• 1 Première édition du texte avec observations sur les principales nouveautés (attestation d’une nou (...)
• 2 AAAlg, f. 28 (Aïne Beïda) et 165 (Ksar el Kelb) : « grand nombre de pierres de taille éparses. Fo (...)
• 3 Cayrel 1934 ; Courcelle 1936.

1Une nouvelle inscription latine a été récemment publiée, qui se trouve sur un terrain privé au nord de Bedjene, à environ 60 km à l’ouest de Tébessa (Theueste) et à 40 km à l’est de Khenchela (Mascula), dans le sud-est de la province romaine de Numidie (fig. 1)1. Le site se trouve au sud-est de Ksar el Kelb (près d’Aïn Touila), identifié à l’habitat romain de Vegesela2, le long de la route reliant Theueste à Mascula, connue pour les vestiges d’une basilique donatiste du iv^e siècle et des structures dans lesquelles des inscriptions latines ont été réutilisées3.

• 4 Il y a une autre attestation de Lares Caes. et d’une curia au nord de Khenchela (CIL VIII, 17679) (...)

2Le texte (fig. 2) est gravé sur un bloc mesurant 45 × 45 × 20 cm, avec des lettres de 2 cm de haut ; il est ébréché en haut, en bas et à gauche et commémore un travail réalisé avec l’argent des cultores Larum dominorum nostrorum, par une curia (ou des curiales) qui tire son nom des Lares des empereurs Septime Sévère, Caracalla, Géta et de l’impératrice Julia Domna4. Enfin, un affranchi impérial nommé Nicocles apparaît comme celui qui a dédié, exerçant apparemment les fonctions de procurator regionis :

• 5 Voir, pour la Numidie, les attestations épigraphiques d’effacement ou de martelage du nom : CIL V (...)

3l. 4-5 : le nom de Géta a été effacé comme dans la plupart des inscriptions de l’époque sévérienne5 ; sa damnatio a impliqué la nécessité d’une intervention aux l. 2, 7 et 9, réduisant les références aux Augusti et aux domini de trois à deux (Septime Sévère et Caracalla). Au début de la l. 5, dans la partie martelée où étaient les titres de Géta, il faut lire, comme il semblerait, [[[… Au]g(usti)]], bien que à la l. 2 ait déjà été gravé Augg[[g.]] pour Sévère, Caracalla et Géta (le tailleur de pierre se sarait-il trompé ?).

• 6 Voir par exemple CIL VIII, 24031 (Neferis, Afrique Proconsulaire) ; Gsell 1907, p. CXCI (Thamallu (...)

4l. 5-6 : le nom de Iulia Domna apparaît ici sous la forme Iulia Domina (avec génitif en -e par monophthongisation), comme dans d’autres inscriptions provenant de provinces africaines6.

• 7 C’est un nom très courant dans certaines régions, par exemple en Attique, mais moins en Grèce cen (...)

5l. 9 : le nom de l’affranchi ne semble pas avoir de comparaisons dans l’épigraphie latine, mais est documenté dans celle grecque sous la forme Νικοκλῆς, -ους7.

• 8 Mais il faudrait peut-être distinguer la regio Theuestina, expression qui désignerait l’ensemble (...)
• 9 Pflaum 1974, p. 65-66 ; Christol 2018.
• 10 France 2017, p. 421. D’après B. Le Teuff (2012, p. 82, n. 339) ces exactores étaient le plus sou (...)

6L’affranchi impérial Nicocles est procurator d’une des régions dans lesquelles les propriétés impériales de Numidie ont été organisées (le terme regio est rendu ici par R barré). L’existence d’une regio Theuestina, Masculitana, et peut-être Gibbensis est déjà attestée par l’épigraphie de cette province8. Mais selon H. González Bordas il y aurait encore des problèmes : 1) les témoignages de la regio Theuestina pourraient faire référence non pas à une subdivision, mais à la grande circonscription Hipponensis et Theuestina, même dans les cas de procurateurs affranchis, car ils pourraient exercer les fonctions de procurateur en second au sein d’un binôme en collégialité inégale9. 2) La regio Masculitana n’est connue jusqu’ici que par un exactor, fonction traditionnellement interprétée comme liée au recouvrement des arriérés de dettes des cités10. 3) Pour la regio Gibbensis, sous les Sévères un procurateur régional (l’affranchi impérial Socrates) est attesté dans le domaine impérial des Gibbenses ; il semble certain qu’il était à la tête d’une subdivision domaniale, mais rien ne semble indiquer que Gibba en était le centre, ni que le nom de cette subdivision était Gibbensis.

• 11 Camps 1990, p. 149 n^o 15 (Khenchela) : Diis Mau/ris Aug(ustis) / Verna Aug(ustorum) / nn(ostrorum (...)

7Compte tenu de la proximité de Bedjene avec Khenchela (l’ancienne Mascula), l’inscription de Nicocles pourrait servir à trancher en faveur de l’existence d’une regio Masculitana, dont le nouveau procurateur pouvait être responsable. Si tel est le cas, l’inscription fournirait des données importantes sur l’étendue de cette regio, jusqu’à présent moins attestée que la Theuestina11.

• 12 Voir, entre autres, Flach 1978 ; 1982 ; Kehoe 1984 ; 1988 ; González Bordas 2017 ; 2020 ; 2021.
• 13 Fentress 1979 ; Jacques 1992.
• 14 Pour la « liminalité » dans le sud de la Numidie, Fentress 1979, p. 1-6.
• 15 Toutefois H. González Bordas me dit que la possibilité de la location de parcelles de domaines im (...)

8L’organisation du territoire et le régime de propriété foncière en Numidie méridionale demeurent obscurs. Pour le nord de la Tunisie et la vallée de la Medjerda, les « grandes inscriptions agraires africaines »12 nous donnent une image détaillée des processus de production liés aux grands domaines impériaux et à l’affermage de la propriété à un ou plusieurs conductores, qui à leur tour sous-louent une partie des terres, divisées en lots, aux paysans sous le régime de colonie partiaire (ou métayage). E. Fentress émet l’hypothèse qu’un système similaire aurait également été introduit en Numidie méridionale13, établissant une relation directe entre l’installation de la légion III^e Augusta d’abord à Theueste, ensuite à Lambaesis sous Trajan14 et l’extension de la propriété impériale dans la région comprise entre la chaîne des Aurès, à l’ouest, et les montagnes de Tébessa à l’est15.

• 16 Par exemple CIL VIII, 17639 (de Vazaiiui) ; voir Le Glay 1991.
• 17 CIL VIII, 4205.
• 18 AE 1964, 196.
• 19 CIL VIII, 17639 = AE 1996, 1798 (le rescrit de Sévère Alexandre mentionne à l. 18 des procc(urato (...)
• 20 ILAlg, I, 2939 (Hr Gourai) ; 2988 (Aïn Kamellel) ; 2989 (Ain Kamellel) = Cortés Bárcena 2013, res (...)
• 21 Fentress 1979, p. 139 (carte 10).
• 22 D’Henchir Gousset (Vcubi), à une cinquantaine de kilomètres au sud-est de Mascula (Khenchela), no (...)

9La confiscation des terres par le fisc aurait été suggérée par les besoins de subsistance des anciens légionnaires, mais aussi par l’opportunité d’en faire des « référents » économiques fiables, par le biais de la location des terres privées. Il en résulterait d’un côté l’absence en Numidie de locataires autres que légionnaires, de l’autre, la place prépondérante accordée au légat de la légion dans l’épigraphie des uici16. Les témoignages de l’existence de terres impériales dans cette région ne sont cependant pas aussi riches qu’en Tunisie à l’heure actuelle : hormis le uicus Augustorum Verecundensium17, nous ne connaissons que les possessores im[munes] uinearum et agrorum à Lambaesis (anciens légionnaires qui étaient propriétaires et, normalement, payaient un impôt, sauf qu’ici ils sont immunes)18 et un rescrit de Sévère Alexandre de la statio Vazaiuitana (Zoui) annonçant des sanctions sévères contre les officiers coupables d’exactions illégales (inlicitae exactiones)19. Il convient toutefois de noter, dans ce contexte, des bornes situées également au nord de Theueste, datées du début du II^e siècle après J.-C., ayant la fonction de séparer les terres des tribus (notamment celles des Musulamii) des terres impériales20. De la localisation des attestations épigraphiques attribuables aux propriétés impériales dans la carte d’E. Fentress21, il ressort que celles-ci sont principalement concentrées dans la partie occidentale de la Numidie méridionale, dans le secteur autour de Thamugadi-Lambaesis, plutôt que de celui autour de Theueste-Mascula. L’inscription de Bedjene enrichit donc un dossier épigraphique restreint, mais significatif et pourrait conforter l’idée d’E. Fentress sur la diffusion des propriétés impériales également dans cette partie du territoire provincial22.

• 23 CIL VIII, 5351 = ILAlg I, 285 (Calama) ; AE 1922, 19 = ILAlg I, 3992 (Hippo Regius) : Christol 19 (...)
• 24 Ainsi dans l’inscription d’Hippo Regius ; dans celle de Calama : proc. Aug. praediorum saltu(u)m (...)
• 25 Il aurait été le premier à le remplir, selon F. De Romanis (2003, p. 705). Sur le problème généra (...)
• 26 De Romanis 2003, p. 705.
• 27 Pour les différentes modalités de confiscation des biens fonciers du patrimoine impérial, Maiuro (...)

10En outre les deux dédicaces honorifiques « jumelles » de Calama et d’Hippo Regius, faites dans un cas par les municipes, dans l’autre par le collège des Lares et par les conductores de la région de Hippo Regius au duumvir et flamine perpétuel de la colonie de Ammaedara Titus Flavius Macer23, sont significatives à cet égard, car ce personnage est le préfet du peuple des Musulamii, installé dans la zone de Theueste en contact direct avec des terres impériales ; il était sous Trajan curator frumenti comparandi in annonam (ce qui prouverait le lien entre les propriétés africaines et l’approvisionnement alimentaire de la Ville), puis sous Hadrien procurateur impérial des propriétés foncières dans les régions d’Hippo et de Theueste24. Il s’agit d’une procuratèle créée précisément à cette époque25, pour mettre les céréales des saltus des régions d’Hippo Regius et Theueste26 à la disposition de Rome. L’hypothèse selon laquelle les propriétés impériales seraient également un élément caractéristique de cette partie de la Numidie méridionale semble donc revêtir une certaine vraisemblance27 et la nouvelle inscription de Bedjene pourrait ajouter une pièce importante à ce puzzle encore incertain.

• 28 AE 1975, 883 (Bou Assid) : Peyras 1975.
• 29 Cf. par exemple CIL VIII, 25306 (Carthage).
• 30 Voir par exemple AE 1902, 223 ; ILAlg II, 2, 4196 (saltus Bagatensis) ; CIL VIII, 17720 [sal(tus)(...)
• 31 Tziro dans CIL VIII, 3450=18189 (Lambaesis) ; Tziri[---] dans CIL VIII, 13982 (Carthage) ; Tzirin (...)

11Le problème d’interprétation le plus complexe concerne le début de la huitième ligne : si l’on suppose qu’aux l. 7 et 8 apparaît le génitif fun/[di], ce qui suit doit faire référence à sa dénomination. Habituellement, les noms des propriétés en Afrique proconsulaire se terminent par -anus28 ou -ensis29. En Numidie, « saltus » semble avoir été préféré à « fundus », suivi également par des déterminants en -ensis ou en -anus30. Mais dans notre texte est présent le génitif Tziriasti, à partir d’une racine Zir-/Tzir-, attestée, quoique rarement, dans certains noms de personnes africains, comme Tziro ou Tzirizilla31 : le fundus aurait donc pu prendre sa dénomination d’un nom autochtone ou bien à partir d’un toponyme.

• 32 De Romanis 2003 ; Christol 1999.

13La procuratèle pour les praedia des saltus Hipponensis et Theuestinus a été créé à l’époque d’Hadrien; peu de temps après, une procuratèle compétente sur une regio Theuestina plus large, de Theueste à Hippo Regius, Cirta et Rusicade aurait été établie, tandis qu’à l’époque sévérienne, le procurator regionis Theuestinae et Hipponensis ou le procurator tractus Theuestini auraient été rejoints par un procurateur per Numidiam / tractus Numidiae a frumentis32.

• 33 D’après une dédicace à Apollon pro salute de la famille sévérienne de Nouae, Géta serait Auguste (...)
• 34 Voir par exemple CIL VIII, 22579 ; 26540 = ILTun, I, 1409 ; IRT 913-916, 1030.

14En ce qui concerne la datation du nouveau texte, si Géta était effectivement Auguste, il pourrait être daté entre 209 et le 4 février 211, avant la mort de Septime Sévère à Eburacum33. Mais la datation de la nouvelle inscription, comme celle des autres textes analogues, reste encore objet de débat. X. Dupuis m’a en effet rappelé fort justement que dans plusieurs inscriptions34, surtout africaines, Géta est qualifié, déjà entre 198 et 209, de Caesar Augustus et d’autre part le nouveau texte qualifie Septime Sévère et Caracalla, mais pas Géta, d’Imperatores (l. 1 IMPP.).