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Archéologie des savoirs
Dossier – Perpétuer Ovide : aspects moraux, éditoriaux, linguistiques et culturels (IVe-VIIIe s.)

L’audace châtiée : Phaéton, Actéon et Icare dans la tradition latine jusqu’à la Renaissance, tours et détours d’un symbolisme

Hélène Casanova-Robin
p. 93-110

Résumés

L’étude propose un parcours exégétique et poétique sélectif autour de trois mythes ovidiens illustrant l’audace châtiée : Actéon, Phaéton, Icare, au Moyen Âge et à la Renaissance. Sont prises en compte les interprétations morales, philosophiques, parfois contradictoires et les réécritures poétiques inspirées d’Ovide.

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Texte intégral

  • 1 Sur Icare, voir M. Dancourt, Dédale et Icare, métamorphoses d’un mythe, Paris, CNRS Éditions, 200 (...)

1Phaéton, Actéon et Icare1, souvent placés en regard dans les programmes décoratifs ou présentés comme des compagnons d’infortune par les poètes modernes, ont déjà bénéficié chacun d’amples études consacrées à analyser le symbolisme moral qui leur est attaché au Moyen Âge et qui perdurera à travers les siècles. Certes, en vertu du principe sériel à l’œuvre dans les Métamorphoses d’Ovide, on peut considérer que le poète antique apparente ces trois héros par l’acte d’hybris qui leur est imputé et par le destin funeste qu’ils partagent. Ovide leur avait néanmoins accordé un statut singulier, que ce soit dans le scénario même du récit développé à leur sujet ou dans le réseau sémantique et conceptuel dans lequel il les inscrit. Tous trois, en effet, sont liés dans le récit ovidien aux éléments principiels, d’une manière plus ou moins appuyée. Phaéton, au début du livre II des Métamorphoses, est le sujet d’une longue narration, à la mesure de l’ampleur de la catastrophe universelle qu’il provoque en échouant à maîtriser les rênes du char du Soleil, malgré les avertissements paternels. La conflagration qui s’ensuit ente l’épisode dans le processus cosmogonique, désormais anéanti et à reconduire, selon des modalités qui rappellent l’ekpyrôsis stoïcienne. Ce n’est plus le feu qui domine le destin d’Actéon, mais l’eau : l’onde pure et fraîche, originelle, pourrait-on dire, dont il s’approche devient bien vite pour lui l’instrument d’une mort cruelle, activé par la déesse Diane en colère. Quant à Icare, c’est en s’élevant trop haut dans les airs – troisième élément primordial ici illustré – qu’il périt, victime de sa témérité dans l’exploration des hautes sphères. Si Phaéton et Icare sont coupables d’audace, commettant un acte de transgression volontaire puisqu’ils agissent en dépit des recommandations paternelles, Actéon, comme nous le précise Ovide à plusieurs reprises, n’est victime que d’un « error », une errance malencontreuse, qui le conduit à se trouver dans une situation interdite.

2À travers les âges pourtant, ces trois héros illustrent, sous des nuances diverses, l’hybris, l’orgueil châtié, la démesure. Or – et ce renversement n’est pas anodin – tous trois deviennent à un certain moment les protagonistes d’une initiation à la vertu, parfois même ils incarnent des figures en quête de connaissance. Nous nous intéresserons précisément ici à l’évolution des représentations de ces mythes dans la tradition latine, où se manifeste l’imprégnation des commentaires adjoints aux Métamorphoses d’Ovide au gré de leur transmission par les clercs médiévaux et au sein des cercles lettrés des humanistes. Nous rappellerons pour commencer la lectio uulgaris qui se répand, depuis l’époque tardo-antique jusqu’à la Renaissance, puis nous examinerons quel « plus haut sens » leur est conféré, avant d’évoquer quelques réécritures latines novatrices, dont une éminemment fidèle à l’esprit d’Ovide.

La lectio uulgaris, de l’époque tardo-antique à la Renaissance : moralisation

3Dès la fin de l’antiquité, les penseurs chrétiens, parfois distincts des mytho­graphes, s’emparent de la mythologie antique. Ovide reste leur source principale mais ils n’hésitent pas non plus à regarder du côté des mythographes, glanant ici et là des éléments de la fable qui pourraient étayer leur exégèse. Néanmoins, les héros des Métamorphoses continuent de les fasciner et suscitent d’innombrables gloses qui justifient leur importance, aux yeux des commentateurs tardo-antiques, friands d’exégèses construites à partir de traditions diverses. Si Phaéton, Icare et Actéon ne sont pas toujours soumis au même prisme interprétatif, ces trois personnages demeurent toutefois associés par le caractère funeste de leur destin dénoncé comme le résultat d’un excès. Deux voies de lecture allégorique sont suivies : celle de l’allégorie physique – explication de la nature – et celle de l’allégorie morale, étendue parfois en lecture chrétienne du mythe.

4Fulgence constitue l’un des médiateurs importants des mythes ovidiens auquel se réfèrent les exégètes médiévaux et humanistes, au moins jusqu’à Boccace. Le récit qu’il donne de la fable de Phaéton dans ses Mythologiae demeure une voie qui sera couramment empruntée par la suite. Il y voit la représentation d’un phénomène naturel, néanmoins catastrophique (I, 16) :

Hic [Apollo] etiam cum Climene nimfa coiens Fetonta dicitur genuisse, qui paternos currus adfectans sibi atque mundo concremationis detrimenta conflauit. Semper ergo sol cum aqua coiens aliquos fructus gignat necesse est, qui eo, quod terris exilientes appareant, fanontes dicuntur ; fanon enim Grece apparens dicitur. Qui quidem fructus ad maturitatem sui solis ardorem quaerant necesse est, quo accepto omnia feruoris incendio consumantur.

  • 2 Fulgence, Mythologies, traduit, présenté et annoté par E. Wolff et P. Dain, Villeneuve d’Ascq, Pr (...)

« On dit aussi qu’en s’unissant à la nymphe Clyméné, Apollon engendra Phaéton ; ce dernier, aspirant à conduire le char de son père, causa un incendie désastreux pour le monde et pour lui. Donc chaque fois que le soleil s’unit à l’eau, il engendre nécessairement des fruits qui, parce qu’ils apparaissent en jaillissant de la terre, sont appelés fanontes ; en effet, fanon en grec, signifie qui apparaît. Ces fruits, pour parvenir à leur maturité, recherchent nécessairement la chaleur du soleil ; mais une fois qu’ils l’ont reçue, ils se consument tous sous l’embrasement causé par son ardeur. »2

5Quant au destin d’Actéon, il l’interprète aussitôt dans une perspective morale (Myth. III, 3), introduisant à son propos le défaut de curiosité, « sœur des dangers », qu’illustrerait cette fable du moins dans sa première partie :

Curiositas semper periculorum germana detrimenta suis amatoribus nouit parturire quam gaudia. Acteon denique uenator Dianam lauantem uidisse dicitur ; qui in ceruum conuersus a canibus suis non agnitus eorumque morsibus deuoratus est.

« La curiosité, toujours sœur des dangers, peut enfanter pour ceux qui en sont atteints plus de dommages que de joies. Ainsi le chasseur Actéon surprit, dit-on Diane au bain, c’est pourquoi il fut métamorphosé en cerf et dévoré par ses chiens qui ne le reconnurent plus. »

6Puis, sans plus de commentaire sur cette vision transgressive, Fulgence analyse la mort du héros, qu’il attribue à un manque de rationalité et de tempérance : « par affection pour ses chiens, il perdit presque tous ses biens en les nourrissant inutilement, c’est pour cela qu’on dit qu’il fut dévoré par ses chiens ».

  • 3 Repris par Th. Walleys sous le titre Metamorphosis Ovidiana Moraliter a Magistro Thoma Walleys An (...)

7Les commentateurs médiévaux s’emparent de ces pistes allégoriques et centrent leur propos sur la dimension morale ou théologique, dans laquelle on décèle également une complexification de la stratification symbolique. Ils reprennent des vers d’Ovide, entiers ou seulement par lemmes et livrent, chaque fois que cela leur semble nécessaire, une ou plusieurs interprétations. Le poème disparaît là sous les gloses, mais est néanmoins décortiqué, si l’on reprend la métaphore de l’écorce chère aux exégètes, pour qu’apparaisse le message éthique qu’il pourrait receler. Les trois héros transgressifs bénéficient toutefois d’interprétations variées, entées plus ou moins précisément sur les éléments du récit campé par Ovide, qui sont justifiées par des citations empruntées à la Bible, dûment intercalées dans la glose. L’audace de leurs actes renvoie certes à l’orgueil, mais ce vice est généralement dénoncé sans que les commentateurs tiennent compte de la contextualisation offerte par le mythe. C’est ici le commentaire de Pierre Bersuire (mort en 1362), intitulé Reductorium morale, liber XV. Ovidius Moralizatus3, qui offre la source latine la plus complète, reprise dans les décennies suivantes.

  • 4 H. Casanova-Robin, Diane et Actéon, éclats et reflets d’un mythe d’Ovide à la renaissance et à l’ (...)

8Une lectio uulgaris selon laquelle Actéon serait un seigneur ruiné par sa passion immodérée pour la chasse, est prépondérante4. Elle est véhiculée par les gloses ou commentaires moraux des Métamorphoses tout au long du Moyen Âge.

  • 5 Fol. XXXII, p. 65-66 éd. cit. pour le commentaire à la fable d’Actéon.

9Ainsi, la mésaventure du « noble chasseur » qui a vu « par hasard » (casu) Diane se baigner nue est commentée par Bersuire sous un double sens, moral puis chrétien. Le sens moral apparaît le premier5 :

Ceruus qui est animal syluestre cornutum & elatum significat nobiles et superbos : qui vbique discurrunt. Dea igitur venationis. Id est auaritia acteon in ceruum mutauit : quia saepe contingit : quod acteon id est vsurarius vel aduocatus : per auaritiam diues factus : ceruus. (…) Tales autem finaliter a canibus comeduntur (…) : idest tyrannis & principibus deuorari : vel in se : vel in suis haeredibus paupertate & inopia lacerari.

  • 6 Sauf mention contraire, je traduis tous les textes cités.

« Le cerf cornu désigne les seigneurs orgueilleux, ceux qui courent en tous sens. Donc la déesse de la chasse6. C’est la cupidité qui a transformé Actéon en cerf, ce qui arrive souvent. Actéon est un usurier ou un avocat : par cupidité il est devenu riche, un cerf. (…) À la fin, ces seigneurs sont dévorés par leurs chiens (…), c’est-à-dire dévorés par les tyrans et par les princes, soit ils se ruinent eux-mêmes, décomposés dans la pauvreté et la disette, soit par leurs héritiers. »

10L’interprétation chrétienne occupe également une large place : Actéon repré­sente le Fils de Dieu ; Diane, la Vierge Marie ; les chiens, le peuple juif. Actéon rencontrant Diane au bain figure le Christ incarné en homme :

Iste Acteon significat dei filium : qui vna cum comitibus suis id est patriarchis & prophetis canes plurimos id est iudaeorum populum gubernauit qui propter rabiem crudelitatis dici canes a principio potuerunt.(…) Ista dea quae erat virgo significat virginem gloriosam : quae tenebrarum id est peccatorum & siluarum id est istius mundi propter suam misericordiam dicitur gubernatrix. […] Dico igitur quod iste acteon ducens & regens canes id est populum iudaeorum a casu id est occulta prouidentia patris venit ad sylvam huius mundi : vbi in fonte misericordiae diana id est beata virgo continue se lauabat.

« Cet Actéon désigne le fils de Dieu qui, avec ses compagnons, c’est-à-dire avec les patriarches et les prophètes, commande à de très nombreux chiens, c’est-à-dire au peuple juif que l’on a pu appeler du nom de chiens à cause de la cruauté enragée dont ils ont fait preuve au début. (…) Cette déesse vierge désigne la Vierge glorieuse : celle que l’on dit, à cause de sa miséricorde, maîtresse des ténèbres, c’est-à-dire des péchés et des forêts, c’est-à-dire de ce monde-ci. […] Je dis donc que cet Actéon menant avec autorité ses chiens, signifie le peuple juif venu "par hasard", c’est-à-dire par la providence cachée du Père, dans la forêt de ce monde : là où, dans la source de la miséricorde, Diane, la Vierge bienheureuse, se baignait toujours. »

11La vision de Diane nue renvoie à la Vierge pure de tout péché. La métamorphose d’Actéon devient l’incarnation du Verbe. Les chiens qui dévorent Actéon-cerf sont les Juifs qui ne reconnaissent pas le Christ et le tuent.

12À la fin, Bersuire revient à une interprétation morale :

Vel potest dici de diuitibus qui magnam habent canum & hominum comitiuam quas dea syluae id est fortuna quae syluam huius mundi gubernat : quandoque mutat in ceruos id est in pauperes & mendicos : & tunc ipsi comites & canes id est proprii amici et famuli qui eos primo sequebantur : ipsos cognoscere dedignantur : immo quod peius est contra ipsos eriguntur & in ipsos quandoque verbis et verberibus debacchantur.

« Ou l’on peut dire qu’il s’agit des riches qui possèdent une grande troupe de chiens et d’hommes, que la déesse de la forêt est la Fortune qui gouverne la forêt de ce monde. La métamorphose en cerf renvoie aux pauvres et aux mendiants, et les compagnons et les chiens eux-mêmes sont les amis et les serviteurs des riches qui les suivaient tout d’abord. Puis ils ne prennent plus la peine de les connaître : bien plus, ils se dressent contre eux et les assaillent d’injures et de coups. »

  • 7 Fol. XXIII, p. 46-51 de l’édition citée.

13De Phaéton, Bersuire propose une lecture orientée très précisément sur la critique des hommes d’Église non vertueux7. Au préalable il a fourni des clés de lecture allégoriques des lieux de l’univers :

Mare id est amaritudinem & contritionem ; terram id est humilitatem & deuotionem ; coelum id est vitae eminentiam & perfectionem. Flumina id est redundantiam lachrymarum & deuotionem.

« La mer : l’amertume et la contrition ; la terre : l’humilité et la dévotion ; le ciel, la vie sublime et parfaite, les fleuves, l’abondance de larmes et la dévotion. »

14Bersuire analyse en ce sens les paroles de recommandation dispensées par Apollon à son fils avant de lui donner le char ; il livre une interprétation pour chacune des trois règles édictées, posant comme préalable que Phaéton figure un prélat. Dans ce cadre, les trois règles prononcées par Apollon expriment l’éthique à suivre pour conserver le sens du devoir et la dignité. L’exégète établit pour cela une équivalence précise entre la gestuelle du héros ou les objets qu’il a en mains et le sens moral : « ne pas être un homme vindicatif et blessant » (vindicatiuus et pungitiuus) », soumettre les chevaux signifie qu’il ne doit pas faire preuve d’une austérité excessive ni punir inconsidérément (immoderata austeritas & correctio inordinata summe repraehenditur in praelato), la tenue ferme des rênes symbolise la nécessité d’observer une discipline réglée et la justice, visant à maîtriser toute lascivité (… rigide teneat habenas, id est obseruantiam regularis disciplinae & quod cum loris iustitiae equorum id est subditorum lasciuiam compescat). La troisième, « se tenir bien au milieu du ciel », revient à inciter à conserver le juste milieu propre à l’équité et à la justice, à ne pas céder à la haine ou au favoritisme. Enfin, ne pas monter trop haut dans le ciel proscrit l’orgueil sans pour autant renoncer à l’autorité.

15Dans ce cadre interprétatif, Phaéton est un prélat « dépourvu de sagesse » (imprudens praelatus) « qui s’est immiscé par ambition là où il n’était pas appelé » (qui per ambitionem se ingerit non vocatus), comme le sont ceux qui sont « enflammés par le vice » (omni vicio inflammati) et qui « errent sans règle » (sine lege vagantur). La conclusion reprend ce fil et élargit l’explication à un sens politique, au gré d’une récapitulation des divers éléments de la fable ovidienne :

Phaeton significat malos iudices et praelatos : quibus regimen currus id est status ecclesiae vel reipublicae committitur. Constat enim quod per malum regimen talium praelatorum & per suorum crudelitatem et iniustitiam totus mundus id est tota subiecta patria inflammatur et praegrauatur.

« Phaéton signifie les mauvais juges et les prélats : leur confier la conduite du char, c’est leur confier celle de l’Église ou celle de l’État. On constate en effet que, à cause du mauvais gouvernement de tels prélats et à cause de leur cruauté et de leur injustice, le monde entier, c’est-à-dire la patrie tout entière qui leur est soumise est enflammée et écrasée. »

16Le châtiment de Jupiter/Dieu trouve alors une justification :

In mare id est in amaritudinem infernalem praecipitat & consternit.

« Il les jette dans la mer, les anéantit ainsi dans la mer, c’est-à-dire dans l’amertume de l’enfer. »

  • 8 Fol. LXIII, p. 127-129 de l’édition citée.

17Quant à Icare, sa fuite céleste du labyrinthe en compagnie de son père Dédale est justifiée comme un acte d’évasion d’une prison infernale, ou plus largement du lieu du péché8. D’emblée, les ailes sont dites alae contemplationis, « ailes de la contemplation », infléchissant l’exégèse vers une dimension chrétienne, également riche d’échos platoniciens. Comme pour Phaéton, les recommandations du père à son fils sont analysées comme la préconisation d’une voie moyenne, celle de la tempérance. La transgression d’Icare est alors explicitée selon la lectio uulgaris, relevant d’une morale quotidienne :

Dic exemplariter contra filios inobedientes & praesumptuosos qui patrem suum vel praelatum vel sapientes viros sequi nolunt vel eorum mandatis obedire immo seipsos fatue praeponunt et ardua opera ultra vires facere vel attemptare praesumunt que ad finem deducere non possunt.

« [Icare] Comprends sa valeur exemplaire à l’encontre des enfants désobéissants et présomptueux qui ne veulent suivre ni leur père ni le prélat, ni les hommes sages, ni obéir à leurs recommandations, mais qui se mettent en avant sottement et prétendent accomplir ou entreprendre des actions au-delà de leurs forces qu’ils ne peuvent mener jusqu’à leur aboutissement. »

Mais aussitôt est introduit un « plus haut sens » :

Qui igitur vult volare vel spiritualiter per opera virtuosa : vel temporaliter per potentiam saecularem medium tenere debet nec a mediocritate temperantiae deuiare patrem id est maiores sequi nec ab eorum exemplis regulis declinare : quia si nimis basse descendat per nimiam status depressionem vel per terrenorum affectionem pennae eius potentiae et nobilitatis temporalis aggrauabuntur et conterentur : penne eius spirituales id est virtutes & affectiones fluuiis et undis maris id est deliciis saeculi deprimentur. Si etiam plus iusto per praesumptionem vel superbiam se erigat et meliorem aliis se esse credat vel ultra sufficientiam personae altiorem statum quaerat pennae interiores : virtutes solent comburi & pennae exteriores id est nobilitas & potentia mundialis, paulatim dissolui et destrui. […] Vnde Boethius in libro de duabus naturis in Christo. Omnis (inquit) virtus in medio rerum decore locata consistit. Si quid enim vel ultra vel citra quod oportuerit sistere fiat a virtute dissentit. Medietatem igitur virtus tenet : haec ille.

« Donc, il veut voler soit spirituellement par des actions vertueuses, soit d’un point de vue temporel (terrestre) par un pouvoir séculier modéré et il ne doit pas dévier d’une juste mesure tempérée : il doit suivre son père, c’est-à-dire les plus anciens, et ne pas fléchir loin de leurs exemples de régularité. S’il descend trop bas, les ailes de sa puissance et de sa noblesse temporelle seront alourdies et consumées par la dépression excessive de leur position ou par l’affection envers les choses terrestres ; ses ailes spirituelles, c’est-à-dire ses vertus et ses affections seront englouties dans les flux et dans les ondes de la mer, c’est-à-dire dans les délices du siècle. S’il se dresse au-delà de ce qui est juste, par présomption ou orgueil, et s’il se croit meilleur que les autres, ou s’il recherche un poste plus élevé qu’il ne convient à sa personne, ses ailes intérieures, c’est-à-dire ses vertus sont brûlées et ses ailes extérieures, c’est-à-dire sa noblesse et son pouvoir terrestre petit à petit sont anéanties et détruites. […] C’est pourquoi Boèce écrit dans son livre sur les deux natures du Christ : “Toute vertu réside dans la beauté moyenne des choses. Si quelque chose se trouve soit au-delà soit en deçà de ce qui convient, cette chose s’éloigne de la vertu. Donc la vertu occupe le juste milieu.” »

18On reconnaît dans ce discours deux niveaux de moralisation intriqués :

- une morale quotidienne : les enfants doivent obéir aux parents, Icare étant présenté comme une figure de l’excès dans l’Ovide moralisé : « Et cil qui trop hautement vole, /c’est cil qui par orgueil s’afole » ;

  • 9 Voir la définition rhétorique donnée par Quintilien (IX, 2, 46) « l’allégorie est une métaphore c (...)

- une morale spirituelle et philosophique où l’on retrouve des traces de la philosophie platonicienne et néo-platonicienne. La finalité demeure connue : s’imposer une règle de vie, ne pas tomber dans les excès et conserver une juste mesure. Mais plus intéressante est la construction de l’outillage herméneutique : la mise en place du processus métaphorique qui autorise l’allégorie9. Chaque élément du mythe est alors examiné comme recelant une image pédagogique : l’exégète retient ici les ailes, en distinguant ailes intérieures et ailes extérieures. Comment aboutit-il à assimiler ailes et vertus (ou vices) ? Il semble que la source soit à rechercher dans l’iconographie de l’antiquité païenne : les vertus, comme on le sait, sont souvent représentées ailées (fortitudo), de même que les dieux-messagers (Mercure ou Amour qui se déplacent chez les hommes), ou la Victoire. Mais plus encore, l’image provient peut-être du Phèdre (246c) de Platon. Dans la démonstration sur l’immortalité de l’âme, celle-ci est en effet dotée d’une figure ailée. Platon explique alors les fonctions de l’aile : rendre l’âme capable de se mouvoir jusqu’aux cieux pour y porter le « corps pesant » ; en cela, elle est liée au « beau, bien, divin » (246d-e), le symbolisme ainsi conçu requérant que le divin se trouve dans les zones sublimes. Platon ajoute la vertu morale associée à l’âme : ses ailes sont nourries par la vertu, détruites par le vice. Or, ce texte est bien connu de nos commentateurs par le néo-platonisme latin tardo-antique, notamment par Boèce (Consolation de Philosophie, IV, début : Philosophie offre des ailes à l’âme pour qu’elle s’élève au ciel) qui se trouve précisément cité ici, plus bas, à propos de la leçon de sagesse à tirer de la fable. Ainsi se justifie le symbolisme attaché aux ailes d’Icare.

19On le voit, si la lectio uulgaris relevant dans le poème d’Ovide d’une morale commune reste prépondérante, on rencontre de façon récurrente l’interprétation théologique, façonnée sur le modèle de l’interprétation biblique, à laquelle s’ajoutera un sens philosophique.

  • 10 A. Alciat, Emblemata, 1re édition 1531 (Viri clarissimi D. Andreae Alciati Iurisconsultiss. Medio (...)
  • 11 B. Aneau, Picta Poesis, Lugduni, apud Mathiam Bonhomme, 1552. Voir aussi la moralisation exposée (...)

20La première interprétation est destinée à perdurer à la Renaissance : elle réapparait en effet dans la plupart des éditions illustrées des Métamorphoses ou dans les livres d’emblèmes, inaugurés par Alciat au début du xvie siècle10, puis elle est reprise par Barthélémy Aneau, dans sa Picta poesis, sous une forme qui rencontre un immense succès11 et suscite d’innombrables variantes. Les trois mythes des héros audacieux, lus dans cette perspective, connaîtront une grande fortune dans la littérature et dans les programmes iconographiques des xvie et xviie siècles.

21La seconde piste d’interprétation, imprégnée d’échos tardo-antiques et notamment de traces néo-platoniciennes, révèle combien le mythe ovidien se prête aussi à des exégèses philosophiques, dont on trouve trace également au Moyen Âge. Cette voie interprétative s’avère complexe dans la mesure où elle peut remettre en cause le système de valeurs éthiques véhiculé par la précédente.

Interprétation philosophique

22La lecture médiévale scientifique ou philosophique du mythe s’est développée assez tôt, notamment au sein d’ouvrages dédiés à l’étude de la nature, et elle irriguera à son tour certains commentaires et diverses réélaborations de la Renaissance.

  • 12 Grande-Bretagne, 1157-1217.
  • 13 Cité dans l’édition moderne : Alexander Neckam, De naturis rerum libri duo, with the Poem of the (...)

23Au xiie siècle, Phaéton et Icare sont ainsi cités ensemble par Alexandre Neckam12 dans son ouvrage De naturis rerum13 pour illustrer l’esprit de curiosité qui pousse à l’exploration du monde :

Phaeton, levitate puerili currus solis affectans in sui perniciem voti compos effectus est. Icarus, juvenilis caloris inconsulta temeritate aeriis partibus nimis remotis a facie terrae ausus se committere, impetuosam indiscretae voluntatis audaciam infelicitate exitus gemebundi, at ha ! miser ! exsolvit.

« Phaéton, par légèreté enfantine, briguait le char du soleil ; pour sa propre perte, il obtint satisfaction de son vœu. Icare, jeune impétueux à la témérité insensée, osa s’introduire dans des zones célestes trop éloignées, loin de la surface de la terre. Il paya l’impétueuse audace de son désir curieux par le malheur d’une fin lamentable, hélas, le malheureux. »

24Les exemples sont cités en contrepoint de celui de l’auteur qui implore l’aide divine pour exposer son projet d’explorer dans son œuvre le ciel et la nature. Le soleil devient alors la métaphore de la connaissance céleste diffusée par le philosophe, avec l’accord de Dieu, l’ouvrage produit visant à exalter la puissance du Créateur. On y retrouve l’audace, l’impetus qui caractérise l’impulsion de la passion (cupido), mais la mention du « désir curieux » (indiscretae uoluntatis) introduit un nouveau sens, ouvrant une réflexion sur l’accès à un savoir caché, ou du moins supérieur, de même nature que l’entreprise de l’auteur, savant encyclopédiste lui-même explorant le monde.

  • 14 Voir l’introduction de T. Wright à l’édition d’A. Neckam qui détaille le plan argumentatif de l’œ (...)

25Neckam revient à la figure de Phaéton dans un poème composé tardivement, intitulé De laudibus divinae sapientiae, sorte de paraphrase poétique tardive de l’œuvre précédente, divisée en dix livres intitulés Distinctiones14. Il évoque à plusieurs reprises le héros solaire, jusqu’à consacrer un ample passage au récit de la fable tout entière (De laudibus diuinae sapientiae, Distinctio tertia, v. 687-702) :

Indigenae fluuium censent hoc nomine [Pado], Graecus
Flumen ab Eridano nomen habere putat.
Nam puer Eridanus, qui Phaeton dicitur, huius
Fluminis extremum clausit in amne diem.
Fulmine succensus puer est submersus in undis,
Irato parent ignis et unda Ioui.
Succendi metuit orbis succensor, et ingens
Extingui tanto debuit amne calor.
En mundo nocuit ardor non puerilis,
Nam praeceps leuitas semper obesse solet.
Quod male promisit, cur non reuocauit Apollo
 ?
In male promissis est reuocanda fides.
Dediscant parui currus optare paternos,
Ascensum sequitur saepe ruina grauis.
Ascensor currus solaris corruit, amnem
Haeredem fecit nominis esse sui.

« Les habitants jugent que le fleuve tire son nom de Padus, mais un Grec
Pense qu’il le tient de Eridanus.
Car l’enfant Eridanus, que l’on appelle Phaéton, a terminé
Ses jours dans le cours de ses eaux.
Enflammé par la foudre, l’enfant fut noyé dans l’onde,
L’eau et le feu obéissent à Jupiter en colère.
Incendiaire du monde, il craignit d’être incendié et l’immense
Chaleur dut être éteinte dans ce si grand cours d’eau.
Voilà une ardeur destructrice pour le monde qui n’était pas celle d’un enfant,
Car une aveugle légèreté est toujours nocive.
Apollon avait promis, à tort, que n’est-il revenu sur sa promesse ?
La foi donnée doit être reprise dans les promesses inconsidérées.
Que les petits cessent de désirer le char de leur père,
Une lourde ruine suit souvent l’ascension.
Le char solaire en pleine ascension s’est effondré, il a fait du fleuve
L’héritier de son nom. »

26À l’étiologie nominale, Neckam joint ici une lecture morale de la fable. Il souligne cette fois le rôle paternel, se détachant des interprétations couramment répandues sur la culpabilité de l’enfant désobéissant pour incriminer le père, Apollon, amplifiant la dimension pathétique de la chute d’Icare.

27Neckam consacre également à Actéon le chapitre 137 de son ample ouvrage De naturis rerum, situé entre le chapitre 136 dédié aux cerfs, où est mentionnée une herbe qui leur est toxique, et le chapitre 138, beaucoup plus bref, consacré au lynx. Dans un premier temps, le savant adopte l’interprétation morale la plus courante du mythe, connue notamment à cette époque par les allégories d’Arnould d’Orléans : celle du chasseur qui s’est adonné excessivement à sa passion jusqu’à sa ruine, abusé par ses propres serviteurs, à l’instar des « grands seigneurs exposés aux dents de leurs courtisans ». Puis le savant réfléchit sur la scène du bain de Diane :

Quid est autem quod Actaeon deprehendit nudam Dianam, nisi quia multi uenatoriam artem aduertunt uenatores efficere pauperes et egentes ? Quis est enim qui nesciat siluis praeesse Dianam ? Haec mutauit Actaeona in ceruum. Studium quidem uenationis multos in ferales mores et leues commutat. Designet itaque ceruus leuitatem et inconstantiam, eiusdem enim rei plures sunt significationes. Si igitur per Dianam accipis sapientiam, et hoc planum. Voluptatibus enim dedito et curiositatibus uidetur quod sapientia nuda sit et ornatu decenti careat.

Sed libet subtilius ista contueri. Diana enim quasi « dios neos », id est, per dies innouata, seu innouans, dicitur. Haec est sapientia. Ista dum corpus suum aquis lauat, nullum admittere uult qui se ingerat importune. Nymphae Dianae sunt hi qui sapientiae diligentem dant operam. Cum de mysteriis et arcanis sapientiae disseritur, non est passim quilibet admittendus. « Eiice », inquit Salomon, « derisorem, et exibit iurgium cum eo ». Iste est Actaeon qui importune secretis colloquiis prudentium se ingerit. Sed in ceruum mutandus est, ut scilicet fugam cogatur arripere.

« Mais que signifie qu’Actéon surprenne Diane nue, sinon que beaucoup de gens l’avertissent que l’art de la chasse rend les chasseurs pauvres et indigents ? En effet, qui ignore que Diane commande aux forêts ? C’est elle qui transforme Actéon en cerf. La passion de la chasse transforme beaucoup de gens en personnes aux mœurs bestiales et légères. C’est pourquoi, le cerf représenterait la légèreté et l’inconstance et les significations de cette chose sont nombreuses. Donc, si à travers Diane tu entends la sagesse, c’est évident. À celui qui se dédie aux plaisirs et à la curiosité, il apparaît que la sagesse est nue et manque de belles parures.

Mais il me plaît de considérer cette fable plus subtilement encore. En effet, Diane c’est presque “dios neos”, cela signifie qu’on dit qu’elle est renouvelée chaque jour, ou bien qu’elle renouvelle les jours. Voilà la sagesse. Pendant qu’elle baigne son corps dans les ondes, elle ne veut admettre personne qui s’immiscerait inopportunément. Les nymphes de Diane sont les créatures qui contribuent diligemment à la sagesse. Lorsqu’on débat des mystères et des arcanes de la sagesse, on ne peut pas du tout admettre le premier venu. “Chasse le bouffon, dit Salomon, et la dispute s’en ira avec lui.” C’est cet Actéon qui importunément s’est introduit dans les conversations secrètes des sages. Mais il doit être transformé en cerf, afin qu’il soit contraint, bien sûr, de prendre la fuite. »

  • 15 Casanova-Robin, « Le mythe de Diane et Actéon », p. 245-259 en particulier. Sur le thème de la co (...)

28Il propose alors une explication allégorique philosophique, qu’il définit par l’adverbe comparatif subtilius ; il ajoute enfin une citation biblique, conformément à l’usage de l’exégèse quadruple, venue à l’appui de l’interprétation « plus haute ». La descente vers l’animalité d’Actéon (« … transforme en mœurs bestiales ») correspond ici à une hiérarchisation platonicienne. Puis, l’évocation des « mystères et arcanes de la sagesse » suggère l’accès à un savoir réservé à un cercle d’initiés, sur le modèle des pythagoriciens, qu’avaient retenu les néo-platoniciens tardo-antiques (Proclus en particulier). Actéon perd alors toute dimension péjorative dans la mesure où il incarne le désir d’accès à la sagesse ; sa faute réside seulement dans l’observance du rituel. L’audace du chasseur n’est plus ici liée à la vision interdite de la nudité de la déesse : elle devient l’indice d’une quête philosophique dont se souviendra Giordano Bruno, dans les Fureurs héroïques15.

  • 16 A. Alciat, Emblemata / Les Emblèmes, traduction de P. Laurens, Paris, Les Belles Lettres, 2016.

29C’est un trait que l’on voit évoluer dans les siècles suivants, où le mythe d’Icare devient symbolique de l’audace du savoir. Il se trouve d’abord associé, chez Alciat, à la curiosité intellectuelle, en un avertissement adressé aux astrologues présomptueux (emblème CIII, In astrologos, « Contre les astrologues »16) :

Icare per superos qui raptus et aera, donec
In mare praecipitem cera liquata daret,
Nunc te cera eadem, feruensque, exuscitat ignis,
Exemplo ut doceas dogmata certa tuo.

Astrologus caueat quicquam predicere praeceps
Nam cadet impostor, dum super astra uolat.

« Icare, soulevé dans les hauteurs de l’air
jusqu’à ce que fondant la cire en mer t’abîme,
la cire avec le feu ce jour te ressuscite
pour tirer de l’exemple une forte leçon :
se garde un astrologue en tous cas de prédire
imposteur il cherra, au ciel voulant voler. »

30L’emblème est situé juste après celui consacré à Prométhée (CII), doté de la devise : Quae supra nos, nihil ad nos Au-dessus de nous, rien pour nous »), et juste avant celui de l’oiseleur en danger de mort (CIV) qui est accompagné de la devise : Qui alta contemplantur cadere qui contemple le ciel risque de tomber »).

  • 17 Dancourt, Dédale et Icare, p. 42.
  • 18 Horace, Ép., I, 2, 40.

31Puis la figure d’Icare est infléchie du côté d’une audace louable, comme l’a signalé Michèle Dancourt17, répertoriant diverses œuvres du xviie siècle qui s’inscrivent dans ce sillage : l’Icare d’Anselme de Boot (1686) Nil linquere inausum ne renoncer à rien sans avoir osé ») et le Sapere aude ose savoir »), emprunté à Horace18, qui devient la devise personnelle d’un Gassendi.

Les réélaborations poétiques latines : Icare et Phaéton

32Les Humanistes du Quattrocento italien ont intégré ces figures mythologiques à leurs compositions poétiques latines, s’inscrivant pour les uns dans le sillage de l’illustration allégorique et en particulier morale du mythe ovidien, pour les autres – plus rares – dans la continuité même d’Ovide et restituant au mythe la dimension propre que lui avait conférée le poète antique.

  • 19 F. Filelfo, Satyrae, I, edizione critica a cura di S. Fiaschi, Roma, Edizioni di storia e di lett (...)

33On trouve dans une satire de Francesco Filelfo une représentation d’Icare qui répond à la première catégorie évoquée. La pièce est construite sur le modèle médiéval d’une disputatio ou d’un agôn rhétorique entre un prodigue et un avare. Icare est l’image du prodigue, mais d’un prodigue sans talent, qui n’a su se prémunir d’aucune manière. La figure confine ici à la caricature, empreinte de grotesque (Sat. 2, 8, 69-7619) :

Pinguis es et nimio forsan rubicundus Iacho ;
Hinc semper stertis longoque sopore solutus
Sopnia vanus alis, montes transcendis et iisdem
Obrueris, nullisque volans super aera pennis
Icarus in medium praeceps delaberis aequor.
Sic omnis effundis opes, ut nulla supersint
Filiolis alimenta tuis, spes ultima uitae. »

« Tu es gras et rougeaud sans doute par excès de vin ;
et donc toujours tu ronfles, étalé endormi profondément,
tu nourris en vain des songes où tu traverses des monts qui te détruisent,
Icare volant à travers les airs mais sans aucune plume,
Tu tombes tête la première au milieu de la mer.
Ainsi répands-tu tous tes biens, pour qu’il ne reste rien
À manger pour tes enfants, dernier espoir de ta vie.
 »

34Quelques décennies plus tard, Benedetto Varchi (Firenze, 1503-1565), synthé­tise en une épigramme construite autour du personnage d’Icare, la figure d’un créateur infortuné, situé à la croisée des éléments de l’univers et dont la fin ultime, dans les ondes marines, répond à une forme d’éternité de son art (Épigramme 82 : De Icaro) :

  • 20 Liber Carminum Benedicti Varchii, a cura di A. Greco, Roma, 1969, je corrige le texte : exsolui a (...)

Credibile est quondam nymphis dixisse marinis
Icarus exsolui cum male sensit opus
 ;
Quandoquidem tellus misero coelumque negatur,
Vos saltem in uestris me tumulate uadis.
Hoc mihi contingat, non me cecidisse dolebit,
Pro tumulo siquidem uestrum erit omne mare.
20

 On peut croire que jadis, Icare s’adressa aux nymphes marines
Lorsqu’il eut compris que l’ouvrage avait fondu ;
«
 Puisque la terre et le ciel me sont refusés pour mon malheur,
Vous, du moins, ensevelissez-moi dans vos ondes.
Que m’échoie, pour tombeau, votre mer,
Et je ne pleurerai pas ma chute. »

35Ailleurs, chez Paolo Giovio Junior, Icare apparaît comme la figure d’un artiste trop audacieux, qui a néanmoins fait œuvre de mémoire en donnant son nom à la mer, les mythèmes de la fable ovidienne sont ici révisés pour dessiner le portrait en contrepoint d’un humble poète :

  • 21 Ibid. Là encore, j’introduis une correction au texte de Greco : je corrige precum en precem.

Benedicto Varchio uiro praeclaro
Sed quid ego ignoto positurus nomina Ponto 15
Icarus et cerae nimium confisus et alis ?
Quid faciam tantis ausus concurrere in actis ?
Iamque graui infirmae subsidunt pondere uires.
Tu modo quem melior iampridem inspirat Apollo,
Cuique altam natura dedit mentemque animumque 20
Hanc precem exiguam quamuis ne sperne Camœnae.21

à Benedetto Varchi, homme très illustre
«
 Mais pourquoi, moi, nouvel Icare, je donnerai son nom
Au Pont inconnu et je ferai une confiance excessive à la cire et aux ailes ?
À quoi bon oser concourir dans de si grandes actions
 ?
Déjà mes pauvres forces s’éteignent à cause de leur poids lourd.
Toi, au moins, qu’Apollon inspire depuis longtemps plus favorablement,
Et à qui la nature a donné un esprit et un cœur supérieurs,
Ne méprise pas la prière de ma Camène, si modeste qu’elle soit. »

  • 22 P. Chiron, « Dédale et Icare à l’aube des Temps modernes », dans J.-P. Aygon, C. Bonnet, C. Noacc (...)

36Ce fil, largement repris par les poètes de la Pléiade, comme l’a montré Pascale Chiron22, court jusqu’à Baudelaire, qui dira d’Icare qu’il s’est « brûlé pour l’amour du beau » (« Plaintes d’un Icare », Les Fleurs du Mal).

  • 23 Sur Giovanni Pontano (1429-1503), voir l’introduction à L’Éridan / Eridanus, édition, traduction (...)
  • 24 P. Maréchaux, « Inuentio allegorica : réflexions sur un paradoxe mythographique », dans D. Auger (...)

37Quant à Phaéton, c’est un poème du xve siècle, plus remarquable encore, qui lui confère une nouvelle vitalité sémantique. On le rencontre inscrit dans un recueil élégiaque tout entier centré sur l’Éridan, dans lequel l’auteur, tout en célébrant ses amours en terre padane pour une Ferraraise qu’il nomme Stella, révise et prolonge la voie poétique ovidienne. Giovanni Pontano, humaniste fameux par ses œuvres en vers et en prose sur des sujets multiples, homme d’État et promoteur du renouveau culturel du royaume de Naples23, renoue en effet de près avec la conception du mythe telle que l’avait illustrée Ovide et telle que Boccace l’a exaltée. Comme l’a montré encore récemment Pierre Maréchaux24, dans la Généalogie des dieux païens, le Certaldais avait érigé la parole fabuleuse des poètes en acte de fondation d’une vérité et non en la simple transmission d’une vérité première. « La pensée mythique est originelle » : de fait, la notion de voile de la fable est écartée ; le mythe exprime de lui-même, par son caractère mirabile (« merveilleux »), une vérité première ; nul besoin d’imputer au poète le rôle d’un poseur de voile, ajouté a posteriori ; « Boccace réhabilite, écrit Maréchaux, un littéralisme allégorique ». Pontano illustre parfaitement ce processus. Son Phaéton concentre, comme celui d’Ovide, un faisceau sémantique dense, produit par le jaillissement talentueux d’une parole poétique d’exception. L’humaniste reprend le récit ovidien au moment de la chute du héros dans le fleuve pour offrir une nouvelle existence au fils du Soleil. Fin connaisseur, sans doute, des interprétations allégoriques attachées à l’histoire du fils d’Apollon et de Clyméné, amplement diffusées depuis l’Antiquité, Pontano n’en suit aucune en particulier mais il en combine plusieurs volets qu’il se plaît à tisser pour illustrer une méditation nouvelle où la dimension éthique ne se départit pas de celle relative à la physique, comme chez Ovide :

- il considère rassemblés dans le récit les quatre éléments primordiaux : feu et eau, générateurs, mais aussi air et terre, qui requièrent d’être régis par un principe de régulation, fourni ici par Vénus ou par l’Éridan ;

- le feu apparaît à la fois comme un métonyme de l’embrasement universel, une métaphore de la passion, mais aussi le principe créateur de toute chose ;

- l’eau, symbole de fécondité et d’apaisement, ouvre sur le sémantisme de la consolation ;

- la déclinaison en formes variées de l’ensemble offre une méditation sur la douleur et sur la réparation de la perte.

38La pièce II, 18 de l’Eridanus est organisée comme une consolation. Ovide avait laissé son héros au moment de sa chute dans l’Éridan, pour consacrer la suite de sa narration au chagrin des Héliades. Pontano reprend le déroulement des événements lorsque Phaéton, brûlé, s’abîme dans les eaux du fleuve, mais il réoriente son propos vers la réparation de ses blessures physiques et morales. L’audace de Phaéton devient un labor dans le cheminement du jeune homme vers la sagesse, une expérience (v. 11, puis 18) dont il doit tirer profit, dans une perspective stoïcisante.

  • 25 De Fortuna, consultable dans l’édition moderne : Giovanni Pontano, La Fortuna, a cura di F. Tateo(...)

39À la figure paternelle d’Apollon, Pontano substitue celle de l’Éridan qui apporte son réconfort au blessé et lui permet de connaître une nouvelle existence. L’innovation apportée commence, à proprement parler au v. 32, avec la création d’un épisode mythique inédit qui prend la suite du récit ovidien, grâce auquel l’humaniste introduit le thème de la Fortuna, auquel Pontano consacre lui-même un traité25. La Fortuna, allégorie du hasard, donne ou retire des faveurs que la virtus est capable de retenir. Par cette mise en scène de l’homme face aux aléas de la fortune, l’écriture fabuleuse allie donc portée philosophique et dimension politique, car on voit l’établissement de la ciuitas à travers le mariage de Phaéton, ainsi que le merveilleux d’un territoire aux confins des éléments (eau, air, feu, terre), livré à la délectation du lecteur.

40L’Éridan, nommé ici genitor, endosse un rôle paternel, voire créateur : en quelque sorte, il offre une nouvelle vie à Phaéton. Le héros règne alors, dans la posture d’un sage éternel, délivrant à son tour un savoir (v. 41-42) :

Nunc alto positus solio, nunc pressus ad imum,
Fortunae instabiles edocet esse vices.

« Tantôt installé sur un trône élevé, tantôt retenu dans les profondeurs,
Il enseigne les retournements instables de la fortune. »

41En digne héritier d’Ovide, Pontano restitue au mythe sa profondeur première.

42On le voit, la matière fabuleuse relatée par Ovide n’a cessé de susciter exégèses et réélaborations à travers les siècles. Les interprétations témoignent de la riche stratification sémantique de ses poèmes, les réécritures, en émulation avec le poète antique, tentent de déployer du mythe ovidien la pleine valeur d’objet merveilleux et dense. La qualité de ces productions confirme, s’il en est encore besoin, la dimension philosophique – non doctrinale – de l’œuvre d’Ovide qui n’était pas dissociable de celle de son talent poétique.

43Plus encore, on retiendra l’importance de ce fil interprétatif dense et savant qui se développe dans la littérature en langue latine – trop souvent négligée – avant d’essaimer dans les œuvres vernaculaires du xvie siècle et au-delà.

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Notes

1 Sur Icare, voir M. Dancourt, Dédale et Icare, métamorphoses d’un mythe, Paris, CNRS Éditions, 2002, en particulier le chapitre 2, « Les transformations du mythe, du Moyen Âge au siècle des utopies », p. 29-57. La fortune artistique du mythe de Phaéton à partir de la Renaissance a été bien retracée par J.-M. Croisille, « Le mythe de Phaéton d’Ovide à Gustave Moreau, formes et symboles », in R. Chevallier (éd.), Colloque Présence d’Ovide, Paris, Les Belles Lettres, « Caesarodunum », 1982, p. 387-440, puis par M. Marongiu, Currus auriga paterni. Fetonte nel Rinascimento, modelli antichi e fortuna del mito nell’arte del XVII e XVIII, La Spezia-Lugano, Lumières internationales, 2008, ainsi que, dans une perspective plus interdisciplinaire encore, par K.J. Hölkeskamp et S. Rebenich (ed.), Phaëton, ein Mythos in Antike und Moderne. Eine Dresdner Tagung, Stuttgart, Steiner, 2009.

2 Fulgence, Mythologies, traduit, présenté et annoté par E. Wolff et P. Dain, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2013.

3 Repris par Th. Walleys sous le titre Metamorphosis Ovidiana Moraliter a Magistro Thoma Walleys Anglico de professione praedicatorum sub sanctissimo patre Dominico explanata, Venundatur in aedibus Ascensianis & sub pelicano in vico sancti Iacobi Parisiis, publié par l’Institut de latin de la Rijksuniversiteit, Utrecht, 1960-1962.

4 H. Casanova-Robin, Diane et Actéon, éclats et reflets d’un mythe d’Ovide à la renaissance et à l’âge baroque, Paris, Honoré Champion, 2003 ; Ead., « Le mythe de Diane et Actéon dans les Fureurs Héroïques de Giordano Bruno : du commentaire d’un poème ovidien à l’élaboration d’un paradigme philosophique et esthétique », in L. Boulègue, Commenter et philosopher à la Renaissance, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2013, p. 239-259.

5 Fol. XXXII, p. 65-66 éd. cit. pour le commentaire à la fable d’Actéon.

6 Sauf mention contraire, je traduis tous les textes cités.

7 Fol. XXIII, p. 46-51 de l’édition citée.

8 Fol. LXIII, p. 127-129 de l’édition citée.

9 Voir la définition rhétorique donnée par Quintilien (IX, 2, 46) « l’allégorie est une métaphore continuée ou une suite de métaphores ».

10 A. Alciat, Emblemata, 1re édition 1531 (Viri clarissimi D. Andreae Alciati Iurisconsultiss. Mediol. ad D. Chonradum Peutingerum Augustanum, Iurisconsultum Emblematum Liber, excussum Augustae Vindelicorum, per Heynricum Steynerum die 28. Februarii, anno M. D. XXXI (1531).

11 B. Aneau, Picta Poesis, Lugduni, apud Mathiam Bonhomme, 1552. Voir aussi la moralisation exposée dans B. Aneau-C. Marot, Trois premiers livres de la Metamorphose d’Ovide, traduictz en vers François, mythologizez par Allegories Historiales, Naturelles et Moralles recueillies des bons autheurs Grecz et Latins, sur toutes les fables, et sentences. Illustrez de figures et images convenantes, avec une preparation de voie à la lecture et intelligence des Poëtes fabuleux. À Lyon, par Guillaume Roville, À L’Escu de Venise, 1556, édition moderne par J.-C. Moisan, Paris, Honoré Champion, 1997. Choisissant ici de suivre la tradition latine, je ne m’arrête pas davantage sur ce commentaire.

12 Grande-Bretagne, 1157-1217.

13 Cité dans l’édition moderne : Alexander Neckam, De naturis rerum libri duo, with the Poem of the same Author De laudibus divinae sapientiae, edited by T. Wright, London, 1863, reproduction photomécanique : Nendeln, Kraus Reprint, 1967.

14 Voir l’introduction de T. Wright à l’édition d’A. Neckam qui détaille le plan argumentatif de l’œuvre.

15 Casanova-Robin, « Le mythe de Diane et Actéon », p. 245-259 en particulier. Sur le thème de la connaissance interdite, voir C. Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989 [Miti, emblemi, spie, Torino, Einaudi, 1986], en particulier le chapitre « Le haut et le bas », p. 97-112.

16 A. Alciat, Emblemata / Les Emblèmes, traduction de P. Laurens, Paris, Les Belles Lettres, 2016.

17 Dancourt, Dédale et Icare, p. 42.

18 Horace, Ép., I, 2, 40.

19 F. Filelfo, Satyrae, I, edizione critica a cura di S. Fiaschi, Roma, Edizioni di storia e di letteratura, 2005.

20 Liber Carminum Benedicti Varchii, a cura di A. Greco, Roma, 1969, je corrige le texte : exsolui au lieu de excoluit au v. 2.

21 Ibid. Là encore, j’introduis une correction au texte de Greco : je corrige precum en precem.

22 P. Chiron, « Dédale et Icare à l’aube des Temps modernes », dans J.-P. Aygon, C. Bonnet, C. Noacco (dir.), La mythologie de l’Antiquité à la Modernité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 235-248.

23 Sur Giovanni Pontano (1429-1503), voir l’introduction à L’Éridan / Eridanus, édition, traduction et commentaire par H. Casanova-Robin, Paris, Les Belles Lettres, Les Classiques de l’Humanisme, 2018. Le texte est cité ici dans cette édition.

24 P. Maréchaux, « Inuentio allegorica : réflexions sur un paradoxe mythographique », dans D. Auger et C. Delattre (dir.), Mythe et fiction, Nanterre, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2010, p. 451-461.

25 De Fortuna, consultable dans l’édition moderne : Giovanni Pontano, La Fortuna, a cura di F. Tateo, Napoli, La Scuola di Pitagora Editrice, 2012.

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Pour citer cet article

Référence papier

Hélène Casanova-Robin, « L’audace châtiée : Phaéton, Actéon et Icare dans la tradition latine jusqu’à la Renaissance, tours et détours d’un symbolisme »Anabases, 30 | 2019, 93-110.

Référence électronique

Hélène Casanova-Robin, « L’audace châtiée : Phaéton, Actéon et Icare dans la tradition latine jusqu’à la Renaissance, tours et détours d’un symbolisme »Anabases [En ligne], 30 | 2019, mis en ligne le 21 octobre 2021, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/9864 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.9864

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Hélène Casanova-Robin

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E.A. 4081 Rome et ses renaissances
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