CURIOSA (2). In vino (vin/eau) veritas (very tasse) : drame de l'ivresse
Texte intégral
1 Par un beau jour de 1960, les spectateurs qui se hâtaient pour voir le dernier film de Georgio Ferroni, Les Bacchantes, ne se doutaient pas que le futur maître du péplum épique, le chantre d’Énée (La Guerre de Troie, 1961), de Mucius Scaevola (Le Colosse de Rome, 1961), de Coriolan (La Terreur des gladiateurs, 1964) allait profondément les traumatiser. Ferroni venait d’être reconnu comme l’un des maîtres du film d’horreur et tous les amateurs avaient salué son Moulin des supplices, 1959. Nul doute qu’avec Les Bacchantes, il allait rééditer, dans le genre antique, de si délicieux frissons.
2Les malheureux furent détrompés très vite. Dès le générique, une voix off leur apprit l’étendue de leur infortune. Voici quelles étaient les paroles obscures qui s’écoulaient de sa bouche :
Ô bienheureux celui qui, par une faveur du Destin, est initié au mystère des dieux ! Il sanctifie sa vie : le thiase exalte son âme sur les montagnes où il célèbre Bacchus par de saintes purifications ! Heureux celui qui célèbre les orgies de Cybèle la déesse, selon la loi divine ! Heureux celui qui, brandissant le thyrse, couronné de lierre, sert Dionysos ! Allez, Bacchantes, allez, Bacchantes ! Bromios, fils de dieu, emmène-les des montagnes de Phrygie aux cités florissantes de la Grèce.
3Dans le silence angoissé qui suivit, seuls deux lycéens, dont les noms nous sont, hélas, restés inconnus, comprirent qu’ils avaient été les victimes d’un destin vengeur : c’est en vain qu’ils avaient séché leurs cours de grec, ils étaient en présence d’un texte traduit, dans lequel ils reconnurent sans plus tarder les accents chevrotants d’Euripide. En un éclair, ils virent la vérité dans toute son horreur : ces Bacchantes, c’étaient celle de la tragédie grecque du même nom. Et le texte qu’ils venaient d’entendre, c’était celui du chœur, encourageant, comme toujours, et à qui on n’avait pas laissé le temps de déclarer que c’était foutu, que celui-là qui avait atteint les portes de l’ultime jour pourrait – et encore avec des réserves – avoir été dit heureux qui comme Ulysse, etc. etc. Bref un chœur qui bêlait (ou qui bélier pour Ulysse), ajoutant à la tristesse ambiante qui, déjà, suintait du film.
4Seuls les témoins de cette tragédie en chambre noire pourraient nous dire quels fructueux bénéfices les deux jeunes hellénistes retirèrent, en traduisant, séance tenante et suivante, le texte en langue vernaculaire plus accessible.
5Cette traduction, nous l’avons retrouvée, la voici :
Il en a une sacrée chance, le mec qui, grâce à la roue de la fortune, est mis au parfum. On peut dire qu’il est peinard, il s’éclate avec la bande à Bacchus aux sports d’hiver où il se pinte tous les soirs, et, en plus, c’est gratuit. Même chose pour celui qui s’envoie en l’air dans les clubs pour couples libérés. Et pour celui qui, le walkman sur la tête, touche à son pote Dionysos. Caltez, Bacchantes ! Et toi, Bacchus, refile-les sans bromure (sans doute un contresens sur Bromios, qui est un autre nom du dieu Bacchus) du Club Méd aux discothèques.
6Que s’était-il donc passé ? Ferroni connaissait vaguement la tragédie du malheureux Penthée qui, voulant s’opposer au culte de Bacchus, né de Sémélé, elle-même fille de Cadmos, roi de Thèbes, s’était vu lacéré par les Bacchantes, ivres de vin et d’orgueil, dont sa propre mère, Agavé, trop pleine de la nourriture divine. Mais, trouvant l’intrigue vraiment trop simplette, il lui avait rajouté d’autres mythes thébains : celui de la sécheresse qui oblige Athamas à sacrifier à Zeus ses enfants Phrixos et Hellé (cycle de la Toison d’or), celui de Tirésias et de sa fille Mantô (cycle d’Œdipe), celui d’Actéon, enfin, dévoré par ses propres chiens, pour avoir surpris Diane au bain.
7D’où un ensemble d’une extrême luxuriance, où éclate la personnalité de Bacchus, sobrement interprété par Pierre Winnetou-Brice et voluptueusement égayé par des Bacchantes en folie, dont l’unique plaisir semble de battre le tam-tam, dans un réflexe onaniste qui en dit long sur leurs frustrations. Il faudra, pour réveiller le spectateur, qui est déjà dans un coma profond, que les Néo-Bacchantes thébaines, ivres de vin et de luxure, se livrent à quelques-unes de ces danses si lascives, dont le péplum raffole et qu’on enseigne, depuis un siècle, dans tous les couvents des oiseaux.
8Moralité, morale mythée : des Bacchanales aux bac-annales à chacun sa vérité. Un zér/eau pinté ou un vin/gt sur vin/gt.
Pour citer cet article
Référence papier
Claude Aziza, « CURIOSA (2). In vino (vin/eau) veritas (very tasse) : drame de l'ivresse », Anabases, 26 | 2017, 189-191.
Référence électronique
Claude Aziza, « CURIOSA (2). In vino (vin/eau) veritas (very tasse) : drame de l'ivresse », Anabases [En ligne], 26 | 2017, mis en ligne le 01 novembre 2020, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/6366 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.6366
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