Winckelmann. Moderne Antike / Winckelmann. Modern Antiquity. Exposition, Weimar, Neues Museum, 7 avril - 2 juillet 2017
Texte intégral
- 1 https://schriftkultur.uni-halle.de/winckelmann-moderne-antike/.
- 2 Winckelmann. Moderne Antike, éd. par E. Décultot, M. Dönike, W. Holler, C. Keller, T. Valk et B. (...)
1Fondateur de l’archéologie et de l’histoire de l’art modernes, précurseur du classicisme allemand et virtuose de la description d’art, Johann Joachim Winckelmann (1717-1768) a profondément marqué l’histoire culturelle et intellectuelle européenne. 2017 est l’année du tricentenaire de sa naissance. Pour célébrer cet événement, j’ai organisé, dans le cadre de la chaire Humboldt que j’occupe depuis 2015 à de l’université de Halle1 et en coopération avec la Klassik Stiftung Weimar, une grande exposition consacrée à l’auteur de l’Histoire de l’art dans l’Antiquité (1764) (fig. 1). Présentée dans le Neues Museum de Weimar sur plus de 1000 m2, du 7 avril au 2 juillet 2017, cette exposition qui réunissait plus de 200 objets, a permis de reconstituer les étapes les plus importantes du parcours de Winckelmann (fig. 2) et d’éclairer l’impact de son œuvre sur l’histoire et la théorie de l’art comme sur le travail des artistes jusqu’au cœur du XXe siècle (fig. 3). Un important catalogue ainsi qu’une série de manifestations scientifiques ont accompagné cette exposition2.
Fig. 1. L’une des premières salles de l’exposition « Winckelmann. Moderne Antike », Weimar, Neues Museum. © Candy Weitz.

Fig. 2. Angelika Kauffmann, Portrait de Johann Joachim Winckelmann, 1764, Huile sur toile, Kunsthaus Zürich.
© 2016 Kunsthaus Zürich.
Fig. 3. Marc Quinn, Peter Hull, 1999, marbre,
Studio Marc Quinn, Londres.
© Studio Marc Quinn.
- 3 Winckelmann und sein Jahrhundert. In Briefen und Aufsätzen, éd. par J.W. Goethe, Tübingen 1805 ; (...)
2Sa triple réputation de père de l’histoire de l’art et de l’archéologie, de héraut de la beauté grecque et d’orfèvre de la langue allemande a bien vite conféré à Winckelmann un statut de ‘classique’ de l’histoire culturelle et artistique allemande – un classique, dont la consécration s’opère notamment à Weimar. En 1805, Goethe lui rend hommage dans un ouvrage collectif dont le titre – Winckelmann und sein Jahrhundert – indique assez clairement la fonction historique centrale qu’il lui assigne. L’ouvrage est suivi à partir de 1808 de l’édition complète de ses œuvres, les Winckelmann’s Werke, réalisée par Carl Ludwig Fernow et Johann Heinrich Meyer3.
- 4 J.J. Winckelmann, Gedancken über die Nachahmung der Griechischen Wercke in der Mahlerey und Bildh (...)
- 5 J.J. Winckelmann, Geschichte der Kunst des Alterthums, Dresde 1764 (première édition) ; id., Gesc (...)
- 6 C. L. Fernow, « Vorrede », in Winckelmann‘s Werke, vol. 1, p. 3.
3Mais avant même de devenir un classique allemand, Winckelmann a été un auteur d’envergure européenne – dimension transnationale qui constitue l’un des principaux axes de l’exposition « Winckelmann. Moderne Antike » de Weimar. Après avoir vécu pendant de nombreuses années dans la province allemande et une année à Dresde, ville de résidence princière, Winckelmann, fils de cordonnier natif de Stendal, arrive à Rome à 38 ans, où, grâce notamment au soutien de prélats puissants, il fréquente des nobles venus de toute l’Europe pour visiter ce haut lieu du Grand Tour. Son œuvre connaît une réception internationale, largement soutenue par le vaste réseau de relations qu’il tisse depuis Rome. Sa première publication, les Gedanken über die Nachahmung der griechischen Werke in der Malerei und Bildhauerkunst, imprimées en cinquante exemplaires en Saxe en 1755, est traduite l’année même en français, puis retraduite par trois fois dans cette langue entre 1756 et 17864. De même, la Geschichte der Kunst des Alterthums, publiée par l’auteur en 1764 et rééditée en 1776 après sa mort, connaît trois traductions françaises et deux traductions italiennes avant la fin du XVIIIe siècle5 – pour n’évoquer que les textes majeurs. Ces traductions ont eu un impact considérable : c’est dans ces versions italiennes et françaises que l’œuvre de Winckelmann est le plus souvent lue en Europe jusqu’au début du XIXe siècle, et ce en Allemagne même. Comme le note Carl Ludwig Fernow en 1808, les ouvrages de Winckelmann fournissent le « cas étrange d’une œuvre classique de la littérature allemande qui, en Allemagne même, est de préférence étudiée en traduction plutôt que dans la langue originale » – anomalie à laquelle le même Fernow entend remédier en lançant, avec Johann Heinrich Meyer, la publication des Winckelmann’s Werke précédemment mentionnées6. Ainsi, Winckelmann est-il l’un des plus célèbres, et peut-être même l’un des premiers écrivains germanophones de l’époque moderne à avoir bénéficié, de son vivant même, d’une réception véritablement européenne. Avec lui, la littérature de langue allemande quitte ses frontières nationales.
4Son rayonnement dépasse également un autre type de frontière, à savoir les lignes de partage entre disciplines, telles qu’elles s’affirmèrent avec une netteté croissante dans le courant du XIXe siècle. L’exposition entendait accorder une attention importante aux multiples traces que l’œuvre de Winckelmann a laissées dans divers domaines du savoir. Si ses ouvrages ont exercé une influence polymorphe, c’est qu’ils soulèvent des questions centrales, au carrefour de multiples sciences : l’art connaît-il une évolution susceptible d’être décrite en termes de perfectionnement ou de déclin ? Sur la base de quel modèle son histoire peut-elle s’écrire ? En quoi consiste la spécificité de la culture grecque ? La notion de beauté est-elle relative à chaque culture ? En proposant une réponse à ces questions, Winckelmann a bien sûr joué un rôle central dans la constitution de l’histoire de l’art et de l’archéologie stricto sensu, mais il a également exercé une influence décisive dans le domaine de l’anthropologie, de l’ethnologie, de l’historiographie et du discours politique en général (fig. 4). Toute une série d’objets présentés dans l’exposition permettait de se faire une idée concrète de la diversité de domaines qui sont intimement liés à la pensée artistique de Winckelmann et furent influencés par cette dernière.
Fig. 4 : Christian von Mechel : Gradation de la grenouille jusqu’au profil d’Apollon, d’après Johann Kaspar Lavater, 1797, gravure coloriée, Schweizerisches Nationalmuseum, Affoltern am Albis.
© Schweizerisches Nationalmuseum, LM-55396.
5Si son œuvre ne peut être réduite à une seule et unique dimension, c’est enfin qu’elle dépasse les frontières étroites de la théorie classique à laquelle elle est aujourd’hui encore trop souvent cantonnée. Dans la continuité du classicisme weimarien, la pensée de Winckelmann s’est vue rapidement réduite au dogme de la « noble simplicité » et de la « sereine grandeur » (edle Einfalt und stille Größe), caractères qu’il attribue dans les Gedancken über die Nachahmung aux statues grecques antiques. Dès la publication de ce premier essai, Winckelmann s’est vu érigé en héraut d’une esthétique fondée sur l’harmonie des proportions, la pondération de l’expression et la quête d’une beauté idéale, supérieure à la nature empirique (fig. 5). Mais si l’on oppose à cette tradition d’interprétation une lecture rigoureuse de ses textes, on voit émerger des idées qui ne correspondent guère aux maximes de l’esthétique classique : le mouvement, l’expression, la passion, le pathos, et même la corporéité pure non seulement ne sont pas étrangers à la conception winckelmanienne du beau artistique, mais à bien y regarder, en sont même des composantes indispensables (fig. 6). La description minutieuse que Winckelmann a laissée des muscles et de la chair du Torse amputé du Belvédère en sont un bon exemple. Un enjeu important de l’exposition était donc de montrer l’ambivalence fondamentale de ses conceptions esthétiques, et leur fécondité pour le travail des artistes qui lui succédèrent. Contrairement à ce qu’a prétendu une longue tradition encore dominante aujourd’hui, l’originalité de Winckelmann ne réside pas dans la formulation d’un dogme classique, mais dans la combinaison fascinante d’idées souvent contradictoires, qui ont rendu – et rendent encore – possibles des interprétations variées de ses ouvrages. Le choix de Weimar comme cadre de cette rétrospective n’est à cet égard pas anodin. En ce haut lieu du classicisme, où s’opéra autour de 1800 la canonisation de Winckelmann, notre ambition était d’ajouter une nouvelle pierre à l’interprétation de son œuvre en mettant au premier plan sa dimension supranationale, européenne et pluridisciplinaire.
Fig. 5. Carl Ludwig Fernow, Les Parques, d’après Asmus Jacob Carstens, 1803, plume et encre noire, Klassik Stiftung Weimar, Museen.
© Klassik Stiftung Weimar, photo Alexander Burzik.
Fig. 6. Johann Heinrich Füssli, Dame devant le Laocoon II, vers 1801-1805, crayon, plume pinceau et sépia, Kunsthaus Zürich, Graphische Sammlung.
© 2016 Kunsthaus Zürich.
Notes
1 https://schriftkultur.uni-halle.de/winckelmann-moderne-antike/.
2 Winckelmann. Moderne Antike, éd. par E. Décultot, M. Dönike, W. Holler, C. Keller, T. Valk et B. Werche, Munich, Hirmer, 2017, 376 p.
3 Winckelmann und sein Jahrhundert. In Briefen und Aufsätzen, éd. par J.W. Goethe, Tübingen 1805 ; Winckelmann‘s Werke, éd. par C.L. Fernow, J.H. Meyer et J. Schulze, 7 vol., Dresde 1808-17 ; vol. 8 (index), éd. par C.G. Siebelis, Dresde 1820. À cet ensemble s’ajoutent 3 volumes de lettres, éditées par F.C. Förster à Berlin en 1824-25.
4 J.J. Winckelmann, Gedancken über die Nachahmung der Griechischen Wercke in der Mahlerey und Bildhauer-Kunst, s.l. 1755 (deuxième édition : Drede 1756). Traductions françaises : J.J. Winckelmann, Pensées sur l’imitation des Grecs dans les ouvrages de peinture et de sculpture, in : Nouvelle bibliothèque germanique, vol. 17, Amsterdam, oct.-déc. 1755, p. 302-329 ; vol. 18, Amsterdam, janv.-mars 1756, p. 72-100 (vraisemblablement traduit de l’allemand par J.G. Sulzer) ; id., « Réflexions sur l’imitation des ouvrages des Grecs en fait de peinture et de sculpture », Journal étranger, Paris, janv. 1756, p. 104-163 (vraisemblablement traduit par J.E. Wächtler) ; id., « Réflexions sur l’imitation des artistes grecs dans la peinture et la sculpture », Gazette littéraire de l’Europe, vol. 4, déc. 1764, p. 114-121 ; vol. 4, fév. 1765, p. 209-231 ; vol. 4, fév. 1765, p. 365-379 ; vol. 5, mars 1765, p. 105-121 (vraisemblablement traduit par J.B.A. Suard) ; id., Réflexions sur l’imitation des artistes grecs dans la peinture et la sculpture, in : id., Recueil de différentes pièces sur les arts, vraisemblablement traduit par M. Huber ou par H. Jansen, Paris 1786, p. 1-62.
5 J.J. Winckelmann, Geschichte der Kunst des Alterthums, Dresde 1764 (première édition) ; id., Geschichte der Kunst des Alterthums, Vienne 1776 (2e édition, parue après la mort de Winckelmann). Pour les traductions françaises : J.J. Winckelmann, Histoire de l’art de l’Antiquité, trad. de l’allemand par G. Sellius et J.-B.-R. Robinet de Chateaugiron, 2 vol., Paris 1766 ; id., Histoire de l’art de l’Antiquité, trad. de l’allemand par M. Huber, 3 vol., Leipzig 1781 (rééditée à Paris en 1789 en 3 vol.) ; id., Histoire de l’art chez les Anciens, trad. de l’allemand par H. Jansen, 2 vol., Paris an II (1794) (un troisième volume contenant des textes d’autres auteurs, tels que B. Rode, A. Riem ou C.G. Heyne paraît en l’an XI [1803]). Pour les traductions italiennes : G. Winckelmann, Storia delle arti del disegno presso gli antichi, tradotta dal tedesco con note originali degli editori, éd. par C. Amoretti et A. Fumagalli, 2 vol., Milan 1779 ; id., Storia delle arti del disegno presso gli antichi, tradotta dal tedesco e in questa edizione corretta e aumentata dall’Abate C. Fea, 3 vol., Rome 1783-1784.
6 C. L. Fernow, « Vorrede », in Winckelmann‘s Werke, vol. 1, p. 3.
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Titre | Fig. 1. L’une des premières salles de l’exposition « Winckelmann. Moderne Antike », Weimar, Neues Museum. © Candy Weitz. |
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Pour citer cet article
Référence papier
Elisabeth Décultot, « Winckelmann. Moderne Antike / Winckelmann. Modern Antiquity. Exposition, Weimar, Neues Museum, 7 avril - 2 juillet 2017 », Anabases, 27 | 2018, 167-173.
Référence électronique
Elisabeth Décultot, « Winckelmann. Moderne Antike / Winckelmann. Modern Antiquity. Exposition, Weimar, Neues Museum, 7 avril - 2 juillet 2017 », Anabases [En ligne], 27 | 2018, mis en ligne le 01 avril 2020, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/7139 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.7139
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