Pascal Boulhol, La connaissance de la langue grecque dans la France médiévale vie-xve s.
Pascal Boulhol, La connaissance de la langue grecque dans la France médiévale vie-xve s., Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2008, Textes et documents de la Méditerranée antique et médiévale, 210 p.
22 euros / isbn 978-2-85399-696-9.
Texte intégral
1Dans son introduction, l’auteur – professeur de langue et littérature latines à l’Université de Provence et président de l’association Connaissance Hellénique – fait valoir à juste titre que la connaissance d’une langue est d’abord celle d’une syntaxe et non simplement d’un lexique, et qu’il faut de ce fait nuancer une lecture optimiste de certains documents qui ne témoignent que d’une certaine connaissance du vocabulaire grec. Il souligne aussi que la documentation sur l’étude du grec dans la France médiévale n’a pas été exploitée à fond. Et son ouvrage cite en effet un grand nombre de témoignages qui, sans bouleverser l’opinion reçue sur l’oubli du grec au Moyen Âge en Occident, permettent du moins d’avoir sur la question une idée plus précise que celle que donnent les synthèses usuelles sur l’histoire des études grecques de l’Antiquité à nos jours. De cet ouvrage à l’érudition dense, je ne relèverai que quelques traits particulièrement saillants.
2Alors que le grec était resté une langue vivante dans la Gaule du ive s. – que l’on pense par exemple au Bordeaux d’Ausone – l’hellénisme se perdit peu à peu au cours du ve s. L’étude du grec à l’école avait été conçue, dans le système romain, comme un dispositif destiné à former de futurs fonctionnaires d’un Empire bilingue. Une fois l’Empire disparu dans sa partie occidentale, cette étude n’avait plus de raison d’être.
3À partir du début du ixe s., l’abbaye royale de Saint Denis devint un curieux foyer d’hellénisme, à la fois vivace et isolé. Dans ce « lieu de mémoire » de la monarchie carolingienne, on avait pour ainsi dire fait fusionner en un seul personnage trois figures nommées Denis : le Denys l’Aréopagite converti à Athènes par l’apôtre Paul (Actes des Apôtres, XVII, 34) ; l’évêque de Paris Denis martyrisé lors de la persécution de Dèce (250) ; l’auteur (vers 500) des Areopagitica, traités de mystique chrétienne teintée de néoplatonisme. En 827, l’empereur byzantin Michel II (820-829) envoya à Louis le Pieux (814-840), fils et successeur de Charlemagne, un manuscrit de Denys l’Aréopagite. En offrant aux moines de Saint Denis un livre qui légitimait leurs prétentions, le basileus donnait en quelque sorte sa caution au mythe forgé dans l’abbaye royale. Les premières traductions en latin des Areopagitica furent le fait de moines d’origine grecque. La science des moines du temps se limitait en effet à l’utilisation de l’alphabet grec comme écriture sacrée et à des termes grecs translittérés dans des glossaires (voir les documents présentés dans l’Annexe II, p. 168-175 ; dans l’Annexe I, p. 165-166 liste des manuscrits grecs possédés par l’abbaye de Saint Denis ; dans l’Annexe III, p. 183 reproduction d’une page du manuscrit offert en 827 par l’empereur de Byzance).
4Au xiie s., la dynastie capétienne cultive toujours le mythe de saint Denis, se posant en légataire de l’authentique tradition chrétienne, tandis que les moines de Saint Denis ont une sorte de monopole de la connaissance du grec. C’est dans ce cadre que se déploie l’activité de Guillaume le Mire (Willermus medicus), abbé de 1172 à 1186 : il recherche en Orient des manuscrits relatifs à Saint Denis et fait instaurer une liturgie grecque spécifique pour l’octave de la fête de saint Denis (16 octobre).
5Au xiiie s., c’est l’installation des Latins (ou Francs) dans l’empire byzantin à la suite du sac de Constantinople (1204) qui donne une nouvelle dimension à la connaissance du grec. Ainsi le dominicain flamand Guillaume de Moerbecke (1215-1286), archevêque de Corinthe en 1277, est un véritable connaisseur du grec et un infatigable traducteur : il traduit en vingt ans, de 1260 à 1280, presque tout le corpus aristotélicien, les commentateurs d’Aristote, Hippocrate, Galien, Archimède, Héron, Ptolémée. Ses traductions en latin mot à mot furent critiquées par le franciscain Roger Bacon (voir le texte cité p. 176-177).
6Par ailleurs, dans le même cadre historique, les ordres mendiants (Dominicains, Franciscains) cultivent les langues orientales (grec, hébreu, arabe). Leur but est une meilleure compréhension de l’Écriture sainte et l’évangélisation catholique des grecs schismatiques et des infidèles musulmans. C’est, comme le dit justement l’auteur, un « hellénisme de propagande », très différent de l’humanisme de la Renaissance, et qui s’appuie sur les maisons des ordres mendiants à Constantinople et ailleurs en Orient.
7Parallèlement quelques personnalités préconisaient de faire entrer dans les universités l’étude des langues orientales pratiquée dans les ordres mendiants. C’est en particulier le cas du célèbre théologien catalan Raymond Lulle (Ramon Lull, 1233-1316), dont les vues furent reprises par le pape Clément V lors du concile de Vienne (1312). Mais ces recommandations restèrent lettre morte pendant deux siècles, jusqu’à l’instauration des collèges trilingues (latin, grec, hébreu) à Louvain, Oxford et Paris au début du xvie s.
8Ce n’est en effet que vers cette date que la France rattrapa un siècle de retard sur l’Italie où l’étude du grec s’était solidement installée avec l’enseignement de Manuel Chrysoloras à Florence (fin xive-début xve s.). Ainsi l’illustre Guillaume Budé (1468-1540) ne prit le chemin de l’Italie qu’au début du xvie s. après s’être initié au grec en 1494 auprès de Georges Hermonyme de Sparte (1430-1515) – qui enseigna le grec à Paris de 1477 à 1497 –, et perfectionné auprès du savant plus considérable que fut Janus Lascaris (1445-1534), pensionné par le roi de France Charles VIII dans les dernières années du xve s.
9L’enseignement de Jérôme Aléandre, ami d’Alde Manuce et d’Érasme, arrivé à Paris en 1508, ne dura aussi que quelques années. Enfin, en 1530, François Ier créa la première (et double) chaire permanente d’enseignement du grec dans le Collège des lecteurs royaux (futur Collège de France).
10Dans sa conclusion, l’auteur trouve d’heureuses formules pour caractériser les deux pôles antithétiques que forment l’abbaye de Saint Denis et le Collège des lecteurs royaux dans l’histoire de l’hellénisme français au Moyen Âge et à la Renaissance. D’un côté un « grec confiné, voire confisqué, du fait de son assujettissement à l’autorité ecclésiastique et politique », de l’autre un « grec divulgué, devenu instrument de culture, un instrument assurément “politique” lui aussi, mais relevant d’une polis comprise au sens élargi, comme synonyme de civilisation » (p. 138).
Pour citer cet article
Référence papier
Alain Ballabriga, « Pascal Boulhol, La connaissance de la langue grecque dans la France médiévale vie-xve s. », Anabases, 11 | 2010, 247-249.
Référence électronique
Alain Ballabriga, « Pascal Boulhol, La connaissance de la langue grecque dans la France médiévale vie-xve s. », Anabases [En ligne], 11 | 2010, mis en ligne le 01 juillet 2011, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/859 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.859
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