Jean Yvonneau (éd.), La Muse au long couteau. Critias, de la création littéraire au terrorisme d’État
Jean Yvonneau (éd.), La Muse au long couteau. Critias, de la création littéraire au terrorisme d’État, Bordeaux, Ausonius Éditions, Scripta Antiqua 107, 2018, 216 p., 25 euros/ issn 1298-1990.
Texte intégral
1Le recueil dont Jean Yvonneau a assuré l’édition réunit la majorité des communications du colloque international et interdisciplinaire qui s’est tenu à Bordeaux, les 23 et 24 octobre 2009, autour de Critias, un des Trente Tyrans qui ont sévi à Athènes au lendemain de la guerre du Péloponnèse et dont Xénophon a retracé les exactions dans les Helléniques. Sous ce titre évocateur La Muse au long couteau, il a pour finalité d’explorer la personnalité de ce personnage, oncle de Platon, familier de Socrate et d’Alcibiade, et de comprendre la pensée politique d’un des plus farouches ennemis de la démocratie. Critias n’a pas seulement intéressé les historiens. Poète et philosophe, il a retenu l’attention, au xixe siècle, des philologues qui ont reconnu sa valeur littéraire. Les huit contributions sont regroupées autour de cinq thématiques : la redécouverte, le poète, la pensée, l’homme politique et la postérité. Chacune d’elles est suivie d’une bibliographie et est résumée, en français et en anglais, en fin d’ouvrage après l’index des sources.
2Dans son étude intitulée « Critias : l’invention et l’inventaire » (p. 13-32), Jean Yvonneau présente la production littéraire de Critias, qui aurait composé entre 10 et 21 ouvrages. En dépit du renouveau de la philologie au xixe siècle, l’étude de ses œuvres reste difficile en raison de l’état fragmentaire des sources et de la passion qu’a suscitée le personnage auquel on accorde trop ou trop peu : « Critias aimante mais n’offre point de boussole » (p. 27). Critias fut un auteur reconnu et les fragments qui lui sont attribués, en poésie et en prose, prouvent la richesse de son œuvre, de l’élégie aux constitutions. Qualifié de polygraphe, il serait en effet le premier auteur des Politeiai. Si une Constitution des Lacédémoniens lui est attribuée, la question reste toujours posée de savoir s’il est bien le « Vieil Oligarque », auteur de la Constitution des Athéniens. Gabriele Burzacchini propose une étude philologique stimulante de sa poésie élégiaque. Après l’établissement de chacun des fragments, il donne une traduction et un commentaire enrichi des différentes hypothèses interprétatives (p. 35-59). Il souligne les traits novateurs, voire modernes, de la poésie de Critias. Il relève son ironie, en particulier à propos d’Alcibiade, de 416 à 406, date de son exil en Thessalie. Les fragments les plus longs, connus grâce au Banquet des Sophistes d’Athénée, font l’éloge de la sobriété des Spartiates opposée aux banquets des Athéniens et donnent le catalogue des inventions et spécialités des différentes régions de la Grèce, du jeu du cottabe imputé aux Siciliens à l’invention de l’écriture par les Phéniciens. Critias fut aussi un auteur de théâtre talentueux, puisqu’il fut assimilé à Euripide. Alessandro Boschi (p. 61-79) s’intéresse à deux fragments de la parodos de la tragédie Pirithoos qu’Athénée de Naucratis attribua à Critias. Dans le premier, il suggère une correction qui substitue aux constellations des Ourses celle des Gémeaux et il voit le Soleil en l’être « engendré par lui-même », que « la foule innombrable d’étoiles environne sans cesse de danses », image illustrée par le lécythe attique du Peintre de Sappho (p. 75). Comme la tragédie se situait dans le monde infernal, la parodos représentait « une trouée céleste et astrale ». Pour l’étude de la pensée de Critias, Fritz-Gregor Hermann (p. 83-115) ouvre le dossier de l’influence qu’il a exercée sur son neveu Platon, tant pour les concepts, la terminologie que pour les idées. Platon fait en effet intervenir Critias dès ses premiers dialogues socratiques jusqu’aux Lois. Sa place dans le Charmide et son portrait concordent avec ce que nous apprennent les fragments sur ses valeurs et son intérêt pour Sparte. Dans la République, Platon dénonce en son oncle non seulement une sorte d’anti-Socrate mais aussi un sycophante. En traquant les superlatifs et les comparatifs dans l’œuvre de Critias, Emmanuèle Caire éclaire « l’archéologie de sa conception de l’excellence » (p. 117) qui aboutit à la tyrannie qu’il institua en 404-403 et dont témoigne le conflit qui l’opposa à Théramène (p. 117-136). Que ce soit en Thessalie ou à Lacédémone, Critias met toujours l’accent sur les inventions qui valorisent le génie des inventeurs et les qualités de leur cité. Autre point de sa pensée : l’entraînement est primordial, car il est la condition d’une hygiène du comportement qui forme « des athlètes du corps, des athlètes de la technique et des athlètes de l’esprit » (p. 125). De plus, en analysant l’extrait de Sisyphe, considéré comme le premier manifeste de l’athéisme, Emmanuèle Caire souligne combien la religion est pour Critias à mettre au crédit d’un inventeur « à l’intelligence ferme et subtile », puisqu’il a donné aux régimes autoritaires le moyen de contrôler les esprits. Pour le tyran, la compétition (agôn) est au cœur du jeu politique d’où son opposition à Théramène. Les beltistoi dont il fait partie doivent non seulement combattre en permanence les ennemis de la patrie mais aussi leurs rivaux dans la cité. Critias et son entourage méritent toute l’attention de Pierre Brulé et Jérôme Wilgaux. Le premier étudie le laconisme ; le second les réseaux de solidarités dans l’Athènes de la fin du ve siècle (p. 139-158). Les Laconisants se distinguaient par leur vêtement, leur apparence physique et leur admiration pour Sparte, mais cette posture sociale n’était pas l’apanage des aristocrates dans l’Athènes démocratique. Pierre Brulé souligne par ailleurs combien la tyrannie de Critias, loin de représenter le triomphe de la laconomanie en 404-403, en sonna le glas sur le plan politique (p. 146), tandis que naissait une réflexion philosophique qui a fait de Sparte un des modèles possibles pour penser la cité idéale. Jérôme Wilgaux conteste que les Trente aient été l’expression d’une élite homogène par sa fortune et son positionnement politique. Malgré la rareté des sources, les Tyrans identifiables ont pour traits communs d’avoir exercé des responsabilités dans les institutions démocratiques, même quand ils n’appartenaient pas à la même génération. Plus que les alliances familiales et les réseaux de solidarité qui se faisaient et se défaisaient en fonction des circonstances, comptaient les choix individuels. Il n’y a ni logique de « classe », ni logique familiale. Théramène et Critias étaient proches sociologiquement par la fortune, la naissance et l’éducation, mais ils se sont opposés. Quant à Platon, neveu de Critias, il fut si indigné par les exactions des Trente qu’il préféra se dissocier des crimes qu’ils avaient commis. En préalable de sa communication (p. 159-175), Anton Powell cherche à se dédouaner de tout penchant pour Critias et sa politique. Il va jusqu’à se demander s’il lui est possible de le comprendre en raison du « dégoût » qu’il lui inspire. Il voit une analogie entre le laconisme de Critias et l’admiration aveugle de certains intellectuels de Cambridge (et d’ailleurs) pour le modèle soviétique dans les années 30 ou, plus tard, pour la Chine de Mao. À chaque époque son « mirage ». Pour lui, l’admiration de Critias pour Sparte s’explique par le rôle qu’elle a joué dans les guerres médiques et par la victoire qu’elle a remportée en 404. En confrontant le récit de Xénophon dans les Helléniques et le Contre Ératosthène de Lysias, il met en lumière les responsabilités partagées des Trente et des Spartiates dans l’installation et l’exercice de la tyrannie. Les institutions, et particulièrement l’éphorat, n’ont pu être mises en place dans l’Athènes occupée qu’avec l’accord de Lysandre, mais il ne s’agissait que d’un leurre dont Critias fut en fait la dupe. Dans la dernière partie intitulée « la postérité », Sophie Gotteland étudie l’image de Critias dans la Seconde Sophistique et les traités des rhéteurs d’époque impériale (p. 179-196). En raison d’une damnatio memoriae, Critias n’est pas mentionné dans la Constitution des Athéniens. Pourtant il mérite une narration, « car peu nombreux sont ceux qui savent ce qu’il a fait », reconnaît Aristote dans la Rhétorique. Quelques siècles plus tard, au temps d’Hérode Atticus, Critias suscite de nouveau l’intérêt en raison de ses qualités stylistiques (Philostrate) et de sa relation avec Socrate. Si Critias, dans les déclamations (Hermogène, Aelius Aristide, Libanios), incarne un régime honni, dépourvu de toute morale, il est aussi présenté comme le disciple dissident de Socrate, celui dont la nature ruine toute pédagogie (Plutarque). Parler de Critias donne l’occasion aux auteurs de développer un contre-modèle qui valorise les valeurs de l’hellénisme.
3La Muse au long couteau a plus d’une facette. Grâce à cet ouvrage, d’une facture élégante et d’une lecture agréable, le personnage de Critias gagne en profondeur et en cohérence. L’originalité et la richesse de sa pensée sont soulignées par la présentation des fragments de son œuvre, établis, traduits et commentés sous différents angles, philologiques, philosophiques et historiques. Au fil des contributions s’esquisse l’archéologie d’une idéologie dont le contexte est bien connu, mais dont on perçoit mieux la logique. Il est évident que Critias ne doit pas être réduit à l’image du tyran sanguinaire. Son itinéraire ne peut être correctement analysé que si l’on prend la mesure de l’influence qu’il a exercée sur ses contemporains. Le poète et philosophe qu’il fut sont inséparables de l’homme politique qu’il devint. Avant d’être un des Trente et le bras armé des Spartiates, Critias représenta un courant de pensée qui fit la richesse de la vie intellectuelle et politique athénienne dans la seconde moitié du ve siècle. Ce recueil a le mérite de le rappeler.
Pour citer cet article
Référence papier
Geneviève Hoffmann, « Jean Yvonneau (éd.), La Muse au long couteau. Critias, de la création littéraire au terrorisme d’État », Anabases, 29 | 2019, 405-407.
Référence électronique
Geneviève Hoffmann, « Jean Yvonneau (éd.), La Muse au long couteau. Critias, de la création littéraire au terrorisme d’État », Anabases [En ligne], 29 | 2019, mis en ligne le 14 avril 2019, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/9546 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.9546
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