Jacques Jouanna, Henri Lavagne, Alain Pasquier, Véronique Schiltz et Michel Zink (éd.), Au-delà du Savoir : Les Reinach et le Monde des Arts
Jacques Jouanna, Henri Lavagne, Alain Pasquier, Véronique Schiltz et Michel Zink (éd.), Au-delà du Savoir : Les Reinach et le Monde des Arts, Paris, Diffusion De Boccard, 2017, 300 p., 30 euros/ isbn 978-2-87754-360-6.
Texte intégral
1Édité par Jacques Jouanna, Henri Lavagne, Alain Pasquier, Véronique Schiltz et Michel Zink, cet ouvrage est la publication du 27e colloque qui s’est tenu, les 7 et 8 octobre 2016, à la Villa Kérylos, sous la présidence de Michel Zink. Outre l’allocution d’accueil et la conclusion, il compte 12 contributions. Le précédent colloque, organisé en 2006 et publié en 2008, avait présenté la fratrie d’un point de vue intellectuel, scientifique et politique. Juifs d’ascendance allemande, français, laïcs et républicains, les frères Reinach, Joseph (1856-1921), Salomon (1858-1932) et Théodore (1860-1928), étaient surnommés les « Frères Je-Sais-Tout » en raison de leur prodigieuse érudition. Dans son allocution d’accueil (p. I-VII), Michel Zink relève que l’objectif du colloque de 2016, placé sous le patronage de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, était d’aller « au-delà du savoir » en mettant au jour les incursions des frères Reinach dans la modernité. Cette enquête est élargie à deux héritiers Adolphe (1887-1914), fils de Joseph, et Léon Reinach (1893-1944), fils de Théodore, en raison de leur intérêt pour la peinture et la musique.
2Par son étude sur les Reinach et les revues savantes (p. 1-18), Jacques Jouanna cherche à comprendre comment « le savant solitaire dans son bureau se transforme en homme du monde, ou du moins en homme dans le monde » (p. 1). Salomon et Théodore ont dirigé deux revues, le premier la Revue archéologique à partir de 1903, le second la Revue des Études grecques à partir de 1888. Théodore fut à l’initiative d’une chronique élargie à la Grèce byzantine et moderne, dont subsistent aujourd’hui le Bulletin céramologique et le Bulletin épigraphique. Il fut aussi le directeur de la Revue de la Gazette des Beaux-Arts de 1905 à 1928, embrassant « l’étude rétrospective et contemporaine de toutes les manifestations de l’art et de la curiosité (architecture, sculpture, peinture, gravure, arts décoratifs, musique) ». Pour souligner l’apport de Théodore Reinach à la musique grecque antique (p. 19-60), Christophe Corbier rappelle combien cet art est resté longtemps textuel et technique, relevant de la philologie et de l’esthétique, faute de documents musicaux. Théodore Reinach a poussé très loin « la rencontre de l’érudition la plus fouillée et d’un imaginaire hellénique dont la musique est un des éléments essentiels » (p. 21). Ayant édité les deux hymnes trouvés à Delphes en 1893, il a écrit les livrets de La naissance de la lyre et de Salamine, le premier à partir de l’Hymne homérique à Hermès et des Limiers de Sophocle, le second à partir des Perses d’Eschyle. Fauré fut chargé par Reinach d’adapter le premier hymne delphique au « sentiment musical actuel » (Hymne à Apollon opus 63 bis). Comme son interprétation ne manqua pas de susciter de vives critiques, Reinach se défendit d’avoir cherché à restituer l’hymne tel qu’il était. Il avait cherché à l’adapter au public. La tragédie lyrique Salamine – adaptation des Perses d’Eschyle - marqua le point d’aboutissement des travaux de Reinach et de Maurice Emmanuel. Ce dernier, auteur d’une thèse sur La Danse grecque antique, partageait les convictions de Théodore Reinach : les textes ne sont pas seulement des documents archéologiques, ils doivent prendre vie pour transmettre des valeurs et permettre de régénérer la société française. Agnès Rouveret étudie les textes originaux et les commentaires rédigés par Adolphe Reinach (1887-1914) pour un projet de recherche sur la peinture antique dont il eut la responsabilité en 1911 (p. 61-84) et que la donation du peintre Paul Milliet (1844-1918) avait rendu possible. L’ouvrage publié sous le nom de Recueil Milliet (réédition, 1985) contenant une partie du manuscrit d’Adolphe Reinach sur les peintres, Agnès Rouveret peut établir des correspondances entre ses analyses et l’art de son temps grâce aux tableaux qui figuraient dans la famille et à la palette des couleurs du décor de la Villa Kérylos. Adolphe Reinach, « jeune érudit de la plus belle espérance », tout en concevant son projet dans un esprit d’émulation avec la science allemande, chercha à diffuser largement ses connaissances sur l’art antique. Filippo Tuena, auteur des Variations Reinach, livre édité en 2005 et réédité en 2015, a découvert, à la bibliothèque de Harvard, la partition de la seule composition de Léon Reinach qui nous soit parvenue, une sonate pour violon et piano en ré mineur, probablement écrite pour l’obtention de son diplôme au Conservatoire de Paris, en 1925. Dans sa contribution au colloque (p. 85-101), il juge utile de préciser, grâce à des documents jusque-là inédits, les circonstances de l’arrestation de Léon Reinach et de sa famille par les nazis. Il souligne que le destin des Reinach fut bien plus dramatique que ce que l’on croyait puisqu’ils ne furent pas supprimés parmi les premiers lors de leur arrivée à Auschwitz. Alain Pasquier propose de retrouver les noms et les visages des musiciens du conservatoire que Léon Reinach a côtoyés, en ayant recours aux photographies et aux portraits en forme de caricatures que son père instrumentiste a crayonnés (p. 103-128). Il s’étonne que l’œuvre musicale de Léon soit réduite à une sonate et à deux mélodies, faible activité qu’il attribue au déclin des salons de musique dans les années 20. Philippe Cathé centre sa contribution sur Charles Koechlin, compositeur prolixe (1867-1950) et auteur du Traité de l’orchestration (p. 129-149). Reconnu par ses maîtres Fauré et Debussy, il s’était vu confier par Théodore Reinach la critique musicale dans les deux revues qu’il dirigeait, entre 1909 et 1921. Philippe Cathé souligne que les deux hommes font de la Grèce la source de l’art musical français contemporain. Antoine Compagnon évoque le « milieu parisien de la bourgeoisie éclairée de la rive droite » dans son étude : « Proust, les frères Reinach et Emmanuel Pontremoli » (p. 151-166). Proust, élève au lycée Condorcet comme les frères Reinach, ne pouvait qu’être impressionné par leur réussite scolaire. Antoine Compagnon analyse les sentiments de Proust pour Joseph Reinach, qu’il fait apparaître dans Le Côté de Guermantes et dans Le Temps retrouvé. En novembre 14, l’écrivain sollicita Joseph Reinach pour obtenir sa radiation de toute obligation militaire. Or, il n’obtint pas satisfaction : Joseph, ayant perdu son fils et son gendre dès le début de la guerre, le considérait comme un embusqué. Bien qu’il admirât le sérieux des Commentaires de Polybe, nom sous lequel Joseph tenait une chronique dans le Figaro, Proust tourna en dérision leur style pédant, digne du concours général, comme s’il n’avait pas oublié les années de lycée et l’agacement que provoquaient les frères Reinach pour leur excellence.
3Les frères Reinach ont grandi au milieu des œuvres d’art et en particulier des tableaux de l’école italienne. La peinture leur fut une passion commune, souligne Hervé Duchêne (p. 167-187). Salomon décida de lancer un inconnu, citoyen américain, Bernard Berenson, auteur de quatre essais sur la peinture italienne, qui devint le pape des connaisseurs dans ce domaine. De cette Église, Salomon fut « l’évangéliste » (p. 168). Salomon, séduit par l’originalité de ses monographies, voyait en lui celui qui devait révolutionner la critique d’art. Il y a un zeste de provocation dans le titre de la longue étude que Véronique Schiltz consacre aux Reinach « entre raison et déraison » (p. 189-228), tant la fratrie s’inscrit dans la tradition du savoir encyclopédique. Elle entend prouver que loin d’être déraisonnables, les Reinach ont côtoyé la déraison. Ils ont en effet vécu dans une époque qui croyait au progrès scientifique tout en s’intéressant au paranormal. Leur ami, Charles Richet, prix Nobel de médecine, pacifiste et dreyfusard, a été fasciné par Eusapia Palladino qui faisait tourner les tables et soulevait sans la toucher une table de 20 kg. Il lui attribuait des bras et des mains ectoplasmiques. Joseph Reinach, auteur d’un ouvrage Contre l’alcoolisme et qui mena un combat au Parlement pour la sobriété, a fait la publicité d’une boisson alcoolisée le vin Mariani, fabriqué à partir de vin de Bordeaux et d’extrait de feuilles de « coca du Pérou ». Sur une carte qui loue cette boisson, son frère Salomon déclare : « Le vin, a dit Aristophane, est le lait d’Aphrodite. Le vin Mariani est celui d’Athéna ». Salomon semble illustrer au mieux ce thème « entre raison et déraison » par ses relations avec les femmes. Il s’intéressa de près au corps féminin et particulièrement à la poitrine. Dans un mémoire, il proposa de prendre le plus ou moins grand écartement entre les seins comme indice de datation des korès. Auteur d’un ouvrage remarqué sur la religion qui fait preuve de rationalité, Cultes, mythes et religions, il se passionna, dès 1894, pour une mystique du xviie siècle Antoinette Bourignon, auteur d’un Traité de la solide vertu. Il fut aussi attiré par des femmes marginales. Il soutint le projet du château Les Avenières à Cruseilles que fit construire, de 1907 à 1913, Mary Shillito dans un style néo-gothique. Sous l’influence d’Assan Dina, assyriologue féru d’ésotérisme, que Salomon lui avait présenté en juin 1913, elle métamorphosa le château en demeure ésotérique, dans un esprit à mille lieues de la laïcité militante de Salomon Reinach. Non sans humour, Véronique Schiltz fait de la Villa Kérylos la plus grande déraison des trois frères. Propos qui introduit la contribution suivante : « La Villa Kérylos : le projet d’Emmanuel Pontremoli pour Théodore Reinach » par Pierre Pinon (p. 229-249). La rencontre entre Reinach et Pontremoli « était écrite dans leurs origines, dans leur goût commun pour l’Orient hellénisé » (p. 234). Théodore Reinach (1860-1928) est d’abord un défenseur de la laïcité ; Emmanuel Pontremoli (1865-1956), issu d’une famille juive piémontaise pratiquante, apprend à aimer l’Antiquité et ses monuments lors de plusieurs voyages. Trois ans après avoir remporté le Grand Prix de Rome, il se rend en Grèce où il découvre les sites les plus fameux, dont celui de Delphes, où il est guidé par Théophile Homolle qui dirigeait alors les fouilles. Quand le projet de la Villa Kérylos se concrétise en face de Beaulieu-sur-Mer où la famille de Pontremoli avait une propriété, il s’enthousiasme pour cet emplacement à même d’évoquer la vie antique. La Villa ouvrit à Pontremoli une carrière d’architecte et d’enseignant à l’École des Beaux-Arts dont il devint directeur en 1932. Pour Michel Jarrety (p. 251-262), rien ne semblait pouvoir rapprocher Salomon, normalien, ancien élève de l’École d’Athènes, archéologue et spécialiste de l’histoire de l’art et des religions, et la poétesse anglaise Pauline Tarn, connue sous le pseudonyme de Renée Vivien pour ses poèmes sur le saphisme. Renée Vivien étant morte en 1909 à l’âge de 32 ans, Théodore Reinach ne l’a pas connue mais s’est prise pour elle d’une passion posthume grâce à la rencontre, en 1914, de Nathalie Barney, premier grand amour de Pauline Tarn. Il travailla sur l’œuvre de Renée Vivien, archiva, commenta, rassembla des documents pour les historiens et biographes du futur, « les historiens à lunettes qui écriront sur Pauline en 2000 ». Pour lui, Pauline Tarn est « une fille de génie et le plus grand poète du xxe siècle » (p. 253). Jean-Loup Fontana (p. 263-270) présente l’histoire musicale de Nice et son essor dans la seconde moitié du xviiie siècle, mais les frères Reinach réservaient leur activité artistique à un cénacle à l’écart de la société niçoise. En guise de conclusion (p. 271-274), Henri Lavagne souligne combien cette rencontre a entraîné les participants dans des domaines divers, la musique, la peinture mais aussi l’occultisme et le monde saphique.
4Les trois frères n’ont pas la même place dans le colloque, que ce soit pour les thématiques développées ou pour leur ouverture sur le monde des arts. L’aîné Joseph, chef de cabinet de Gambetta et député en 1889, réélu en 1893, est cité à propos de ses positions dans l’affaire Dreyfus dont il se fit l’historien, il l’est également à propos de son combat contre l’alcoolisme. Les cadets Salomon et Théodore occupent la plus grande partie des contributions en raison de leur intérêt « au-delà du savoir » pour des domaines éloignés de leur spécialité. Justice est rendue à Adolphe Reinach pour sa passion pour la peinture et à Léon Reinach puisque furent jouées à la Villa Kérylos sa sonate en ré mineur pour piano et violon ainsi que des mélodies.
5Le colloque a quitté les territoires de l’érudition et de l’Antiquité pour découvrir chez les Reinach les hommes qu’ils furent, intéressés par les nouveautés de leur siècle. Érudits, scientifiques et rationnels, ils n’en étaient pas moins passionnés par l’irrationnel et la Modernité.
Pour citer cet article
Référence papier
Geneviève Hoffmann, « Jacques Jouanna, Henri Lavagne, Alain Pasquier, Véronique Schiltz et Michel Zink (éd.), Au-delà du Savoir : Les Reinach et le Monde des Arts », Anabases, 29 | 2019, 382-386.
Référence électronique
Geneviève Hoffmann, « Jacques Jouanna, Henri Lavagne, Alain Pasquier, Véronique Schiltz et Michel Zink (éd.), Au-delà du Savoir : Les Reinach et le Monde des Arts », Anabases [En ligne], 29 | 2019, mis en ligne le 14 avril 2019, consulté le 10 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/9440 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.9440
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page