« La réception du théâtre antique dans les travaux savants de l’Europe de la Première modernité »
Texte intégral
1Comment le théâtre antique a-t-il été lu, traduit, commenté, dans l’Europe de la Première modernité ? Le panel qui s’est tenu au sein de la Celtic Conference in Classics à Montréal en juillet 2017 s’inscrit dans l’intérêt actuel porté aux textes humanistes et classiques qui sont des vecteurs essentiels de sa redécouverte et de sa transmission1. L’angle choisi pour aborder cette réception était celui des travaux savants et plus précisément les textes liminaires – qu’ils soient extérieurs aux textes dramatiques eux-mêmes (épîtres dédicatoires) ou non (prologues) –, les traités développés (poétiques) ou les commentaires partiels (notes, scholies). Ces textes ont jusqu’alors été négligés ou sous-estimés, mais sont pourtant porteurs d’enseignements multiples par le regard critique qu’ils portent sur les pièces antiques. Ce regard critique, fait de réflexion et de jugement, a construit une vision qui n’est bien sûr pas uniforme mais a varié au cours de la période délimitée, selon les traditions nationales et au gré des conceptions de leurs auteurs, en fonction aussi des poètes et des pièces considérés.
2En englobant la réception de tout le théâtre antique, grec et latin, tragique et comique, il s’agissait d’envisager comment et dans quelle mesure ces travaux ont été le lieu de réflexions soucieuses de comprendre et faire comprendre ce théâtre, mais aussi de saisir en quoi ils reflètent, orientent ou passent à côté des débats sur les théâtres vernaculaires contemporains. L’établissement du texte, la traduction le cas échéant, l’analyse, l’explication, la critique, l’indexation des pièces d’Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, ainsi que de Plaute, Térence et Sénèque, sont autant de tâches dont les érudits se saisissent, mus par des objectifs divers.
3Les bornes choisies ont permis d’explorer des travaux savants de la fin du xve au xviiie siècle, dans différents pays européens – Italie, France, Allemagne, Espagne, Angleterre, Pays-Bas – où le latin était la langue de la communication érudite ; plusieurs contributions portent ainsi sur des textes rédigés en latin. Ces limites entendaient surtout mettre en lumière la richesse de la production intellectuelle d’alors et orienter vers les pistes de recherche suivantes, soumises à la réflexion des contributeurs.
4Ces derniers étaient ainsi invités à s’interroger sur des problématiques de langue : quels rapports ces travaux entretiennent-ils avec les langues anciennes ? Sont-ils rédigés en latin ou en vernaculaire, et pourquoi ? A-t-on affaire à des traductions poétiques, littérales, ad verbum ? Quel sort est réservé à la métrique ? Il nous a paru pertinent, par ailleurs, de replacer ces travaux dans leurs contextes historiques et politiques : quels intérêts, quels enjeux, voire quels risques comportent les démarches d’éditer, d’étudier, de jouer le théâtre antique dans une Europe pacifiée ou déchirée par les guerres de religion, les querelles de frontières ? Une autre piste de réflexion était celle du lien entre théâtre et spectacle : l’horizon de la scène est-il présent dans les textes étudiés ? Comment jouer le théâtre grec, le théâtre latin ? Quelles adaptations de la scène sont préconisées ? Y a-t-il des textes injouables, et pourquoi ? Nous voulions réfléchir au rôle des travaux savants : quelles répercussions connaissent ces travaux savants ? Quel impact ont-ils les uns sur les autres et sur les réceptions ultérieures du théâtre antique ? Quels nouveaux concepts élaborent-ils ? La question du rapport entre textes et lecteurs était également possible : ces textes sont-ils lus par les théoriciens du théâtre ? Le public lettré ? Sont-ils le fait de professeurs ? Sont-ils conçus en lien avec l’enseignement des langues anciennes ? Du théâtre ? Quelle pédagogie du théâtre donnent-ils à lire ? On pouvait aussi considérer les éditeurs, traducteurs et imprimeurs : qui s’intéresse aux textes dramatiques de l’Antiquité ? Quelles sont les figures marquantes ? Quels sont leurs liens avec le monde du théâtre ? Quel est leur mode d’apparition à côté des / dans les textes théâtraux ? Enfin un horizon des études était celui de l’histoire du livre : comment relier la floraison de la littérature savante à l’histoire du livre ? Quelles évolutions matérielles contraignent, expliquent, telle posture des commentateurs ?
5Tous ces axes n’ont bien sûr pas été abordés de façon égale et le champ de recherche reste encore largement ouvert. S’est dégagé un intérêt pour les questions techniques comme la place et le rôle de la métrique, dans les interventions de Kévin Bovier et de Brice Denoyer. Le premier, à partir du commentaire aux comédies de Térence de Heinrich Glaréan (1540), étudie les méthodes visant à corriger le texte et à en rétablir les mètres pour situer cette exégèse au sein du débat humaniste sur la métrique du comique latin. Le second se demande pourquoi c’est l’alexandrin qui s’est imposé au xvie siècle comme le vers du dialogue tragique par excellence ; or une partie de la réponse est à chercher dans le lien entre la traduction des tragédies antiques et l’élaboration des tragédies en vernaculaire par les poètes français. Les auteurs ont été attentifs au contexte social et culturel dans lequel la lecture des classiques s’effectue et, en retour, à l’impact de celle-ci sur la tradition ultérieure. Rosario López Gregoris montre ainsi comment la théorie de Lope de Vega sur « l’art nouveau de faire des comédies » a contribué à éclipser les comiques latins sur la scène espagnole du xvie siècle. C’est dans le contexte politique, culturel et pédagogique de l’Angleterre du xviiie siècle. que Cressida Ryan quant à elle situe les études sur Sophocle (éditions, apparat critique, préface, dictionnaire) en mettant en lumière les idées modernes qui s’en dégagent. De manière similaire à l’impact de l’art poétique de Lope de Vega, la Poétique de la Mesnardière, pour Záviš Šuman, a influencé la réception des tragiques grecs et latins dans la France du xviie siècle. Enfin, on n’a pas manqué de souligner les positions franchement critiques ou du moins ambiguës des Modernes sur les Anciens : Marco Duranti reconstruit la condamnation des prologues diégétiques euripidéens depuis les commentateurs anciens eux-mêmes jusqu’aux traités du Cinquecento, tandis que Giovanna Di Martino présente la relation tourmentée d’Alfieri à Eschyle, entre appropriation par fidélité au modèle et distanciation par imprégnation de la modernité.
6Ce volume présente tout d’abord les articles sur la comédie latine (Kévin Bovier et Rosario López Gregoris), puis sur la tragédie grecque (Marco Duranti, Giovanna Di Martino et Cressida Ryan) et enfin sur la poétique (Brice Denoyer et Záviš Šuman). Ces aperçus sont loin d’épuiser le sujet et l’on pourrait les prolonger en s’intéressant, par exemple, à d’autres figures de passeurs de textes, en cernant plus systématiquement les traditions nationales de réception du théâtre antique ou la façon dont les approches métriques et philologiques se sont élaborées et ont compté dans l’intelligence des textes dramatiques.
Pour citer cet article
Référence papier
Malika Bastin-Hammou et Pascale Paré-Rey, « « La réception du théâtre antique dans les travaux savants de l’Europe de la Première modernité » », Anabases, 29 | 2019, 89-91.
Référence électronique
Malika Bastin-Hammou et Pascale Paré-Rey, « « La réception du théâtre antique dans les travaux savants de l’Europe de la Première modernité » », Anabases [En ligne], 29 | 2019, mis en ligne le 14 avril 2021, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/8623 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.8623
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page