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Comptes rendus

Jacques Le Goff, Jean-Pierre Vernant, Dialogue sur l’histoire. Entretiens avec Emmanuel Laurentin

Carlamaria Lucci
p. 231-233
Référence(s) :

Jacques Le Goff, Jean-Pierre Vernant, Dialogue sur l’histoire. Entretiens avec Emmanuel Laurentin, Bayard, Montrouge, 2014, 92 p., 13 euros / isbn 978 2 227 48769 7

Texte intégral

1Par ce livre, paru après la mort de ses deux protagonistes, le journaliste Emmanuel Laurentin offre le témoignage d’une série de conversations avec Jean-Pierre Vernant (1914-2006) et Jacques Le Goff (1924-2014), diffusées en janvier 2004 par la chaîne radiophonique France culture. L’importance d’une telle publication est proportionnelle à son statut de document : la forme des entretiens croisés permet de comparer la biographie et l’œuvre de JPV à celles de JLG. Il devient possible par là de réfléchir à une question d’histoire de la culture : celle des rapports entre l’anthropologie historique de la Grèce ancienne et l’anthropologie historique de l’Occident médiéval.

2Des entretiens ressort la conscience, partagée par JPV et JLG, d’avoir suivi deux parcours de recherche contemporains et indépendants l’un de l’autre, mais con­vergents quant à l’approche historico-anthropologique des faits de civilisation. La question des origines ressort du premier entretien (Les maîtres). Philosophe de for­mation, JPV isole deux influences croisées : celle d’Ignace Meyerson, fondateur de la psychologie historique, avec qui il partagea les années de la résistance à Toulouse et, à partir d’après-guerre, celle de Louis Gernet, helléniste de formation durkheimienne, à son tour ouvert à l’influence de Meyerson. Ces évocations permettent de faire le pont avec les reconstructions historiographiques qui identifient, dans les travaux de Gernet postérieurs à 1948 et dans les recueils d’essais de Vernant des années 1960-1970 (Les origines de la pensées grecque, 1962 ; Mythe et Pensée, 1965, Mythe et Société, 1974), les jalons fondateurs d’une anthropologie de la Grèce ancienne spécifiquement historique (cf. R. Di Donato, Per un’antropologia storica del mondo antico, 1990). Pour sa part, JLG, historien de formation, reconnaît ses maîtres dans deux historiens, membres du jury pour son agrégation en 1950 : Fernand Braudel et Maurice Lombard. À ceux-ci, il ajoute l’influence déterminante de l’œuvre de Marc Bloch (1886-1944), historien et héros de la résistance. Or, on sait que la revue des Annales, que celui-ci fonda en 1929 avec Lucien Febvre, marqua l’intégration des objets de la sociologie durkheimienne dans le cadre de l’histoire, ainsi que l’émancipation de la discipline historique d’une approche strictement événementielle. La cohérence de JLG avec de telles origines est confirmée par la suite de sa biographie intellectuelle : proche de la revue des Annales, dirigée par Braudel (maître de la longue durée) dans les années 1950-1960, il parvint par la suite à promouvoir l’interlocution entre histoire et ethnologie. D’où la fondation d’une anthropologie historique de l’Occident médiéval, dont les bases théoriques et le programme, redevables, entre autres, aux travaux de Mauss, se trouvent déjà énoncés dans la préface à Pour un autre Moyen Âge (1977).

3Les convergences entre les profils de recherche de JPV et de JLG ressortent à partir du deuxième entretien. Laurentin évoque la « levée des barrières disciplinaires » qui les mena, par des voies indépendantes, à un dialogue avec des figures de référence dans le panorama des sciences humaines françaises dès les années 1950 : Claude Lévi-Strauss et surtout Georges Dumézil. Or, tant JPV que JLG assument la possibilité d’une vérification historique comme le paramètre essentiel pour évaluer forces et faiblesses des travaux du fondateur de l’anthropologie structurale d’une part et du théoricien de l’idéologie trifonctionnelle de l’autre.

4L’adhésion à la dimension historique de la recherche ressort aussi du troisième et du quatrième entretiens (Travail et technique ; Tragédie, liturgie). Pour des raisons biographiques différentes, la question de la variabilité de la fonction sociale et psychologique du travail selon les temps et les espaces s’est avérée cruciale, pendant les années 1950, pour le début des études tant de JPV que de JLG. Sollicité par Laurentin, JPV résume le sens des essais sur le travail réunis en Mythe et Pensée, nés d’une tentative de conciliation entre marxisme critique et psychologie historique (cf. R. Di Donato, Per un’antropologia storica, p. 210-211) : une telle fonction s’avère n’être pas vraiment opératoire dans le monde grec ancien, sinon sous la forme d’une habileté technique très dévalorisée. Les résultats évoqués par JLG apparaissent symétriques et complémentaires : issues d’un intérêt pour l’histoire des idées, ses premières recherches sur les marchands et les intellectuels au Moyen Âge (publiées en volume en 1956-1957) lui permettaient de saisir la préhistoire d’une idée positive de travail qui lui était contemporaine. La conscience de la différence irréductible des terrains d’études ressort du quatrième entretien : central pour la compréhension de la Grèce ancienne, ce fait social total qu’est le théâtre (phénomène à la fois religieux, politique et artistique) ne peut pas être détecté au Moyen Âge.

5Dans le dernier entretien, Laurentin pousse les deux savants à tirer un bilan sur l’état des chemins de recherche qu’ils ont frayés, ainsi qu’à se projeter vers l’avenir. L’évocation par Vernant du centre Gernet (aujourd’hui anhima) et du Groupe d’Anthropologie Historique de l’Occident Médiéval par JLG est accompagnée d’une évaluation positive des nouvelles études sur le statut des images, dont JPV lui-même a été le pionnier.

6Le constat de tant de convergences à partir de deux parcours de recherche à première vue indépendants oblige à revenir à la question des rapports entre anthropologie du monde ancien et anthropologie de l’Occident médiéval. La question s’éclaircit à la lumière d’une intervention de R. Di Donato, dans le cadre du colloque parisien de 2015 sur l’anthropologie historique de JPV et de JLG, au titre éloquent : La force des ancêtres : Marc Bloch, Louis Gernet, Marcel Granet. Dès les années 1980, Di Donato a pu identifier une relation d’échange entre Gernet, Bloch et le future sinologue Granet pendant leur séjour juvénile à la Fondation Thiers. Fortement influencé par Granet, dans les années 1930 Gernet collaborait à son tour avec les Annales de Bloch (Per un’antropologia storica, p. 15, 21). Dans la préface à la réédition des Rois Thaumaturges en 1983, JLG (p. IV-V) citait les recherches de Di Donato au sujet de ces relations croisées. La convergence entre les deux anthropologies historiques s’explique donc par un processus génétique largement entrelacé. En 1941, Bloch et Mauss participaient notamment au colloque sur Travail et techniques organisé par Meyerson à Toulouse. Ce n’est pas un hasard si, à la fin du premier entretien, JPV (p. 28-29) évoque des racines communes à celles de JLG et des occasions, telles que les colloques de Meyerson, où « historiens, psychologues, anthropologues, hellénistes » pouvaient se retrouver.

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Pour citer cet article

Référence papier

Carlamaria Lucci, « Jacques Le Goff, Jean-Pierre Vernant, Dialogue sur l’histoire. Entretiens avec Emmanuel Laurentin »Anabases, 27 | 2018, 231-233.

Référence électronique

Carlamaria Lucci, « Jacques Le Goff, Jean-Pierre Vernant, Dialogue sur l’histoire. Entretiens avec Emmanuel Laurentin »Anabases [En ligne], 27 | 2018, mis en ligne le 01 avril 2018, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/7275 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.7275

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