Au jardin des exempla. Rhétorique et stratégie de l’exemplum antique dans l’œuvre politique de Jean Juvénal des Ursins (1388-1473)
Résumés
Jean Juvénal des Ursins (1388-1473) a fortement recours aux exempla tirés de la sagesse antique dans ses épîtres politiques. Cet article étudie la manière dont cet évêque actualise l’usage de l’exemplum, qui se dégage alors de la rhétorique sermonnaire pour entrer dans le champ politique. Quelques exemples significatifs mais non exhaustifs sont analysés en suivant la tripartition aristotélicienne : éthique, économique, politique, qui ordonne au xve siècle la réflexion sur l’art de gouverner. L’usage souple qui est fait de l’exemplum, soumis aux visées politiques de l’auteur, en fait une arme de choix dans les luttes idéologiques pour la restauration de la France dans le second mitan de la guerre de Cent Ans.
Entrées d’index
Mots clés :
Juvénal des Ursins, exemplum, auctoritas, politique, Cicéron, Valère Maxime, Aristote, CambyseKeywords:
Juvénal des Ursins, exemplum, auctoritas, politics, Cicero, Valerius Maximus, Aristotle, CambysesPlan
Haut de pageTexte intégral
1Pur mo venieno i tuo’pensier tra’miei
Con simile atto e con simile faccia,
Sí che d’intrambi un sol consiglio fei
(Car tes pensées venaient parmi les miennes,
si pareilles de geste et de visage,
que j’ai fait de toutes un seul dessein)
Dante, Inferno, XXIII, 28-30.
- 1 Jn, 18, 38.
- 2 Sur le sujet on consultera avec profit l’anthologie des textes de Pierre Bourdieu, Langage et pou (...)
2Τί ἐστιν ἀλήθεια1 : « Qu’est-ce que la vérité ? ». La Vérité était sous les yeux du procurateur Pilate, mais son éducation dans les meilleures écoles de rhétorique de l’Empire l’avait peut-être privé de sa capacité à la discerner. La question qu’il adressait au Christ, bouleversante et cynique, hante encore le croyant autant que l’incrédule. La réponse du Moyen Âge n’emprunte pas le chemin tortueux du discours oblique de Pilate. S’il est exagéré d’analyser cette longue période de dix siècles comme l’époque d’un grand agenouillement collectif, yeux fermés et mains jointes, il n’est pas erroné d’affirmer que la vérité est alors, pour les hommes du temps, tout entière contenue dans la Pagina sacra. Mais par quel moyen dire la vérité et comment la rendre séduisante pour que les esprits n’hésitent plus à y adhérer ? Voilà la question qui devait pénétrer l’âme et le cœur de Jean Juvénal des Ursins, qui fut à la fois juriste (avocat du dauphin puis du roi Charles VII à partir de 1416, il fut aussi le magistrat qui disculpa Jeanne d’Arc en 1456) et évêque, légat-né du Saint-Siège, titulaire du trône apostolique de Reims de 1449 à sa mort en 1473. Fonctions qui investissaient Jean Juvénal des Ursins d’une parole véridictoire consistant à dire ce qui doit être cru et tenu pour vrai2.
- 3 S. Cazalas, « et pour ce recite Valere… La place de l’Antiquité dans l’arsenal intellectuel d’un (...)
- 4 L’Exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen Âge, Paris, Toulouse, Occitania, (...)
- 5 The Exempla or Illustrative Stories from the Sermones vulgares of Jacques de Vitry, Londres, Publ (...)
- 6 Cl. Brémond, J. Le Goff, J.-C. Schmitt, L’« Exemplum », Turnhout, Brepols (Typologie des sources (...)
3La double expérience de l’avocat et du prédicateur avait enseigné à celui-ci la nécessité du recours à une pédagogie pour amener les auditeurs à l’approbation réfléchie de ses propos. L’époque est encore au triomphe de la scolastique qui, à la suite d’Aristote, unissait dans un même mouvement le raisonnement dialectique et la rhétorique, l’un associé à l’autre formant une herméneutique dont le but était de conduire au vrai. Dans un précédent article, nous avions étudié le recours direct aux citations d’autorité, ordonné à des prises de positions politiques dans les épîtres de Jean Juvénal des Ursins3. Nous nous proposons à présent d’élargir cette enquête à une catégorie spécifique d’inscription de l’auctoritas au cœur du discours, qu’il est usuel de nommer exemplum depuis la thèse fondatrice de l’abbé Jean Thiebaut Welter4 ; elle faisait suite notamment aux travaux de Thomas Frederic Crane, qui définissait l’exemplum d’un mot simple et donc souvent retenu : an illustrative story5. Cette formule peut se prolonger par la définition suivante, que nous adoptons sans discussion : « un récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire6 ». Si l’exemplum a surtout intéressé les spécialistes du (très) haut Moyen Âge, compte tenu de son épanouissement dès les premiers développements de la parénétique après Tertullien, on autorisera le tardo-médiéviste à préciser que c’est probablement le chancelier Gerson (une des sources favorites de Jean Juvénal) qui transpose le recours à l’exemplum au discours plus proprement politique que religieux, notamment dans Vivat Rex, prononcé en 1405. Jean Juvénal suit son exemple dans ses discours politiques qui, s’ils ont encore la forme sermonnaire (leur auteur les prononce tous en qualité d’évêque) ne traitent pas de sujets relatifs à la foi mais bien à la politique.
- 7 E. Doudet, « Philippe de Mézières, orateur : les nouveaux territoires d’une posture d’auteur », P (...)
- 8 De oratore, II, IX, 36.
- 9 Aristote, Rhétorique, 1355b ou pour sa transposition à Rome, Cicéron, De oratore, II, XXVII, 116.
- 10 Exemplum est quod rem auctoritate aut casu alicuius hominis aut negotii confirmat aut infirmat («(...)
4Toute la tradition médiévale scrute le Deus contionator, qui révèle ses enseignements à l’humanité à travers la moindre historiette enchâssée dans l’Ancien et le Nouveau Testament. Mais l’« âge des orateurs, de 1370 à 15607 », et la première génération d’humanistes français, connaît aussi un retour aux traités de rhétorique classique et notamment à Cicéron, qui fait alors l’objet d’intenses travaux de traduction. L’exemplum renoue avec ses origines antiques – en particulier avec la conception cicéronienne de l’historia magistra vitæ8 – et avec sa qualité de preuve extra-technique utile à l’opération de persuasion9 : chez l’avocat Cicéron plaidant au Forum, l’exemplum était tout simplement un « précédent10 ». Le témoignage de ce retour à l’Antique est la place majeure que Jacques Legrand réserve à l’exemplum, qu’il nomme allegacion, dans l’Archiloge Sophie (c. 1400), manuel de rhétorique qui connut un grand succès, au-delà même de la Renaissance :
De allegacion par la quele tout langage se pare.
Allegacion est le droit parement de toute rethorique et de toute poetrie, et puet estre nommee la souveraine couleur, car par elle tout langage se demonstre meilleur, plus souverain et plus auctentique.
- 11 J. Legrand, Archiloge Sophie, éd. E. Beltran, Paris, Honoré Champion, 1986, p. 156.
Se dois savoir que allegacion n’est autre autre chose nemais a son propos aucunes hystoires ou aucunes fictions alleguier ou appliquier, mais ce faire nul ne puet s’il n’a veu pluseurs hystoires ou pluseurs fictions11.
5Suivent une explication sur la manière de choisir l’allegacion adéquate et… soixante-neuf pages d’exemples dans l’édition Beltran – c’est le cœur du traité – classés sous forme de dictionnaire. Jean Juvénal emploie une nomenclature proche. Écoutons-le s’adresser à son frère cadet Guillaume, qui vient d’être nommé chancelier de France. Il l’avertit contre le mal que les esprits chagrins ne manqueront de dire de lui suite à sa promotion :
- 12 Écrits politiques de Jean Juvénal des Ursins, éd. P. Lewis, Paris, Librairie C. Klincksieck, Libr (...)
Plusieurs belles auctorités se pourroient alleguer, voire hystoires, et eusse cy aucunement parlé de simulacion, fiction ou stimulacion, mais elles sont souvent vicieuses se elles ne sont prinses par bonne maniere ; toutevoye il est aucunesfoys neccessité de le faire, et a n’en l’en veu et leu aucuns bien notables qui anciennement en ont usé […]12.
- 13 Quand Jean Juvénal emploie – ailleurs – le terme de fiction, voire d’ymaginacion, il désigne en g (...)
- 14 De inventione, I, 49.
- 15 Il ne s’agit pas de la simulation au sens rhétorique actuel (qui est une feinte ou une mystificat (...)
- 16 L’exemplum comme « similitude persuasive [et] argument par analogie » correspond bien à la défini (...)
- 17 Orator, 70-71. Cicéron parle aussi de decorum (qui deceat, « ce qui convient, ce qui est bienséan (...)
- 18 A, a, a, nescio loqui, I, p. 469. Un autre très bel exemple se trouve dans le discours du personn (...)
6Le début de la phrase pose la différence, qui semble nette, entre la citation d’autorité et l’hystoire qui est alleguée, c’est-à-dire l’exemplum13, présentée comme un degré supérieur (« voire ») dans l’entreprise de persuasion. La série de synonymes que l’évêque donne ensuite est fascinante en ce qu’elle apporte une contribution à la définition de l’exemplum à l’époque tardo-médiévale : il est simulacion (terme probablement calqué sur Cicéron14) et stimulacion. Il s’agit bien sûr de latinismes. La simulacion15 (du latin similis, « semblable, ressemblant… ») correspond à un raisonnement par analogie, à un parallèle, à l’allégation d’un précédent comparable à la situation dont on parle et dont il convient de tirer un enseignement pour le présent16. La stimulacion, c’est l’aiguillon (stimulus, en latin), l’histoire rapportée afin de stimuler, féconder l’esprit et l’encourager à se conformer à une exemplarité morale dont l’orateur se fait le zélateur. Jean Juvénal avertit, plus clairement que J. Legrand d’ailleurs, qu’il y a une « bonne » et une « vicieuse » manière d’alléguer, ce qui renvoie une fois de plus à un concept cicéronien : l’aptum17 (l’orateur sait précisément ce qu’il convient de dire en s’adaptant à son auditoire), marié au dualisme chrétien qui oppose le vice à la vertu. Enfin, l’évêque évoque la nécessité de l’usage de l’exemplum pour convaincre, dans certaines situations, mais pas dans toutes, et l’auteur prêche ailleurs par l’exemple : « J’en desclairroye bien plusieurs hystoires […] ; je m’en deporte, car ce ne seroit que reciter vices de princes […]18 ». Il est clair que nous avons affaire à un praticien du discours, à un persuadeur qui a fourbi ses armes et a réfléchi, à la lumière des Anciens et instruit par une longue pratique du Barreau puis de la chaire, à une rhétorique et à une stratégie de l’emploi de l’exemplum.
- 19 « Regardez philosophie morale, ethiquez, yconomiquez, politiquez, de quoy traictent les ars et le (...)
7Passé ce préliminaire théorique, il s’agira d’observer l’orchestration des exempla chez l’auteur, à travers quelques exemples choisis qui, faute d’espace, n’épuiseront pas la diversité profuse de leur emploi. La réflexion sur l’art de gouverner, au temps de Jean Juvénal des Ursins, ouvre volontiers les panneaux du triptyque aristotélicien : éthique, économique, politique proprement dite19. Nous le suivrons mais à rebours, pour des raisons liées à la complexité, qui ira crescendo, des exempla analysés.
La politique. L’exemplum au service de l’édification du prince et de la construction de l’État monarchique
- 20 Cf. J. Krynen, L’Empire du roi, Paris, Gallimard, 1993.
8Les discours politiques de Jean Juvénal des Ursins constituent pour la plupart un long dialogue avec Charles VII (et pour les derniers d’entre eux avec Louis XI). Les exempla sont alors largement utilisés par leur auteur dans le but de convaincre le roi qu’il doit infléchir sa politique dans telle ou telle direction, plus conforme à la morale chrétienne et aux aspirations et intérêts des trois États qui composent le royaume, clergé, noblesse et tiers. Dans les premiers discours, qui correspondent à l’époque où Charles VII est encore un roi faible (c. 1433-1450), l’évêque procède également à l’édification morale du prince en cherchant à lui faire prendre mieux conscience de la grandeur de sa fonction et du destin auquel Dieu l’appelle. Le recours à l’hystoire est un instrument qui permet d’éduquer le prince, de le construire moralement et politiquement, et non plus seulement du point de vue religieux. Il participe aussi de la translatio studii qui elle-même ordonne la translatio imperii, puisque le roi est désormais empereur en son royaume20.
- 21 Tres reverends, I, p. 70.
Considerés les hystoires de la bible, que souvent on vous allegue en predicacion et aultrement, et autres hystoires enciennes, par lesquelles povez sçavoir que les pechiez dessusditz ont esté cause de destruction de plusieurs royaulmes21 ;
- 22 « L’optimus rex est celui qui, ayant purifié son intellect de toute concupiscence, se soumet à la (...)
9l’évêque parle au roi sans trembler, ouvrant par ces mots la longue tradition à venir – en langue française – qui confie à l’Église la direction morale du prince et la charge de le rappeler à son devoir de chrétien vis-à-vis des peuples dont il a la charge22.
10Parfois l’exemplum est entièrement original, et la source de Jean Juvénal ne semble pas pouvoir être retrouvée. Par exemple lorsqu’il explique à Charles VII qu’un prince doit préserver l’union et la concorde civile dans son royaume :
- 23 Tres reverends, I, p. 71.
Orace recite que Sipion demanda a ung prince de Rome nommé Cipee par quelle cause Rome fut si puissante que on ne la povoit vaincre, et conquesta Rome comme tout le monde, et pourquoy elle a esté depuis destruicte ; lequel prince respondit que bonne amour, union et concorde la fist si puissante, et discorde et division perdre et destruire. Nous sommes en cest estat en ce royaulme23.
- 24 Voir notre précédente contribution à Anabases 27, « Et pour ce recite Valere… », p. 24 sqq., sur (...)
- 25 Éd. F. Bouchet, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 6 sqq.
11La leçon a le mérite d’être absolument claire, mais on ne trouve aucune trace d’une telle anecdote dans l’œuvre d’Horace (qui ne fait d’ailleurs pas partie des auteurs que Jean Juvénal cite fréquemment). Il est plus que probable qu’il puise dans un recueil d’exempla, qui étaient nombreux à son époque ; certains d’entre eux se trompent sur la source alléguée. Jean Juvénal n’est pas un mystificateur et la qualité de sa doxographie peut rarement être prise en défaut. Il est cependant tributaire de la réception de l’Antiquité qui était celle de son époque, avec ses apories et carences24. Au demeurant la réflexion politique au xve siècle avait remis au goût du jour l’histoire de la chute de Rome, relatée par de très nombreux textes, au moins depuis le Quadrilogue invectif d’Alain Chartier25, dans le contexte dramatique de l’après-traité de Troyes (1420) qui consacrait dans l’esprit de nombreux contemporains la disparition de la France : Henry V d’Angleterre héritait du trône des Lys, au détriment du Dauphin légitime, le futur Charles VII. Le parallèle entre les deux situations venait naturellement à l’esprit et la démarche analogique de l’exemplum pouvait aisément se déployer. Le thème est récurrent dans l’œuvre de Jean Juvénal. Ainsi y revient-il dans le discours de 1439 destiné à l’Assemblée des États d’Orléans :
- 26 Loquar in tribulacione, I, p. 412.
Helas, on list es histoires romainnes que aucune fois entre les princes et chiefz de guerre avoit de grandes divisions, mais quant on savoit que les ennemis venoient ilz se vivoient en bonne amour et se accordoient a combatre et destruire les ennemis ; ainsi firent Marcus Eimilius et Fulvius Flacus, Sextilanus Salvator et Nero contre Adribal26.
- 27 Voir D. Lechat, « Sort et présentation des traductions de Valère Maxime aux xve et xvie siècles » (...)
- 28 Loquar in tribulacione, I, p. 408.
12La source est ici aisément identifiable, c’est un des auteurs préférés de l’école médiévale et un des grands passeurs du savoir antique au Moyen Âge, Valère Maxime (IV, II, 1-2)27, dont les Factorum et dictorum memorabilium adoptent opportunément un découpage en forme de répertoire d’exempla, ce qui rend sa réutilisation d’autant plus aisée. Il est à noter que Jean Juvénal n’a pas recours à ces exempla avec un souci d’antiquaire ; il les actualise systématiquement, ajoutant ici : « Mais tant plus se efforcent a paine les ennemis de vous grever, tant plus treuvent les princes maniere de eulx diviser, et les capitaines avec eulx ». Le « vous » s’adresse à Charles VII et l’hyperbate concernant les capitaines, qui ne figurait pas chez Valère Maxime, renvoie au propos global de l’auteur qui est en train d’entretenir le roi sur une « discipline de chevallerie28 » après avoir dénoncé les exactions des armées royales à Beauvais, ville dont Jean Juvénal est alors l’évêque.
13Ce parallèle, qui oppose les vertueux Romains à l’actualité du royaume de France, est assez systématique. Parfois, Jean Juvénal va jusqu’à unir dans un même mouvement de pensée sa réflexion sur le présent, laquelle engage son rôle de præceptor principis, avec ses références antiques. Écoutons-le à nouveau s’adresser sans ambages à Charles VII :
- 29 Loquar in tribulacione, I, p. 390.
Et se poviez trouver ung prince ou chevalier qui feist ce que executa ce vaillant seigneur Cypion l’African, qui print toutes ses compaignies qui sont en vostre royaulme et les menast en Angleterre, ilz pourroient a l’aide des Escoz et autres aliez faire une moult grant conqueste, et si delivreriés vostre royaulme des tirannies ou il est par eulx29.
- 30 L’assimilation de l’Angleterre à Carthage et des Anglais aux hommes d’Hannibal est une constante (...)
14Il n’a nullement été question de Scipion l’Africain dans les propos précédents, l’effet de surprise est réel. La singulière concaténation de la syntaxe produit l’impression que le vainqueur d’Hannibal commande aux légions de Charles VII. Bien sûr, le monde érudit connaissait alors l’histoire de la Seconde Guerre punique et les parallèles avec l’actualité sont évidents dans la mesure où Hannibal (figurerait-il ici, indirectement, le roi d’Angleterre ?30) menaça Rome elle-même après le désastre de Cannes en 216 av. J.C., qui entraîna le ralliement de nombreux peuples italiens à Carthage. Comment ne pas songer à l’alliance entre la Bourgogne de Jean sans Peur et l’Angleterre du jeune Henry V, au détriment de Charles VI, à partir de 1413-1415 ? Par ailleurs les conditions de l’occupation de la Campanie par les Carthaginois furent déplorables pour les populations italiennes, ce qui fait penser à ce que Jean Juvénal dénonce, à longueur de pages, à propos des Anglais maîtres de la France, dans Audite celi et Loquar in tribulacione, rappelant même le nom du duc de Clarence, qui fut l’Attila anglais de la Normandie. Enfin et surtout, Scipion l’Africain est avant tout connu pour s’être projeté en Afrique avec ses cohortes, d’où son cognomen, afin de prendre les Carthaginois en tenaille et à revers (Hannibal étant toujours en Italie, avec ses meilleures troupes) au moyen d’une alliance avec les chefs Numides. C’est exactement la stratégie que Jean Juvénal propose à Charles VII, à qui il rappelle opportunément l’Auld Alliance avec les Écossais, lesquels avaient défait Clarence à Baugé en 1421 et aidé Jeanne d’Arc à Orléans en 1429.
- 31 Loquar in tribulacione, I, p. 380.
15C’est tout cela qu’évoque et permet d’expliquer cet exemplum réduit à l’expression d’un simple nom, Scipion l’Africain. La démarche de la réminiscence, qui procède d’une innutrition, paraît déjà humaniste, elle est le fait d’un expert dans l’art oratoire qui sait économiser son propos en convoquant les références adéquates. Elle est plus précisément la conséquence de l’éducation de Jean Juvénal des Ursins, élève des post-glossateurs d’Orléans, ces grands maîtres du droit romain qui adaptèrent les législations impériales aux nécessités des temps modernes. Ils faisaient primer l’esprit du droit romain sur sa lettre car celui-ci était soumis au critère de l’utilitas publica. Il en va de même des hystoires rapportées par l’évêque : elles n’ont de place dans ses discours que parce qu’elles peuvent instruire le monarque sur la manière de conduire le royaume. L’évêque n’est jamais servile à l’égard des exempla qu’il rapporte, il en ordonnance l’orchestration et l’interprétation : « Et ne dy les hystoires dessus-dictes non mie pour […] mais… 31». L’herméneutique est verrouillée par le titulaire de la clergie et de la puissance du dire-vrai.
L’économique. Le roi jardinier
- 32 Voir A. Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, « Point Essais », (...)
16La réflexion économique est omniprésente chez Jean Juvénal des Ursins, en particulier dans ses discours tardifs, à partir de Verba mea (c. 1452), lorsque toutes les forces du royaume ne sont plus tendues vers l’effort de guerre et que, la paix revenue, les nombreuses réformes de Charles VII commencent à porter leurs fruits. C’est plus encore le cas des épîtres adressées à Louis XI, où il reproche au roi d’avoir massivement augmenté les impôts au lieu de vivre plus simplement des bénéfices du domaine royal. Nous voudrions présenter ici un autre type d’exemplum, dont les sources plongent toujours leurs racines dans l’Antiquité, mais qui relève de la réminiscence indirecte plutôt que de la logographie ou de la réutilisation d’un scénario préexistant32. Jean Juvénal est ici créateur de l’exemplum car il rassemble des éléments épars pour les ordonner, comme toujours, à la promotion d’une idée. Dans sa dernière épître, en 1468, l’évêque procède à cette comparaison du roi avec un jardinier, capitale pour saisir sa pensée économique :
- 33 La Deliberacion faicte a Tours, II, p. 441.
Ung roy est conme ung jardinier qui a ung bel et grant jardin plain de beaux arbres portans bon fruitz ; si sont bien labourés et cultivés ilz apportent grant proffis, et ne les doit pas laisser en friche, savart ou desert, et se aucunes choses qui empeschent, conme espines, orties et aultres mauvaises herbes, les doit faire arrachier et oster, telement qu’il demeure tout net ; ainsy il doit telement metre remede que riens n’y ait en son peuple qui leur puisse nuyre ou porter donmage, car par ce moyen ilz pouront estre riches et avoir argent et tresors, qui seront subgés de ta maison et dont tu pouras aider en cas de neccessité33.
- 34 Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, éd. Queux de Saint-Hilaire et al., Paris, SATF, 1878-1903, (...)
- 35 Letter to King Richard II. A plea made in 1395 for peace between England and France, éd. G. W. Co (...)
- 36 Les similitudes avec l’extrait de La Deliberacion faicte à Tours y sont frappantes. Voir l’éd. S. (...)
- 37 Le Livre de l’advision Cristine, éd. C. Reno et al., Paris, Champion, 2001, p. 17 passim.
- 38 Œuvre complète. L’Œuvre oratoire, éd. Glorieux, vol. 5, n° 217, p. 151-168.
17Le texte suit une citation en latin du Secretum secretorum d’un pseudo-Aristote, dont il est la traduction extrêmement partielle ; ce qu’il faut prendre comme un indice d’aristotélisme économique, nous y reviendrons. Mais les réminiscences sont très nombreuses. La figuration du roi au jardin est une constante de la littérature politique tardo-médiévale et Jean Juvénal a sans doute à l’esprit Le Songe du Vergier, certains poèmes de Deschamps34, le magnifique diptyque qui oppose le « verger delitable » du bon roi au « jardin horrible et perilleux » rempli de « locustes a grans dens » des mauvais princes dans l’Epistre au roi Richart de Philippe de Mézières35, très probablement Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V de Christine de Pizan36, peut-être aussi l’Advision Cristine (qui présente notamment la « racine » troyenne de la monarchie de France, thème cher à Jean Juvénal, transplantée dans un « verger fructueux »37). Le chancelier Gerson est, à notre connaissance, le premier à avoir associé en une image unique le jardin d’Éden, le jardin du Cantique des Cantiques, mais aussi le jardin de l’âme et le jardin de la France dans le sermon latin, éminemment politique, Considerate lilia agri, prononcé pour la fête de la Saint Louis en 139338.
- 39 XV, 51 à XVIII, 59. Cicéron lui-même s’y inspirait des traités d’agriculture de Caton l’Ancien, a (...)
- 40 II, 19, Cicéron relie les mouvements des astres au cycle des saisons et à la croissance des végét (...)
- 41 De la vieillesse, p. 66-67.
- 42 Livre de vieillesse, éd. S. Marzano, Turnhout, Brepols, 2009, voir p. 115-127.
18La réminiscence majeure paraît cependant provenir du De senectute39 de Cicéron (dont le De natura deorum40 reprit plus tard ces thématiques horticoles), où l’Arpinate affirmait que « rien ne peut être d’un plus grand profit [nec usu uberius] ni d’un plus bel aspect [nec specie ornatus] qu’un champ bien cultivé »41, et montrait les sénateurs aux champs, à l’exemple du célèbre Cincinnatus en train de labourer. Le traité est un fétiche de l’école médiévale, mais il venait d’être de nouveau porté à l’attention des savants par la traduction de Laurent de Premierfait, en 140542.
- 43 Genèse, 3, 18.
19De manière générale, ce passage qui fait du jardin du roi un verger cosmique, le jardin de France, est très caractéristique d’une fin du Moyen Âge qui se plaît à mêler images horticoles et réminiscences bibliques (le jardin d’Éden, puis celui d’après la Chute : le verger de Caïn) à des spéculations d’ordre politique et économique, souvent associées à la métaphore du labour. Le tableau est également conforme aux enseignements de l’Église : le verger ici évoqué n’est plus le paisible jardin du Premier homme, où l’agriculture n’existait pas, mais la terre bien plus âpre que l’homme doit cultiver pour se nourrir après la Chute, comme en témoigne la présence des « espines, orties et aultres mauvaises herbes », allusion transparente aux « épines et chardons » que rencontre immédiatement Adam travaillant au champ, après avoir été chassé du paradis terrestre43.
- 44 Sur le motif du labour, voir Loquar in tribulacione, I, p. 355-356, à partir d’une citation de Ba (...)
- 45 En bonne logique aristotélicienne, la nécessité d’une chose ordonnée à une fin se prend de la fin (...)
- 46 S’interrogeant sur ce qui peut constituer le bonheur humain, Aristote affirme que « […] la riches (...)
- 47 Politique, VII, 3.
- 48 « L’agriculture contribue puissamment à fortifier le caractère, car, à la différence des arts méc (...)
20Jean Juvénal semble présenter l’enrichissement (pécuniaire, sans ambiguïté) comme le souverain bien. En réalité il n’en est rien : le gain n’est qu’un instrument permettant de lever l’oppression. Le monarque n’apparaît pas tant en roi laboureur44 qu’en roi régisseur, ordonnateur, administrateur. Il ne guide pas la charrue, mais se contente de donner les ordres (« [il] les doit faire arrachier et oster… » est à la forme factitive). Il ne s’agit plus d’un roi en majesté mais d’un roi plus humble, à la tâche, ou du moins dont le portrait s’efface par rapport à l’action. Le roi idéal de Jean Juvénal est un grand administrateur du domaine. Le verger symbolise le royaume (lieu clos à l’abri des dangers), à la culture duquel il faut œuvrer. Les mauvaises herbes représentent les problèmes, les méchants usages auxquels il convient de déroger, et tout jardinier sait que le travail du désherbage est une tâche sans fin. La stratégie économique qui se dessine est non seulement celle de l’enrichissement, mais aussi celle de l’épargne et de la thésaurisation prudente (« dont tu pouras aider en cas de neccessité »). Cette conception est très aristotélicienne : le verger acquiert sa valeur eu égard à sa puissance (les tours hypothétiques « si sont bien labourés et cultivés… », « se aucunes choses qui empeschent… » en témoignent)45. De même, on sait qu’Aristote ne condamne pas l’enrichissement lorsqu’il ne constitue pas une fin en soi46, qu’il proclame la supériorité de la vie active et industrieuse sur la vie contemplative47 et la supériorité du travail des champs sur les travaux manuels de l’artisan car il ne constitue pas un empêchement à la vertu48. Jean Juvénal adapte finalement à son univers de pensée chrétien, par cet exemplum, la morale vieux-romaine exprimée par Caton dans le De senectute, qui puise elle-même largement dans des conceptions aristotéliciennes de l’organisation sociale.
L’éthique. L’exemplum dans la construction du Moi
21On surprend parfois Jean Juvénal des Ursins à quelques confidences sur lui-même et sur les membres de sa famille, tout au long de ses discours. De telles notations ne relèvent en rien d’une tendance à l’épanchement mais bel et bien d’une stratégie rhétorique visant à l’édification de l’ethos de l’orateur. Pour être cru, pour persuader, il faut présenter des gages de compétence et de bonne moralité aux auditeurs. Jean Juvénal, qui en 1432 vient d’être sacré évêque de Beauvais, s’y emploie. Il consacre le tout premier de ses discours, Audite illos, à donner des instructions aux juges ecclésiastiques de son ressort. L’épître, de haute teneur littéraire et pleine de tendresse paternelle et miséricordieuse pour les administrateurs de la justice du Beauvaisis, fait tout à coup place à l’exemplum suivant :
- 49 I, p. 37.
Nous avons du roy Cambises, lequel fit escorchier ung juge inique et corrompu, et fit mettre la peau sur le siege judicial, et dessus faire seoir son filz conme juge, et denotant que il ne fist pas conme son pere avoit fait49.
- 50 Vivat Rex, éd. Glorieux, p. 1173.
22C’est très probablement Vivat Rex de Gerson qui donne l’idée de reprendre cet exemplum au nouvel évêque (« Le roi Cambisez avoit un prevost qui juga mal. Il le feist escorchier et mettre le pel au siege de justice, et assist son filz ou siege pour avoir souvenance qu’il ne faulsast justice50 »). Quant à leur source commune, il s’agit sans aucun doute de Valère Maxime, VI, III, ext. 3, au chapitre « De severitate », où se trouve le scénario exemplaire tel quel :
- 52 Histoires, V, 25.
23Tous les segments de sens présents chez Valère Maxime sont systématiquement repris, mais Jean Juvénal en ajoute un, qui n’était ni chez Gerson, ni chez Valère Maxime : « et denotant que il ne fist pas conme son pere avoit fait ». Il s’agit d’une extrapolation que l’évêque tire (sans erreur) du contexte. Précisons que l’histoire du juge perse Sisamnès, écorché vif et remplacé par son fils Otanès sur ordre de l’odieux Cambyse, se trouve originellement chez Hérodote52. Mais Jean Juvénal n’a évidemment pas accès à cette source grecque, pas plus que Gerson.
- 53 De ira, III, XIV, 4 (texte que Jean Juvénal connait fort bien).
24Une fois de plus, l’Autorité a un nez de cire… car alléguer l’exemple de la justice de Cambyse pour justifier du nécessaire contrôle de l’action des magistrats est un comble. Ce Cambyse, O regem cruentum !, selon l’exclamation de Sénèque53, qui a servi de repoussoir à toute la tradition romaine anti-absolutiste, est le modèle du tyran sanguinaire et inique, Hérodote le qualifiait de « complètement fou ». Jean Juvénal n’a cure de l’immoralité de Cambyse, l’intentio auctoris prime sur le souci d’antiquaire. L’évêque ne tire de cet exemplum que ce qu’il souhaite en montrer et en use comme d’un instrument visant à affirmer son autorité sur les juges de son nouveau ressort, et à se montrer sous un certain jour.
- 54 Voir D. Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985 ; S. Freud, Le Moi et le Ça, Paris, Payot, 2010 | (...)
25L’image est évidemment terriblement frappante car rien dans l’épître n’y préparait. Le choix d’un exemplum pris non pas dans un corpus biblique ou romain mais dans l’univers exotique des Perses devait ajouter à l’effet d’inquiétante étrangeté. Comment ne pas éclairer ce fantasme du corps écorché, de nos jours, à la lumière de la psychanalyse54, d’autant plus que Jean Juvénal a soin d’en appeler sans cesse à la « conscience » des juges, tout au long d’Audite illos ? Le roi Cambyse pourrait bien être une figuration d’un Surmoi terriblement ursinien, qui pèse sur le travail des juges de Beauvais et condamne sévèrement celui qui, parmi eux, se montrerait « inique et corrompu ». C’est là un cas emblématique d’une stratégie rhétorique, celle qui prend pour cadre l’exemplum, utilisée pour construire un ethos qui, il faut le reconnaître, est ici menaçant.
- 55 Sur la mort du « vieil homme », voir notamment Rom. 6, 6 ; Éph. 4, 22 ; Col. 3, 9.
- 56 Éph., 4, 24.
- 57 Voir Jean de Salisbury, Policraticus, IV, 6, éd. K. S. B. Keats-Rohan, Turnhout, Brepols, 1993, p (...)
26Jean Juvénal-Cambyse ne se substitue pas lui-même à ce mauvais juge, il en nomme un autre, le fils, qui prend littéralement la place du père, lequel reste symboliquement présent, puisque la peau tannée de celui-ci demeure sur le « siege judicial ». Que penser d’une telle substitution et d’une si effrayante relique ? Jean Juvénal songe-t-il à ce vieil homme que cet autre épistolier, saint Paul, demandait que l’on « dépouillât » afin de renaître à une vie de justice et de vérité55 ? Au-delà de l’image terrifiante convoquée par l’auteur, c’est bien à une mue que sont appelés les juges, à changer de peau, à un tel ébranlement de la conscience qu’il est la cause d’une métamorphose physique. L’épître les exhorte à abandonner leur ancien Moi, corrompu et injuste, pour naître à nouveau, sans oublier leurs errements passés (d’où l’importance de conserver la dépouille), pour « revêtir l’Homme Nouveau, qui a été créé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité56 ». N’oublions pas que le juge est un « prêtre de la justice », selon un grand topos de la littérature juridique et politique du temps57. Jean Juvénal s’adresse à eux en songeant forcément à ces ministres de l’Église portant le deuil du vieil homme, et ayant reçu, par-dessus la soutane, l’aube blanche, symbole de leur renaissance à une vie de justice.
27Convient-il de pousser l’interprétation psychanalytique en évoquant le père de Jean Juvénal des Ursins ? Jean I (puisque père et fils ont le même prénom) est mort le 1er avril 1431 – il était alors président du Parlement de Poitiers, après une carrière exemplaire au service de Charles VI et VII – soit moins d’un an avant la rédaction d’Audite illos, le texte par lequel notre nouvel évêque entre en littérature et en politique. Coïncidence flagrante… L’image du fils remplaçant le père, et gardant au plus près de lui sa dépouille mortelle, partant son souvenir, comme une relique sacrée, en dit long sur le rapport que devaient entretenir le père et le fils. Cette admiration éperdue pour l’œuvre et la personnalité du père, cette impression permanente de n’être qu’une continuation du père, que Jean Juvénal construit à la fois dans la suite de ses épîtres, mais aussi très largement dans l’Histoire de Charles VI, est-elle sincère ou ne participe-t-elle que d’une entreprise rhétorique liée à l’affirmation d’une puissante famille dans le champ historique et politique ? Nous atteignons les limites de notre analyse, qui ne peut sonder les cœurs et les reins. Retournons donc à l’histoire factuelle et regardons le message qu’adresse Jean Juvénal des Ursins à l’assemblée des juges du Beauvaisis. Constatons au moins qu’au cruel Sisamnès, juge révoqué par le roi car il rendait des sentences injustes contre rémunération, se substitue le doux Jean Juvénal qui « ne fist pas conme son pere avoit fait ». Le « pere », c’est aussi le prédécesseur : Jean Juvénal vient succéder au trône épiscopal de Beauvais à Pierre Cauchon, à qui Jeanne d’Arc lançait quelques semaines plus tôt, la veille de son martyre, « évêque, je meurs pour vous ! » Jean Juvénal des Ursins n’est décidément pas Sisamnès-Cauchon : l’exemplum lui sert à montrer qu’il ne sera pas un juge inique et corrompu. Jean Juvénal des Ursins n’est pas non plus Ponce Pilate, son habileté rhétorique ne lui sert pas à masquer mais à révéler.
- 58 « Compilation et légitimation au xve siècle », Poétique, 74, 1988, p. 139-155 (citation p. 139-14 (...)
- 59 Voir J.-C. Mühlethaler, « Une génération d’écrivains ‘embarqués’ : le règne de Charles VI ou la n (...)
28Ce bref aperçu n’étudie que quelques-unes des très nombreuses hystoires qui se trouvent dans les épîtres politiques de Jean Juvénal des Ursins. Il n’épuise pas la matière et n’aborde que les exempla tirés des littératures anciennes (car l’évêque a également recours à des exempla modernes, pris dans l’actualité et l’histoire du royaume). Notre précédente contribution utilisait la métaphore guerrière d’« arsenal intellectuel » pour caractériser la maniement de l’auctoritas chez l’évêque. Nous ne pensons pas devoir nous en départir : l’évêque mène une guerre idéologique contre les forces qui détruisent la France et qui dissolvent le Moi, au temps du grand conflit franco-anglais, en procédant à l’édification du prince sur le plan moral, économique et politique. Il s’agit aussi de prendre la mesure du talent rhétorique de l’auteur qui ne se contente pas de réutiliser des scénarios préexistants, en procédant par collage ou montage, il fait au contraire miroiter ce diamant qu’est l’exemplum en toutes ses facettes et le retaille, au besoin, selon son intention. Évoquant cet autre grand pourvoyeur d’exempla que fut Vincent de Beauvais (xiiie siècle), Joël Blanchard parle de « compilation strico sensu qui joue un rôle de recommandation. Cette pratique textuelle met à l’abri, sert le contexte, mais n’entre pas vraiment dans l’aventure littéraire58 ». C’est évidemment tout le contraire qui se joue dans les épîtres de Jean Juvénal des Ursins, qui appartient quant à lui à une époque où le monde s’effondre ; il n’est plus temps de se retrancher derrière ses livres. Le référentiel antique n’est plus un pré-texte, il se fait texte, il entre dans l’aventure littéraire, il est l’arme que l’auteur brandit sur la brèche. La figure de l’écrivain engagé est née59, la sagesse et la caution des Anciens sont ses légions.
Notes
1 Jn, 18, 38.
2 Sur le sujet on consultera avec profit l’anthologie des textes de Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, « Points Essais », 2001, p. 178 passim.
3 S. Cazalas, « et pour ce recite Valere… La place de l’Antiquité dans l’arsenal intellectuel d’un grand prélat français du xve siècle : Jean Juvénal des Ursins », Anabases 27 (2018), p. 11-26.
4 L’Exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen Âge, Paris, Toulouse, Occitania, E.-H. Guitard Libraire-éditeur, 1927 [reprint 1973]. Quoique critiquée pour son absence de théorisation de l’exemplum, cette thèse n’en reste pas moins très pertinente.
5 The Exempla or Illustrative Stories from the Sermones vulgares of Jacques de Vitry, Londres, Published for the Folk-Lore Society by David Nutt, 1890 [reprint 1967], p. XVIII.
6 Cl. Brémond, J. Le Goff, J.-C. Schmitt, L’« Exemplum », Turnhout, Brepols (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 40), 2e éd. augmentée, 1996, p. 37-38. Voir aussi Rhétorique et Histoire. L’exemplum et le modèle de comportement dans le discours antique et médiéval, Mélanges de l’École Française de Rome, Moyen Âge, Temps modernes, t. 92, 1980-1. Ainsi que P. Von Moos, Entre histoire et littérature. Communication et culture au Moyen Âge, Florence, Sismel. Edizioni del Galluzzo, 2005, p. 205-292. Et pour un état récent de la recherche : J.-C. Schmitt, « Trente ans de recherche sur les exempla », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques [En ligne], 35 | 2005, mis en ligne le 01 juin 2011, consulté le 23 avril 2019. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccrh/3010 ; DOI : 10.4000/ccrh.3010
7 E. Doudet, « Philippe de Mézières, orateur : les nouveaux territoires d’une posture d’auteur », Philippe de Mézières. Rhétorique et Poétique, dir. J. Blanchard, Genève, Droz, 2019, p. 119-133 (citation p. 120).
8 De oratore, II, IX, 36.
9 Aristote, Rhétorique, 1355b ou pour sa transposition à Rome, Cicéron, De oratore, II, XXVII, 116.
10 Exemplum est quod rem auctoritate aut casu alicuius hominis aut negotii confirmat aut infirmat (« Le précédent confirme ou infirme un fait grâce à l’autorité ou au destin d’un homme ou d’une chose »), De inventione, I, 49 (trad. CUF).
11 J. Legrand, Archiloge Sophie, éd. E. Beltran, Paris, Honoré Champion, 1986, p. 156.
12 Écrits politiques de Jean Juvénal des Ursins, éd. P. Lewis, Paris, Librairie C. Klincksieck, Libraire de la Société de l’Histoire de France, t. I (1978) et t. II (1985). Nous citons systématiquement cette édition en faisant précéder le numéro de page par la mention du tome, I ou II, et du titre de l’épître ; ici A, a, a, nescio loqui, I, p. 476.
13 Quand Jean Juvénal emploie – ailleurs – le terme de fiction, voire d’ymaginacion, il désigne en général une histoire dont il est l’auteur et non une histoire qu’il a lue ailleurs.
14 De inventione, I, 49.
15 Il ne s’agit pas de la simulation au sens rhétorique actuel (qui est une feinte ou une mystification) ni de celle que définit l’Archiloge Sophie (p. 139-140) et qui correspond très exactement à ce que nous appelons plus couramment la prétérition.
16 L’exemplum comme « similitude persuasive [et] argument par analogie » correspond bien à la définition qu’en donne R. Barthes, « L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire », Recherches rhétoriques, Communications, 16, Seuil, « Points Essais », 1994, p. 297.
17 Orator, 70-71. Cicéron parle aussi de decorum (qui deceat, « ce qui convient, ce qui est bienséant »).
18 A, a, a, nescio loqui, I, p. 469. Un autre très bel exemple se trouve dans le discours du personnage allégorique France, qui s’adresse à Angleterre, à propos de l’illégitimité des femmes à occuper le trône de France : « Et quant au fait de Semiramis que aucuns de ton party ont voulu aleguer, regarde bien l’istoire et le temps de lors, et tu trouverras que de le alleguer se n’est que une mocquerie et desrision », Audite celi, I, p. 165.
19 « Regardez philosophie morale, ethiquez, yconomiquez, politiquez, de quoy traictent les ars et le droict et loys, et vous trouverez que par cez deux facultez est gouvernee la vie civile et politique », Jean Gerson, Œuvres complètes, vol. VII*. L’œuvre française. Sermons et Discours (340-398), éd. P. Glorieux, Paris, Tournai, Rome, New York, Desclée & Cie, 1968, Vivat Rex, p. 1144-1145.
20 Cf. J. Krynen, L’Empire du roi, Paris, Gallimard, 1993.
21 Tres reverends, I, p. 70.
22 « L’optimus rex est celui qui, ayant purifié son intellect de toute concupiscence, se soumet à la loi divine inscrite dans la nature. […] Gouverner, pour le roi, c’est imiter Dieu », M. Senellart, Les arts de gouverner. Du regimen médieval au concept de gouvernement, Paris, Seuil, 1995, p. 200.
23 Tres reverends, I, p. 71.
24 Voir notre précédente contribution à Anabases 27, « Et pour ce recite Valere… », p. 24 sqq., sur la confusion entre Julius Celsus et César.
25 Éd. F. Bouchet, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 6 sqq.
26 Loquar in tribulacione, I, p. 412.
27 Voir D. Lechat, « Sort et présentation des traductions de Valère Maxime aux xve et xvie siècles », Accès aux textes médiévaux de la fin du Moyen Âge au xviiie siècle, dir. Michèle Guéret-Laferté et al., Paris, Champion, 2012, p. 55-72 ; F. Bouchet, « Les jeux littéraires avec l’autorité de Valère Maxime », Les Autorités, dynamiques et mutations d’une figure de référence à l’Antiquité, dir. D. Foucault et P. Payen, Grenoble, éd. Jérôme Million, 2007, p. 297-312.
28 Loquar in tribulacione, I, p. 408.
29 Loquar in tribulacione, I, p. 390.
30 L’assimilation de l’Angleterre à Carthage et des Anglais aux hommes d’Hannibal est une constante du discours militaire français. Bonaparte y a encore très fréquemment recours dans les harangues à ses troupes.
31 Loquar in tribulacione, I, p. 380.
32 Voir A. Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, « Point Essais », 2016 [1979], p. 147 sqq.
33 La Deliberacion faicte a Tours, II, p. 441.
34 Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, éd. Queux de Saint-Hilaire et al., Paris, SATF, 1878-1903, t. I, ballade XCIV, p. 201-202, et t. V, chanson royale MLXXXVII, p. 392, notamment.
35 Letter to King Richard II. A plea made in 1395 for peace between England and France, éd. G. W. Coopland, Liverpool, Liverpool University Press, 1975, p. 127-134.
36 Les similitudes avec l’extrait de La Deliberacion faicte à Tours y sont frappantes. Voir l’éd. S. Solente, t. 1, Paris, Champion, 1936, p. 22-23.
37 Le Livre de l’advision Cristine, éd. C. Reno et al., Paris, Champion, 2001, p. 17 passim.
38 Œuvre complète. L’Œuvre oratoire, éd. Glorieux, vol. 5, n° 217, p. 151-168.
39 XV, 51 à XVIII, 59. Cicéron lui-même s’y inspirait des traités d’agriculture de Caton l’Ancien, ainsi que de l’Économique de Xénophon (notamment IV, 20 sqq.) : « Que de louanges [Xénophon] décerne à l’agriculture dans le livre relatif à l’administration du patrimoine, intitulé l’Économique ! Et – pour vous montrer que rien à ses yeux n’est plus digne d’un roi que le soin de la culture – Socrate, dans ce livre, raconte à Critobule que le roi de Perse Cyrus le Jeune, éminent par son génie et par la gloire de son règne, reçut à Sardes Lysandre de Lacédémone, un homme de très grande vertu […], le roi lui montra un parc planté avec soin ; Lysandre admira la hauteur des arbres, l’ordonnance des quinconces, le sol assoupli et nettoyé, les suaves parfums qui s’exhalaient des fleurs, et il déclara qu’il admirait non seulement le soin, mais aussi l’habileté de l’homme qui avait tracé et disposé ce parc ; et Cyrus répondit : ‘Eh bien ! c’est moi qui ai tracé tout cela ; les alignements sont mon œuvre, la disposition aussi ; beaucoup de ces arbres ont même été plantés de ma main’. Alors, fixant les yeux sur la pourpre du roi, l’éclat de sa personne et ses parures perses étincelantes d’or et de pierreries, Lysandre répondit : ‘On a bien raison, Cyrus, de te dire heureux, puisqu’en toi le bonheur est joint à la vertu’. », trad. P. Wuilleumier, De la vieillesse (Caton l’Ancien), Paris, Les Belles Lettres, Classiques en poche, 2008, p. 69.
40 II, 19, Cicéron relie les mouvements des astres au cycle des saisons et à la croissance des végétaux.
41 De la vieillesse, p. 66-67.
42 Livre de vieillesse, éd. S. Marzano, Turnhout, Brepols, 2009, voir p. 115-127.
43 Genèse, 3, 18.
44 Sur le motif du labour, voir Loquar in tribulacione, I, p. 355-356, à partir d’une citation de Barthélemy l’Anglais : « mais [France] requiert labourage, et n’y a personne qui ose ou puist labourer […] ».
45 En bonne logique aristotélicienne, la nécessité d’une chose ordonnée à une fin se prend de la fin. Voir Seconds analytiques, chap. VII. C’est ce que fait Jean Juvénal, en présentant d’emblée le jardin « plain de beaux arbres portans bon fruitz ». La cause ne vient que dans le membre de phrase qui suit.
46 S’interrogeant sur ce qui peut constituer le bonheur humain, Aristote affirme que « […] la richesse n’est évidemment pas le bien que nous cherchons : c’est seulement une chose utile, un moyen en vue d’une autre chose », Politique, I, 4. Par ailleurs, dans sa célèbre théorie des deux formes de chrématistique, il condamne la deuxième (celle qui n’a pour but que l’accumulation des biens ; l’enrichissement par le biais du commerce, du prêt à intérêt et du travail salarié), mais en aucun cas la première (l’acquisition de biens en vue de la satisfaction d’un besoin, qui est naturelle et légitime), voir Politique, I, 8 et 9. Thomas d’Aquin n’est pas revenu sur cette bipartition, même s’il ne condamne pas les activités commerciales avec autant de force qu’Aristote.
47 Politique, VII, 3.
48 « L’agriculture contribue puissamment à fortifier le caractère, car, à la différence des arts mécaniques, elle ne rend pas le corps impropre au travail […] et de plus elle rend [l’homme] apte à affronter les dangers à la guerre […] », Économique, I, 2, 1343 b.
49 I, p. 37.
50 Vivat Rex, éd. Glorieux, p. 1173.
51 « Voici Cambyse et sa sévérité exceptionnelle : un juge avait mal exercé ses fonctions, et il le fit écorcher vif, il fit tendre sa peau sur un siège sur lequel il obligea le fils de sa victime à siéger pour juger […] », trad. R. Combès, Faits et Dits mémorables, t. II, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 2003, p. 166.
52 Histoires, V, 25.
53 De ira, III, XIV, 4 (texte que Jean Juvénal connait fort bien).
54 Voir D. Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985 ; S. Freud, Le Moi et le Ça, Paris, Payot, 2010 |1923], ainsi que J. Le Goff et N. Truong, Une histoire du corps au Moyen Âge, Paris, Liana Levi, 2003.
55 Sur la mort du « vieil homme », voir notamment Rom. 6, 6 ; Éph. 4, 22 ; Col. 3, 9.
56 Éph., 4, 24.
57 Voir Jean de Salisbury, Policraticus, IV, 6, éd. K. S. B. Keats-Rohan, Turnhout, Brepols, 1993, p. 247.
58 « Compilation et légitimation au xve siècle », Poétique, 74, 1988, p. 139-155 (citation p. 139-140).
59 Voir J.-C. Mühlethaler, « Une génération d’écrivains ‘embarqués’ : le règne de Charles VI ou la naissance de l’engagement littéraire en France », Formes de l’engagement littéraire, xve-xxie siècles, dir. J. Kaempfer et al., Lausanne, Éditions Antipodes, 2006, p. 15-32.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Sébastien Cazalas, « Au jardin des exempla. Rhétorique et stratégie de l’exemplum antique dans l’œuvre politique de Jean Juvénal des Ursins (1388-1473) », Anabases, 30 | 2019, 71-86.
Référence électronique
Sébastien Cazalas, « Au jardin des exempla. Rhétorique et stratégie de l’exemplum antique dans l’œuvre politique de Jean Juvénal des Ursins (1388-1473) », Anabases [En ligne], 30 | 2019, mis en ligne le 21 octobre 2021, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/9817 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.9817
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page