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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques
Voyages et voyageurs (6)

« Tenez, pour le voyage », ou comment les Enquêtes d’Hérodote peuvent remplacer celles d’Hercule Poirot dans les bagages d’un grand reporter

Magali Soulatges
p. 237-244

Texte intégral

  • 1 En cheminant avec Hérodote, Robert Laffont, 1981. Édition utilisée (actualisée) : NiL Éditions, 200 (...)
  • 2 Podróæe z Herodotem, Znak, 2004 (trad. fr. : Plon, « Feux croisés », 2006) ; Autoportret reportera, (...)

1Deux hommes de la même génération, voyageurs volontaires épris d’écriture, nous confient avoir « cheminé avec Hérodote » et nourrir une dette à l’égard du « père de l’Histoire », en qui ils identifient aussi le premier grand reporter. En 1981, Jacques Lacarrière publie une traduction par morceaux choisis des livres I à IV des Enquêtes, agrémentée de commentaires destinés à éclairer le récit hérodotéen et ébaucher une « réflexion moderne1 ». En 2004, c’est au journaliste Ryszard Kapuściński, marchant sur les brisées de Lacarrière, de publier à Cracovie ce qui pourrait être le second volet de son Autoportrait d’un reporter paru un an plus tôt : Mes Voyages avec Hérodote2.

  • 3 Mes Voyages, p. 11.

2Pour le grand reporter polonais, la rencontre avec le Grec d’Halicarnasse trouve son origine dans un double rendez-vous. En 1951, le jeune Kapuściński, coursier pour un quotidien des Jeunesses communistes, s’engage dans des études d’Histoire à l’université de Varsovie, et suit un cours d’Antiquité où l’œuvre d’Hérodote est brièvement abordée – prévue pour 1952, la première traduction polonaise par Seweryn Hammer des Histoires, où gravitent tant d’autocrates, doit attendre la mort de Staline et le Dégel pour voir le jour, en 1955 : premier contact, première découverte d’un « monde inconnu et mythique », celui de la Grèce antique, « univers lointain et irréel3 » pour la majorité des étudiants d’origine ouvrière ou paysanne fréquentant prioritairement les bancs de l’université ces années-là. Devenu journaliste au Sztandar Młodych, Kapuściński rencontre une deuxième fois Hérodote, dans des circonstances insolites : alors qu’il s’apprête à partir en Inde pour sa première mission à l’étranger, après la visite en Pologne de Nehru en juin 1955, il se voit remettre par sa rédactrice en chef, en guise de viatique, le livre qui l’accompagnera toute sa vie.

  • 4 Mes Voyages, p. 17.

À l’issue de cet entretien m’annonçant ma sortie dans le monde, Tarłowska tendit la main vers une armoire d’où elle sortit un volume qu’elle me remit avec ces mots : « Tenez, pour le voyage. » C’était un énorme bouquin à la jaquette rigide tendue de toile jaune. Sur la première de couverture, je lus le nom de l’auteur et le titre de l’ouvrage imprimés en lettres dorées : Hérodote, HISTOIRES4.

  • 5 Kapuściński utilise aussi bien la traduction polonaise de S. Hammer que les traductions françaises (...)
  • 6 « Un tour du monde en cinquante ans. Entretien de Krzysztof Pomian avec Ryszard Kapuściński », Le D (...)
  • 7 Mes Voyages, p. 105 et 183.

3Le commerce intellectuel noué par Kapuściński avec Hérodote s’explique par la formation historienne du reporter, qui fit par ailleurs le choix de cette discipline pour ses liens avec la philosophie, un temps laissée pour compte au sein de l’université polonaise convertie au marxisme-léninisme. Dans le projet de l’historien antique, énoncé en préambule de son œuvre et plusieurs fois rappelé dans Mes Voyages5, Kapuściński trouve une parenté certaine avec sa propre attitude de décryptage du monde contemporain au regard de son passé plus ou moins récent ; de même, l’idée le convainc d’une mémoire du monde vouée à perpétuer l’histoire de l’humanité. En Hérodote, Kapuściński voit ainsi d’abord celui qui favorise l’improbable dialogue du passé, du présent et de l’avenir, comme lui-même, renonçant à une carrière universitaire qui l’aurait cantonné aux documents, a voulu « traiter l’histoire comme un devenir vivant, être un historien de l’histoire en train de se faire6 ». Kapuściński enfin agrée pleinement à la méthode d’Hérodote, collationnement scrupuleux et inlassable de données appelées à étayer hypothèses et conclusions. Doublé d’un géographe et d’un ethno-anthropologue, cet historien-là agit déjà en « journaliste professionnel, [qui] voyage, observe, discute, écoute », et peut donc s’imposer comme une référence à qui dès ses débuts « tente de percer le mystère de l’art du reportage7 ». Enquêtes de terrain, ses Histoires, que Kapuściński préfèrerait traduire par « Recherches », sont d’ailleurs indissociables de l’idée de voyage, au cœur de la profession de reporter.

  • 8 Mes Voyages, p. 87-88.

Hérodote est le type même de l’« homme de voyage », que, par la suite, l’Europe du Moyen Âge désignera sous le terme de l’« homme de grand chemin ». Ses pérégrinations n’ont toutefois rien à voir avec des déplacements désinvoltes et insouciants d’un lieu à un autre ; les voyages d’Hérodote ont un objectif, celui de connaître le monde et ses habitants, connaître pour décrire ensuite, pour décrire surtout les œuvres des hommes et leurs faits les plus mémorables (L)8.

  • 9 J. Lacarrière, En cheminant avec Hérodote, p. 12.
  • 10 Mes Voyages, p. 116.

4Prendre la route, arpenter le monde pour y rencontrer les hommes et ce faisant, « découvrir pour mieux connaître, connaître pour mieux comprendre9 » : intentions et démarche d’Hérodote font de lui, pour Kapuściński, « un visionnaire, un créateur capable de penser à l’échelle planétaire – en un mot, […] le premier mondialiste » et le premier penseur du multiculturalisme, « tissu palpitant où rien n’est donné ni défini une fois pour toutes10 ». Mais si la figure tutélaire de l’historien précurseur, capable de décrire le monde, exerce une indiscutable attraction sur Kapuściński, elle semble dépassée dans Mes Voyages par l’humble figure de l’homme, si singulier dans son projet « humaniste », en qui le journaliste reconnaît une « âme sœur ».

  • 11 Kapuściński est l’un des grands noms de l’École polonaise du reportage, qui situe ce genre dans un (...)
  • 12 Mes Voyages, p. 280.

5Dans sa construction même, l’ouvrage, sobrement intitulé « récit », témoigne de cette « affinité élective », mêlant glose juxtalinéaire d’Hérodote, souvenirs personnels, carnet de voyages et micro-reportages, en un subtil rapport d’aimantation réciproque. L’assemblage de ces éléments s’effectue selon divers procédés littéraires11, mais la plupart du temps, il s’agit de ménager un vis-à-vis mettant en lumière des continuités ; par exemple entre les missions de Kapuściński et la lecture d’Hérodote (soit en situation, soit en prologue ou épilogue des voyages réels), comme si ces missions ne pouvaient délivrer leur plein sens que corrélées au texte hérodotéen. Correspondances, convergences ou dénominateurs communs sont aussi soulignés, pour éclairer « le cours ininterrompu de l’histoire12 », de l’Antiquité au présent, du présent au passé : car si Hérodote fournit une grille de lecture du monde contemporain, l’actualité permet inversement une réinterprétation du passé, transition constamment opérée par Kapuściński, acquis à l’idée de « longue durée ». Le lien de l’Enquête avec le texte de Kapuściński repose également sur une fascination proprement littéraire exercée par l’œuvre hérodotéenne sur le grand reporter : lorsqu’il connaît un répit ou se trouve contraint à l’inaction, constitutive à ses yeux du métier, c’est en effet dans le « récit » que le journaliste de terrain trouve à se ressourcer. La lecture inépuisable d’Hérodote constitue alors une échappatoire, conférant aux extraits des Enquêtes reproduits dans Mes Voyages le rôle de pauses narratives, loin de la fureur du monde ailleurs décrite.

  • 13 Mes Voyages, p. 170.

Les histoires décrites par Hérodote me captivaient à tel point que la menace croissante de conflit entre les Grecs et les Perses me bouleversait parfois plus que la guerre congolaise que j’étais censé couvrir. Néanmoins le pays du Cœur des ténèbres se rappelait constamment à mon bon souvenir : fusillades éclatant à droite et à gauche, menaces d’arrestation, bastonnades, morts, bref, partout régnait un climat d’incertitude, de confusion et d’imprévisibilité13.

  • 14 Nous renvoyons à ce propos à un premier article sur l’écriture de R. Kapuściński paru dans Anabases(...)
  • 15 Mes Voyages, passim, p. 205 par ex.
  • 16 Mes Voyages, p. 134.
  • 17 Mes Voyages, passim, p. 151 par ex., où Kapuściński justifie son procédé par des raisons non seulem (...)

6Intimement liés, les textes d’Hérodote et de Kapuściński entretiennent toutefois un rapport structurel plus élaboré que celui d’un simple équilibre en miroir, ou rythmique : associant deux voix, selon un modèle de composition fréquent chez le reporter polonais14, leur agencement relève en effet d’un habile contrepoint. Cantus firmus, le déroulé linéaire des Enquêtes domine les Voyages en une vaste citation d’épisodes saillants, sur lesquels viennent se greffer soit l’analyse politique soit une réécriture de l’Histoire selon d’autres possibles15 ; des extrapolations plus personnelles se rattachent souvent aussi aux fragments retenus, interrogeant les trous du récit hérodotéen par des « questions à n’en plus finir16 ». Entrent en résonance avec ce cantus firmus le retour chronologique – avec quelques effets d’analepses17 – sur une vie de reportage ainsi que, ponctuellement, des réflexions sur des sujets comme la tyrannie, la violence, le pouvoir, le voyage, le temps, l’altérité… Ce sont là de fausses digressions : un fil rouge est tiré dès le début de l’ouvrage, qui suit la maturation d’une interrogation sur le métier de reporter (ses motivations, finalités, bonheurs, vicissitudes, sa déontologie…), et culmine dans les deux derniers chapitres. Tandis que « La découverte d’Hérodote » (avant-dernier chapitre) synthétise cette méditation en une leçon philosophique sur l’historien grec, partagée « socratiquement » avec un collègue tchèque, « Debout dans les ténèbres, entouré de lumière » (ultime chapitre) offre un point d’orgue plus intime à la relecture achevée d’Hérodote, ramenant incidemment le lecteur à l’Autoportrait d’un reporter. « Je » s’y impose, voix prépondérante d’un épilogue nostalgique sur la solitude paradoxale du reporter « hérodotéen », toujours plus ouvert au monde et par là condamné à ne pouvoir jamais s’y enraciner :

  • 18 Mes Voyages, p. 276-277.

Quand on leur demande [« gens comme lui », Hérodote] quel pays ils préfèrent, ils sont embarrassés, ils ne savent que répondre. Quel pays ? D’une certaine manière, tous les pays leur plaisent, ils trouvent un intérêt dans chacun d’eux. Dans quel pays souhaiteraient-ils retourner ? Les revoilà dans l’embarras. Jamais ils ne se sont posé pareilles questions. La seule chose irréfutable, c’est qu’ils désireraient revenir sur une piste, sur un chemin. Reprendre la route, telle est leur seule et unique quête18.

  • 19 Épigraphe, tirée d’Hérodote, du chapitre « Xerxès », p. 202.
  • 20 Les deux expressions sont empruntées à René Char, dans Recherche de la base et du sommet.

7Au terme des Voyages – car « le bout du chemin ne se voit qu’à la fin19 » –, l’on mesure combien la lecture pas à pas d’Hérodote, loin de n’être qu’un jeu de miroirs, a fonctionné comme une maïeutique, doublée d’une démarche poétique (au sens littéral de « création ») puisque Kapuściński n’a cessé de faire « parler » les Enquêtes au-delà de ce qu’elles disent, plus ou moins explicitement, et d’imaginer un autre récit où sa voix se mêlait à celle d’Hérodote. L’on voit surtout que l’« âme sœur », issue d’une filiation intellectuelle avec le maître, s’est chemin faisant transformée en une figure de l’Ami, « allié substantiel » d’une « conversation souveraine20 » cristallisant l’idée, chère à Kapuściński, du dialogue avec l’Autre.

  • 21 R. Kapuściński « Rencontrer l’étranger, cet événement fondamental », Le Monde diplomatique, janvier (...)

8Pour le journaliste, qui relaie ici aussi la pensée d’Emmanuel Levinas et des philosophes « dialoguistes », la rencontre avec l’Autre, magistralement résumée par Hérodote, représente « l’expérience fondamentale et universelle de notre espèce21 ». Aussi la pense-t-il d’abord en fonction de ces données essentielles que sont le rapport au Temps et à l’Espace, et envisage-t-il le non moins important rapport de l’homme aux langues. C’est ainsi que Mes Voyages instaurent d’emblée une poétique de la frontière (chap. I : « Franchir la frontière »), adossé à la narration par Kapuściński de ses rêves d’Ailleurs, lorsqu’il n’était encore que reporter débutant, aux marches de la Pologne :

  • 22 Mes Voyages, p. 15-16.

Je voulais voir ce qui se trouvait plus loin, de l’autre côté. Je m’imprégnais de sensations que l’on doit éprouver en franchissant une frontière. Que ressent-on ? Que pense-t-on ? Cela doit être un instant émouvant, troublant, excitant. De quoi a l’air l’autre côté ? Tout y est sûrement différent. Mais en quoi consiste cette différence ? À quoi ressemble-t-elle ? Peut-être n’est-elle en rien pareille à tout ce que je connais ? Peut-être est-elle inconcevable, inimaginable ? Ce désir obsessionnel, cette fascination demeuraient néanmoins modestes car je n’aspirais qu’à vivre le moment où je franchirais la frontière, la franchir pour revenir aussitôt. Je croyais que, à lui seul, l’acte suffirait à assouvir ma faim psychologique que je ne parvenais pas à m’expliquer, mais qui me hantait constamment22.

  • 23 Mes Voyages, p. 106-114.
  • 24 Mes Voyages, passim, p. 113 et p. 67-69 ici.
  • 25 Mes Voyages, p. 44.

9La question de la frontière, en tant que seuil à la fois concret et symbolique de cet Inaccessible où réside a priori l’Autre, traverse les Voyages, nourrissant des interrogations sur la distance, les migrations, la communauté, et au-delà, sur l’Étranger, la diversité ethnique, ou encore le métissage. Volontiers didactique, Kapuściński étaie son propos sur deux exemples simples, et opposés, qui réactivent la réflexion d’Hérodote, majeure à son sens, sur l’origine égyptienne du panthéon hellène et le regard porté par les Grecs sur les « barbares23 » : le « Village Global » de McLuhan, où l’Autre est envisagé à l’échelle sans limites de la « masse » qui le nie en tant qu’individu, et la Grande Muraille de Chine, « Grande Métaphore » de l’impossible rencontre induite par les totalitarismes24. Cependant, confronté à l’immensité d’un territoire comme l’Inde, le concept de frontière peut venir ébranler parfois la certitude d’un monde toujours lisible : car « comment décrire […] ce qui n’a pas de fin25 ? »

  • 26 Mes Voyages, passim, p. 183 par ex.

10La problématique de la langue, surtout posée en termes de « barrière », vient en quelque sorte redoubler la réflexion sur la frontière. De même qu’il se demande comment Hérodote établissait le contact avec les « étrangers » auprès desquels il enquêtait26, le journaliste de terrain rapporte ses difficultés liées à la méconnaissance de la langue des pays visités : en Inde par exemple, premier « Ailleurs » exploré, où même son apprentissage studieux de l’anglais dominant ne lui permet pas de saisir la diversité d’un territoire fait d’une mosaïque infinie de langues vernaculaires ; en Chine, où le « camarade Li », son interprète imposé, décourage intentionnellement ses velléités d’apprendre le chinois et en le contraignant au russe, lui interdit de fait tout lien direct avec la population… Il y a néanmoins toujours moyen d’entrer en relation avec l’Autre, pense Kapuściński, qui partage le grand postulat méthodologique d’un autre de ses maîtres à penser, Bronisław Malinowski : l’« observation participante ». Mais à la différence de l’anthropologue, pour qui la connaissance de la langue de l’Autre reste un préalable à sa compréhension, le reporter croit en une communication « paraverbale », autre langue de la rencontre.

Il suffit de savoir observer et de déchiffrer. Nous sommes habitués à réduire la communication au verbe, écrit ou parlé, oubliant qu’il ne s’agit là que d’un mode d’expression parmi d’autres. En effet, tout parle : le visage et les yeux, les gestes des mains et les mouvements du corps, les ondes qu’il envoie, les vêtements et la manière dont ils sont portés, ainsi que des dizaines d’autres émetteurs, transmetteurs, amplificateurs et amortisseurs qui constituent l’être humain et sa chimie, pour reprendre une définition des Anglais.

  • 27 Mes Voyages, p. 190-191. Kapuściński postule chez Hérodote un même sens du contact direct, où les a (...)

La technique, qui réduit les échanges humains au signal électronique, appauvrit et éteint ce riche langage non-verbal […]. Cette langue basée sur des expressions du visage et des gestes subtils est beaucoup plus sincère et vraie que la langue écrite ou parlée, car elle tolère difficilement le mensonge et l’hypocrisie27.

  • 28 Mes Voyages, p. 179.
  • 29 Mes Voyages, passim. Pour Kapuściński, qui la dénonce de manière souvent virulente, la même morgue, (...)
  • 30 C’est bien le sens de ce que l’on pourrait appeler la « révélation d’Alger » (Mes Voyages, p. 233)  (...)
  • 31 Mes Voyages, p. 183, mais aussi p. 193-194, où Kapuściński explique le rôle objectif joué dans sa p (...)
  • 32 Mes Voyages, p. 272.
  • 33 Mes Voyages, p. 142.

11La réflexion sur la frontière, que celle-ci soit linguistique ou spatiale, se prolonge dans Mes Voyages, ouvrage nourri de cinquante ans de reportage géopolitique, en une réflexion attendue autour du concept de « choc des civilisations ». De par sa propre histoire, marquée dès le plus jeune âge par la violence de la guerre, Kapuściński sait bien à l’instar d’Hérodote que le contact avec l’Autre se fait « selon le principe de la contradiction. D’où la quantité d’hostilités et de luttes opposant [les] peuples28 ». Et de par son travail de reporter dépêché sur les lieux des grands conflits de la planète, il prend chaque fois acte de la réalité de ce choc. C’est pourquoi la motivation première d’Hérodote résonne en permanence à son esprit : « Découvrir pour quelles raisons Grecs et Barbares se firent la guerre29. » Cependant, si cette motivation est rappelée tout au long des Voyages, c’est aussi parce que sa sensibilité personnelle range plutôt Kapuściński du côté du « dialogue des cultures », contre les thèses d’un Samuel Huntington. Chez celui pour qui l’Histoire est moins celle des événements que celle de ses « forces souterraines invisibles30 », autrement dit des hommes, l’Autre s’impose là dans sa pleine mesure, comme le moyen privilégié d’accéder au savoir du monde ; et partant, le genre du reportage se définit comme « le genre littéraire le plus collectif31 », comme le démontre à sa manière l’énonciation partagée de Mes Voyages. On est au demeurant peu surpris de trouver cette double postulation chez un homme dont les écrits délivrent sans relâche un discours humaniste tourné vers une morale universelle et une conscience collective du monde – « chacun mérite d’être connu32 » – ; peu surpris de le voir « voyager avec Hérodote », pour qui « la connaissance du monde passait exclusivement par l’expérience de l’Altérité33 ».

12Tels qu’introduits dans leurs pages liminaires, Mes Voyages s’offrent comme l’hommage de Kapuściński à l’un de ses maîtres à penser, figure tutélaire suscitant conjointement une admiration intellectuelle et une fascination plus personnelle, par le truchement d’une œuvre remarquable, toujours ouverte et créatrice d’un imaginaire.

  • 34 Mes Voyages, p. 227.

Le livre d’Hérodote, à l’instar de tout chef-d’œuvre, doit être lu plusieurs fois, les lectures récurrentes dévoilant chaque fois une nouvelle strate de sens qu’on n’avait pas remarqués avant. Chaque grand livre en contient en effet plusieurs autres, qu’il suffit d’aller chercher, découvrir, creuser et comprendre.34

  • 35 Mes Voyages, p. 228.
  • 36 Mes Voyages, p. 113.
  • 37 Mes Voyages, p. 92 et 97 (B).
  • 38 Mes Voyages, p. 9.

13Du dialogue permis par cette filiation de maître à disciple naît un portrait double, où les projections mutuelles, réelles de Kapuściński sur Hérodote, imaginées d’Hérodote sur Kapuściński, finissent par se confondre en une même figure empathique, selon un vertigineux « processus émotionnel et mental d’identification35 ». Convié à la réciprocité parfaite de deux consciences partageant une même « philosophie de modération, de modestie et de bon sens36 », le lecteur se voit alors, à son tour, délivrer une leçon intemporelle sur ce qui perdure, à savoir l’incessante interrogation de l’homme sur sa condition et le sens de sa/la vie. De fait, acquiesçant en amont aux deux grands préceptes ontologiques d’Hérodote (« nul mortel ne peut se dire heureux » ; « au sort qu’a fixé le destin, un dieu même ne peut échapper37 »), Mes Voyages se donnent aussi comme une méditation existentielle sur le destin, le libre arbitre, la soif de connaissance, l’engagement, envisagés au travers de valeurs telles la curiosité, l’effort, la tolérance, l’hospitalité… Considéré sous cet angle, métaphysique, mais conjointement aussi sous l’angle littéraire (« histoires »), le projet hérodotéen mérite particulièrement ici le nom de « recherche » : c’est cette démarche que les Voyages de Kapuściński ont à cœur de relayer, réaffirmant que lorsqu’il prétend vouloir « percer les mystères du monde38 », l’« homme de grand chemin » ne fait jamais que continuer à « enquêter » sur lui-même.

To Pinsk 1997. c Maria Soderberg.

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Notes

1 En cheminant avec Hérodote, Robert Laffont, 1981. Édition utilisée (actualisée) : NiL Éditions, 2003, p. 20 ici.

2 Podróæe z Herodotem, Znak, 2004 (trad. fr. : Plon, « Feux croisés », 2006) ; Autoportret reportera, Znak, 2003 (trad. fr. : Plon, « Feux croisés », 2008).

3 Mes Voyages, p. 11.

4 Mes Voyages, p. 17.

5 Kapuściński utilise aussi bien la traduction polonaise de S. Hammer que les traductions françaises de J. Lacarrière (L) et A. Barguet (B) (L’Enquête, Gallimard, « Pléiade », 1973).

6 « Un tour du monde en cinquante ans. Entretien de Krzysztof Pomian avec Ryszard Kapuściński », Le Débat 120 (mai-août 2002), p. 175.

7 Mes Voyages, p. 105 et 183.

8 Mes Voyages, p. 87-88.

9 J. Lacarrière, En cheminant avec Hérodote, p. 12.

10 Mes Voyages, p. 116.

11 Kapuściński est l’un des grands noms de l’École polonaise du reportage, qui situe ce genre dans un champ médian entre journalisme et littérature.

12 Mes Voyages, p. 280.

13 Mes Voyages, p. 170.

14 Nous renvoyons à ce propos à un premier article sur l’écriture de R. Kapuściński paru dans Anabases 10 (2009), p. 264-273 : « Le modèle de la silva rerum dans l’écriture du grand reportage par Ryszard Kapuściński ».

15 Mes Voyages, passim, p. 205 par ex.

16 Mes Voyages, p. 134.

17 Mes Voyages, passim, p. 151 par ex., où Kapuściński justifie son procédé par des raisons non seulement littéraires mais métaphysiques (les velléités de l’homme de maîtriser le temps).

18 Mes Voyages, p. 276-277.

19 Épigraphe, tirée d’Hérodote, du chapitre « Xerxès », p. 202.

20 Les deux expressions sont empruntées à René Char, dans Recherche de la base et du sommet.

21 R. Kapuściński « Rencontrer l’étranger, cet événement fondamental », Le Monde diplomatique, janvier 2006, p. 14-15 (accessible en ligne : http://www.monde-diplomatique.fr). Vient de paraître dans sa traduction française un recueil de quatre conférences données par Kapuściński entre 1990 et 2004, et réunies autour de ce thème (Cet Autre, Plon, « Feux croisés », 2009 ; éd. or. : Ten inny, Znak, 2006). La communauté de vues du grand reporter avec les philosophes « dialoguistes » est plus particulièrement développée dans le discours intitulé « Rencontre avec l’Autre – Défi du xxie siècle », p. 91-107.

22 Mes Voyages, p. 15-16.

23 Mes Voyages, p. 106-114.

24 Mes Voyages, passim, p. 113 et p. 67-69 ici.

25 Mes Voyages, p. 44.

26 Mes Voyages, passim, p. 183 par ex.

27 Mes Voyages, p. 190-191. Kapuściński postule chez Hérodote un même sens du contact direct, où les attitudes « parlent » autant que le langage purement verbal (cf. p. 185).

28 Mes Voyages, p. 179.

29 Mes Voyages, passim. Pour Kapuściński, qui la dénonce de manière souvent virulente, la même morgue, « eurocentriste », que celle des Grecs à l’égard des « barbares » préside aux grands désastres coloniaux de l’Histoire moderne.

30 C’est bien le sens de ce que l’on pourrait appeler la « révélation d’Alger » (Mes Voyages, p. 233) : « Il a fallu que je vienne à Alger pour comprendre que, après plusieurs années d’expérience journalistique, je faisais fausse route. En cherchant à tout prix des images spectaculaires, en m’imaginant que, à elles seules, elles permettent de faire l’économie d’une analyse profonde, je m’égarais. […] La bonne méthode consiste à se poser la question : comment en est-on arrivé à ce drame ? »

31 Mes Voyages, p. 183, mais aussi p. 193-194, où Kapuściński explique le rôle objectif joué dans sa pratique du reportage « collectif » par l’absence de moyens matériels et financiers à sa disposition – son agence de presse, modeste, fonctionne avec un budget restreint –, l’obligeant à aller au devant de l’Autre, à « marcher, interroger, écouter, engranger, grappiller et enfiler les informations, les opinions, les histoires comme les perles d’un collier. »

32 Mes Voyages, p. 272.

33 Mes Voyages, p. 142.

34 Mes Voyages, p. 227.

35 Mes Voyages, p. 228.

36 Mes Voyages, p. 113.

37 Mes Voyages, p. 92 et 97 (B).

38 Mes Voyages, p. 9.

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Table des illustrations

Crédits To Pinsk 1997. c Maria Soderberg.
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Pour citer cet article

Référence papier

Magali Soulatges, « « Tenez, pour le voyage », ou comment les Enquêtes d’Hérodote peuvent remplacer celles d’Hercule Poirot dans les bagages d’un grand reporter »Anabases, 11 | 2010, 237-244.

Référence électronique

Magali Soulatges, « « Tenez, pour le voyage », ou comment les Enquêtes d’Hérodote peuvent remplacer celles d’Hercule Poirot dans les bagages d’un grand reporter »Anabases [En ligne], 11 | 2010, mis en ligne le 01 mars 2013, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/899 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.899

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Auteur

Magali Soulatges

Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse
magali.soulatges@univ-avignon.fr

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