Lire Ovide au xiie siècle : Arnoul d’Orléans, commentateur des Métamorphoses
Résumés
Le commentaire d’Arnoul aux Métamorphoses d’Ovide que forment son accessus et, surtout, les Allegorie super Ovidii Metamorphosin, ouvre la voie à une vaste palette d’interprétations à caractère didactique, suivant un code tantôt courtois, tantôt religieux, mais où le point de vue essentiel est la lecture morale de la fable mythologique. La tradition manuscrite de ces textes, recopiés seuls comme une sorte de Compendium ou dans les marges du texte ovidien, couplés le plus souvent avec un autre commentaire, celui de Jean de Garlande, est complexe et révèle l’importance du travail des copistes. Dans ce type de commentaires scolaires, le copiste est plus qu’un simple scribe : il prend des initiatives, il décide de démembrer un texte antérieur et propose d’autres associations. À côté d’Ovide, l’auctor, et à côté d’Arnoul, le grammaticus ou commentator (ou glossator), il faut donc envisager la présence d’un troisième homme, la figure anonyme, et pourtant essentielle, du copiste.
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Mots clés :
commentaire, accessus, allégorie, fable, mythe, copiste, moralisation, glose, interprétation, contes ovidiensKeywords:
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1La lyrique des trouvères et des troubadours a été profondément influencée par l’Ars Amatoria, les Remedia Amoris, les Héroïdes, les Fastes, les poèmes de l’exil et, surtout, par les Métamorphoses d’Ovide, à tel point que le xiie siècle a mérité le nom d’aetas ovidiana.
2Mais à Orléans, vers 1175, deux approches divergentes de l’œuvre du poète latin s’opposaient.
3D’une part, l’engouement pour la forme et pour le style de ces compositions amenait des maîtres, dont le plus éminent était sans doute Matthieu de Vendôme, à réécrire les histoires qu’ils avaient étudiées et à transposer la culture de l’Antiquité gréco-latine en France.
- 1 A. Pairet, ‘Les mutacions des fables’. Figures de la métamorphose dans la littérature française d (...)
4D’autre part, les maîtres d’Orléans manifestaient le souci d’accompagner les vers d’Ovide de gloses et de scolies qui « expliquaient le texte même du mythe, en éclairant les difficultés grammaticales et stylistiques, ainsi que les allusions géographiques, historiques ou poétiques1 ». Arnoul d’Orléans peut être considéré comme le plus insigne représentant de cette orientation.
5Cependant, son œuvre ne se limitait pas à une paraphrase glosée des mythes d’Ovide.
- 2 Les manuscrits des deux œuvres d’Arnoul ont été répertoriés dans l’ouvrage de F. T. Coulson-B. Ro (...)
6Nous nous proposons d’étudier ici sa lecture des Métamorphoses et de montrer qu’il n’a pas borné sa tâche d’enseignant aux seules explications grammaticales, qu’il donne dans ses glosule : son accessus aux Métamorphoses et l’interprétation qu’il offre de chaque fable dans les Allegorie super Metamorphosin2 composent les deux volets d’un même commentaire qui lui permet de donner une interprétation personnelle des récits ovidiens et d’ouvrir la voie à la moralisation des Métamorphoses.
L’accessus d’Arnoul d’Orléans aux Métamorphoses
7Lorsqu’Arnoul enseigne le latin à Orléans, il fait précéder sa lecture des Métamorphoses d’un accessus qui joue le rôle d’introduction et facilite l’accès à une œuvre dont il élucide les points les plus obscurs.
- 3 Poetae vita, titulus, materia, intentio, philosophiae suppositio, utilitas, modus tractandi. Les (...)
- 4 Voir E. A. Quain, « The medieval Accessus ad auctores », Traditio 3 (1945), p. 215-264.
8Le texte d’Arnoul répond aux sept questions que doit traiter un accessus complet : « vie du poète, titre de l’œuvre, sujet de l’œuvre, intention du poète, orientation philosophique, utilité, forme ou style3 ». Il se présente donc à cette époque comme la variété la plus intéressante de ces introductions méthodiques à l’étude des auteurs, soit chrétiens, soit païens, qui touchaient aux domaines les plus variés du savoir4.
9Après avoir présenté brièvement les données principales de la vie du poète latin et en avoir cité les œuvres, Arnoul explique le titre, Métamorphoses :
- 5 Titulus vero huius libri sumptus est a materia. Quod ut melius videamus, exponatur titulus sic me (...)
« En vérité, le titre de ce livre est tiré de son contenu [materia]. Afin que nous le constations mieux, le titre est composé de la manière suivante : meta en grec, soit “au sujet de” en latin, morphe, soit “mutation” et usios, soit “substance”. Il s’agit donc presque d’une transformation de la substance5 ».
- 6 Le quasi qu’utilise Arnoul pour cautionner son discours est une limitation consciencieuse de son (...)
10Ce qui étonne, dans cette analyse étymologique, est l’attribution au terme « latin » morphe du sens de « mutation », alors que ce mot grec signifie « forme, contour extérieur ». Cela ne se comprend pas si l’on ne perçoit pas, dans l’importance qu’Arnoul donne à usios, substance, une évocation de la lecture métaphorique de la métamorphose, que Boèce avait proposée dans sa Consolation de la Philosophie : lorsque l’essence de l’être humain, son âme, est souillée par le péché, l’être tout entier se rabaisse à l’état animal6. Il est donc intéressant de remarquer qu’Arnoul vise, par l’élucidation du titre du recueil, à donner un substrat éthique à la matière païenne des Métamorphoses.
- 7 Ghisalberti, Arnolfo d’Orléans, p. 181. Toutefois, sur le nombre et le type de ces catégories, la (...)
- 8 Arnoul précise que les fables d’Ovide peuvent relater des transformations de corps animés en anim (...)
11Il présente ensuite les différents types de transformation réelle et il en distingue trois : la naturelle, c’est-à-dire la transformation de la matière par dissolution ; la magique, qui agit sur les corps, mais en garde l’esprit inaltéré ; la spirituelle7, qui agit en revanche sur l’esprit et ne touche point au corps. Le premier type de transformation est illustré par les phénomènes de naissance et de décomposition, le deuxième par les transformations de Lycaon et d’Io, qui sont transformés dans leur corps et non dans leur âme, le troisième par la folie d’Agavé et Autonoé, dont l’esprit a changé, mais non le corps8.
- 9 V. É. Jeauneau, « L’usage de la notion d’integumentum à travers les gloses de Guillaume de Conche (...)
12Suivant l’enseignement de Bernard Silvestre, visant à soulever l’involucrum – le voile mensonger de la fable – afin de faire apparaître le sens caché de ces compositions, l’integumentum9, l’intention de l’auteur occupe une place centrale dans l’accessus d’Arnoul aux Métamorphoses :
- 10 Ghisalberti, Arnolfo d’Orléans, p. 181 : Intencio est de mutacione dicere, ut non intelligamus d (...)
« L’intention [d’Ovide] est de parler de la métamorphose pour nous faire comprendre non seulement le changement qui se produit à l’extérieur dans les choses matérielles bonnes ou mauvaises, mais aussi celui qui se produit à l’intérieur, dans l’âme […]10 ».
- 11 Ghisalberti, Arnolfo d’Orléans, p. 181 ; trad. Demats, Fabula, p. 143.
- 12 Denyse Delcourt avait déjà souligné le fait que ce chassé-croisé entre la forme et le sens de la (...)
13Il continue son argumentation par une réflexion sur le mouvement intérieur de l’âme11, qui peut entraîner sa déviation et son abaissement à l’état animal12 par rapport à une trajectoire correcte qui devrait la conduire tout naturellement à Dieu.
- 13 Boèce, Consolatio Philosophiæ, livre IV : […] celui qui, ayant abandonné la vertu, a cessé d’être (...)
14Pour Arnoul, comme pour Boèce, la fable illustre l’abaissement de l’homme par le péché, tout comme elle peut représenter des formes perverses, où l’esprit demeure humain13.
- 14 Vel utilitas est erudicio divinorum habita ex mutacione temporalium (Ghisalberti, Arnolfo d’Orléa (...)
15Arnoul achève son accessus en affirmant que l’œuvre d’Ovide offre un double profit, puisqu’elle permet « la connaissance des choses divines, par la transformation des choses terrestres 14 ».
16Les fins qu’Arnoul attribue à l’œuvre mythologique d’Ovide représentent le point de départ de son commentaire à l’ensemble des fables du recueil latin.
Un montage complexe et fragile
- 15 D’après Coulson-Roy, Incipitarium.
17De fait, l’accessus n’est pas seulement un accessus aux Métamorphoses ou à l’œuvre d’Ovide ; il constitue également une préface au traité complexe d’Arnoul d’Orléans. Complexe, car il ne se présente plus comme un simple commentaire au fil du texte de la somme ovidienne. Les Allegoriae sur les Métamorphoses proprement dites sont transmises par plus d’une trentaine de manuscrits, nombre considérable qui atteste du succès du texte. En voici la liste15 :
18Cambridge, Queens’ College 10, xiiie/xive.
Cesena, Bibli. Malatestiana S.I.5, xiiie ex.
Copenhague, KB Gl. kgl. Saml. 2008 4°, xiiie.
Erfurt, Amplon. Q. 388, xive (+ Jean de Garlande).
Leyde, BPL 97, xiiie ex. (+ Accessus).
Londres, British Library, Burney 224, xiiie (+ Accessus, Glosulae).
Londres, BL Royal 12.E.XI, xve (+ Jean de Garlande).
Milan, Ambr. O 3 sup., xive (+ Accessus).
Milan, Ambr. P 43 sup., xiiie.
Montpellier, B. Méd. H 328, xiiie (+ Jean de Garlande).
Munich, Clm 7205, xiie ex. (+ Glosulae en chaîne).
Oxford, Bodl. Auct F.5.16, xive (+ Jean de Garlande).
Oxford, Bodl. Canon. Class. lat. 9, xive inc. (+ Jean de Garlande).
Oxford, Bodl. Digby 104, xiiie ex. (+ Jean de Garlande).
Oxford, Bodl. Hatton 92, xive (+ Jean de Garlande).
Oxford, Merton College 299, xve (+ Jean de Garlande).
Paris, BNF lat. 6363, xve.
Paris, BNF lat. 8001, xiiie (Glosulae pour les livres 1-2, Allegoriae pour la suite).
Paris, BNF lat. 8010, xiiie ex. (+ Guillelmus de Thiegiis).
Paris, BNF lat. 14135, xiiie.
Prague, NK, IX.C.3, xve (+ Jean de Garlande).
Puy-en-Velay, coll. privée.
Reims, BM 1262, xive/xve (+ Jean de Garlande).
Saint-Omer, BM 678, xiiie (précédées de l’Accessus).
Sélestat, BH 92, xiiie (+ Accessus d’une main du xive).
Séville, B. Col. 7-7-31, xive.
Vatican, Ottob. lat. 1294, xive.
Vatican, Pal. lat. 1663, xiiie.
Vatican, Pal. lat. 1726, 1423 (+ Jean de Garlande).
Vatican, Vat. lat. 1479, xiiie/xive.
Venise, Marc. lat. XIV.222 (4007), xiie (+ Glosulae en chaîne).
Weimar, Anna Amalia B., Q. 91, xiiie inc. (+ Glosulae en chaîne, incomplet, VII-XV seuls).
Wolfenbüttel, Guelf. 5.4 Aug. 4°, xiiie.
Wroclaw, BU, IV F 42, xve.
19L’on remarque que le texte s’est bien diffusé dans l’espace européen, même si le lieu de conservation n’est évidemment pas nécessairement le lieu d’élaboration du manuscrit : Angleterre, France, Italie, Allemagne ; seule l’Espagne semble à l’écart. Si l’on prend en compte la date des manuscrits, l’on note une nette concentration sur le xiiie siècle, signe d’un déclin relatif de l’œuvre lors des deux derniers siècles du Moyen Âge, où elle est concurrencée par des textes plus complets et plus « à jour », comme l’Ovidius moralizatus de Bersuire.
- 16 Voir D. T. Gura, A critical edition and study of Arnulf of Orléans’ philological commentary to O (...)
20Il faut bien comprendre que les Allegories ne sont pas à l’origine une œuvre en soi. La structure initiale du travail laissé par Arnoul est articulée en plusieurs volets, et elle a été préservée, comme l’ont bien montré les travaux de Frank Coulson et de David Gura16, dans les trois manuscrits les plus anciens que l’on peut dater de la fin du xiie siècle ou du tout début du xiiie siècle, et qui sont postérieurs d’une, de deux, ou tout au plus de trois décennies à la composition de l’œuvre ; il s’agit des manuscrits de Venise (lacunaire), de Weimar (également incomplet) et surtout de Munich, le seul à être complet.
21Dans ces trois manuscrits, le dispositif est le suivant : Accessus initial, puis pour chaque livre, trois éléments se suivent invariablement :
- Glosulae, soit le commentaire philologique linéaire (scholies avec soulignement des lemmes), forme traditionnelle de la lectio ;
- Mutationes (la liste des transformations, proche de celle que l’on trouve chez le Pseudo-Lactance) ;
- Allegoriae proprement dites, volet véritablement nouveau par son étendue et son caractère systématique.
22On peut parler, à la suite de Coulson et de Gura, de dispositif en chaîne (catena), puisqu’il est répété pour les quinze livres des Métamorphoses. Le texte se présente donc ainsi : Accessus, Glos. I, Mut. I, Alleg. I, Glos. II, Mut. II, Alleg. II … Cette chaîne constitue un ensemble complet et gradué pour lire les Métamorphoses, et conduit de la littera à la sententia pour reprendre la célèbre tripartition d’Hugues de Saint-Victor relative à l’exégèse biblique :
- littera, approche grammaticale, étude de la lettre avec les Glosulae ;
- sensus, sens premier avec la liste des Mutationes, à valeur de sommaire ;
- sententia avec le sens second, celui des Allegoriae.
23Et cette démarche herméneutique est réitérée à quinze reprises, au fil des livres. Glosulae et Allegoriae sont donc étroitement liées et solidaires : Arnoul ne regroupe pas l’ensemble des Glosulae et l’ensemble des Allegoriae dans deux livres homogènes, mais il les entretisse.
24Le traité ainsi constitué et articulé en quatre parties ne contient pas le texte d’Ovide, mais se présente comme un manuel qui permet de lire les Métamorphoses : traité à vocation didactique et scolastique, outil, usuel mis au point par Arnoul pour son enseignement à Orléans. Le manuscrit d’Arnoul doit être accompagné d’un second manuscrit, celui du texte même des Métamorphoses. Il ne s’agit donc pas à l’origine d’un texte qui pourrait accompagner, sous forme de gloses linéaires, le texte d’Ovide, mais d’un manuscrit annexe servant d’accompagnement au texte premier.
25Mais l’œuvre du grammairien médiéval n’est pas un monument intangible ou figé ; dans le premier quart du xiiie siècle, cet ensemble va se disloquer, et ses composantes se diffuser le plus souvent séparément. La catena est rompue, l’on va regrouper toutes les Glosulae ou toutes les Allegoriae et les diffuser séparément ; le va-et-vient herméneutique entre la littera et la sententia qui formait le cœur du traité disparaît. L’Accessus pourra introduire les seules Glosulae ou les seules Allegoriae au gré des copies.
26L’autonomie des Allegoriae n’est toutefois pas totale ; le texte va rapidement être associé aux Integumenta Ovidii, œuvre d’un grammairien d’origine anglaise, mais actif à Paris dans le second quart du xiiie siècle, Jean de Garlande. Garlande ne retient d’Arnoul que le versant allégorique, et il écrit un poème qui moralise en 520 vers seulement toutes les Métamorphoses. Comme le montre la liste des manuscrits d’Arnoul que l’on vient de donner, un tiers des témoins associe les deux textes, la prose et le vers. La tradition qui associait Garlande à Arnoul a ainsi contribué à détacher les Allegoriae des Glosulae et à dénaturer finalement l’œuvre si originale d’Arnoul.
27Cette tradition textuelle complexe nous montre l’importance du travail des copistes. Dans ce type de commentaires scolaires, le copiste est plus qu’un simple scribe : il prend des initiatives, il décide de démembrer un texte antérieur et propose d’autres associations. À côté d’Ovide, l’auctor, et à côté d’Arnoul, le grammaticus ou commentator (ou glossator), il faut donc envisager la présence d’un troisième homme, la figure anonyme, et pourtant essentielle, du copiste. Les trente-cinq manuscrits des Allegoriae d’Arnoul offrent ainsi de multiples associations. L’on se contentera d’en exposer quelques unes.
28- catena originelle dans les manuscrits les plus anciens (Munich et Venise notamment) ;
29- association d’Arnoul et de Jean de Garlande qui constitue une nouvelle catena, puisque l’alternance des deux auteurs se retrouve le plus souvent à chaque livre ; le lecteur peut ainsi confronter Arnoul et Garlande ; telle est la solution qu’offre le manuscrit de Montpellier qui, de plus, dans sa mise en page, efface l’écart entre vers et prose (les distiques de Garlande sont écrits comme de la prose) ;
30- Allégories d’Arnoul seules, ensemble homogène et continu, sans va-et-vient (BNF lat. 8001 à partir du livre III) ;
31- une autre solution consiste à disposer les allégories dans les marges du texte d’Ovide ; celles-ci ont alors presque le statut de scholies (solution de BNF lat. 8010) : ce dispositif évite l’inconvénient d’avoir à consulter deux manuscrits, l’œuvre d’Ovide et son commentaire.
32Toutes ces solutions correspondent à autant d’usages différents du texte d’Arnoul :
- soit l’on dissémine les Allégories au fil du texte d’Ovide, dans ses marges, et elles débouchent sur une sententia nouvelle : démarche analytique et de mise à plat, au fil du poème ; les Allégories deviennent des scholies placées sur le même plan que les notes philologiques ; l’on perd à la fois la structure en chaîne du traité primitif et la continuité de la démarche allégorique ; l’on perd aussi et surtout le nom des auteurs, Arnoul et Garlande, dont les moralisations se diluent dans la masse souvent confuse et touffue des scholies marginales ;
- soit les Allégories se présentent, si elles sont copiées d’un seul tenant, comme une sorte de Compendium, de sommaire des Métamorphoses ; démarche synthétique, condensation impitoyable du poème d’Ovide, réduit au minimum, ce qui est encore plus vrai des Integumenta de Garlande, qui condensent les 12000 hexamètres d’Ovide en 520 vers en distiques élégiaques, réduction au vingtième, aux antipodes des 72000 octosyllabes de l’Ovide moralisé français ! Ces Allégories permettaient alors de mémoriser l’œuvre d’Ovide, de la fixer dans sa mémoire, livre par livre.
33Autrement dit, ou l’on dissémine, ou l’on condense. Ou l’on dilue, ou l’on concentre. Mais dans les deux cas, le texte original d’Arnoul, avec ses jeux d’alternance et de va-et-vient, est dépareillé et défiguré.
34Voyons alors de plus près en quoi consiste la démarche allégorique d’Arnoul.
Les Allegorie super Ovidii Metamorphosin
- 17 Voir l’édition critique in D. A. Slater, Towards a Text of the Metamorphosis of Ovid, Oxford, 192 (...)
- 18 Pseudo-Lactance Placidus a donc été le premier à opérer une fragmentation du poème des Métamorpho (...)
35Tout comme pour la rédaction de son accessus, pour celle de son commentaire détaillé des fables ovidiennes, publié en 1933 sous le titre d’Arnulphi Aurelianensis Allegoriae super Ovidii Metamorphosin, Arnoul reprend un usage ancien, qui remonte au Pseudo-Lactance Placidus et à ses Narrationes fabularum Ovidianorum17, celui qui consiste à ajouter, aux manuscrits des Métamorphoses, une synthèse. Pour chaque mythe, Pseudo-Lactance donnait un titulus, qui opérait une interruption « dans le cours du carmen perpetuum »18, et une brève exposition du contenu (argumentum).
- 19 Ghisalberti, Arnolfo d’Orléans, p. 192.
- 20 Tel était l’enseignement de saint Basile. Voir ibid., p. 192-193.
- 21 Ces deux sources d’Arnoul ont fait l’objet de deux études distinctes, respectivement par R. Schul (...)
- 22 Voir J. Seznec, La survivance des dieux antiques, Paris, Flammarion, 1980, p. 153-163.
36Les interprétations par Arnoul des Métamorphoses sont construites sur le schéma de ces synthèses. Mais le but poursuivi par le grammairien est original : tandis que Pseudo-Lactance se proposait d’offrir « aux lecteurs chrétiens, qui devaient considérer comme impure et pernicieuse la connaissance directe des Métamorphoses, une lecture instructive et en même temps inoffensive19 », susceptible d’intégrer les œuvres de la culture païenne sans en être souillée20, Arnoul d’Orléans, lui, justifie l’art païen par le biais de l’interprétation allégorique. On trouve les prémisses d’une telle lecture dans les Mythologiæ de Fulgence, ainsi que chez les Mythographes du Vatican 1 et 221 et surtout chez le Mythographe du Vatican 3, Albéric, dont Arnoul connaît bien l’œuvre, le Poetarius22, qu’il suit de près et reprend parfois à la lettre. En quoi consiste, alors, son originalité ?
- 23 Ghisalberti, Arnolfo d’Orléans, p. 201.
37À la différence de ses prédécesseurs, il élimine ou réduit les données généalogiques, synthétise le plus possible la narration (voire élimine les histoires qui ne concernent pas à proprement parler une transformation) et tire des fables ovidiennes leur sens caché par le biais de trois axes d’interprétation, véritable première synthèse médiévale de la glose ovidienne : Modo quasdam allegorice, quasdam moraliter exponamus, et quasdam historice23, c’est-à-dire « d’une manière soit allégorique, soit morale, soit historique ». La formule entend également souligner le fait qu’Arnoul n’utilisera pas, pour l’interprétation de chacune des fables, les trois lectures en même temps, mais seulement l’une d’entre elles.
- 24 Ibid., p. 196.
- 25 Allegorie, IV, 4 : Mora de albis in nigra nichil aliud est quam quod alba sunt nondum matura, sed (...)
38La catégorie allégorique proprement dite, la moins représentée, est réservée aux mythes qu’Arnoul n’a pas pu ramener à un contenu moral ou historique. Selon Fausto Ghisalberti24, cette interprétation renvoie à l’ancienne pratique herméneutique des mythes, l’étiologie, qu’il considère comme une allégorie naturelle et dans laquelle on peut déceler une typologie tripartite. Arnoul signale que certains mythes expliquent la nature des choses : dans ce cas, les personnages représentent une illustration des lois de la nature, comme Deucalion et Pyrrha, qui montrent comment l’humanité s’accroît par la fécondation (Métam., I, 7). Dans un autre type d’allégorie naturelle, le personnage constitue une véritable personnification poétique de la nature : Cérès est la terre, de même que Mésie est l’automne (V, 10) ; la personnification sert ici à illustrer une réalité abstraite ou une notion par une mise en scène anthropomorphique. Enfin, l’allégorie naturelle peut représenter la conséquence d’un comportement fabuleux, pour lequel les personnages mythologiques servent de prétexte : ainsi, dans le mythe de Pyrame et Thisbé, ce qui compte n’est pas l’histoire des deux personnages, mais, comme déjà pour Ovide, le changement de couleur de la mûre, en relation avec sa maturation25 :
[La mutation] de la mûre de blanche en noire ne signifie rien d’autre sinon que [les fruits] blancs ne sont pas encore mûrs, mais qu’ils noircissent lorsqu’ils mûrissent.
- 26 Allegorie, I, 4 : Annus in quattuor tempora, que sunt ver, estas, autumpnus, hyems. Hoc ita est i (...)
39Il apparaît évident que, dans cette première catégorie herméneutique, le terme d’allégorie est parfois utilisé par Arnoul de manière impropre, car seuls les deuxièmes types de personnages mythologiques qui y figurent représentent des personnifications d’un concept ou d’une réalité abstraite. Dans le premier cas, ils sont des exemples, tandis que, dans le dernier, ils sont les outils narratologiques d’un symbole. Nous croyons donc pouvoir affirmer que la notion d’allégorie devient, chez Arnoul, un synonyme de son travail herméneutique, ce que pourrait conforter cette affirmation d’Arnoul lui-même : « L’année se compose de quatre périodes, le printemps, l’été, l’automne et l’hiver. Ici, il n’y a rien d’allégorique26 ».
- 27 Nous avons déduit cette division de l’allégorie historique en trois types des commentaires d’Arno (...)
- 28 Philomena remplace l’ancien nom de Philomela. Il est à remarquer que l’orthographe de ce nom a dé (...)
- 29 Allegorie, VI, 18 : Quod de Tereo et Progne et Philomena dicitur totum est historicum. De mutatio (...)
40La catégorie historique est celle qui suppose, dans le mythe, la présence d’éléments pouvant renvoyer à des faits historiques ou à une réalité que la fable évoque par analogie, ou bien à un événement historique qui explique la mutation, ce qui représente un tremplin vers le commentaire proprement moral, cœur des Allegorie d’Arnoul27. Le premier cas est illustré par la mutation des personnages du mythe de Progné et Philomena28 en oiseaux, mythe qui, d’après Arnoul, totum est historicum, bien que la transformation soit allégorique. La poitrine de Philomena, transformée en rossignol, est tachée de rouge, et c’est là le symbole d’une ancienne bataille29. Le symbole, ici, est une marque du passé du personnage, justifiant la lecture allégorique du mythe. Ailleurs, la fable imite une réalité historique, ce qui permet de donner aux personnages mythologiques une valeur de reflet analogique du monde réel : Jupiter s’est transformé en taureau pour ravir Europe, car ce signe était inscrit sur le bateau du roi de Crète qui avait enlevé la fille d’Agénor (VI, 6). Enfin, l’allégorie historique peut permettre de comprendre la genèse d’un événement lorsqu’elle présente la métamorphose comme la conséquence d’un fait déclencheur : c’est le cas de Byblis, transformée en source, car elle s’y était jetée pour se noyer (IX, 7). Les trois types de lecture allégorique de la fable donnent de la métamorphose une signification liée respectivement au passé, au présent ou au futur d’une réalité référentielle. Cela montre à quel point Arnoul se souciait de justifier la merveille, à partir d’une relation de cause à effet qui va déboucher sur la lecture morale.
41Le fait qu’Arnoul ait annoncé qu’il n’entend pas accumuler les lectures allégoriques des fables ne l’empêche pas d’étendre la portée historique d’un mythe. La transformation de César en étoile évoque une vision de l’empereur, donc un fait réel du passé, tandis qu’à son apparition elle est appelée l’étoile du divin Jules, ce qui lui acquiert une valeur analogique et, enfin, elle permet d’annoncer la venue du Rédempteur (XV, 9) : dans tous ces cas, la fable voile – souvent d’un voile qui révèle, plus qu’il ne cache – l’histoire de personnages célèbres à cause de leur renommée, ou à cause de leur mauvaise réputation, ce qui fait de la muance un prix, ou, le plus souvent, la punition d’une attitude morale louable ou critiquable.
- 30 Demats, Fabula, p. 156.
- 31 C’est-à-dire les sens littéral (ou historique), typique (ou typologique), moral (ou tropologique) (...)
42C’est en effet la catégorie morale qui se taille la part du lion dans le commentaire d’Arnoul et qui offre une application précise de l’utilitas qu’il avait proposée dans son accessus : « vraie ou fausse, la mutatio est doublement démonstrative : exhortation et mise en garde lorsqu’elle récompense la vertu et châtie le crime, elle inspire en outre le mépris d’un monde changeant et le désir de la gloire éternelle30 ». Une preuve de cette tendance pourrait même être représentée par l’accessus plus tardif Quatuor sunt cause... (Coulson-Roy nº 396) aux Métamorphoses, qui, reprenant le nombre des niveaux de sens que l’on identifiait dans l’exégèse biblique31, les adapte au domaine de la fable païenne afin d’ajouter la cause morale aux trois types de la mutatio realis présentés par Arnoul.
- 32 Ghisalberti, Arnolfo d’Orléans, p. 197.
43La variété de la typologie qu’il introduit dans cette catégorie pour expliquer les fables des Métamorphoses nous permet d’affirmer que l’art de l’allégorisation d’Arnoul atteint son sommet dans le domaine éthique et y « devient plus subtil et universel, au point qu’il trouve une application à toutes les tendances vicieuses de l’être humain32 ». Le péché qu’il attribue le plus souvent aux personnages mythologiques des Métamorphoses est incontestablement l’outrecuidance vis-à-vis de Dieu et de la religion (8 occurrences). Suivent, en ordre décroissant, la présomption due à l’immaturité (6), l’orgueil (5), la traîtrise (3) et la luxure (3), tandis que d’autres péchés sont signalés par une seule référence : l’avarice, la prodigalité, l’hypocrisie, la fraude, la colère, la cruauté, la passion, l’arrogance, la sottise et le matérialisme.
- 33 D’autres exemples de ce « drame moral » sont l’historie de Mercure et d’Aglauros qui illustre la (...)
44Le « drame moral » que représente la lutte éternelle entre la vertu et le vice est également au cœur des préoccupations d’Arnoul. Ainsi, Prométhée est un philosophe qui s’acharne à vouloir résoudre l’éternel débat entre le corps et l’âme ; son cœur est rongé par sa pensée qui le dévore comme un vautour (I, 2) ; d’une manière semblable, le mythe d’Erichtonius met en scène le combat entre la luxure et la sagesse dans l’affrontement de Vulcain et de Pallas (II, 8)33.
45Arnoul se montre enfin soucieux d’illustrer le prix qui attend une conduite vertueuse. Il souligne surtout la valeur de la sagesse (5 occurrences) et de l’héroïsme civilisateur (3), outre celle de la virginité (2) et de la sobriété (1).
46Comme il l’avait fait parfois pour la lecture historique, il dédouble dans certains cas la lecture morale des mythes, montrant parfois en parallèle une conduite à imiter et une à blâmer. Cela se retrouve, par exemple, dans l’allégorie de la fable consacrée à Orphée et Eurydice (X, 1) : Arnoul considère Orphée comme le prototype de l’homme savant, et l’époux d’Eurydice comme le discernement profond. Mais celle-ci est trompée par le serpent, la fausseté mondaine et descend aux Enfers, lieu du vice, en entraînant avec elle la raison d’Orphée. Par le biais de la philosophie (le chant), ce dernier arrive, dans un premier temps, à l’arracher au vice, mais elle y retombe et Orphée ne pourra plus rien pour elle.
47La tendance d’Arnoul à faire apparaître la portée morale de ces histoires ne fait que s’accentuer avec le temps, faisant du maître orléanais l’un des piliers de la lecture moralisante et édifiante des mythes ovidiens.
De la « merveille » latine à l’exemplum français
48Il peut être intéressant de parcourir les étapes principales de l’évolution qui a transformé la fable mythologique d’Ovide de merveille à caractère étiologique en exemplum à finalité didactique.
- 34 Narcisse, Pyrame et Thisbé, Philomena, trad. E. Baumgartner, Paris, GF, 2002.
49Les trois contes d’inspiration ovidienne qui remontent, comme le commentaire d’Arnoul, au troisième quart du xiiie siècle – Narcisse, Pyrame et Thisbé et Philomena34 – sont marqués par la volonté de moraliser leur source latine. Ces contes sont construits comme des histoires exemplaires, adressées au public courtois comme autant de modèles de conduite à éviter et à condamner (Narcisse, Philomena) ou à louer (Pyrame et Thisbé).
- 35 Si Narcisse est coupable d’avoir tourné son regard vers lui-même, plutôt que vers les autres et v (...)
50L’histoire de Narcisse, mort à cause d’un amour mal placé, est présentée par son auteur anonyme comme un essample (v. 36) de conduite à éviter. Le châtiment divin va jusqu’à nier à ce personnage la possibilité de survivre - qu’avait prévue Ovide - sous la nouvelle forme d’une fleur et achève la narration avec la mort des amants, coupables d’avoir commis un même et unique péché, l’orgueil35.
- 36 Cf. C. Noacco, Piramo e Tisbe, Rome, Carocci, coll. « Biblioteca medievale », 2005, p. 7-38.
51Contrairement au but affiché par Ovide et Arnoul, le sort tragique de Pyrame et Thisbé ne fournit plus, dans le conte médiéval, le prétexte à l’explication étiologique du changement de couleur de la mûre. En revanche, l’amour des deux enfants offre à l’imitateur médiéval l’élément principal pour construire une histoire exemplaire, capable d’illustrer la conception naissante de la fin’amor. La notion d’exemple est implicite dans l’épilogue du conte, qui célèbre, dans le souvenir de leur mort, le don d’amour suprême des deux fins amants (v. 920-921) : Ici fenist des deus amanz. / Con lor leal amor fu granz !36
52La métamorphose des protagonistes du conte de Philomena en oiseaux est présentée, elle aussi, comme la punition d’une faute : Térée a été changé en hupe coupée […] pour le pechié et pour la honte / Qu’il avoit fet de la pucele (v. 1448-51).
53Certes, le choix de la langue française et de la forme (des couples d’octosyllabes à rime plate) éloigne ces compositions du choix formel et de l’esprit purement herméneutique des Allegorie d’Arnoul, rédigées en latin et en prose. Néanmoins, leur interprétation des mythes ovidiens est tellement proche de celle, morale, qui domine dans le commentaire d’Arnoul, qu’elle fait supposer soit un développement parallèle de la réflexion concernant les récits des Métamorphoses dans des milieux culturels éloignés, soit l’application, dans ces contes, d’un double enseignement : la composition de nouveaux poèmes de goût antiquisant, comme le souhaitait Matthieu de Vendôme et la justification de l’intentio d’Ovide, clé de voûte de l’introduction d’Arnoul. L’inventio, bien qu’à partir d’un modèle préexistant, et l’intentio semblent bien être les deux notions-clés qui sous-tendent la rédaction de ces compositions. La moralisation courtoise des Métamorphoses d’Ovide, dont elles témoignent, serait alors à attribuer à des auteurs comme Arnoul qui se seraient formés à Orléans, où avait enseigné également Matthieu. La moralisation courtoise des Métamorphoses est donc bien contemporaine, sinon dépendante, de la moralisation qu’offre Arnoul dans son commentaire latin.
- 37 Les manuscrits de cette œuvre ont été répertoriés dans Coulson-Roy, Incipitarium, n° 333.
- 38 Ce texte a été édité par F. Ghisalberti, ‘Integumenta Ovidii’, poemetto inedito del secolo XIII, (...)
- 39 Loc. cit.
- 40 Ibid., p. 12.
- 41 Demats, Fabula, p. 159.
54La preuve de l’influence du grammairien sur la littérature médiévale en vers est plus claire encore dans un poème du xiiie siècle, les Integumenta Ovidii de Jean de Garlande37. Ce moine anglais reprend en effet, vers 1234, la lecture herméneutique des Métamorphoses d’Arnoul et la transpose en vers latins. Cette « longue élégie allégorique38 » est sans doute l’œuvre d’un rhétoricien qui aurait concentré en distiques à l’usage de ses élèves le « sens moral des fables d’Ovide39 ». Il est remarquable que cette œuvre en vers, née comme un complément du commentaire en prose d’Arnoul, se trouve associée à ce dernier dans de nombreux manuscrits du xiiie siècle, au point que, vers la fin du siècle, « les allégories en prose d’Arnoul et les vers des Integumenta n’existent plus en tant que textes indépendants40 », mais composent un unique « traité de mythographie moralisée41 ».
- 42 Ghisalberti, Integumenta, p. 25.
55Les deux exégèses de l’Ovidius major, celle de Matthieu de Vendôme et celle d’Arnoul, ne pouvaient pas trouver meilleure conciliation que dans un poème herméneutique, écrit en latin42. Examinons dans le détail le traitement des mythes qui ont déjà donné naissance à des contes indépendants.
- 43 Chez Arnoul, Narcisse avait « été changé en fleur, c’est-à-dire en quelque chose d’inutile, puisq (...)
56La fable d’Écho et de Narcisse reçoit un commentaire très proche de celui que lui avait attribué Arnoul : Narcisse est un adolescent avide (cupidus) de gloire mondaine qui fleurit et s’évanouit comme une ombre43.
- 44 Ibid., p. 51, v. 181-182 : Alba prius morus nigredine mora colorans / Signat quod dulci mors in a (...)
- 45 Ibid., p. 59, v. 289-292 : Historiam tangit describens Terea de quo / Musa sophocleo carmine gran (...)
57L’interprétation du mythe de Pyrame et Thisbé est même plus intéressante : Jean de Garlande attribue à la destinée tragique des deux amants une cause intrinsèque à sa conception de l’amour, qui apparaît comme profondément influencée par celle de la fin’amor du xiie siècle : le changement de couleur de la mûre, qui de blanche devient noire, signifie que l’amour cache une douce mort44. On sait que la maladie d’amour était définie en tant que dulce malum et Jean de Garlande se rattache à cette tradition, tout en accentuant le lien entre l’amour (que l’on comprend comme un sentiment absolu et totalisant) et la mort (qu’on saisit comme le délicieux couronnement d’une vie parfaite, dans le sens d’achevée). De même, pour Arnoul, le sens de l’histoire de Térée, changé en oiseau, est entièrement historique. Cependant, les vers qui s’y réfèrent contiennent un terme chargé de sens, aux fins moralisatrices de l’œuvre : devia, le chemin détourné45.
- 46 Fausto Ghisalberti a souligné l’importance de la double source d’Arnoul et de Jean de Garlande da (...)
58La lecture morale des Métamorphoses d’Ovide, rendue célèbre par Arnoul, trouve enfin son plus complet aboutissement dans la christianisation du recueil, qui s’opère, au xive siècle, avec l’Ovide moralisé46. La célébration du Dieu unique, juge et maître de la création, avait déjà été reconnue par Arnoul dans son accessus, parmi les conjectures de l’intentio qui aurait poussé l’auteur latin à la rédaction du recueil de fables. Arnoul avait même souligné, à propos de l’utilitas, que les Métamorphoses nous apprennent « la permanence des qualités divines, d’après la mutation des qualités temporaires ».
59Si, pour relater les histoires de Pyrame et Thisbé et de Philomena, le texte de l’Ovide moralisé reproduit la « lettre » des textes du xiie siècle en se contentant d’expliciter leur contenu allégorique, il est intéressant de comprendre, dans le cadre de cette analyse, où l’auteur anonyme de cette « somme mythologique » a puisé l’allégorie du mythe de Narcisse : Arnoul avait mis l’accent sur l’orgueil du personnage (arrogancia), tandis que Jean de Garlande, lui, avait surtout accusé l’amour du jeune homme pour la vaine gloire mondaine. Les deux péchés se trouvent exposés ensemble dans le passage correspondant de l’Ovide moralisé, qui témoigne toutefois d’une filiation plus profonde avec le texte d’Arnoul (III, v. 1903-09) :
60Qui bien veult ceste fable aprendre,
Par Narcisus puet l’en entendre
Les folz musors de sens voidiez,
Les orgueilleus, les sorcuidiez,
Qui des biens temporeus abusent,
Qui se mirent et qui s’amusent
Aus faulz mireoirs de cest monde […].
- 47 Cf. Ghisalberti, Integumenta, « Introduzione », p. 13-14.
61Cette double référence permet d’affirmer que l’auteur de l’Ovide moralisé était un clerc très cultivé, qui avait dû travailler avec un regard toujours attentif à l’un de ces manuscrits glosés du xive siècle, peut-être posé sur un lutrin à ses côtés et reproduisant le travail de ses éminents prédécesseurs47.
62En conclusion, le commentaire d’Arnoul aux Métamorphoses d’Ovide que forment son accessus et, surtout, les Allegorie super Ovidii Metamorphosin, ouvre la voie à une vaste palette d’interprétations à caractère didactique, suivant un code tantôt courtois, tantôt religieux, mais où le point de vue essentiel est la lecture morale de la fable mythologique. De plus, l’apport du « Père des auteurs » au discours mythologique au Moyen Âge, notamment par le biais de sa réflexion sur la valeur du symbole dans le montage allégorique, a fortement contribué à rationaliser, par un système élaboré de classement narratologique et herméneutique, le domaine aussi fascinant qu’inquiétant de la merveille païenne la plus dangereuse selon les vues chrétiennes de la culture médiévale, la métamorphose.
Notes
1 A. Pairet, ‘Les mutacions des fables’. Figures de la métamorphose dans la littérature française du Moyen Âge, Paris, Champion, 2002, p. 98.
2 Les manuscrits des deux œuvres d’Arnoul ont été répertoriés dans l’ouvrage de F. T. Coulson-B. Roy, Incipitarium Ovidianum. A finding Guide for Texts related to the Study of Ovid in the Middle Ages and Renaissance, Turnhout, Publications of the Journal of Medieval Latin 3, 2000 ; F. T. Coulson, « Addenda and Corrigenda to Incipitarium Ovidianum », Journal of Medieval Latin 12 (2002), p. 154-180 : Accessus « Quoniam maius opus Ouidii... » : nº 419 (27 mss cités) ; « Mutationes primi libri sunt... » : nº 257 (30 mss + 4 ajoutés par F. T. Coulson).
3 Poetae vita, titulus, materia, intentio, philosophiae suppositio, utilitas, modus tractandi. Les citations de l’Accessus d’Arnoul aux Métamorphoses et de ses Allegoriae super Ovidii Metamorphosin renvoient à l’édition suivante : F. Ghisalberti, Arnolfo d’Orléans. Un cultore di Ovidio nel secolo XII, Memorie del R. Istituto Lombardo di Scienze e Lettere, Classe di Lettere, Scienze morali e Storiche, vol. XXIV - XV della Serie III - Fascicolo IV, Milan, Hoepli, 1932, respectivement aux p. 180-181 (ici cité à la p. 180) et 201-229. Cette édition reproduit le texte de l’accessus tel qu’on le lit dans le ms du xiiie siècle de la Biblioteca Marciana de Venise, cod. Miscellaneo lat. XIV, 222 (4007).
4 Voir E. A. Quain, « The medieval Accessus ad auctores », Traditio 3 (1945), p. 215-264.
5 Titulus vero huius libri sumptus est a materia. Quod ut melius videamus, exponatur titulus sic meta grece, de latine, morphe mutatio, usios substancia quasi de mutacione substancie (Accessus, p. 181).
6 Le quasi qu’utilise Arnoul pour cautionner son discours est une limitation consciencieuse de son explication, qui ne peut pas - et il le savait bien - être appliquée à l’ensemble du recueil.
7 Ghisalberti, Arnolfo d’Orléans, p. 181. Toutefois, sur le nombre et le type de ces catégories, la tradition manuscrite des accessus aux Métamorphoses n’est pas univoque : si, d’un côté, un certain nombre d’accessus – dont celui d’Arnoul – présentent trois causes principales de la mutation, un autre groupe de manuscrits, qui se réfèrent à une source dite Vulgate, offre la variante Quatuor cause, ajoutant, aux trois premières, la cause morale. Le texte de cet accessus (ms. Par. 8253, Montp. B. Med. H 328) a été édité par Paule Demats, in Fabula : trois études de mythographie antique et médiévale, Genève, Droz, coll. « Publications Romanes et Françaises », n° 122, 1973, p. 187.
8 Arnoul précise que les fables d’Ovide peuvent relater des transformations de corps animés en animés (ex. : Lycaon changé en loup), de corps inanimés en inanimés (ex. : la maison de Baucis transformée en temple), de corps animés en inanimés (ex. : le serpent qui est transformé en pierre) ou bien de corps inanimés en animés (ex. : la statue de Pygmalion, qui est changée en femme).
9 V. É. Jeauneau, « L’usage de la notion d’integumentum à travers les gloses de Guillaume de Conches », Archives d’histoire doctrinale et littéraire au Moyen Âge, 32 (1937), et F. Zambon, Romanzo e allegoria nel Medioevo, Trente, La Finestra, 2000, notamment aux p. 38-39.
10 Ghisalberti, Arnolfo d’Orléans, p. 181 : Intencio est de mutacione dicere, ut non intelligamus de mutacione que fit extrinsecus tantum in rebus corporeis bonis vel malis sed etiam de mutacione que fit intrinsecus ut in anima […]. Trad. Demats, Fabula, p. 143.
11 Ghisalberti, Arnolfo d’Orléans, p. 181 ; trad. Demats, Fabula, p. 143.
12 Denyse Delcourt avait déjà souligné le fait que ce chassé-croisé entre la forme et le sens de la métamorphose « déplace la question du changement […] du plan physique – et théologique – au plan rhétorique – et moral » (D. Delcourt, L’éthique du changement dans le roman français du xiie siècle, Genève, Droz, 1990, p. 26).
13 Boèce, Consolatio Philosophiæ, livre IV : […] celui qui, ayant abandonné la vertu, a cessé d’être un homme, ne pouvant accéder à la condition divine, est transformé en bête. Éd. et trad. A. Bocognano, Paris, Garnier, coll. « Classiques Garnier », 1937, p. 173, légèrement remaniée par Demats, Fabula, p. 146.
14 Vel utilitas est erudicio divinorum habita ex mutacione temporalium (Ghisalberti, Arnolfo d’Orléans, p. 181. La traduction est nôtre).
15 D’après Coulson-Roy, Incipitarium.
16 Voir D. T. Gura, A critical edition and study of Arnulf of Orléans’ philological commentary to Ovid’s Metamorphoses, Dissertation Ohio, 2010.
17 Voir l’édition critique in D. A. Slater, Towards a Text of the Metamorphosis of Ovid, Oxford, 1927. L’Incipitarium de F. T. Coulson-B. Roy, au n° 52, mentionne cinquante-cinq manuscrits pour l’œuvre du Pseudo-Lactance et l’« Addenda » de F. T. Coulson en ajoute treize. Le chiffre total dépasse le nombre de manuscrits concernant le commentaire d’Arnoul, ce qui prouve que les Narrationes ont vraiment été utilisées comme une sorte de manuel de mythographie.
18 Pseudo-Lactance Placidus a donc été le premier à opérer une fragmentation du poème des Métamorphoses. Voir R. Hexter, « Medieval Articulations of Ovid’s Metamorphoses: From Lactantian Segmentation to Arnulphian Allegory », Mediaevalia, XIII (1987), p. 63-82 et Pairet, ‘Les mutacions des fables’ p. 98.
19 Ghisalberti, Arnolfo d’Orléans, p. 192.
20 Tel était l’enseignement de saint Basile. Voir ibid., p. 192-193.
21 Ces deux sources d’Arnoul ont fait l’objet de deux études distinctes, respectivement par R. Schulz, De Mythographi Vaticani primi fontibus, Dissert. Halens, Halis, 1905 et par F. Keseling, De Mythographi Vaticani secundi fontibus, Dissert. Halens, Halis, 1908.
22 Voir J. Seznec, La survivance des dieux antiques, Paris, Flammarion, 1980, p. 153-163.
23 Ghisalberti, Arnolfo d’Orléans, p. 201.
24 Ibid., p. 196.
25 Allegorie, IV, 4 : Mora de albis in nigra nichil aliud est quam quod alba sunt nondum matura, sed nigrescunt dum maturescunt, Ibid., p. 210.
26 Allegorie, I, 4 : Annus in quattuor tempora, que sunt ver, estas, autumpnus, hyems. Hoc ita est in rei veritate. Nichil est hic allegoricum, Ibid., p. 202.
27 Nous avons déduit cette division de l’allégorie historique en trois types des commentaires d’Arnoul d’Orléans. Les exemples et la formulation des explications sont dues à Ghisalberti, Arnolfo d’Orléans, p. 195-196.
28 Philomena remplace l’ancien nom de Philomela. Il est à remarquer que l’orthographe de ce nom a déjà subi, dans le texte d’Arnoul, l’influence hagiographique que l’on retrouve également dans le conte attribué à Chrétien de Troyes.
29 Allegorie, VI, 18 : Quod de Tereo et Progne et Philomena dicitur totum est historicum. De mutatione vero allegoricum. Tereo eas sequente quia cito aufugerunt in aves mutate dicte sunt, sed in philomenam et in hirundinem pocius quam in alias quia ille aves pectora habent rubore notata quod est signum cedis antique […] (Ghisalberti, Arnolfo d’Orléans, p. 218).
30 Demats, Fabula, p. 156.
31 C’est-à-dire les sens littéral (ou historique), typique (ou typologique), moral (ou tropologique) et anagogique (ou eschatologique). Cf. H. de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’écriture, Paris, Cerf et Desclée de Brouwer, 1993, 1e éd. 1959, 4 vol.
32 Ghisalberti, Arnolfo d’Orléans, p. 197.
33 D’autres exemples de ce « drame moral » sont l’historie de Mercure et d’Aglauros qui illustre la guerre entre l’éloquence et l’oubli (II, 12) ; Actéon montre sa volonté de mettre fin à une passion qui finit par le dévorer (III, 2) ; le mythe de Jupiter et de Léda met en scène le retournement de la vertu en vice (VI, 8) ; la très rapide Atalante finit par être dépassée par Ipomée, doté de qualités intérieures qui sont supérieures à la qualité physique (X, 12).
34 Narcisse, Pyrame et Thisbé, Philomena, trad. E. Baumgartner, Paris, GF, 2002.
35 Si Narcisse est coupable d’avoir tourné son regard vers lui-même, plutôt que vers les autres et vers l’amour, Dané, adaptation médiévale du personnage d’Écho, est coupable d’avoir cru que l’amour de Narcisse lui était dû, en vertu de sa position sociale et parce qu’elle s’était offerte à lui.
36 Cf. C. Noacco, Piramo e Tisbe, Rome, Carocci, coll. « Biblioteca medievale », 2005, p. 7-38.
37 Les manuscrits de cette œuvre ont été répertoriés dans Coulson-Roy, Incipitarium, n° 333.
38 Ce texte a été édité par F. Ghisalberti, ‘Integumenta Ovidii’, poemetto inedito del secolo XIII, Messine-Milan, G. Principato, 1933, p. 1.
39 Loc. cit.
40 Ibid., p. 12.
41 Demats, Fabula, p. 159.
42 Ghisalberti, Integumenta, p. 25.
43 Chez Arnoul, Narcisse avait « été changé en fleur, c’est-à-dire en quelque chose d’inutile, puisqu’il s’évanouit vite à la manière d’une fleur » (III, 6). La filiation entre les deux textes a été soulignée par Ghisalberti, Integumenta, p. 49, note aux v. 163-166.
44 Ibid., p. 51, v. 181-182 : Alba prius morus nigredine mora colorans / Signat quod dulci mors in amore latet.
45 Ibid., p. 59, v. 289-292 : Historiam tangit describens Terea de quo / Musa sophocleo carmine grande canit. / Commentatur aves doctrina poetica quippe / Devia poscit avis, devia poscit amor.
46 Fausto Ghisalberti a souligné l’importance de la double source d’Arnoul et de Jean de Garlande dans la rédaction de l’Ovide moralisé. Poème du commencement du quatorzième siècle, publié d’après tous les manuscrits connus par C. De Boer, V vol., Amsterdam, Johannes Müller, 1915-1938.
47 Cf. Ghisalberti, Integumenta, « Introduzione », p. 13-14.
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Référence papier
Jean-Marie Fritz et Cristina Noacco, « Lire Ovide au xiie siècle : Arnoul d’Orléans, commentateur des Métamorphoses », Anabases, 29 | 2019, 199-214.
Référence électronique
Jean-Marie Fritz et Cristina Noacco, « Lire Ovide au xiie siècle : Arnoul d’Orléans, commentateur des Métamorphoses », Anabases [En ligne], 29 | 2019, mis en ligne le 14 avril 2021, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/8992 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.8992
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