaux ports de la région. Ces stratégies de réexportation sont facilitées par l’inclusion de ces pays dans la CEDEAO6. Composée de 15 États membres – Bénin, Burkina Faso, Cap-Vert, Côte d’Ivoire, Gambie, Ghana, Guinée, Guinée-Bissau, Liberia, Mali, Niger, Nigeria, Sénégal, Sierra Leone, Togo –, il s’agit d’une instance régionale qui vise à permettre la libre circulation des biens, des capitaux et des personnes sur son territoire. Dans les faits, la coordination entre les pays membres, notamment en termes de politique douanière et tarifaire, se heurte aux politiques nationales qui peuvent décider unilatéralement la fermeture de leurs frontières aux marchandises7 ou encore faire varier leurs taxes douanières. Il est assez aisé de comprendre que ces modalités de commerce ont vocation, dans la mesure du possible, à rester discrètes notamment auprès des autorités publiques, bien que celles-ci semblent en réalité faire preuve d’une certaine complaisance à l’égard des retombées économiques qu’engendrent ces circulations de marchandises mondialisées. L’essentiel des échanges marchands qui opèrent dans ces espaces se fait en espèces et sans contractualisation, ce qui rend difficilement quantifiables les sommes d’argent qui y circulent. Dans ces lieux, pas de bordereaux, « tout se règle en cash », me confirme un vendeur du grand marché de Lomé. De plus plusieurs entretiens révèlent que les modalités de paiement à crédit sont mises à mal par le manque de confiance qui s’est installé dans les marchés.
- 8 Entretien avec un vendeur de tee-shirts, marché de Lomé, décembre 2019.
Avant on faisait plus facilement crédit. Maintenant on est trop nombreux sur le coup, il y a eu trop de mauvais payeurs. C’est à cause des gens qui se lancent trop vite dans le business, ça ne fonctionne pas pour eux, ils ne peuvent pas payer leur dette. Comme la confiance s’est beaucoup perdue tout se paye en cash, tout de suite…8
27Il suffit de rester quelques temps auprès d’un semi-grossiste du marché pour observer les quantités d’argent liquide qui s’échangent sans trace.
28L’approche qualitative permet de mettre en lumière des éléments souvent occultés dans les études des filières marchandes dont le fonctionnement est majoritairement discret et hors des registres. L’un de ces éléments, identifié au travers de mes recherches de terrain, est l’aspect compartimenté de l’information qui constitue une précieuse ressource pour les commerçants. En effet, il est apparu, à mesure qu’avançait cette recherche, que l’économie des textiles, tout particulièrement du neuf, se fondait en premier lieu sur la mobilisation d’un ensemble de savoir-faire pour leur mise en circulation, ceux-ci relevant de l’expérience acquise et gardée secrète ; on pourrait parler, à l’instar des secrets de fabrication, de « secrets de circulation ». En second lieu, il apparaît que ces réseaux marchands se basent sur un ensemble de relations sociales que l’on peut considérer comme une forme de capital qui vient compenser les capitaux économiques réduits dont disposent une partie des commerçants. Ces deux éléments, savoir-faire et capital social, sont difficiles à appréhender en ceci qu’ils constituent des ressources précieuses pour les acteurs, dans un contexte de concurrence débridée, et à ce titre ne sont que rarement explicités (Le Borgne, 2022). Pour les comprendre, j’ai adopté une approche par la remontée de filière en m’appuyant sur les ressources récoltées auprès des acteurs experts de la filière, du plus petit détaillant au plus gros.
29Trois éléments fondamentaux sont à expliciter pour comprendre les défis que pose l’étude des filières de textiles neufs dans les aires urbaines d’Afrique de l’Ouest.
30Il convient de rappeler que cette filière s’inscrit dans un contexte saturé d’autres produits importés que sont d’une part les vêtements de seconde main (les fripes) et d’autre part les textiles bas de gamme d’importation chinoise (« les chinoiseries »). L’objet de recherche de cette étude, les invendus, partage des caractéristiques avec ces deux types de marchandises et souvent se confond avec eux. En effet, les stratégies commerciales des marchands ouest-africains peuvent consister à faire passer de la fripe pour des invendus, des invendus pour de la fripe, des « chinoiseries » pour de la fripe, des « chinoiseries » pour des invendus, selon le contexte et la perception locale de la valeur des différentes catégories. Il a été possible de révéler ces formes de confusion voire de duperie volontaire au travers d’échanges et d’entretiens avec les commerçants (qui vendent ou se fournissent dans les marchés). Cette pratique de duperie, consistant à faire passer de « l’original issu des fripes » pour de « l’original neuf », ou des vêtements contrefaits pour de « l’original issu de fripes », m’a été décrite par des acheteurs en semi-gros. Mezan, commerçant togolais d’une trentaine d’années, qui se fournit en tee-shirts et en jeans à Lomé pour sa boutique de prêt-à-porter située au Nord de la ville m’explique :
- 9 Entretien avec un vendeur de vêtements dans sa boutique, Lomé, décembre 2021.
Il faut être vigilant et avoir l’œil. Savoir reconnaître l’emplacement des étiquettes, connaître le nom des marques et regarder le niveau d’usure. Les gens vont essayer de t’arnaquer en faisant passer des photocopies [des contrefaçons] pour des séries. À l’achat individuel ils te font passer des secondes mains pour du neuf. Une fois que c’est très bien lavé, c’est difficile à repérer. Des fois c’est l’inverse, c’est du faux [des marchandises contrefaites] qu’il t’explique être des pièces uniques originales sorties des fripes9.
31Mais d’un point de vue géographique, ces trois types de vêtements empruntent les mêmes lieux d’acheminement (les principaux ports), et les mêmes lieux de commercialisation (les principaux marchés) à l’intérieur desquels ils sont parfois volontairement mélangés. Ainsi il est impossible de faire l’impasse sur la compréhension de ces deux filières particulières qui partagent de larges similarités afin d’éclairer celle des invendus.
32L’incertitude quant à l’origine des produits est double : d’une part leur provenance exacte est souvent inconnue, ou cachée, par les acteurs qui en font commerce. D’autre part les raisons pour lesquelles ceux-ci sont produits voire surproduits sont hypothétiques. Principalement issus d’Asie du Sud-Est (tout particulièrement de Chine), de Turquie et des Amériques, il est difficile d’établir si leur mise sur le marché des invendus résulte d’un défaut de fabrication, d’un « mauvais calcul prévisionnel » des usines manufacturières (surévaluation des besoins, annulation de commandes, surstocks et deadstocks, etc.) ou si, au contraire, il s’agit d’une production intentionnellement majorée à destination de l’Afrique, mais présentée aux importateurs comme des reliquats de produits destinés aux pays du Nord ce qui augmente leur valeur aux yeux des consommateurs africains. Quoi qu’il en soit, ces marchandises s’incluent dans un réseau de circulation marchande à l’échelle mondiale.
- 10 Payés à un agent de douane comme taxe irrégulière.
- 11 Extrait du carnet de terrain. Focus groupe avec des vendeurs du marché de Missébo, quartier de Miss (...)
Vendeur de robes neuves dans le marché de Missébo, Nawal partage sa boutique avec un ami partenaire. Ils organisent régulièrement des trajets commerciaux pour s’approvisionner en robes de bonne qualité au marché d’Oshodi (Lagos). Il dispose de contacts de confiance sur place mais aussi d’un ensemble de méthodes pour passer sans encombre, avec ses marchandises, entre le Nigeria et le Bénin en évitant si possible les taxes officielles. « En ce moment la frontière est fermée, on passe par les pistes un peu plus au Nord. Depuis le Bénin, pas de problème pour passer, tu payes parfois 500 [FCFA]10. Quand j’arrive sur place, je suis logé par la famille d’un ami. Quand je repasse, là il faut faire plus attention aux tracasseries, plus tu ramènes beaucoup, plus ils peuvent t’ennuyer [les douaniers]. Je passe en général à une certaine heure où je sais qu’un ami douanier est là. Sinon je ramène en plus petites quantités, en plusieurs fois, en donnant à des amis qui passent d’autres marchandises »11.
33Au travers de cet exemple on voit les économies réalisées par ce vendeur qui s’appuie sur un ensemble de savoir-faire liés à son tissu social proche et sur sa connaissance fine des pratiques circulatoires. Le cas de Nawal met en lumière le fonctionnement de réseaux commerciaux qui opèrent, partiellement du moins, de manière à passer inaperçus aux yeux des autorités publiques de régulation.
34On peut supposer que cette informalité systémique est une des dimensions qui concourt à l’émergence et la vitalité de cette filière. Les marchandises qui pénètrent les marchés africains sont extraites des registres donc dans une certaine mesure disparaissent. La non-taxation (officielle) des transactions marchandes qui s’ensuivent participe aussi d’une réduction du coût général du commerce et permet de maintenir un profit pour les acteurs de la filière.
35Cette relative discrétion dans la circulation des marchandises se comprend aussi par les espaces qu’elles sont amenées à traverser. En plus d’être une filière d’importation mondialisée, le commerce sous-régional de textiles neufs asiatiques s’organise selon des modalités transfrontalières. Une partie de l’enquête a eu lieu dans un contexte de fermeture de la frontière à la circulation des biens entre le Bénin et le Nigeria, survenue au cours de l’année 2019. Dans ce contexte, les circulations marchandes se sont vues réorganisées selon des modalités plus discrètes voire illégales en empruntant les routes et les chemins de la contrebande (Le Borgne, 2022). Un élément qui illustre la place de ce type de commerce est l’aspect parfois sporadique des pratiques commerciales transfrontalières. Comme le montrent certains auteurs (Adeyinka, 2014), et les données recueillies au cours de cette enquête, le commerce transfrontalier de textiles peut constituer une ressource subsidiaire pour les individus disposant d’attaches et de réseaux par-delà les frontières. Il est assez commun qu’en complément d’autres activités, les mobilités commerciales d’un pays à l’autre, entre deux zones urbaines, soient prises en main par des commerçants occasionnels. Ceci s’explique entre autres par le bénéfice que ceux-ci peuvent tirer de tels voyages sans avoir à mobiliser des ressources importantes.
- 12 Principale université du Bénin située au Nord de Cotonou.
- 13 Extrait du carnet de terrain. Entretien informel entre Cotonou et Lomé, novembre 2019.
Au cours d’un voyage à bord d’un taxi-brousse entre Cotonou et Lomé, je rencontre Georges, Béninois d’une vingtaine d’années. Il m’explique se rendre à Lomé pour voir sa famille. Dans le coffre, un important lot de tongs chinoises lui appartient. « J’étudie à la Faculté d’Abomey-Calavi12. Je profite de ce voyage, que je dois faire de toute façon, pour faire un peu d’argent. J’achète les tapettes [les tongs] en grosse quantité à Sémé-Kpodji [ville à la frontière bénino-nigériane située à 30 km de Cotonou]. Ça vient du Nigeria, ça ne coûte vraiment rien. J’en vends une partie à un cousin qui a une boutique de prêt-à-porter dans Lomé et le reste je démarche auprès des petites boutiques. Ça fait déjà un revenu. Après si je trouve des bons tee-shirts dans le grand marché je peux aussi prendre un lot, pour le vendre dans Cotonou. Ça rapporte bien, il y a de la qualité là-bas que tu ne trouves pas à Cotonou13.
36L’exemple de Georges est évocateur, à plusieurs titres, des modalités sous-régionales de mise en circulation des marchandises. C’est une activité annexe, une source de revenus irrégulière, mais importante pour un étudiant devant subvenir à ses besoins et dépenses universitaires, qui répond à la logique d’un déplacement privé qu’on exploite comme une opportunité. Par ailleurs cette rencontre montre la pertinence d’emprunter les mêmes routes et les mêmes moyens de déplacement que les commerçants, et, avec eux, les marchandises qui circulent sur les routes interurbaines et transfrontalières qui organisent, en toute informalité, l’espace sous-régional. Car c’est en partageant les conditions de la circulation que se met en place la possibilité de la rencontre en plus de l’opportunité de l’observation.
37Ce modèle d’organisation de mobilité marchande en complément de revenus n’est pas un cas isolé. Ce profil de commerçant épisodique qui fonde ses pratiques sur les opportunités d’achat et de vente correspond à une clientèle importante auprès des grossistes et semi-grossistes, au regard d’un grand nombre d’observations et de témoignages de vendeurs. Le cas de Georges vient illustrer la recherche de revenus complémentaires, par une population jeune d’hommes et de femmes. Ces opportunités répondent à un besoin d’activités rémunératrices venant compenser le sous-emploi structurel qui caractérise les espaces urbains ouest-africains. D’autre part ce cas illustre la prégnance du réseau social dans la structuration des circulations marchandes. Un tel voyage est possible du fait de l’économie qu’il réalise avec le logement sur place, le fait aussi qu’il dispose d’un acheteur membre de sa famille. C’est par le biais de cette mobilisation des ressources sociales de proximité que Georges parvient à rentabiliser ses trajets et à financer en partie ses études. Aussi, l’échange dans un sens (des tongs depuis le Bénin vers le Togo) puis dans l’autre (des tee-shirts depuis le Togo vers le Bénin) montre les spécificités locales dans les offres commerciales et comment petits comme grands acteurs du commerce s’en saisissent. Les tee-shirts de grande qualité qu’évoque Georges correspondent à une offre présente dans le grand marché de Lomé que l’on retrouve plus difficilement à Cotonou, ou à des prix moins attractifs. Le choix des marchandises dont Georges fait commerce souligne l’aspect opportuniste de ces acteurs qui, plutôt que de se spécialiser dans un certain secteur d’activité, adaptent leurs pratiques d’achat et de vente en fonction de l’offre disponible dans les marchés qu’ils fréquentent et de la clientèle à laquelle ils ont accès. Il peut s’agir de « stocks » (dénomination locale des invendus), de produits chinois de moindre qualité ou encore de produits de contrefaçon de bonne qualité. L’important est ici de profiter de « l’effet frontière » qui va créer une rareté et une abondance de part et d’autre des frontières nationales.
- 14 Forme de patois de l’anglais parlé par les Nigérians.
38Il m’a été possible d’obtenir auprès de lui, après un entretien une fois arrivés à Lomé, les contacts auprès desquels il entendait se fournir en tee-shirts. Ceci a permis, par la suite, de mener un entretien auprès de l’un de ces vendeurs, qui m’explique importer ses marchandises directement depuis la Chine, où il se rend occasionnellement, la Turquie et l’Indonésie. Ce Nigérian ibo d’une quarantaine d’années affiche un certain faste. Ensemble nous discutons en anglais avec l’aide de mon assistant de recherche qui parfois reformule mes questions en ibo ou en « broken14 ». Il m’explique qu’il a de très vieux partenaires de la communauté haoussa et bien sûr des proches de la communauté ibo avec et pour qui il importe des conteneurs de textiles venus des trois pays cités.
39Pour le cas des produits originaires de Chine, une grande partie était issue de ce qu’il appelle lui-même « des rejets ». À savoir des surstocks, constituant pour les manufacturiers chinois une matière encombrante, dont il convient de se débarrasser. Selon lui, cet échange auprès des usines chinoises de la ville de Guangzhou offre une situation de gain mutuel car il leur propose de se défaire de stocks dont ils ne savent que faire et lui récupère des produits de bonne qualité, comparativement à l’offre locale, originellement destinés aux pays du Nord global, à prix modique. Cette présence dans le grand marché de Lomé d’invendus industriels s’explique par plusieurs facteurs d’ordre économique et fiscal, et fait du marché l’une des principales plateformes depuis laquelle se diffuse la filière dans la sous-région. À partir de ce contact il a été ensuite possible de rencontrer certains partenaires locaux avec qui il organise régulièrement des achats groupés depuis l’Asie du Sud-Est, mais aussi plusieurs de ses clients qui s’approvisionnent dans sa boutique. La prise de contact avec ces grossistes et semi-grossistes présents dans le cœur du marché d’Assigamé à Lomé ainsi qu’avec leurs clients permet d’éclairer pour partie l’articulation entre grands importateurs et exportateurs et un réseau régional, en apparence éclaté, mais qui fait système. Au sommet de la chaîne d’approvisionnement locale se trouvent ces commerçants transnationaux qui disposent d’attaches directes avec les pays manufacturiers. Il apparaît que, pour le cas togolais, une très importante proportion de ces importateurs sont des Nigérians ibo (et dans une moindre mesure haoussa) qui se rendent régulièrement en Asie (Chine, Indonésie, Vietnam) où ils disposent de contacts. Les travaux de Kate Meagher ont montré le dynamisme des réseaux de commerçants ibo au Nigeria et dans l’ensemble de la sous-région. Fondée sur des liens d’interconnaissance très entretenus par-delà les frontières, une forte coopération avec d’autres communautés comme les Haoussa (Meagher, 2010) et une importante implantation dans les comptoirs commerciaux asiatiques (Monson et Rupp, 2013), cette communauté socioculturelle s’est octroyé une place centrale dans les réseaux marchands ouest-africains. Les acheteurs auprès de ces grossistes, quant à eux, sont assez variés. Pour l’essentiel il s’agit de commerçants occasionnels comme Georges, de marchands venus des pays environnants (Nigeria, Ghana, Bénin, Mali, Burkina, Niger, Côte d’Ivoire) qui font des achats groupés pour une commercialisation dans leur pays, ou encore des commerçants ambulants qui achètent des lots pour les écouler directement dans les ruelles du marché. Ces vendeurs de rue sont des Nigérians issus de la communauté haoussa, de jeunes Togolais et une proportion importante de membres de la communauté zarma originaires du Niger. Ces différents acteurs, de l’importateur grossiste jusqu’aux vendeurs ambulants en passant par tous les transporteurs, tracent un maillage qui se déploie dans l’ensemble de la sous-région et relie les espaces entre eux. Le service assumé par cette chaîne commerciale et logistique est suffisamment fonctionnel pour parvenir à « absorber » des flux toujours croissants de l’industrie mondialisée et participent en cela à l’émergence de filières qui offrent des opportunités de consommation de masse pour les habitants d’Afrique de l’Ouest.
40Au travers de ces exemples on comprend l’articulation des échelles dans les circulations marchandes que met en lumière le suivi d’une simple marchandise au moment où elle parvient à sa zone de commercialisation ultime. En cela cet objet apparaît comme pertinent pour comprendre la jonction qui peut se faire entre les deux formes d’une même mondialisation : dans sa version hégémonique, les grandes enseignes du textile européennes et américaines, produisant à moindre coût dans les usines du Sud-Est asiatique ; et dans sa version périphérique et invisibilisée, les commerces transfrontaliers de quantités réduites jouant des différentiels locaux à l’échelle sous-régionale. Enfin il illustre la tension entre la fluidité avec laquelle ces marchandises sont mises en mouvement et les facteurs qui freinent ces mobilités que sont les pratiques corruptives et les obstacles bureaucratiques.
41Si les objets sont mis en circulation par des personnes aux profils très disparates, dont le poids économique varie fortement, le réseau parvient pourtant à se constituer par l’assemblage réticulaire de ces individus selon des modalités que l’on ne peut identifier que par une étude auprès des acteurs. Mondiale, sous-régionale, interurbaine, intra-urbaine, la circulation des objets rend compte de l’imbrication complexe de ces échelles. Elle relève d’un ensemble de logiques dont les origines proviennent d’entités politiques diverses.
42Cette expérience d’enquête sur un terrain dans lequel la confiance constitue une ressource fondamentale montre combien il est difficile d’éviter certains écueils propres à l’étude des pays et des espaces pauvres. La mondialisation discrète s’appréhende mieux dans la proximité. J’ai voulu ici souligner la place jouée par le secret et l’opacité au sein des réseaux commerciaux régionaux. Dans ce contexte, quelles stratégies peuvent permettre une confiance mutuelle entre enquêteur et enquêté ?
43On peut parler ici d’observation participante, si tant est que le partage d’un intérêt commercial puisse être une participation. Acheter des produits aux vendeurs participe de cette démarche mais l’achat vient en quelque sorte dédommager la personne interrogée pour le temps qu’elle me consacre. Se faire passer pour un éventuel partenaire relève d’une logique qui vient questionner l’éthique. Cette forme de duperie, cet artifice relationnel, apparaît cependant la seule solution opérationnelle efficace sur le terrain pour combler la distance entre un objet d’étude qui repose sur le secret des acteurs et le chercheur qui tente de l’observer au plus près des pratiques.
- 15 Le Bénin est devenu en 2019-2020 le premier producteur de coton africain (Agence Ecofin - BM).
44Cette approche permet de faire émerger des réalités invisibles et révèle la vitalité d’une économie dont l’informalité empêche la quantification précise. C’est une richesse qui échappe aux indicateurs classiques et contribue cependant pour une part importante à la mondialisation. À noter que cette filière est révélatrice à plus d’un titre de la place de l’Afrique au sein du capitalisme mondialisé. Car si, à l’échelle des individus, ce type de filières émergentes est pourvoyeur d’emplois, à l’échelle macroéconomique les économies béninoise et togolaise sont perdantes. Dans la mesure où des pays, comme le Bénin, producteurs et exportateurs de matière première, le coton15, sont dépourvus d’industries de transformation locales ils ne profitent donc pas de l’intégralité de cette ressource.
45Leur position en aval des chaînes de valeur globales oblige les commerçants africains à déployer des trésors d’ingéniosité pour parvenir à profiter d’une manière ou d’une autre des flux de marchandises à l’échelle globale. Ils y parviennent au moyen de réseaux commerciaux fondés sur des ressources informationnelles fonctionnant sur un modèle réticulaire ainsi que sur un ensemble de savoirs empiriques. Ces informations et ces savoirs, que Peraldi désigne par « savoir acheter ; vendre ; transporter ou passer » (2007) et que Tastevin et Pliez appellent « savoir circuler » (2015), se transmettent au sein de réseaux de connaissances et des communautés socioculturelles. À l’image de la communauté ibo qui, à la fois, tisse des liens commerciaux à l’échelle internationale et, localement, s’appuie sur ces liens communautaires pour prolonger la chaîne commerciale des objets mondialisés. La chaîne d’approvisionnement des vêtements invendus à Lomé et Cotonou met ainsi en lumière la tension entre une économie qui s’organise par le bas et les maillons à proprement parler capitalistes situés en amont qui contrôlent une grande partie du marché. Par cette jonction qui est opérée entre ces deux formes de mondialisation, les commerçants locaux et tous les emplois qui gravitent autour du commerce sont capables d’offrir une seconde vie sociale à des objets jetés au rebut. En étant écoulés dans les pays africains, ces stocks morts disparaissent – tout du moins, sortent progressivement des registres officiels –, ce qui vient remplir une fonction vitale pour le système économique mondialisé : faire disparaître les surplus et la surproduction structurelle de l’industrie textile.