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Comptes rendus

Zara Martirosova Torlone, Vergil in Russia. National Identity and Classical Reception

Dominique Millet-Gérard
p. 243-244
Référence(s) :

Zara Martirosova Torlone, Vergil in Russia. National Identity and Classical Reception, Oxford University Press, « Classical Presences », 2014, 300 p. + 9 ill., 75 livres / isbn 978-0-19-968948-4

Texte intégral

1En une suite de six chapitres, ce livre examine divers aspects de la réception du prince des poètes latins dans l’immense pays qui se dit héritier de Byzance. La thèse exposée est que cette réception est double : d’une part, il s’agit d’une réception « à l’Occidentale », qui adopte la lecture européenne de Virgile et l’utilise pour affirmer l’identité européenne de la Russie ; d’autre part, d’une lecture proprement russe qui projette sur le poète des traits distinctifs autochtones.

2Une longue introduction s’ouvre sur deux citations, de Pouchkine et de Blok, qui illustrent ces deux directions. C’est Pierre le Grand qui inaugure l’intérêt de la Russie pour Virgile, notamment par la création de l’Académie Slavo-gréco-latine, établissement scolaire où était dispensé aux élites un solide enseignement de langues classiques, en même temps que la rhétorique occidentale s’y imposait : en témoigne le De Arte poetica de Théophane Prokopovitch (1705) ; cela ne signifie pas pour autant un rejet de la littérature nationale, au contraire : ainsi L’Énéide apporte-t-elle un grille de lecture de l’histoire russe. Il n’existe pourtant pas de traduction canonique de L’Énéide qui se puisse comparer par exemple, à l’Iliade de Nicolas Gnieditch, ce qui fait dire à Mikhaïl Gasparov, la plus grande autorité en matière de littérature classique en Russie à la fin du xxe siècle, que « Virgile n’a pas eu de chance en Russie ». C’est encore l’opinion de Serguïeï Averintsev qui signale l’exception de Viatcheslav Ivanov, le « Virgilien russe ». Néanmoins les points de contact sont importants, et la « troisième Rome », la Rome orthodoxe, ne peut qu’être fascinée par le chantre de la première : c’est en lien avec elle que se forme la conscience russe, et dès le xvie siècle, un portrait du poète romain a été représenté sur le mur occidental de la Cathédrale de l’Annonciation du Kremlin, ainsi que sur celle de la Dormition, et d’autres églises russes ; Virgile est ainsi le témoin de la mission « romaine » de la Russie.

3Le chapitre premier, intitulé « Virgile à la Cour », s’intéresse à la promotion de Virgile à lépoque de Pierre le Grand, et à la première traduction de L’Énéide par Vassili Petrov. Virgile sert alors la gloire du souverain régnant et promeut la fierté nationale.

4Le second, « Subversion et ironie », fait état, au contraire, de textes parodiques qui mettent à mal cette utilisation de Virgile aux fins de glorifier la dynastie des Romanov. Ce sont, par exemple, la pièce Didon de Iakov Kniajnine, et le poème burlesque L’Énéide à l’envers de Nicolaï Ossipov, inspiré de Scarron et d’Aloys Blumauer.

5Le troisième chapitre est consacré à Pouchkine, dont le rôle absolument central dans la culture russe est d’emblée souligné. Non que Pouchkine fût un admirateur absolu de Virgile : mais il est le fondateur incontestable de la langue poétique russe. D’une immense culture, comme l’atteste sa bibliothèque qui a été conservée, il possédait l’édition Firmin Didot des Œuvres de Virgile (1814), qui était son édition scolaire. Si l’on ne peut dire que l’influence de Virgile fut essentielle sur sa propre production, l’auteur propose néanmoins une lecture virgilienne du célèbre récit en vers « Le Cavalier de bronze » (1833), aussi bien par le thème que par son traitement, avec comme point de départ les vers 29-34 du chant VII de L’Énéide : l’arrivée d’Énée dans le Latium et le projet de fonder une Ville, capitale de l’épopée nationale ; à quoi Tchaïadev répondra dans ses Lettres philosophiques en 1836 par le constat de l’orphelinage de la Russie dans la famille des nations.

6Le chapitre IV traite de Virgile prophète messianique, donc, à partir de la réception en Occident de la quatrième Églogue, du rôle messianique de la Russie : de nombreuses spéculations à ce sujet se trouvent chez les poètes et philosophes de l’ « Âge d’Argent » comme Vladimir Soloviev (Trois Rencontres, 1899). C’est la théorie dite de « la troisième Rome » illuminée par la Sagesse, la Sophia inspirée à la fois par l’iconographie et la liturgie byzantines, le néoplatonisme, la gnose et la Kabbale, qui saurait réunir l’Orient et l’Occident sous la bannière du Christ, et assimilée à la Virgo du v. 6 de la quatrième Églogue. On aurait l’impression de perdre un peu Virgile de vue, si Soloviev n’avait entrepris en 1887 une traduction de L’Énéide, en laquelle il voyait « l’incarnation parfaite du principe romain d’universalité », ainsi que la confirmation de l’idée de la prééminence de Rome dans la conduite spirituelle du monde. Soloviev traduisit d’ailleurs également la quatrième Églogue, dont il partageait avec Ivanov l’interprétation messianique. Averintsev va aussi dans ce sens, en lisant très finement dans l’Églogue une « anticipation esthétique » du monde à venir (« Deux mille ans avec Virgile ») ; une étude est réservée à la place de Virgile dans la Russie de l’émigration, et notamment, après qu’il eut quitté l’URSS, chez Viatcheslav Ivanov, disciple le plus proche de Soloviev et passionné par les rapports de l’Antiquité (étudiée à Berlin aux cours de Mommsen) et du christianisme. Rome où Ivanov s’installe et se convertit au catholicisme devient le symbole du but longtemps recherché.

7Le chapitre V, consacré à Joseph Brodsky, fait apparaître un Virgile « postmoderne », chez qui gloire impériale et mission messianique sont remplacées par des thèmes mondains, voire triviaux. Enfin la conclusion fait le point sur les traductions russes du poète latin et s’arrête particulièrement sur celles d’Afanasi Fet et de Valery Brioussov. Suivent deux précieux appendices, qui sont des traductions en anglais, commentées, de l’ « Historiographie de Virgile » d’Ivanov et de « Sur Virgile » de Fedotov.

8Au total, nous avons ici un livre qui éclaire tout autant le destin de Virgile que l’idée, assez mal connue des Occidentaux, que la Russie se fait d’elle-même : précieux pour notre temps.

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Pour citer cet article

Référence papier

Dominique Millet-Gérard, « Zara Martirosova Torlone, Vergil in Russia. National Identity and Classical Reception »Anabases, 27 | 2018, 243-244.

Référence électronique

Dominique Millet-Gérard, « Zara Martirosova Torlone, Vergil in Russia. National Identity and Classical Reception »Anabases [En ligne], 27 | 2018, mis en ligne le 01 avril 2018, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/7356 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.7356

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