Restauration numérique des peintures murales de la maison de Neptune et Amphitrite à Herculanum : de l’expérimentation matérielle à l’intégration des données dans un modèle 3D
Résumés
Entre approche numérique et démarche expérimentale, entre virtuel et matériel, est-il nécessaire de choisir ? La restauration numérique des peintures murales du triclinium de la maison de Neptune et Amphitrite à Herculanum réalisées dans le cadre de l’ANR VESUVIA et du programme Retrocolor3D permet d’interroger cette polarité et de comparer le travail de peinture virtuelle avec la mise en œuvre réelle d’une peinture murale. Ces travaux révèlent combien l’approche numérique est indissociable d’une connaissance matérielle approfondie des œuvres. Ils invitent aussi à explorer les potentialités offertes par les nouvelles technologies, que ce soit en termes de valorisation ou comme véritable outil scientifique, grâce à l’incrémentation de nombreuses données, sources documentaires, descriptions, images complémentaires, analyses.
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Mots clés :
Restitution numérique, restitution virtuelle, peinture numérique, archéologie expérimentale, peinture murale romaineKeywords:
digital reconstruction, virtual reconstruction, digital painting, experimental archaeology, Roman mural paintingPlan
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- 1 Souvent abordée en périphérie des rencontres organisées autour de la restitution 3D d’une part ou (...)
- 2 Le choix d’aller jusqu’à une « restitution totale », pour certaines pièces où cela est possible, (...)
- 3 http://archeovision.cnrs.fr/portfolio/retrocolor-3d/
- 4 M. Mulliez et al., « La couleur des peintures murales antiques dans les restitutions 3D : observati (...)
1La restitution numérique des vestiges, dans le domaine de la sculpture, de l’architecture ou de la peinture, constitue aujourd’hui un enjeu majeur tant dans l’approfondissement de la connaissance – car elle est en soi un outil heuristique – que dans sa transmission. L’imagerie numérique permet en effet de tester des hypothèses autant qu’elle donne à voir à un public large ou spécialisé des propositions de restitution. La couleur n’y échappe pas, au contraire, même si elle est encore le parent pauvre de la réflexion déontologique qui en découle. En effet, si la restitution des volumes est un champ déjà largement développé, celle de la couleur, du fait de la complexité de sa définition même (perception, lumière, pigments…) est souvent laissée de côté1. Dans le cadre du programme ANR VESUVIA, porté par Alexandra Dardenay, la maison de Neptune et Amphitrite à Herculanum a fait l’objet d’un relevé 3D complet de son état actuel qui sert de base à une restitution des volumes et du décor polychrome qui ornait les murs des différentes pièces2. Grâce à un croisement avec le programme Retro-Color3D porté par Archéovision (UMS 3657)3, la restitution des peintures du triclinium 7 a bénéficié d’un travail de recherche spécifiquement dédié à la mise en place d’une méthodologie permettant de retrouver les couleurs d’origine, en y intégrant les effets de matières et d’irrégularités qui procèdent nécessairement d’un travail artisanal. Cette démarche, qui passe par la mesure des couleurs avant de procéder à la peinture numérique, a déjà partiellement été décrite4, c’est pourquoi l’accent sera mis ici sur l’intérêt de la phase expérimentale – ou du moins d’une connaissance pratique de la technique picturale en jeu –, sur une comparaison entre la réalisation matérielle et l’outil numérique, ainsi que sur l’intérêt de l’outil numérique, en particulier comme support documentaire.
Apport de l’archéologie expérimentale
- 5 Voir les nombreux exemples de restaurations graphiques colorées, d’ensembles ou de détails, dans (...)
- 6 Dès 1816, une copie en plâtre colorée de la façade du temple d’Aphaia à Égine est exposée devant (...)
- 7 M. Alfeld et al., « The Eye of the Medusa: XRF Imaging Reveals Unknown Traces of Antique Polychro (...)
- 8 C’est du moins ce qui nous semble à partir d’une première approche de ces expériences : il convie (...)
2Donner à voir l’aspect originel d’une œuvre ancienne dont les couleurs sont altérées ou perdues, telle était déjà la préoccupation des premières tentatives de reconstitutions en couleurs d’œuvres ou de sites grecs et romains au cours du xixe siècle, lorsqu’avec le néoclassicisme, s’opère un regain d’intérêt pour l’Antiquité. Les relevés aquarellés cèdent parfois la place à de véritables restaurations, graphiques tout d’abord5 puis sous la forme de maquettes en trois dimensions, alors que des moulages en plâtre peints ont déjà vu le jour6. Les préoccupations d’alors semblent avoir été d’une part de relever l’existant et de l’autre de proposer une restitution permettant de se faire une idée plus ou moins réaliste de l’état d’origine des œuvres architecturales ou sculptées dont on peine à s’imaginer la vive polychromie. Ce sont aujourd’hui encore des objectifs qui incombent aux chercheurs, mais pour lesquels ceux-ci bénéficient d’outils particulièrement performants. Les investigations et relevés ne se font plus à l’œil nu et à main levée, mais à l’aide d’appareils de macrophotographie, scanners, loupes binoculaires, microscopes, ou en mettant en œuvre une méthodologie spécifique par l’utilisation d’appareils d’analyses (mesures de couleur par colorimétrie, enregistrement des spectres de réflectance grâce à la spectrométrie de réflectance par fibre optique [FORS] ou imagerie hyperspectrale, analyse élémentaire par Fluorescence de rayons X, analyse moléculaire par spectrométrie RAMAN, ...). Ces analyses peuvent se faire directement sur la peinture ou via un micro-prélèvement permettant ainsi d’accéder à la superposition des couches, aux repeints éventuels, altérations et techniques d’applications7. Quant aux restitutions, elles bénéficient des progrès très rapides des nouvelles technologies, de l’outil numérique de plus en plus performant, qui transforme considérablement aussi bien le processus de réalisation que le résultat. S’ajoute, pour nous aujourd’hui, une autre dimension, qui était sans doute moins au cœur des expériences anciennes8 : le souci de comprendre la mise en œuvre, de retrouver avec précision les matériaux employés, les gestes effectués, de décrypter non seulement l’état disparu de l’œuvre, mais aussi ce qu’elle peut nous révéler de sa production. Dans cette quête, l’archéologie expérimentale constitue un maillon essentiel de la chaîne opératoire dans la restitution de la polychromie : elle permet en effet d’éprouver les gestes qui conduisent à réaliser tel motif décoratif, telle ombre sur un visage, telle touche lumineuse sur un élément saillant… Il s’agit d’une compréhension matérielle qui ne peut qu’être bénéfique pour les reproduire de façon numérique. En effet, il ne suffit pas, loin s’en faut, de connaître les pigments employés, ni même les liants, les outils, pour pouvoir recréer les couleurs perdues d’une œuvre dans son modèle 3D. Et si l’observation des restes de couleurs, parfois importants, constitue une source d’informations significative, leur aspect est souvent fortement modifié – que ce soit par l’altération ou par des restaurations. Reproduire le processus pictural supposé, lorsque l’on dispose de données suffisamment fiables, c’est-à-dire procéder à une « archéologie expérimentale » de l’œuvre, peut alors s’avérer fécond.
- 9 A. Aussilloux-Corréa, M. Mulliez, « Re-création d’une fresque antique : une archéologie expérime (...)
- 10 Ce web-documentaire, réalisé par Benjamin Coulon et produit par GK-Vision et le Musée Saint-Raymo (...)
- 11 Une fusée est une trace de couleur plus sombre que le reste de l’enduit, un amas de pigments souv (...)
3La restauration numérique des peintures du triclinium 7 de la Maison de Neptune et Amphitrite à Herculanum a pu, en ce sens, bénéficier d’un travail d’archéologie expérimentale déjà réalisé en amont, dans le cadre de l’exposition L’Empire de la Couleur, de Pompéi au Sud des Gaules, qui s’est tenue au Musée Saint-Raymond, Musée des Antiques de Toulouse en 2014-20159. Les commissaires de l’exposition, Pascal Capus et Alexandra Dardenay, avaient souhaité présenter au public, en parallèle des enduits peints originaux, une reproduction de peinture murale exécutée dans les conditions les plus proches possibles de celles de l’Antiquité. Cette réalisation a nécessité des recherches tant documentaires que pratiques pendant plus d’un an, pour parvenir à la création de deux pans de murs, peints à fresque, dont l’aspect velouté presque brillant correspond bien à celui, poli, des peintures romaines. À cette occasion, une importante documentation avait été rassemblée aussi bien en amont pour la mise en œuvre de la fresque – photographies d’enduits peints originaux présentant différents aspects de surface – que de la peinture « neuve » en cours de réalisation et une fois achevée. Ce corpus de photographies de détails ou d’ensemble, prises dans différentes conditions de lumière, ainsi que les images filmées qui ont donné lieu à un web-documentaire10, ont permis de réunir un large panel de références visuelles : brillances et matités, reliefs et grains de la couche picturale, marques de tracés préparatoires, transparences variées, épaisseurs de certaines touches, traces de lissage, maladresses d’un coup de pinceau, taches ou fusées11 dans l’enduit coloré, autant de particularités qui participent de la « vibration » d’une œuvre artisanale et qu’il est souhaitable d’imiter dans une peinture numérique pour la rendre crédible (pl. IX.1 et pl. IX.2).
« Restauration virtuelle » par le peintre numérique
4Ainsi, lors de la « restauration numérique » des quatre murs du triclinium 7, à l’aide du logiciel Adobe Photoshop, certains effets de matière ont été reproduits : les outils du logiciel sont très nombreux et réglables pour la plupart et des plugins supplémentaires peuvent être ajoutés. C’est donc à partir d’une très large palette de « brosses » (pl. X.1) que la peinture a été réalisée : certaines d’entre elles sont « interactives », c’est-à-dire qu’elles sont sensibles à l’inclinaison du stylet, à la pression etc. Ce sont celles qui sont censées se rapprocher le plus d’un pinceau matériel – mais cela ne donne pas, à ce jour, un résultat aussi satisfaisant qu’on pourrait l’espérer. La plupart des brosses fonctionnent comme des tampons, ce qui implique une répétition du motif : si le « pas » – qui gère l’espacement entre les motifs – peut être réglé suffisamment serré, ces brosses peuvent alors être utilisées pour peindre. Certaines sont transparentes et permettent des effets de matières très intéressants, soit par une pression forte qui produit l’effet d’une accumulation de matière, soit au contraire par une application rapide qui crée la transparence (fig. 1 et pl. X.2) ; d’autres serviront plutôt en « usage unique », pour créer des taches ou à une très grande échelle, pour simuler par exemple des effets de fissuration (fig. 2).
Fig. 1. Effets de brosses utilisés dans le logiciel Adobe Photoshop : 1- tracés réalisés avec une brosse dynamique, 2- tracés réalisés avec une brosse transparente dont on a fait varier le « pas », 3- superposition de tracés réalisés à l’aide d’une brosse transparente.

Fig. 2. Effets de matière réalisés dans le logiciel Adobe Photoshop en un seul clic, à l’aide de brosses utilisables comme un tampon.
5Il est rare de pouvoir obtenir d’un seul geste le rendu que produirait un coup de pinceau : il faut souvent le travailler patiemment pour obtenir l’effet désiré, ce qui est contraire à la sensation instinctive et immédiate de la mise en œuvre réelle. L’irrégularité des stries des poils du pinceau, par exemple, est reproduite en appliquant une touche puis en y effaçant des zones à l’aide d’une gomme de forme striée (les formes variées des outils pinceaux peuvent aussi servir pour effacer).
- 12 Wacom Cintiq 27QHD touch.
6L’utilisation d’un écran interactif à stylet de 27 pouces12 permet un confort d’exécution remarquable : la dimension de l’écran est assez généreuse pour se rapprocher plus volontiers de l’idée de peinture murale que de la miniature. Cependant, sa position quasi horizontale éloigne d’emblée du rapport naturel que le peintre entretient avec le mur à peindre, tandis que la prise en compte de la pression exercée par le stylet sur la tablette offre la possibilité de nuancer les tracés d’une manière assez naturelle qui offre une sensation picturale très proche de la réalité.
7Dans la « restauration virtuelle » du décor, on peut distinguer deux types d’opérations, celles qui se rapprochent relativement de la peinture matérielle et celles qui, au contraire, s’en éloignent pour un meilleur rendu et une plus grande efficacité. La réalisation des fonds, grands aplats monochromes, fait partie de la deuxième catégorie. Contrairement à la mise en œuvre réelle de grands aplats, qui nécessite la répétition de gestes homogènes, les fonds en peinture virtuelle sont obtenus d’une tout autre manière, par une sorte de trucage : un remplissage uniforme est appliqué, puis progressivement on y introduit de la variété, des irrégularités sous la forme de calques ou de masques (pl. X.3). Ainsi ne retrouve-t-on pas la moindre sensation picturale que l’on peut avoir en appliquant un enduit sur une paroi. Ce procédé permet, en revanche, de réutiliser les calques créés pour d’autres fonds ; il est possible aussi de les inverser, de les décaler afin de créer une plus grande variété d’effets et surtout d’éviter absolument des répétitions type « papier peint » qui discréditent le rendu…
8Pour d’autres éléments au contraire, on retrouve beaucoup mieux les gestes et une partie des sensations de la peinture réelle. La réalisation de petits motifs répétitifs peut se faire à main levée, assez rapidement, et, en dehors du fait que l’on n’a pas à recharger le pinceau de matière, la sensation d’un enchaînement systématique de formes s’approche de la réalisation matérielle (pl. IX.2 et X.3). Une fois une série réalisée, on peut la répéter en échangeant certains motifs pour un rendu plus naturel (cependant, on peut rarement les inverser car le sens de réalisation est très visible).
9Dans la peinture romaine, les mélanges de couleurs pour obtenir les teintes désirées se font en amont : lorsque les couleurs se mêlent sur l’œuvre, c’est par transparence (pl. IX.1, IX.2, XI.1), et non à partir de couleurs variées sur la palette, que l’on piocherait pour les appliquer ensemble sur le support, comme on l’observe en particulier dans la peinture impressionniste : nous avions fait cette erreur lors de nos premiers essais pour la fresque du musée Saint-Raymond, pour les pétales d'une fleur dont l'effet ne répondait en rien à une touche romaine (pl. XI.2). Ici, au contraire, on applique les teintes l’une après l’autre : cela se rapproche donc assez bien de l’outil numérique qui ne permet pas (du moins pas encore) de réaliser de mélange simultané grâce auquel on obtiendrait par exemple, si l’on sélectionnait avec la brosse numérique du rouge et du blanc, un rose présentant des traces des deux couleurs. On peut en revanche jouer sur la transparence pour voir apparaître la couche sous-jacente, créant ainsi des effets de nuances colorées sans augmenter le nombre de couleurs appliquées (pl. X.2). Prendre des couleurs sur une palette numérique n’équivaut pas tout à fait à charger son pinceau de couleur : on peut le faire de deux manières, soit en cliquant sur la palette dans laquelle on peut soi-même ajouter et enregistrer des couleurs (pl. X.1), soit en utilisant l’outil pipette pour reproduire une couleur déjà utilisée directement sur la peinture en train d’être réalisée, ou même sur une autre image.
10Un des aspects quelque peu déroutant de la peinture numérique est que l’on perd toute notion de texture au moment de la réalisation. Si l’on veut donner aux touches une certaine matérialité, on est obligé de le faire artificiellement, dans un deuxième temps, en utilisant un bump mapping ou placage de relief. Celui-ci consiste à créer, à l’aide d’un calque en nuances de gris qui définit des zones d’ombre et de lumière, une impression de relief. Il s’agit donc d’une opération séparée du geste pictural : une fois la touche de peinture appliquée, on peut la copier et la transformer en calque de bump pour faire correspondre le tracé au jeu de lumière réalisé, mais on peut aussi fabriquer ce calque indépendamment pour faire apparaître d’autres reliefs.
- 13 Ainsi trouve-t-on la distinction entre « état actuel » lorsqu’il s’agit d’un relevé et « restauré (...)
- 14 Dans la proposition de visite virtuelle de la maison de Lucius Caecilius Jucundus à Pompéi réalis (...)
- 15 Voir dans l’édition complète des planches des frères Niccolini : V. Kockel, S. Schütze, Houses an (...)
- 16 V. Kockel, S. Schütze, Houses and monuments of Pompeii (supra n. 5), p. 590‑591, pl. 11.
11La « restauration » du décor du triclinium dans son ensemble a en réalité donné lieu à une « recréation », une « reconstitution » complète, – réalisée avec les éléments conservés en « sous-main » sous la forme de calques sous-jacents (pl. X.1, X.2). Cette opération correspond bien à ce qu’on l’on désignait au xixe siècle par le terme de « restauration » – terme que l’on réserve aujourd’hui au fait de conserver les œuvres, de les consolider et de combler les manques lorsqu’ils nuisent à la lisibilité de l’œuvre : au xixe siècle on entendait par « restauration » ce que l’on appelle aujourd’hui « restitution » ou « reconstitution »13. Seules les figures et les scènes figurées conservées sont traitées différemment ; elles ne sont pas reproduites, mais vraiment « restaurées » selon une méthode plus proche de la retouche (ou réintégration colorée) matérielle telle qu’on la considère aujourd’hui : les zones lacunaires sont comblées, en utilisant soit l’outil « tampon » du logiciel, soit la pipette afin de travailler avec les bonnes couleurs et une série de brosses permettant de repeindre les parties manquantes ou trop altérées. Dans certains cas, il faut recomposer assez largement les figures : c’est le cas en particulier de la figure volante conservée in situ sur la partie gauche du mur sud et assez largement effacée. C’est en s’inspirant de celle qui devait lui faire pendant obliquement, sur le mur nord, dont le panneau est conservé au MANN (inv. no 8835), ainsi que d’autres peintures de figures volantes de la même époque, notamment une figure volante de la Casa di Olconio Rufo (VIII, 4.4) à Pompéi, qu’a été recomposée la figure portant un plateau circulaire (pl. XII.1). Dans le cas où les restes étaient trop lacunaires pour recomposer le décor, nous avons opté pour la mise en œuvre d’un fond évoquant, par son traitement, la présence d’un tableau, sans recréer de scène, afin de ne pas sur-interpréter (pl. XII.2). Ce choix d’évoquer sans inventer ni laisser un vide qui gênerait la lecture se distingue de ce qui s’est fait jusqu’ici dans les restitutions 3D14 mais aussi dans les travaux plus anciens. Ainsi les planches des frères Niccolini sont-elles de trois sortes : il s’agit soit d’un état des lieux, comme un témoignage photographique, souvent avec une projection de la lumière à un instant T et des personnages contemporains en train d’évoluer sur le site – comme ce peintre assis au milieu des vestiges de la maison aux chapiteaux colorés à Pompéi, un paletot posé sur le muret au-delà duquel on aperçoit un couple de promeneurs dans ce décor endommagé, composition qui rappelle une scène de genre15 – ; soit de planches composées d’éléments épars, savamment distribués, souvent symétriquement, voire encadrés, pour favoriser l’esthétique d’un agencement de type encyclopédique ; soit enfin de planches de restitutions où nulle place n’est laissée aux lacunes ou à l’incertitude et auxquelles la lumière neutre et le point de vue frontal confèrent une dimension idéalisée. On peut cependant noter une exception, dans une série de trois planches consacrées aux décors des thermes dits del Sarno qui semblent un mixte entre un relevé de l’existant et une restitution. En effet, on ne relève pas de lacune dans les décors (en dehors de leur contour irrégulier sur le bord supérieur et un côté) et un traitement très particulier a été adopté dans l'un des compartiments de chacun de ces décors où l’on distingue des silhouettes à peine suggérées en ocre jaune sur un champ rouge16.
Pratique matérielle et peinture numérique
12Si l’usage numérique constitue une ressource exceptionnelle au service de la connaissance des peintures romaines et de leur valorisation, il lui manquerait un aspect essentiel, n’était-ce l’expérimentation. En effet le passage du matériel au numérique, s’il offre des potentialités considérables (réalité augmentée, expérience immersive, pluralité des propositions etc.), oblitère la part physique de l’objet et toutes les contingences matérielles qui en découlent. Seule la pratique expérimentale permet de connaître et donc de pouvoir retranscrire cette matérialité qui manque souvent aux reconstitutions numériques, notamment scientifiques.
13Certes la peinture numérique permet d’échapper à un certain nombre de contraintes matérielles : pas de mortier à préparer, de température ou de niveau d’hygrométrie à respecter, pas de pigments à mettre à tremper à l’avance et à broyer, pas de nettoyage de pinceaux, d’outils, de récipients, pas de risque d’une mauvaise manipulation, d’une giclure ou d’une coulure sur la paroi. Mais connaître tous les aspects de la mise en œuvre permet de mieux appréhender la réalisation virtuelle : respecter l’ordre d’application des couleurs, la façon d’appliquer le pinceau, en contournant une forme ou au contraire en passant au-dessus car elle sera recouverte par une autre couche, la manière de représenter l’ombre et la lumière, par touches uniformes ou par hachures, pour ne prendre que ces exemples.
- 17 La plupart des restitutions 3D accessibles sur internet sont présentées dans une atmosphère sombr (...)
14Insistons ici sur quelques points intéressants de la peinture numérique. Concernant les couleurs, rappelons-le, la palette peut être enregistrée au fur et à mesure que l’on crée de nouvelles nuances, ce qui permet de les retrouver lorsqu’on reprend la peinture plus tard (reprise qui n’est pas possible dans une fresque réelle puisque celle-ci nécessite qu’une zone où le fond a été appliqué soit peinte dans la journée). L’outil pipette permet de récupérer une couleur là où elle nous intéresse pour l’utiliser ailleurs. En termes d’ergonomie, la possibilité de tourner le plan de travail facilite la réalisation de certains motifs. L’usage des calques permet d’apporter des modifications sans « altérer » les couches déjà présentes ; cependant ils alourdissent rapidement le fichier, ce qui ralentit parfois le traitement et nécessite un ordinateur puissant. La duplication est aussi un avantage notoire, du moment que l’on parvient à introduire des différences pour ne pas laisser une impression trop mécanique qui discréditerait la réalisation : dans le cadre de Retrocolor3D, nous avons réfléchi à des procédés pour intégrer des irrégularités aléatoires – ce qui, à notre connaissance, est tout à fait novateur17 –, mais cette fonctionnalité n’est pour l’instant pas au point.
15D’un point de vue didactique, le numérique permet – parfois en quelques clics seulement, parfois avec plus de peine – de proposer plusieurs versions. Ainsi, lorsqu’un choix de restitution s’appuie sur des hypothèses multiples, il est possible de les présenter toutes sans avoir à trancher ; cela montre aussi l’état provisoire et réversible d’une proposition. Il faut cependant avouer qu’il est assez rare que ces réalisations plurielles soient rapides à produire. Dans les travaux numériques, les opérations de rendu et de mise en lumière prennent toujours beaucoup de temps une fois les volumes, les textures et la mise en couleur terminés ; c’est pourquoi il est assez rare de multiplier les résultats si l’on a réussi à en produire un satisfaisant. Voilà une limite qu’il faudrait réussir à dépasser, tant l’intérêt de ces propositions polymorphes paraît fécond. Ajoutons enfin que l’usage du numérique dans les travaux de restitution offre l’intérêt majeur de rendre possible l’intégration des informations ayant permis d’aboutir à la proposition : la restitution virtuelle devient alors un véritable outil scientifique permettant de conjuguer le résultat et l’ensemble des démarches qui y ont contribué. Ainsi, pour le triclinium 7, des zones « cliquables » (pl. XII.2) permettent d’accéder à des informations complémentaires et notamment de justifier certains choix opérés.
16Ainsi, les techniques d’analyse et d’observation d’une part et l’outil numérique de l’autre, de plus en plus performants, permettent une approche des œuvres très précise et offrent la possibilité de leur redonner, par le biais de la restitution, une lisibilité et une visibilité exceptionnelles. Les nouvelles technologies, loin de s’y substituer, exigent une approche matérielle conjointe pour un rendu satisfaisant, soulignant ainsi la riche complémentarité entre archéologie expérimentale et usages numériques.
Notes
1 Souvent abordée en périphérie des rencontres organisées autour de la restitution 3D d’une part ou de la polychromie d’autre part, la question de la « restitution des couleurs » a justement été mise à l’honneur lors du colloque international qui s’est tenu à Bordeaux les 29-30 novembre et 1er décembre 2017 et sera prochainement publié : Reconstruction of Polychromy // Restituer les couleurs, Le rôle de la restitution dans les recherches sur la polychromie en sculpture, architecture et peinture murale : https://polychromy2017.sciencesconf.org/.
2 Le choix d’aller jusqu’à une « restitution totale », pour certaines pièces où cela est possible, a été argumenté dans le chapitre « Pourquoi restituer » dans l’article de la Chronique de l’ÉFR : A. Dardenay et al., « Herculanum. Conception du modèle 3D de restitution et restauration virtuelle de la Casa di Nettuno ed Anfitrite », Chronique des activités archéologiques de l’École française de Rome, mis en ligne le 31 mai 2017 (url = http://cefr.revues.org/1739).
3 http://archeovision.cnrs.fr/portfolio/retrocolor-3d/
4 M. Mulliez et al., « La couleur des peintures murales antiques dans les restitutions 3D : observations, mesures et retranscriptions virtuelles. Le triclinium 7 de la Maison de Neptune et Amphitrite à Herculanum », in Pictor, 7, à paraître ; A. Dardenay et al., Herculanum (supra n. 2), p. 15-21 de la version téléchargeable en .pdf.
5 Voir les nombreux exemples de restaurations graphiques colorées, d’ensembles ou de détails, dans Paris, Rome, Athènes, le Voyage en Grèce des architectes français aux XIXe et XXe siècles, Paris, 1982 ; ainsi que les travaux des frères Niccolini (F. Niccolini, F. Niccolini, Le case ed i monumenti di Pompei, Naples, 1854-1896) dont les planches ont été intégralement rééditées récemment : V. Kockel, S. Schütze, Fausto & Felice Niccolini: Houses and monuments of Pompeii, Cologne, 2016. On trouvera aussi une sélection de planches dans Le case ed i monumenti di Pompei nell’opera di Fausto et Felice Niccolini, Novara, 1997. L’objectif des frères Niccolini y est défini dans la préface de Stefano de Caro comme étant « de présenter, de façon ample et systématique, le corpus entier des monuments publics et privés excavés jusqu’alors » et ce en ayant recours « à la chromolithographie, [qui] constituait une grande nouveauté » (p. 5).
6 Dès 1816, une copie en plâtre colorée de la façade du temple d’Aphaia à Égine est exposée devant les sculptures originales, à la Glyptothèque de Munich (A. Grand-Clément, « Les marbres antiques retrouvent des couleurs : apport des recherches récentes et débats en cours », Anabases 10 (2009), p. 243‑250).
7 M. Alfeld et al., « The Eye of the Medusa: XRF Imaging Reveals Unknown Traces of Antique Polychromy », Anal. Chem. 3 (2017), p. 1493‑1500 ; A. Mounier, F. Daniel, « Éléments pour une méthodologie spécifique en vue de la restitution ou de la restauration virtuelle de polychromies incomplètes. Le cas du Portail Royal de la cathédrale de Bordeaux », in Le portail Royal de la Cathédrale de Bordeaux, redécouverte d’un chef d’œuvre, 2016, p. 151‑168.
8 C’est du moins ce qui nous semble à partir d’une première approche de ces expériences : il conviendrait de mener l'enquête plus avant afin de vérifier cette hypothèse qu’une analyse fine de la documentation, si éparse soit-elle, permettrait sans doute d’éclaircir. Il semble qu’il y ait eu cependant de manière plus ou moins isolée, certaines démarches dans ce sens : nous pensons en particulier à la question liée à la technique de peinture murale romaine pour laquelle Ernst Berger se serait appuyé sur des « expériences justificatives » notamment « pour la reconstitution de la cire punique », pour reprendre la synthèse d’A. Rouveret dans la note 1 de A. Reinach, Textes grecs et latins relatifs à l’histoire de la peinture ancienne, Recueil Milliet, Introduction et notes par Agnès Rouveret, Paris, 1985, p. 2-5 ; expériences sur lesquelles nous n’avons cependant pas de précisions.
9 A. Aussilloux-Corréa, M. Mulliez, « Re-création d’une fresque antique : une archéologie expérimentale », in A. Dardenay, P. Capus (dir.), L’Empire de la Couleur, de Pompéi au sud des Gaules, Toulouse, 2014, p. 16‑23 ; M. Mulliez, A. Aussilloux-Corréa, « La peinture murale antique. Une gageure technique à l’épreuve de l’archéologie expérimentale », in M. Carrive (dir.), Remployer, recycler, restaurer, Les autres vies de enduits peints, 2017, p. 93‑105 et pl. XXVII‑XXIX.
10 Ce web-documentaire, réalisé par Benjamin Coulon et produit par GK-Vision et le Musée Saint-Raymond, Musée des Antiques de Toulouse, est accessible en ligne : www.tectoria-romana.com.
11 Une fusée est une trace de couleur plus sombre que le reste de l’enduit, un amas de pigments souvent lié à un mélange insuffisant du mortier qui apparaît lors de l’application.
12 Wacom Cintiq 27QHD touch.
13 Ainsi trouve-t-on la distinction entre « état actuel » lorsqu’il s’agit d’un relevé et « restauré » lorsqu’il s’agit d’une planche proposant une reconstitution de l’édifice ou d’un détail dans les légendes des planches rassemblées dans Paris, Rome, Athènes (supra n. 5).
14 Dans la proposition de visite virtuelle de la maison de Lucius Caecilius Jucundus à Pompéi réalisée par une équipe suédoise de l’Université de Lund, les manques ont été comblés par des éléments issus d’autres contextes. On peut par exemple reconnaître, au-dessus du laraire situé dans l’atrium, des tableaux provenant d’Herculanum, en particulier le panneau dénommé L’Attore re conservé au MANN (inv. 9019), inversé et placé là sans justification (I. Bragantini, V. Sampaolo, La pittura pomeiana, Naples, 2009, p. 164). Je tiens à remercier Alexandra Dardenay pour cette observation.
15 Voir dans l’édition complète des planches des frères Niccolini : V. Kockel, S. Schütze, Houses and monuments of Pompeii (supra n. 5), p. 171.
16 V. Kockel, S. Schütze, Houses and monuments of Pompeii (supra n. 5), p. 590‑591, pl. 11.
17 La plupart des restitutions 3D accessibles sur internet sont présentées dans une atmosphère sombre et focalisent rarement sur les détails décoratifs. Lorsque l’on peut zoomer sur ces détails, on a l’impression qu’ils sont réalisés à l’identique, par dédoublement ou par symétrie.
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Titre | Fig. 1. Effets de brosses utilisés dans le logiciel Adobe Photoshop : 1- tracés réalisés avec une brosse dynamique, 2- tracés réalisés avec une brosse transparente dont on a fait varier le « pas », 3- superposition de tracés réalisés à l’aide d’une brosse transparente. |
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Pour citer cet article
Référence papier
Maud Mulliez, « Restauration numérique des peintures murales de la maison de Neptune et Amphitrite à Herculanum : de l’expérimentation matérielle à l’intégration des données dans un modèle 3D », Anabases, 27 | 2018, 95-105.
Référence électronique
Maud Mulliez, « Restauration numérique des peintures murales de la maison de Neptune et Amphitrite à Herculanum : de l’expérimentation matérielle à l’intégration des données dans un modèle 3D », Anabases [En ligne], 27 | 2018, mis en ligne le 01 avril 2020, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/6895 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.6895
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