Jacqueline Christien et Yohann Le Tallec, Léonidas. Histoire et mémoire d’un sacrifice
Jacqueline Christien et Yohann Le Tallec, Léonidas. Histoire et mémoire d’un sacrifice, Paris, Ellipses, 2013, 401 p.
24, 40 euros / isbn 9782729876548
Texte intégral
- 1 F. Hartog, Partir pour la Grèce, Paris, Flammarion, 2015.
1Le Léonidas de J. Christien et Y. Le Tallec invite à se questionner sur un personnage, incarné par ses armes. Le casque corinthien de la couverture devient ainsi l’emblème même de la guerre, avec des yeux remplacés par un abîme sans fond. Cette image dépersonnalisée entre en résonance avec le sous-titre : il ne s’agit pas seulement du récit de l’exploit individuel d’un homme, mais de l’Histoire et mémoire d’un sacrifice. À travers le roi de Sparte apparaît une guerre, celle des Grecs face aux barbares, un couple opposé, moteur de la construction d’identités dans notre culture1. Cet ouvrage n’est pas le récit historique d’un événement, mais plutôt d’un mythe et du rôle qu’on a bien voulu lui accorder au fil du temps. Le lecteur est donc d’emblée placé du côté de l’histoire des représentations et de la mémoire. Celle d’une idée, née des guerres médiques et épisodiquement réinvestie à travers le temps : l’opposition d’un Occident imaginaire face à un tout aussi imaginaire Orient. À côté d’autres oppositions binaires, celle-ci a été et est toujours un moteur de tout un pan de la pensée ouest-européenne et nord-américaine construite autour d’une idéologie complexe et fluctuante concernant des valeurs : le don de soi à la communauté, l’exaltation du guerrier, le mépris de la mort, l’idéal du citoyen.
2Le livre s’ouvre par une première partie rédigée par J. Christien qui, avec un apparat critique réduit au strict nécessaire, présente les principales sources et études concernant le contexte de ce début de Ve s. av. J.-C. L’auteur nous propose un texte d’une grande qualité, accessible au public curieux tout autant qu’aux étudiants de licence. Elle nous rappelle avec justesse à quel point ce qui, aux yeux des Perses, n’était que des escarmouches aux confins de leur empire, est devenu, aux yeux des Grecs, une incroyable victoire et est à l’origine même de la discipline historique. Une histoire écrite par des Athéniens, un point de vue externe essentiel pour comprendre les sources, matière complexe. Marathon, les Thermopyles, Salamine, Platée sont ainsi passées au crible de l’approche hérodotéenne, faisant de cette guerre la victoire des cités libres sur la monarchie asservissante orientale. Nous suivons donc les Perses et leurs préparatifs, et Léonidas, de son accession au pouvoir à sa chute finale à la tête d’une petite coalition de cités : Athènes, Platée, Thespies, les Phocidiens, Corinthe et Sparte avec la ligue du Péloponnèse. La stratégie des Péloponnésiens est de bloquer le défilé des Thermopyles avec une troupe réduite afin de marquer l’esprit des populations grecques et de ralentir l’avancée des Perses. Les derniers Spartiates couvrant la retraite meurent tous et leur sacrifice est utilisé par les Grecs pour faire de cette défaite une annonce de la défaite perse.
3La deuxième partie, de Y. Le Tallec, développe le sens donné à cet événement par les historiens, politiques, artistes, des lendemains de la bataille à nos jours, dans les sociétés américaines, allemandes, françaises, mais aussi anglaises, grecques, italiennes, irlandaises, voire polonaises ou ukrainiennes. Les Anciens ont instrumentalisé et transformé l’image de cette bataille dans le cadre de la lutte d’influence entre Sparte et Athènes. Ce n’est que le début d’une véritable lutte mémorielle jusqu’à la disparition de l’empire d’Orient. Il est dommage que les sources médiévales ne fassent pas l’objet de plus longs développements – seulement trois pages –, mais il est vrai que le propos se concentre sur le monde occidental catholique et protestant, laissant donc de côté tant les Byzantins que les Russes orthodoxes. Calvinistes et Luthériens puisent dans la figure des Spartiates, les premiers, des exemples de contrôle de la monarchie. Les révolutionnaires en font une image même de leur présent : exaltation du sacrifice pour la patrie et des vertus antiques. Cet usage, quoique battu en brèche après la Terreur, perdure à travers les œuvres de David ou encore la propagande impériale après Leipzig, tandis que les Anglais se considèrent comme un rempart aux appétits napoléoniens. Cette réception est donc complexe, multiforme et contradictoire, des indépendantistes grecs aux romantiques anglais, en passant par les républicains français, les combattants de fort Alamo et les Prussiens du XIXe s., chacun y trouve un moyen d’affirmer une identité, de trouver et d’affirmer sa place dans le monde. À la fin du XIXe s. et au début du XXe s., le mythe est encore mobilisé par les opposants aux totalitarismes ; mais il trouve surtout son terreau dans l’Allemagne du IIIe Reich. Cela explique sans doute, ajouté au rejet de l’héroïsme guerrier, le choix fait par les Européens de se détourner de la référence spartiate par la suite. Ce sont finalement les Américains qui utilisent la rhétorique guerrière des Spartiates au XXe s. pour conforter leur combat contre le communisme puis contre le fondamentalisme islamique. Ce paradoxe nous a paru intéressant : Sparte a aussi été comparée à une nation communiste par A. Sudre, et comme le signale A. Malraux dans Le miroir des Limbes, Staline lui-même reconnaissait être un héritier des Spartiates. L’ambiguïté de la référence spartiate dépend du choix qui est fait par un individu, dans un contexte précis, d’endosser ou de rejeter cet héritage.
- 2 Par exemple aux États-Unis, le mythe homérique est sans doute beaucoup plus fort : G. Grobéty, Gue (...)
4L’ouvrage est écrit dans une langue claire, malgré quelques coquilles et un usage étonnant et redondant du concept d’acculturation. Il est doté de vingt-et-une illustrations en couleur, d’un glossaire, d’une frise chronologique, d’une riche bibliographie et d’un index général. Le seul reproche que l’on pourrait faire est lié au choix du sujet : à se focaliser sur un seul événement, le livre oublie que souvent, quand le mythe spartiate est peu mobilisé, le mythe troyen ou quelque autre prend le relais, et souvent ces événements sont confrontés2. Au-delà de ces remarques, ce livre prend une profondeur toute particulière dans le climat actuel, démontrant que l’événement historique s’efface derrière le sens que l’on veut bien lui donner. Il nous raconte que ces discours identitaires sont d’abord affaire de choix, le choix de faire de ce passé lointain mal connu un point de départ, un âge d’or qu’il faudrait retrouver. À l’instant où ces lignes sont écrites, 129 personnes viennent de perdre la vie à Paris. Il faudra être vigilant à ce que cela pourra changer dans nos sociétés : nul doute que là encore le mythe des Thermopyles sera mobilisé. Le mythe spartiate en Europe semble aujourd’hui l’apanage de la fachosphère, d’A. Doguine, idéologue russe proche de V. Poutine, apôtre de l’eurasisme, qui oppose l’ordre maritime (Carthage et Athènes étant ici assimilés aux Anglosaxons) et l’ordre terrestre (Rome et Sparte assimilés à la Russie), aux groupes identitaires se présentant en nouveaux Spartiates, rempart contre l’invasion orientale.
Notes
1 F. Hartog, Partir pour la Grèce, Paris, Flammarion, 2015.
2 Par exemple aux États-Unis, le mythe homérique est sans doute beaucoup plus fort : G. Grobéty, Guerre de Troie, guerres des cultures et guerres du Golfe : les usages de l’Iliade dans la culture écrite américaine contemporaine, Bern-Frankfurt am Main-New York-Wien, Peter Lang, 2014.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Matthieu Soler, « Jacqueline Christien et Yohann Le Tallec, Léonidas. Histoire et mémoire d’un sacrifice », Anabases, 24 | 2016, 336-338.
Référence électronique
Matthieu Soler, « Jacqueline Christien et Yohann Le Tallec, Léonidas. Histoire et mémoire d’un sacrifice », Anabases [En ligne], 24 | 2016, mis en ligne le 15 novembre 2016, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/5743 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.5743
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