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Archéologie des savoirs
Dossier – Perpétuer Ovide : aspects moraux, éditoriaux, linguistiques et culturels (IVe-VIIIe s.)

Le commentaire latin des Métamorphoses d’Ovide : pratiques humanistes et évolutions entre les éditions de Regius-Micyllus (1543) et de Burmann-Heinsius (1727)

Dylan Bovet
p. 111-126

Résumés

Cette contribution s’emploie à retracer l’évolution de la conception du texte à travers deux commentaires latins aux Métamorphoses d’Ovide, ceux des éditions de Regius-Micyllus (1543) et de Burmann-Heinsius (1727). Ils offrent au lectorat un accès à une œuvre capitale pour la renaissance de la culture antique. La mise au point de l’imprimerie au xve siècle permet la circulation, à large échelle, de ce texte et de ces commentaires. Elle fournit ainsi aux humanistes un medium qui permet de communiquer par et autour des textes, et qui pousse aussi à repenser le rapport à ces derniers. L’intérêt pour l’érudition, la morale et la connaissance de la langue latine manifesté au début de la période évolue vers une prise en considération du texte en tant qu’objet qui fonde la philologie moderne.

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Texte intégral

  • 1 Cette étude est issue d’un travail de Master de spécialisation en « Histoire du livre et édition (...)
  • 2 Ovidius Naso, P. Metamorphoseon Libri quindecim, cum Commentariis Raphaelis Regii. Adjectis etiam (...)
  • 3 Ovidius Naso, P. Opera omnia, IV. Voluminibus comprehensa ; cum integris J. Micylli, H. Ciofani, (...)

1Le but de cette contribution est de proposer un aperçu de l’évolution du commentaire latin des Métamorphoses d’Ovide1. Elle se concentre sur l’étude des commentaires de Raphaël Regius, revus et augmentés par Jacobus Micyllus, au début de la période humaniste2, et de Petrus Burmannus, sur la base du texte et des notes de Nicolaus Heinsius, près de deux siècles plus tard3. Un bouleversement technologique – l’imprimerie – est à l’origine de la publication de ces éditions dont les pratiques textuelles fondent celles de la philologie moderne.

  • 4 J. Ceard, « Les transformations du genre du commentaire », in J. Lafond, A. Stegmann (éds), L’Aut (...)

2La matière ovidienne est transmise, dès l’Antiquité, via une médiation toujours renouvelée entre le texte et son lecteur, qu’elle soit artistique ou intellectuelle. Elle s’impose d’un point de vue mythographique comme une œuvre de référence, avec pour seules difficultés sa longueur et la pluralité des fables qu’elle contient. Ces facteurs ont rapidement nécessité un premier commentaire, sous forme de résumés, pour contextualiser et éclairer les multiples références à une culture livresque. Ils sont également à la base du commentaire humaniste pensé intrinsèquement comme un interprète, un intermédiaire permettant le dialogue, actualisé au fil des éditions, entre auteur antique et lecteur contemporain. S’ajoutent divers intérêts pédagogiques et moraux indissociables de la for­mation humaniste4. Mais c’est surtout à l’érudition que le texte donne accès ainsi qu’à la rhétorique et à l’écriture en latin. Le commentaire fonde ainsi un savoir encyclopédique doublé d’une profonde connaissance de la langue latine, primordiale puisque le latin est alors la langue véhiculaire de la science.

  • 5 E.J. Kenney, The Classical Text : Aspects of Editing in the Age of the Printed Book, Berkeley - L (...)
  • 6 J. Ceard, « Theory and Practices of Commentary in the Renaissance » in J. Rice Henderson (éd.), T (...)
  • 7 Ceard, « Transformations », p. 105.
  • 8 à ce propos, voir les travaux de Nathalie Dauvois sur Horace, en particulier N. Dauvois, « Commen (...)

3L’imprimerie joue un rôle majeur puisqu’en multipliant les exemplaires, elle pousse à repenser le rapport aux versions du texte et à son authenticité. Elle devient aussi un medium de communication privilégié entre savants en leur fournissant la chance de coopérer5, de débattre, c’est-à-dire fondamentalement de discuter en latin. L’utilisation d’une langue commune consolidée par la fréquentation des textes est indissociable de la pratique du commentaire qui permet le dialogue entre les humanistes et l’Antiquité6. Enfin, le commentaire représente également une forme de plaisir littéraire7, un exercice d’appropriation du texte antique. À ce titre, il constitue une pratique culturelle et idéologique qui participe pleinement du retour à la matière classique – de sa renaissance –, une matière que le commentaire légitime et fait entrer dans le canon8.

  • 9 C. Jacob, « Du livre au texte. Pour une histoire comparée des philologies », Diogène 186, 1999, p (...)

4Pour comprendre les implications de ce fait culturel, je propose de suivre un parcours qui part de l’édition de Regius, reprise par Micyllus et publiée à Bâle en 1543. Tout particulièrement adaptée aux besoins de son époque, elle connaît un important succès et est reprise par nombre d’éditeurs ultérieurs. Elle illustre l’idéologie humaniste en matière de texte et de commentaire, en soulignant notamment l’intérêt développé pour l’érudition et la langue. De cette dernière découle progressivement un intérêt pour le texte en tant qu’objet à part entière9. L’édition de Burmann publiée en 1727 sur la base de celle d’Heinsius éclaire ces nouvelles directions et annonce les pratiques modernes. L’étude de ces éditions, dans une perspective évolutive, entre théorie et pratique, questionne à son tour l’héritage et les limites de la philologie actuelle, à l’heure de bouleversements technologiques qui poussent à nouveau à repenser le rapport au texte, à ses versions et à son support.

L’édition de Regius-Micyllus (1543)

  • 10 Kenney, Aspects, p. 3. Les pratiques des éditeurs sont en grande partie étrangères à la compréhen (...)
  • 11 La famille X est fortement représentée chez tous les éditeurs à l’exception de Johannes Andreas q (...)
  • 12 Kenney, Aspects, p. 13 ; G. Steiner, « The Textual Tradition of the Ovidian Incunabula », Transac (...)

5Raphaël Regius publie le premier commentaire humaniste accompagnant le texte ovidien. Il doit faire face dans un premier temps à l’établissement du texte qui confronte les éditeurs à la tradition complexe d’un texte transmis de façon manuscrite de l’Antiquité au Moyen Âge. Malgré une volonté légitime de corrections, les premières tentatives se révèlent néanmoins « unsystematic and, since they could not, or at all events did not, control their sources, essentially anti-philological10 ». Le facteur économique, à l’heure où l’essor de l’imprimerie rend possible la diffusion à grande échelle en est en partie responsable, de même qu’une vision culturelle du texte qui se base sur la lecture qui fait autorité, la lectio recepta, garante du succès d’une entreprise éditoriale. C’est ainsi qu’on a accordé parfois beaucoup d’importance à certaines versions du texte ainsi qu’à certaines familles de manuscrits11, largement reprises sans remise en question dans les éditions ultérieures12.

  • 13 Kenney, Aspects, p. 23-25. L’emendatio donne lieu à des pratiques distinctes : additio, ablatio, (...)
  • 14 Kenney, Aspects, p. 21.
  • 15 A. Moss, Latin Commentaries on Ovid from the Renaissance, Tennessee, 1998, p. 32.

6Au niveau théorique du moins, il existe pourtant une volonté de correction et de retour au texte originel appuyé idéalement sur la recensio des manuscrits. En est témoin la récurrence de termes comme emendare, corrigere, emaculare dans les préfaces13. L’idée centrale des éditions de cette période se concentre sur une métaphore précise : « polishing […] scouring, […] clearing away the rust and dirt engendered by centuries of slothful neglect, [and] restore the author to his pristine splendour14 ». Dans la pratique cependant, l’influence de la lectio recepta n’autorise que quelques corrections, proposées principalement sur la base des connaissances solides en latin et en grec15. La pratique est donc paradoxale puisqu’il s’agit à la fois d’améliorer le texte publié par les prédécesseurs pour justifier une nouvelle édition, tout en se basant sur un texte reçu, qu’on ne modifie pas en raison de son autorité. Cet état de fait est par ailleurs entretenu par des rivalités économiques et scientifiques.

  • 16 Steiner, « Source-Editions », p. 227, p. 229.
  • 17 Bartholomeus Merula a voulu se l’approprier par une première impression illégale en 1492, créant (...)
  • 18 Steiner, « Source-Editions », p. 231. Moss, Latin Commentaries, p. 32, estime alors 50 000 copies
  • 19 Moss, Latin Commentaries, p. 32, p. 58.
  • 20 Pour la genèse des émendations ponctuelles dans les rééditions du premier livre notamment, voir E (...)
  • 21 Malgré la réticence de l’éditeur ; voir Moss, Latin Commentaries, p. 58.

7Regius ne fait pas exception à ces pratiques d’établissement de texte. Il retient largement les leçons de Johannes Calphurnius et Bonus Accursius16 et les conflits qui entourent le vol et la publication clandestine de son commentaire17 s’inscrivent dans le climat de l’époque. Mais l’originalité de son entreprise consiste précisément en sa démarche de commentateur. C’est même la raison du succès considérable de cette édition publiée en 1493 à Venise. Rapidement, plus de onze impressions circulent avant la fin du siècle, alors que les éditions des autres humanistes n’en connaissent presque plus au-delà de 150018. La seconde édition du texte de Regius publiée à Venise en 1513 vient couronner le succès des réimpressions. Elle contient des corrections, l’adjonction de commentaires historiques et d’indications factuelles de la part de commentateurs italiens contemporains, ainsi que diverses notes de conférences, d’explications scolaires et de cours donnés par Regius, un matériel déjà mis en circulation dans les réimpressions19 et qui vise à améliorer, discuter et soutenir de nouvelles leçons20. À travers ces ajouts, la recherche de la copia, de l’abondance dans les mots et les explications caractérise le commentaire latin dans la première partie de la période. Pour expliciter le contenu narratif, un commentaire sous forme d’argumenta est intégré à la nouvelle édition du commentaire de Regius21, officialisant ce qui était la pratique des réimpressions dès 1510.

  • 22 R. Tarrant, « The Narrationes of ‘Lactantius’ and the Transmission of Ovid’s Metamorphoses » in O (...)
  • 23 Voir A. Cameron, Greek Mythography in the Roman World, New York, 2004, p. 4, p. 313-316.
  • 24 Cameron, Greek Mythography, p. 5 et p. 311, Tarrant, « Narrationes », p. 95-96 propose quant à lu (...)
  • 25 Cameron, Greek Mythography, p. 311 : « an entirely typical mythographic work of the high empire, (...)

8En effet, la riche mythologie d’une œuvre aussi foisonnante que les Métamorphoses implique le résumé comme forme première de commentaire. Les humanistes reprennent donc à leur compte les argumenta qui s’inscrivent dans une longue tradition d’épitomés historiques et mythologiques et remontent à l’Antiquité, constituant ainsi un élément important de la tradition du texte ovidien22. Ils accompagnent plus de 230 fables et en reprennent les points principaux dans un vocabulaire simple et sous un titre évocateur. Dans les manuscrits, leur auteur porte le nom de Lactantius Placidus, sous lequel le désignent les commentateurs humanistes, même si cette attribution est probablement fausse23. Ces narrationes semblent remonter au vie siècle, mais intègrent des éléments plus anciens, qu’on peut dater entre 150 et 250 ap. J.-C.24 Dans la plupart des cas, ces résumés suivent de près le texte ovidien, y ajoutant rarement quelques éléments extérieurs puisés chez Hygin ou Pseudo-Apollodore. Dans un matériel mythographique latin très peu présent25, les résumés de Lactantius Placidus s’imposent donc comme un document non seulement essentiel mais de qualité, ce qui explique sa pérennité dans les éditions humanistes et participe pleinement de leur succès.

  • 26 Moss, Latin Commentaries, p. 29.
  • 27 Moss, Latin Commentaries, p. 29 : « in his preface he puts his method of reading the Metamophoses (...)
  • 28 Voir Moss, Latin Commentaries, p. 30.
  • 29 Moss, Latin Commentaries, p. 30.

9Je reviens au commentaire de Regius. Pensé en vue du développement pratique de l’élève humaniste26, le texte doit avant tout servir à l’éducation morale27, d’où le titre moralizati qui apparaît à partir de 1510. Ce titre n’est pas sans rappeler, en langue française, L’Ovide moralisé, une adaptation poétique qui s’appuie elle aussi sur les multiples exemples de métamorphoses pour illustrer autant de vertus récompensées et de vices punis. Mais contrairement au moralisateur chrétien médiéval, « the humanist commentator underlines elements of pagan morality that seem consonant with Christian principles but does not rewrite pagan fables in Christian language »28. Cette approche des fables est tout particulièrement présente chez Regius dans le commentaire au premier livre. Par la suite, dans une perspective pédagogique, les leçons morales se font plus rares, le lecteur étant désormais pourvu de la capacité à en tirer lui-même à partir du texte. Cette formation de l’esprit par les exempla est illustrée par les termes narrantur, ostendit, admonet29. Révéler le texte par le commentaire et en ouvrir l’accès au lecteur, tout en proposant une réflexion morale, est ainsi une des visées de Regius.

  • 30 Moss, Latin Commentaries, p. 58 : « literally in the context of the commentary ».

10Le développement de la morale est débiteur de la compréhension du texte dans son contexte historique et culturel. L’importance de ce co(n)texte, est par ailleurs visuellement saisissable dans l’édition de Regius, tout comme dans celles de ses contemporains. En effet, le texte de l’auteur latin est littéralement entouré du commentaire, afin d’en permettre la compréhension approfondie, « dans le contexte du commentaire »30. Le contenu de cette contextualisation offre l’accès à une érudition pluridisciplinaire, revendiquée dans la préface :

Non solum enim veteres historiae, quae propter antiquitatem fabularum loco habentur, ex vetustissimis autoribus collectae, eleganter ab Ovidio describuntur, sed ita & Geographiae & Astrologiae & Musicae & artis oratoriae & moralis naturalisque philosophiae ratio exprimitur, ut cui Ovidii Metamorphosis bene percepta sit, facillimum ad omnes disciplinas aditum habiturus, neque difficultatis quicquam in ullo fere poeticorum operum inventurus esse videatur.

  • 31 p. xxiv, traduction personnelle.

« Car ce ne sont pas seulement de vieilles histoires, tenues pour des fables en raison de leur antiquité, qui, après avoir été rassemblées chez les auteurs très anciens, sont fixées par écrit élégamment par Ovide. Mais ainsi est également exprimée la science de la Géographie, de l’Astrologie, de la Musique, de la rhétorique, de la philosophie morale et de la physique, de telle sorte que celui qui a bien compris les Métamorphoses d’Ovide pourra avoir un accès très facile à toutes ces disciplines et ne rencontrer de difficulté dans presque aucune des œuvres des poètes. »31

  • 32 Moss, Latin Commentaries, p. 30, et, en italien, B. Guthmüller, « Concezioni del mito antico into (...)
  • 33 Dans cette perspective, Regius fait fréquemment référence au traité antique de Festus, De Verboru (...)
  • 34 A. Moss, Ovid in Renaissance France : A Survey of the Latin Editions of Ovid and Commentaries Pri (...)
  • 35 Inst. Or. X. 5. 4.
  • 36 Moss, Latin Commentaries, p. 31 : « Such commentaries undoubtedly fostered the Renaissance ideal (...)
  • 37 Moss, Latin Commentaries, p. 32.

11Les Métamorphoses sont conçues par l’éditeur comme « an encyclopedia of general knowledge »32. Dans la pratique, la propagation du savoir tient tout autant à l’éducation qu’à la démonstration d’érudition de la part du commentateur. Mais cet objectif s’accomplit nécessairement à travers l’acquisition de la langue latine et notamment de son vocabulaire. Les remarques sur la langue constituent donc la majorité des interventions et elle transcende, tout en les étayant, les buts moraux et scientifiques. S’appuyer sur la connaissance des mots permet non seulement de lever les difficultés posées par un texte poétique comme celui des Métamorphoses, mais également de montrer la variété des structures et des synonymes et d’en acquérir les subtilités. Étymologie, significations33, reconnaissance des usages propres et figurés des mots et des expressions et étude des figures rhétoriques constituent le centre des préoccupations du commentateur qui transpose, pour des raisons de clarté, le poème en prose34. Dans ce procédé analogue aux exercices d’école prônés par Quintilien35, le recours à la synonymie et à la paraphrase vise à éclairer le texte tout en offrant l’opportunité d’élargir et d’approfondir le vocabulaire latin. À nouveau, l’abondance – la copia – recherchée dans l’usage des mots cette fois-ci est la source des interventions du commentateur tout autant que le résultat d’une manière de penser et de s’exprimer en latin36. À travers la focalisation sur la langue, c’est le bon usage et sa transmission qui deviennent des buts en soi, une démarche constitutive du système culturel de la Renaissance où le latin est la langue véhiculaire des savants. Et pour cause, la pratique éditoriale repose entièrement sur la maîtrise de la langue pour discuter, éditer et surtout établir le texte. À ce titre, Regius déclare lui-même se baser non pas sur les leçons des manuscrits mais sur sa propre idée du texte correct, fondée par sa fréquentation des auteurs latins et grecs et sa connaissance du bon usage grammatical37.

  • 38 p. xxi : Inter quae & talia nonnulla fuere, ex quibus Ovidii loca non pauca, praesertim quae in M (...)
  • 39 Moss, Latin Commentaries, p. 125 : « what Micyllus himself brings to the enterprise is a wider an (...)
  • 40 Epistola dedicatoria, p. xxi : « C’est pourquoi, dans les commentaires laissés intacts qui sont t (...)
  • 41 Moss, Latin Commentaries, p. 126.

12En 1543, l’humaniste Jacobus Micyllus produit une première révision critique du commentaire de Regius. Il souhaite éclairer les parties encore sombres du texte38 et compléter le commentaire par des annotationes qui concernent princi­palement la littérature grecque39. Dans l’impression exécutée par le bâlois Hervagius, les interventions des divers commentateurs sont clairement indiquées en marges : lact pour Lactantius Placidus, raph pour Regius et micyl pour Micyllus. En singularisant également ses remarques par des crochets carrés, Micyllus souligne non seulement l’estime qu’il porte à ses prédécesseurs40, mais aussi ses propres interventions. Par la qualité de ses adjonctions et corrections, cette nouvelle édition commentée des Métamorphoses devient le standard, exploité par les éditeurs ultérieurs et réimprimé fréquemment jusqu’au xviiie siècle41.

  • 42 Moss, Latin Commentaries, p. 131-139.
  • 43 Moss, Latin Commentaries, p. 139.
  • 44 Moss, Latin Commentaries, p. 140 : « [Engravings] are themselves little epitomes of the action an (...)
  • 45 Voir l’article de B. Nelis dans le présent dossier.

13En réponse à la copia de l’édition de Regius-Micyllus et plus largement des autres commentaires de la période, se manifeste une volonté de produire des éditions allégées42. Les explications se font plus brèves et une partie des éditions de la deuxième partie du xvie siècle ne les reprennent plus in extenso. La pratique des résumés s’inscrit tout particulièrement dans le désir de concision et d’accessibilité directe à la culture mythologique classique. Ils se développent alors sous une forme moralisée dans des recueils d’exempla qui connaissent un succès considérable. Hérité de la génération d’Érasme, ce type de résumés s’adapte tout particulièrement aux Métamorphoses dont les fables sont lues comme « examples of general moral truths »43. C’est dans cette veine que l’usage des gravures se développe comme un complément illustratif à la moralité de la fable et s’impose comme commentaire graphique à part entière44. Johannes Sprengius publie ainsi en 1563, en regard du texte, des illustrations de Virgil Solis et de Bernard Salomon qui reprennent à elles seules la fonction du commentaire45.

  • 46 Moss, Latin Commentaries, p. 132.

14Finalement le commentaire latin se transforme en une réflexion sur le texte lui-même. La seconde édition de Regius et l’Aldine de 1515 font dorénavant autorité pour la critique textuelle qui s’intéresse notamment aux erreurs, aux difficultés du texte et aux possibles émendations. Les conjectures se font principalement à partir des usages linguistiques latins, selon la pratique éprouvée de Regius et de Micyllus. Cependant, en raison de l’autorité et de la diffusion de ces éditions prestigieuses, les corrections figurent à la fin, sous forme d’appendices critiques qui questionnent a posteriori les leçons retenues46. Ainsi les textes de Regius ou de l’Aldine restent intacts et des apparats critiques indépendants sont produits. La recension de Gregorius Bersmann publiée à Leipzig en 1578, avec émendations à partir d’un manuscrit privé, marque un tournant dans la perception du texte et de ses sources, confirmée avec l’édition de Nicolaus Heinsius (1659). Graduellement, l’intérêt moral puis encyclopédique produisant la copia des savoirs et des mots faiblit au profit de la prise en compte du texte en tant qu’objet et de la reconnaissance de ses variantes.

L’édition de Burmann-Heinsius

  • 47 Moss, Latin Commentaries, p. 133-134.
  • 48 R. Tarrant, « Nicolaas Heinsius and the Rhetoric of Textual Criticsm », in P. Hardie, A. Barchies (...)
  • 49 Kenney, Aspects, p. 57.
  • 50 Voir l’ouvrage de F. F. Blok, Nicolaas Heinsius in dienst van Christina van Zweden, Delft, 1949.
  • 51 Á. Suárez Del Río, Edición crítica y comentario textual del Libro III de las Metamorfosis de (...)
  • 52 Kenney, Aspects, p. 58-59 : « his peculiar combination of natural genius and laboriously acquired (...)
  • 53 Kenney, Aspects, p. 61.
  • 54 Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 289.

15Ce n’est pas un hasard si Petrus Burmannus (Pieter Burmann) choisit de baser son édition sur celle de Nicolaus Heinsius qui, après l’édition de Regius-Micyllus, établit, en 1659, un nouveau standard en la matière. Nicolaus Heinsius et son père Daniel sont des figures-clés des belles lettres du siècle d’or néerlandais47. Ils marquent un tournant dans l’histoire éditoriale des Métamorphoses d’Ovide, mais également dans la conception pré-moderne de la philologie, en ce qu’ils consultent plusieurs manuscrits pour établir le texte48. Même si Nicolaus Heinsius n’a jamais rédigé de théorie de sa démarche éditoriale ou d’ars critica, ses pratiques, reconstituées à partir du matériel liminaire et de sa correspondance49, mettent en évidence l’importance de la collation des manuscrits. Son statut de diplomate à la cour de la reine Christina de Suède50 lui permet notamment de consulter les ouvrages de diverses bibliothèques entre 1640 et 165251. Ses observations se doublent d’un travail consciencieux52. Il est le premier à observer des parentés et à élaborer un classement des manuscrits, lorsque cela est possible53. Il évalue également la qualité des manuscrits par rapport à leur âge (antiqui, veteres, vetustiores), leur supériorité (meliores, optimi) ou leur absence d’erreurs (castigatiores)54. Il explicite également très clairement ses positions sur les leçons à retenir :

  • 55 Correspondance, Lettre à Gaudentius, 1647, Leiden B.P.L. 1830, cité dans Kenney, Aspects, p. 62.

Mihi certum est nihil in Ovidio mutare, quod non et optimorum vetustissimorumque codicum auctoritate nitatur et simillimis prorsus ipsius auctoris loquendi modis confirmari possit.55

« J’ai décidé de ne rien changer dans Ovide qui ne s’appuie sur l’autorité des meilleurs et des plus anciens manuscrits et puisse être étayé pleinement par des manières très semblables de s’exprimer de l’auteur lui-même. »

  • 56 Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 289.
  • 57 Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 291-292.
  • 58 Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 294 : scribendum fortasse, videtur tamen scribendum, nec vero (...)
  • 59 Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 295.
  • 60 Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 289.

16Ceci le conduit à accorder de la valeur aux manuscrits qui forment encore la base des éditions modernes56. Heinsius se distingue également de ses prédécesseurs comme de ses contemporains par sa prudence, en montrant seulement sa désap­probation pour les interpolations grossières qui violent, selon lui, le raffinement de l’auteur et sont plus graves qu’une négligence de copiste57. Il utilise des expressions impersonnelles pour introduire ses modifications58 et, alors que les autres éditeurs rejettent avec véhémence une mauvaise interprétation, il s’étonne de ce que ses collègues « n’aient pas vu cela59 ». Ces remarques sont possibles parce qu’il a une connaissance plus étendue des variantes des manuscrits et non seulement de ceux qui confirment la lecture dont il est partisan60. Sa démarche se rapproche donc, du point de vue théorique, de la philologie moderne.

  • 61 Kenney, Aspects, p. 59-60.
  • 62 Kenney, Aspects, p. 67-68 et passim.
  • 63 Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 289 : « Heinsius accompanied his text with a substantial body (...)
  • 64 Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 295-296.
  • 65 Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 298. Heinsius exprime sa prudence en ces termes: malo intacta (...)
  • 66 Kenney, Aspects, p. 63, Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 297-298.
  • 67 Kenney, Aspects, p. 61 : this is not because Heinsius’ ‘method’ was correct – as Blok rightly rem (...)
  • 68 Kenney, Aspects, p. 69, A. Moss, Latin Commentaries, p. 133-134.
  • 69 Moss, Latin Commentaries, p. 134.
  • 70 Moss, Latin Commentaries, p. 233.

17Cependant dans la pratique, la collation humaniste n’est jamais scientifique au sens moderne puisqu’elle n’est pas systématique : les manuscrits sont consultés en priorité pour améliorer la lectio recepta et mentionnés quand ils la soutiennent ou confirment l’idée reçue de l’éditeur61. Comme ses contemporains, Heinsius ne reconstitue pas un texte de zéro à partir des manuscrits, mais se sert de l’édition de son père Daniel Heinsius (1629) comme lectio recepta. Elle est elle-même reprise de Plantinus (1578) et inchangée depuis l’édition aldine de Naugerius (1515). De ce fait, Heinsius s’inscrit profondément dans la vision de son époque qui privilégie l’importance des textes anciens, réédités avec quelques émendations ponctuelles mais conservant surtout les lectures établies62. Ses recherches sur les manuscrits transparaissent néanmoins dans ses notes63. En effet, c’est le commentaire qui lui permet d’exposer le contenu de ses collations, constituant autant d’alternatives possibles au texte, dans « a willingness in many places to entertain two or more solutions to a textual problem (or, to put it more cautiously, the absence in these places of a rhetorical strategy that propounds a single solution to the exclusion of others) »64. La connaissance encyclopédique du latin, fondé sur la copia, et les parallèles proposés avec les autres auteurs et manuscrits ont paradoxalement amené Heinsius à garder l’ensemble des différentes lectures plutôt que d’en sélectionner une65. La présentation des différentes possibilités prouve qu’il est conscient des variantes du texte – ce qui est une avancée philologique – mais sa démarche n’est pas « critique » au sens étymologique et moderne. Par sa proximité avec les principes de la philologie lachmannienne, Heinsius avait pourtant toutes les cartes en main pour révolutionner le monde de l’édition des textes antiques au xviie siècle66. Sa vision et sa compréhension des états du texte et de ses transformations au cours du temps font la force de cet érudit, même si elle est largement intuitive67. Pour le reste, il base largement son commentaire sur ceux de ses prédécesseurs, notamment de son père et de Regius et Micyllus (1543)68, et les sources des interventions sont scrupuleusement indiquées. Ces caractéristiques en font « [the] most critically sophisticated edition of the Metamorphoses produced in [the] period »69, un statut qui assure la diffusion et le succès de l’édition, notamment auprès des savants70. Elle devient ainsi la base des éditions ultérieures et marque une nouvelle étape dans la réception des Métamorphoses.

  • 71 C. Hugh, (éd.) Encyclopaedia Britannica, 9e éd., vol. IV, 1911, p. 846, entrée Burmann, Pieter « (...)
  • 72 Voir la liste dressée par le Grupo de Investigacion Nicolaus Heinsius (GINH), Ediciones y Comenta (...)
  • 73 Tome II, p. 3.

18Burmann revoit entièrement l’édition du texte du poème à partir d’Heinsius. Davantage compilateur que critique71, cet éditeur démontre une immense érudi­tion. L’histoire de son édition et son succès transparaissent dans les réimpressions et rééditions multiples72 dont la popularité repose largement sur celle d’Heinsius. Le matériel liminaire livre en détail les objectifs de sa démarche éditoriale, basée en premier lieu sur une lecture personnelle des Métamorphoses, texte qu’il apprécie et qu’il veut partager avec le lectorat73. Sa priorité est de présenter le texte des Métamorphoses de façon simple pour saisir directement les subtiles connexions des fables, à l’aide de résumés. Burmann poursuit des buts analogues aux deux Heinsius, avec peu d’intervention au niveau des fables, davantage au niveau des notes, en gardant, comme objectif principal de rendre le texte lisible et accessible. Naturellement, les différentes leçons issues des remarques philologiques d’Heinsius constituent la majeure partie de ses notes et il s’applique à discuter et à répertorier les sources qu’il a utilisées pour l’établissement de son texte et pour son commentaire :

[…] me in Ovidii verbis exhibendis fere secutum fuisse editionem Nicolai Heinsii An. 1668, cui ipse praefuit […]. Editiones Ovidii adhibui varias, quasdam sub incunabulis renatarum proditas, deinde Aldinas, Gryphianas, Micylli, Bersmanni, Heinsiorum & aliorum, quorum plerasque Cl. Fabricii diligentia in Bibliotheca Latina recensuit. Ex illis in nostram transtulimus integras in totum opus Jacobi Micylli […], Herculis Ciofani, Danielis & Nicolai Heinsiorum, notas. has vero minimum tertia parte ex ejus autographo auctiores.

  • 74 Principalement celle de Regius, cf. Tome I, Praefatio lectori aequo et benevolo Petrus Burmannus, (...)
  • 75 Deux éditions : 1502, 1515, cf. GINH, Ediciones y Comentarios, p. 6-7.
  • 76 La première édition, publiée en 1534, et ses rééditions nombreuses, cf. GINH, Ediciones y Comenta (...)
  • 77 Trois éditions : 1582, 1590 et 1596, cf. GINH, Ediciones y Comentarios, p. 18-20.
  • 78 Cf. Tome I, Praefatio lectori aequo et benevolo Petrus Burmannus, p. xx-xxi.

« […] dans la présentation des mots d’Ovide j’ai suivi à peu près l’édition de Nicolaus Heinsius de l’année 1668 […]. J’ai fait appel à des éditions variées d’Ovide, quelques-unes publiées au berceau de la Renaissance74, ensuite les Aldines75, les Gryphianes76, celle de Micyllus, de Bersmann77, des Heinsius et d’autres, dont le zèle de Claudius Fabricius a recensé la plupart dans la Bibliothèque Latine. De celles-ci, nous avons transféré dans la nôtre les notes intégrales à toute l’œuvre de Jacobus Micyllus […], de Hercules Ciofanus, de Daniel et de Nicolaus Heinsius. Celles-ci augmentées au moins d’un tiers après son autographe. »78 

  • 79 Cf. Tome I, Praefatio lectori aequo et benevolo Petrus Burmannus, p. xxiii.

19Cet impressionnant listing procède de la copia, dans la tradition humaniste. Mais l’abondance des notes sert avant tout à questionner le texte et ses variantes. Il avoue d’ailleurs avoir changé d’avis en certains endroits au cours des douze années durant lesquelles il y a travaillé79. Ces éléments soulignent le travail de compilateur et la rigueur dont fait preuve Burmann. Le processus de constitution du commentaire se fonde encore largement sur l’expérience personnelle de l’éditeur et sur ses connaissances du latin. Il fait en outre preuve d’une humilité, héritée d’Heinsius, qui vise à excuser ses erreurs face aux éventuelles critiques, une position traditionnelle, mais qui se renforce au moment où l’éditeur tend à s’effacer de plus en plus au profit du texte. Ce dernier occupe d’ailleurs l’espace principal, une position hiérarchisée par rapport aux notes placées en dessous et non plus tout autour, ce qui reléguait le texte au rang de prétexte au commentaire. Burmann produit donc une édition qui confirme l’orientation prise par le commentaire vers le propos philologique.

Vers une philologie moderne

  • 80 Plutôt qu’une réelle modification, Dauvois, « Commentarii, explanationes, anno­tationes », p. 146 (...)

20L’apparition d’une nouvelle technologie comme l’imprimerie au xve siècle, en permettant la circulation des œuvres et des savoirs, modifie profondément le rapport au texte antique, à son édition et à sa réception. Elle en facilite l’accès et, tout en permettant le dialogue à son sujet, nourrit une réflexion qui se fait de plus en plus philologique80, tant au niveau matériel que littéraire. À partir du texte, l’intérêt se porte ainsi sur sa langue et sur ses versions, un processus dans lequel la connaissance du latin est l’outil primordial pour instaurer le dialogue entre les textes, entre humanistes et avec l’Antiquité.

  • 81 Ceard, « Transformations », p. 111.
  • 82 Ceard, « Transformations », p. 109.

21Dans ce contexte, les Métamorphoses avec leurs particularités littéraires et leur utilité comme accès à la culture antique, réclament tout particulièrement une médiation qui en éclaire et en contextualise le contenu. L’argumentum, qui résume et fait ressortir l’organisation de l’ensemble est une pratique répandue que la Renaissance emprunte à des auteurs tardo-antiques comme Lactantius Placidus et à la tradition que recouvre ce nom. L’apport majeur des éditeurs humanistes est toutefois l’explanatio, aussi appelée chez Regius commentarii ou enarratio, c’est-à-dire l’explication du texte, de ses idées et de leur agencement. Elle est complétée par les notae ou annotationes et les axiomata, esquisses de réflexions morales81, qui nourrissent à leur tour la tradition des exempla. Ces divers types de commentaires et les réalités qu’ils recouvrent, encore distingués nettement au début du xvie siècle, deviennent graduellement semblables et interchangeables82. Le « commentaire », en les subsumant tous, acquiert alors son sens moderne. Étymologiquement et pratiquement, il se veut un appui à la mémoire du lecteur par le rappel des éléments mythologiques, et complète la narration là où il y a lieu pour expliquer le texte et y donner l’accès.

  • 83 Ceard, « Transformations », p. 109.

22La compréhension du texte passe nécessairement par celle de sa langue – le latin – qu’il permet de décortiquer. Le texte est alors à la fois le point de départ de la démarche éditoriale et celui d’arrivée du commentaire puisque c’est à partir du bon usage que l’on pense le texte. Par conséquent et de façon paradoxale, il n’est que peu remis en question par fidélité à la lectio recepta. Dans cette perspective, comprendre le texte et l’expliquer, le résumer, le paraphraser, en un mot le commenter, réfléchir, dialoguer avec lui et, à travers lui, et avec l’ensemble des textes antiques, ne suppose pas nécessairement la quête de la version première, mais plutôt celle de l’usage correct de la langue. Elle implique également que tout le processus ne peut se faire qu’en latin. C’est ce que démontre l’intérêt pour la signification des mots qui constitue le gros des interventions de Regius. Graduellement pourtant, à cet intérêt exacerbé pour les mots qui composent le texte succède une préoccupation grandissante pour les aspects philologiques et les diverses versions manuscrites au moment où la multiplication des supports permet au texte d’accéder au statut d’objet d’étude individuel examiné de manière critique83. La prise en considération des manuscrits par Nicolaus Heinsius crée une révolution dans le monde éditorial, même si, pratiquement, il ne s’agit pas de changer le texte dans une perspective critique, mais de compiler les diverses variantes, sans prendre totalement conscience des possibilités de reconstitution du texte d’origine. L’édition de Burmann de 1727, qui retrace dans les variorum l’histoire textuelle des auteurs anciens, les pratiques des critiques et l’émergence de l’importance accordée aux témoins manuscrits, constitue une synthèse illustrant la transition vers une philologie lachmannienne.

  • 84 Ceard, « Transformations », p. 292.
  • 85 Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 292 : « textual writing in Heinsius’ time was regarded as a fo (...)
  • 86 Ceard, « Transformations », p. 109.
  • 87 Ceard, « Transformations », p. 109.

23Le lecteur n’est cependant pas étranger à ces évolutions. Il acquiert, avec la multiplication des ouvrages et les enjeux économiques, une position de force. Les nouvelles relations entre éditeurs et lecteurs se manifestent, entre autres, dans les préfaces de forme épistolaire84. Contrairement aux attentes actuelles, les lecteurs renaissants attendent de l’éditeur qu’il fasse des choix conformes à la lectio recepta85, recherchant avant tout une meilleure lisibilité. C’est pourquoi l’évolution du contenu du commentaire est également visuelle. Les premiers humanistes ont produit des éditions qui se rapprochaient des textes manuscrits, comme les premiers incunables conservaient les miniatures et l’apparence des codex86. C’est encore le cas de l’édition de Regius qui présente littéralement le texte en contexte, mais « cette présentation paraît s’effacer au profit d’une autre qui subordonne plus nettement le commentaire (ou son substitut) au texte : celui-là paraît d’abord imprimé à la fin des sections du texte ou même du volume, avant de prendre, au cours du xviie siècle, la place que nous lui réservons encore, au bas de la page87 ». Cette évolution, consacrée par Burmann-Heinsius confirme la suprématie du texte rétabli et la subordination de l’apparat critique. Elle a aussi largement contribué au succès commercial de telle ou telle édition.

  • 88 Divers projets illustrent tout particulièrement cette évolution : The digital Loeb Classical Libr (...)

24L’étude de ces éditions dans leur perspective chronologique expose donc deux moments d’une évolution tant visuelle que philologique du commentaire latin durant la période humaniste, où tout semble mener à la pratique des modernes. Cependant, l’aspect téléologique qui s’en dégage illustre en premier lieu une prise de conscience plus aiguë et généralisée de l’état du texte et de la multiplication de ses versions. Certes, ces développements sont à l’origine de la philologie lachmannienne, mais ils en montrent d’avance les limites. En effet, le commentaire latin humaniste dans sa forme première devient précisément obsolète au moment où l’information encyclopédique est trop volumineuse pour les contraintes matérielles du livre imprimé, lorsqu’une multitude de commentaires concurrents circulent, à l’heure de la préférence pour les langues vernaculaires, mais aussi lorsque la philologie s’attache en premier lieu à retrouver – ou plutôt recréer – la version unique, originelle et définitive d’un texte. Ce regard sur les pratiques humanistes met en perspective les évolutions philologiques actuelles. L’avènement de l’hypertexte revalorise notamment la démarche de compilateurs d’un savoir encyclopédique, résumé, mais aussi fractionné et caractérisé par le maintien de versions alternatives du texte. Loin des contraintes matérielles de la lisibilité du livre entraînées par la diffusion de l’imprimerie, tous ces niveaux du texte peuvent désormais coexister virtuellement et décupler les potentialités interprétatives des textes, via une multitude de prismes, de leçons et de parallèles, tout en gardant une accessibilité et une lisibilité qui permettent d’amener le texte au lecteur. C’est là le but ultime du commentaire, invariable alors même que le texte et ses versions sont constamment questionnés selon les époques et les supports. Une nouvelle métamorphose du commentaire est en marche, non plus en latin, mais profondément ancrée dans les humanités – dorénavant numériques88.

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Notes

1 Cette étude est issue d’un travail de Master de spécialisation en « Histoire du livre et édition critique des textes », présenté à l’Université de Lausanne le 2 juin 2017.

2 Ovidius Naso, P. Metamorphoseon Libri quindecim, cum Commentariis Raphaelis Regii. Adjectis etiam Annotationibus Iacobi Micylli nunc primum in lucem editis cum locupletissimo praeterea in haec omnia indice, J. Herwagen, Bâle, 1543.

3 Ovidius Naso, P. Opera omnia, IV. Voluminibus comprehensa ; cum integris J. Micylli, H. Ciofani, et D. Heinsii notis, et N. Heinsii curis secundis, et aliorum in singulas partes, partim integris, partim excerptis, adnotationibus, cura et studio. P. Burmannus, qui et suas in omne opus notas adiecit, R. & J. Wetstenius, G. Smith, Amsterdam, 1727.

4 J. Ceard, « Les transformations du genre du commentaire », in J. Lafond, A. Stegmann (éds), L’Automne de la Renaissance 1580-1630, XXIIe colloque international d’études humanistes, Tours, 2-13 Juillet 1979, Paris, 1981, p. 101-117, p. 106.

5 E.J. Kenney, The Classical Text : Aspects of Editing in the Age of the Printed Book, Berkeley - Los Angeles - Londres, 1974, p. 20.

6 J. Ceard, « Theory and Practices of Commentary in the Renaissance » in J. Rice Henderson (éd.), The Unfolding of Words / Commentary in the Age of Erasmus, Toronto - Buffalo - Londres, 2012, p. 3-23, p. 13 : « this is more or less the relation that the sixteenth-century commentator establishes with the text on which he comments. The author […] is for him an interlocutor with whom he opens a dialogue ».

7 Ceard, « Transformations », p. 105.

8 à ce propos, voir les travaux de Nathalie Dauvois sur Horace, en particulier N. Dauvois, « Commentarii, explanationes, annotationes. De quelques formes de notes marginales ou infrapaginales au début de l’imprimerie », in J.-C. Arnould, C. Poulouin (dir.), Notes. Études sur l’annotation en littérature, Mont-Saint-Aignan, 2008, p. 145-158, p. 157 : « la note, quelle que soit sa forme, jou[e] un rôle essentiel à l’aube de l’imprimerie dans la réflexion sur le statut de l’œuvre littéraire ».

9 C. Jacob, « Du livre au texte. Pour une histoire comparée des philologies », Diogène 186, 1999, p. 3-27, p. 6.

10 Kenney, Aspects, p. 3. Les pratiques des éditeurs sont en grande partie étrangères à la compréhension du procédé de copie et des états antérieurs du texte, voir p. 45-46.

11 La famille X est fortement représentée chez tous les éditeurs à l’exception de Johannes Andreas qui s’appuie sur le Marcianus 225 ; voir G. Steiner, « Source-Editions of Ovid’s Metamorphoses (1471-1500) », Transactions and Proceedings of the American Philological Association 82, 1951, p. 219-231, p. 231.

12 Kenney, Aspects, p. 13 ; G. Steiner, « The Textual Tradition of the Ovidian Incunabula », Transactions and Proceedings of the American Philological Association 83, 1952, p. 312-318, passim.

13 Kenney, Aspects, p. 23-25. L’emendatio donne lieu à des pratiques distinctes : additio, ablatio, transpositio, extensio, contractio, distinctio, copulatio, mutatio, cf. p. 35.

14 Kenney, Aspects, p. 21.

15 A. Moss, Latin Commentaries on Ovid from the Renaissance, Tennessee, 1998, p. 32.

16 Steiner, « Source-Editions », p. 227, p. 229.

17 Bartholomeus Merula a voulu se l’approprier par une première impression illégale en 1492, créant polémique. L’affaire se règle par une poursuite en justice et la publication officielle par Regius en 1493 d’un commentaire par endroits deux fois plus long. G. Steiner, « Source-Editions », p. 229-230.

18 Steiner, « Source-Editions », p. 231. Moss, Latin Commentaries, p. 32, estime alors 50 000 copies.

19 Moss, Latin Commentaries, p. 32, p. 58.

20 Pour la genèse des émendations ponctuelles dans les rééditions du premier livre notamment, voir E. Fumagalli, « Osservazioni sul primo libro del commento di Raffaele Regio alle Metamorfosi », in H. Marek, A. Neuschäfer, S. Tichy (éds), Metamorphosen - Wandlungen und Verwandlungen in Literatur, Sprache und Kunst von der Antike bis zur Gegenwart: Festschrift für Bodo Guthmüller zum 65. Geburstag, Wiesbaden, 2002, p. 81-93.

21 Malgré la réticence de l’éditeur ; voir Moss, Latin Commentaries, p. 58.

22 R. Tarrant, « The Narrationes of ‘Lactantius’ and the Transmission of Ovid’s Metamorphoses » in O. Pecere, M. D. Reeve (éds), Formative Stages of Classical Traditions : Latin Texts from Antiquity to the Renaissance, Spoleto, 1995, p. 83-116, p. 84 : « several manuscripts and fragments of the Metamorphoses contain in varying forms and to a varying extent a set of titles (tituli) and prose summaries (narrationes or argumenta) for each of the epic’s major transformations, numbered and arranged by book ».

23 Voir A. Cameron, Greek Mythography in the Roman World, New York, 2004, p. 4, p. 313-316.

24 Cameron, Greek Mythography, p. 5 et p. 311, Tarrant, « Narrationes », p. 95-96 propose quant à lui le ves. Pour une argumentation complète, voir Cameron, Greek Mythography, passim.

25 Cameron, Greek Mythography, p. 311 : « an entirely typical mythographic work of the high empire, unusual only in being written in Latin ».

26 Moss, Latin Commentaries, p. 29.

27 Moss, Latin Commentaries, p. 29 : « in his preface he puts his method of reading the Metamophoses in the context of the moral and cultural values of his age, which the modern reader will recognize as broadly those of the Renaissance ».

28 Voir Moss, Latin Commentaries, p. 30.

29 Moss, Latin Commentaries, p. 30.

30 Moss, Latin Commentaries, p. 58 : « literally in the context of the commentary ».

31 p. xxiv, traduction personnelle.

32 Moss, Latin Commentaries, p. 30, et, en italien, B. Guthmüller, « Concezioni del mito antico intorno al 1500 », in Mito, poesia, arte : saggi sulla tradizione ovidiana nel Rinascimento, Rome, 1997, p. 37-64, en particulier p. 61-64.

33 Dans cette perspective, Regius fait fréquemment référence au traité antique de Festus, De Verborum Significatione (iie s. ap. J.-C.), cf. Moss, Latin Commentaries, p. 59.

34 A. Moss, Ovid in Renaissance France : A Survey of the Latin Editions of Ovid and Commentaries Printed in France Before 1600, Londres, 1982, p. 29.

35 Inst. Or. X. 5. 4.

36 Moss, Latin Commentaries, p. 31 : « Such commentaries undoubtedly fostered the Renaissance ideal of abundance, or copia, in expression and taught and the variety and flexibility of linguistic usage that is a hallmark of Renaissance style, Latin and vernacular ».

37 Moss, Latin Commentaries, p. 32.

38 p. xxi : Inter quae & talia nonnulla fuere, ex quibus Ovidii loca non pauca, praesertim quae in Metamorphosib[us] illius obscura & inexplicata hactenus jacuere, aliquanto clariorem fieri atque illustrari posse viderentur.

39 Moss, Latin Commentaries, p. 125 : « what Micyllus himself brings to the enterprise is a wider and more sophisticated knowledge of Greek and a more rigorous sense of historical properties ». Cf. R.-M. Iglesias Montiel, M. C. Álvarez Morán, « Raphael Regius y su exégesis de las Metamorfosis Ovidianas », Revista de Estudios Latinos 6, 2006, p. 123-38, p. 125.

40 Epistola dedicatoria, p. xxi : « C’est pourquoi, dans les commentaires laissés intacts qui sont tenus pour avoir été composés et édités par Regius […], si j’avais moi-même remarqué quelque chose qui venait d’ailleurs, qu’il avait omis ou laissé un tant soit peu obscur, je l’ai fait figurer dessous ses interprétations, comme une sorte d’appendice. » (Traduction personnelle).

41 Moss, Latin Commentaries, p. 126.

42 Moss, Latin Commentaries, p. 131-139.

43 Moss, Latin Commentaries, p. 139.

44 Moss, Latin Commentaries, p. 140 : « [Engravings] are themselves little epitomes of the action and literal sense of the fables, vignettes of an ideal classical landscape of pasture, woodland, and colonnades in which enchanting figures dispose themselves for intriguingly fantastic encounters in a variety of decorous attitudes and elegant garments ».

45 Voir l’article de B. Nelis dans le présent dossier.

46 Moss, Latin Commentaries, p. 132.

47 Moss, Latin Commentaries, p. 133-134.

48 R. Tarrant, « Nicolaas Heinsius and the Rhetoric of Textual Criticsm », in P. Hardie, A. Barchiesi, S. Hinds (éds), Ovidian Transformations Essays on Ovid’s Metamorphoses and its Reception, Cambridge, 1999, p. 288-300, p. 289.

49 Kenney, Aspects, p. 57.

50 Voir l’ouvrage de F. F. Blok, Nicolaas Heinsius in dienst van Christina van Zweden, Delft, 1949.

51 Á. Suárez Del Río, Edición crítica y comentario textual del Libro III de las Metamorfosis de Ovidio, thèse présentée à l’Université de Huelva, 13. 02. 2015, A. Ramírez de Verger, J. L. Rivero García (dir.), [URL : http://rabida.uhu.es/dspace/bitstream/handle/10272/11377/Edicion_critica_y_comentario_textual.pdf;sequence=4] (consulté le 01. 09. 2018), p. xv.

52 Kenney, Aspects, p. 58-59 : « his peculiar combination of natural genius and laboriously acquired expertise ».

53 Kenney, Aspects, p. 61.

54 Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 289.

55 Correspondance, Lettre à Gaudentius, 1647, Leiden B.P.L. 1830, cité dans Kenney, Aspects, p. 62.

56 Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 289.

57 Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 291-292.

58 Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 294 : scribendum fortasse, videtur tamen scribendum, nec vero absimile.

59 Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 295.

60 Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 289.

61 Kenney, Aspects, p. 59-60.

62 Kenney, Aspects, p. 67-68 et passim.

63 Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 289 : « Heinsius accompanied his text with a substantial body of notes – a cross between an apparatus criticus and a textual commentary – which discuss manuscript variants and explain his editorial decisions in enough detail ».

64 Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 295-296.

65 Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 298. Heinsius exprime sa prudence en ces termes: malo intacta illa relinquere, quam coniecturis, quas ingeniosas nugas appellare soleo, nimium indulgere : Correspondance, Lettre à Gaudentius, Leiden B.P.L. 1830, cité dans Kenney, Aspects, p. 62.

66 Kenney, Aspects, p. 63, Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 297-298.

67 Kenney, Aspects, p. 61 : this is not because Heinsius’ ‘method’ was correct – as Blok rightly remarks, he had none – but because his common sense, acting in this case on adequate material, since he had collated enough MSS to draw reliable inferences about the tradition as a whole, led him to perceive that the particular problem imposed its own terms on the investigator.

68 Kenney, Aspects, p. 69, A. Moss, Latin Commentaries, p. 133-134.

69 Moss, Latin Commentaries, p. 134.

70 Moss, Latin Commentaries, p. 233.

71 C. Hugh, (éd.) Encyclopaedia Britannica, 9e éd., vol. IV, 1911, p. 846, entrée Burmann, Pieter « the Elder ».

72 Voir la liste dressée par le Grupo de Investigacion Nicolaus Heinsius (GINH), Ediciones y Comentarios de Metamorphoses, Huelva, 2009, [URL : http://www.uhu.es/proyectovidio/pdf/edicionesycomentarioscita.pdf] (consulté le 01. 09. 2018), p. 23-38.

73 Tome II, p. 3.

74 Principalement celle de Regius, cf. Tome I, Praefatio lectori aequo et benevolo Petrus Burmannus, p. xxi.

75 Deux éditions : 1502, 1515, cf. GINH, Ediciones y Comentarios, p. 6-7.

76 La première édition, publiée en 1534, et ses rééditions nombreuses, cf. GINH, Ediciones y Comentarios, p. 11.

77 Trois éditions : 1582, 1590 et 1596, cf. GINH, Ediciones y Comentarios, p. 18-20.

78 Cf. Tome I, Praefatio lectori aequo et benevolo Petrus Burmannus, p. xx-xxi.

79 Cf. Tome I, Praefatio lectori aequo et benevolo Petrus Burmannus, p. xxiii.

80 Plutôt qu’une réelle modification, Dauvois, « Commentarii, explanationes, anno­tationes », p. 146 y voit un perfectionnement, non linéaire.

81 Ceard, « Transformations », p. 111.

82 Ceard, « Transformations », p. 109.

83 Ceard, « Transformations », p. 109.

84 Ceard, « Transformations », p. 292.

85 Tarrant, « Nicolaas Heinsius », p. 292 : « textual writing in Heinsius’ time was regarded as a form of direct address rather than, as in modern academic prose, an attempt to state a position in free-standing terms ».

86 Ceard, « Transformations », p. 109.

87 Ceard, « Transformations », p. 109.

88 Divers projets illustrent tout particulièrement cette évolution : The digital Loeb Classical Library [URL : https://www.loebclassics.com] et The Scaife Viewer [URL : https://scaife.perseus.org], deux projets collaboratifs qui permettent notamment les annotations de la part des utilisateurs, ou encore Edition Visualization Technology [URL : http://evt.labcd.unipi.it] élaboré par l’Université de Pise dans le cadre du projet « Philosophy on the Border of Civilizations, Towards a Critical Edition of the Metaphysics of Avicenna » [URL : http://www.avicennaproject.eu], entièrement pensé de façon numérique avec des interfaces d’annotation, de recherche et de comparaison entre les textes et le texte et l’image, mais dont l’accès est limité.

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Pour citer cet article

Référence papier

Dylan Bovet, « Le commentaire latin des Métamorphoses d’Ovide : pratiques humanistes et évolutions entre les éditions de Regius-Micyllus (1543) et de Burmann-Heinsius (1727) »Anabases, 30 | 2019, 111-126.

Référence électronique

Dylan Bovet, « Le commentaire latin des Métamorphoses d’Ovide : pratiques humanistes et évolutions entre les éditions de Regius-Micyllus (1543) et de Burmann-Heinsius (1727) »Anabases [En ligne], 30 | 2019, mis en ligne le 21 octobre 2021, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/9914 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.9914

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Dylan Bovet

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