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Comptes rendus

Frédéric Colin, Olivier Huck, Sylvie Vanseveren (éd.), Interpretatio. Traduire l’altérité culturelle dans les civilisations de l’Antiquité

Claire Joncheray
p. 224-226
Référence(s) :

Frédéric Colin, Olivier Huck, Sylvie Vanseveren (éd.), Interpretatio. Traduire l’altérité culturelle dans les civilisations de l’Antiquité, Paris, De Boccard, 2015, 448 p., 59 euros / isbn 978-2-7018-0375-3

Texte intégral

1L’étude des contacts culturels offre un champ de recherche très vaste. Aux thé­matiques actuelles d’acculturation (parfois controversée), de résiliences, de résistances, et de transferts culturels, il existe en matière de religion la notion appelée Interpretatio qui s’applique dans l’Antiquité principalement à des équivalences fonc­tionnelles et culturelles entre les dieux de différents panthéons. L’enjeu du recueil d’articles intitulé « Interpretatio. Traduire l’altérité culturelle dans les civilisations de l’Antiquité » consiste à étendre l’application de l’Interpretatio aux valeurs culturelles, linguistiques, iconographiques, normatives et diachroniques (avant-propos du coor­dinateur F. Colin, p. 8-12). Le but est ainsi de concevoir les transferts du point de vue du receveur et d’identifier les enjeux culturels liés aux emprunts, notamment dans la vie quotidienne. Lors de plusieurs séminaires, réalisés sous l’impulsion de l’Université de Strasbourg dans un cadre interdisciplinaire et européen, treize savants ont appliqué la notion d’Interpretatio à leur recherche.

2La linguistique est le champ d’étude le plus représenté dans cet ouvrage. Si le fonctionnement des emprunts linguistiques et de leurs dérivés est bien connu par ailleurs, les études se concentrent ici sur l’incidence culturelle de ces interférences. Les limites de ces recherches pour les langues mortes sont rappelées par S. Venséveren (p. 15-34) : deux facteurs certains à l’origine de l’emprunt sont la nouveauté et le prestige d’une langue. Un exemple de la supériorité du grec sur le latin se lit dans l’hellénisation de la colonie romaine de Philippes, étudiée par C. Brélaz (p. 371-405) : la mixité de provenance des habitants, la variété des langues maternelles, la non linéarité de l’utilisation du grec montrent que les colonies romaines n’ont pas vraiment été, au moins dans ce cas, des foyers actifs de romanisation des provinces et que les transcriptions en grec de mots et de noms étrangers sont également aléatoires.

3Dans le champ de la traduction, la notion d’Interpretatio ou la recherche d’une équivalence semble nettement adaptée car, en l’absence de la notion correspondante, trois choix se présentent : l’Interpretatio (chercher un mot équivalent), la péri­phrase, la transcription (constatation de F. Colin, p. 35-64). Pour traduire des réalités politiques, D. Lenfant (p. 95-122) propose l’exemple de la titulature des satrapes du roi Perse. Trois manières différentes se déclinent en fonction de choix culturels précis : l’Interpretatio par l’équivalence avec le mot Roi (basileus) ; la transcription phonétique comme « karanos » (le généralissime), « azabarite », ou « satrape » avec beaucoup de variantes dans l’orthographe ; ou un néologisme, qui est aussi une métaphore et non un titre, « l’œil du roi » voire « les oreilles du roi ». Chaque solution a des effets sémantiques précis qui insistent sur l’altérité, l’exotisme, ou souhaite gommer les différences. Pour une autre réalité méconnue, non plus sur le plan linguistique mais sur le plan civilisationnel, A. Jacquemin (p. 147-160) prend le cas des « barbares occidentaux ». Les artifices littéraires pour rendre compte au lecteur hellénophone d’une réalité étrangère se fondent sur une différence de chronologie (les présenter comme vivant à la période d’Homère), sur les descriptions d’Hérodote pour l’Égypte et l’Orient, ou sur un vocabulaire étranger. A. Chauvot (p. 191-212) étudie le choix culturel de la traduction du mot libyque « MNKD », tantôt par « imperator » tantôt par « roi », d’après les sources gréco-latines sur la rébellion de Firmus, fils de Nubel, en Maurétanie césarienne (372-375 ap. J.-C). L’équivalence et la traduction dépendent d’une présentation du chef de clan comme un usurpateur ou comme un descendant de chef. L’image est aussi ambivalente, entre le torque et la pourpre du manteau. Ces trois exemples montrent bien que, selon les choix de la traduction, des réalités culturelles côtoient des implications idéologiques et peuvent transformer complètement la vision de l’Autre.

4Dans le champ iconographique, F. Labrique (p. 231-264) présente la tunique historiée de Saqqara sur laquelle Maât-Alêtheia est présentée en Isis-Perséphone. Il doit s’agir d’un vêtement liturgique avec un programme iconographique qui associe des éléments grecs dans un décor égyptien comme notamment des objets (la massue d’Héraclès), la tradition grecque de la lune en lien avec Perséphone, et la profusion des aspects solaires en lien avec Apollon. Pour la divinité Artémis d’après O. Henri (p. 123-145), sa présence en Égypte correspond à l’équivalence avec Bastet/Boubastis ou Ouadjet leoncéphale ou Aat la lionne ; ces différences dépendent d’une interprétation grecque locale, soit par rapport à une fonction de la divinité, comme son rôle protecteur dans la maternité, soit par rapport à un rapprochement iconographique. L’Autre est alors perçu iconographiquement dans une identification fonctionnelle qui le rend familier.

5D’un point de vue juridique, les traductions de contrats ou de traités d’alliance donnent de beaux exemples de différences culturelles dans le choix des interprétations. A. Mouton et C. Van den Hoven (p. 67-93) montrent la variation des traductions de la liste des témoins divins du traité entre le roi hittite Huttušili 3 et le pharaon Ramsès 2. Il existe des traductions égyptiennes réalisées phonétiquement mais aussi des transcriptions qui com­portent des erreurs, comme la confusion entre le nom d’un dieu et le nom d’une ville, et des équivalences comme le dieu de l’orage associé au dieu égyptien Souteckh. A. Delattre (p. 213-228) présente les variations de traduction entre le copte et le grec dans les monastères égyptiens (viie-viiie s.) : il note jusqu’à cinq mots différents pour désigner le supérieur du monastère de Baouit et des périphrases pour transcrire directement des notions grecques dans la langue copte. Dans le cadre d’une législation, O. Huck (p. 267-315) étudie l’intégration, au ive siècle, dans le droit de l’empire romain, des procédures de recours à la justice épiscopale qui existent dans la communauté chrétienne depuis le ier siècle. Il constate quatre possi­bilités d’intégrer cette justice dans la législation : celles du tribunal juif et des procédures alternatives qui correspondent peu au phénomène chrétien ; celles de la compétence de l’arbitre ex compromisso ou de la iuridictio d’un juge étatique, qui sont successivement utilisées dans le temps et qui provoquent de violentes querelles. Enfin, F. Colin (p. 161-190) propose de voir sur des ostraka les jeux de variantes à partir d’une même sentence juridique pour traduire le verbe antikategoreis, qui correspond à une tactique de défense offensive pour éviter d’être accusé : il s’agit sûrement d’un essai de traduction par un élève et du corrigé par son maître, en rapport avec des livres d’exercices et une indigénisation des formules grecques. Les méconnaissances culturelles d’un monde à l’autre apparaissent dans les notions juridiques : l’adaptation est très difficile et donne lieu souvent à des contre-sens ou des interprétations très variées. Ces données permettent d’étudier autant le rapport entre deux cultures que d’approfondir le sens des enjeux linguistiques et culturels des civilisations réceptives.

6La dernière partie concernant les rencontres culturelles diachroniques débute par une étude de N. Brout (p. 319-352) sur l’appréhension à la Renaissance des notions de la rhétorique antique, associée à des enjeux idéologiques. En effet, la reprise du latin et des textes de Cicéron permet de placer son utilisateur dans la querelle des Anciens et des Modernes et de critiquer la religion catholique par comparaison avec l’Antiquité. Plus près de nous chronologiquement, A. D’Hautcourt (p. 355-368) étudie comment le monde latin est traduit dans le monde japonais à partir du manga Thermae Romae paru depuis 2008. La langue japonaise est ouverte aux emprunts lexicaux mais le latin se présente de manière phonétique ou par des néologismes ou par des phrases en latin non traduites. Ainsi l’image d’un Japon ouvert à l’altérité et pacifique est mise en avant par ce manga, ce qui est à l’origine du succès de la série. Dans ces Interpretationes diachroniques, le monde moderne se dévoile davantage : les enjeux idéologiques se lisent à l’aune du choix interprétatif. La manière de présenter l’Autre ou le Passé éclaire les attitudes du Présent et facilite la compréhension du monde contemporain.

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Pour citer cet article

Référence papier

Claire Joncheray, « Frédéric Colin, Olivier Huck, Sylvie Vanseveren (éd.), Interpretatio. Traduire l’altérité culturelle dans les civilisations de l’Antiquité »Anabases, 27 | 2018, 224-226.

Référence électronique

Claire Joncheray, « Frédéric Colin, Olivier Huck, Sylvie Vanseveren (éd.), Interpretatio. Traduire l’altérité culturelle dans les civilisations de l’Antiquité »Anabases [En ligne], 27 | 2018, mis en ligne le 01 avril 2018, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/7236 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.7236

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