Violences familiales dans l’Antiquité grecque : permanence d’un questionnement juridique
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- 1 M. de Béchillon, La notion de principe général en droit privé contemporain, Presses Universitaire (...)
1Au seuil de ma recherche, il y eut d’abord un étonnement à la lecture de l’Organon d’Aristote, puis un constat : les travaux du Stagyrite sur l’étude du terme et des différents genres de l’être sont toujours un instrument pertinent pour décrypter et étudier la science juridique moderne. À l’instar de nombreux théoriciens du droit, j’ai puisé dans son œuvre les outils logiques propres à définir les concepts utilisés par le droit français contemporain. 2313 ans après sa mort, j’ai repris ses réflexions sur le genre et les espèces pour étayer la méthodologie de ma thèse sur La notion de principe général en droit privé1. L’idée même d’une réception possible de l’Antiquité grecque dans notre droit m’est alors apparue probable, et son étude s’annonçait féconde.
2Encore fallait-il davantage délimiter le cadre du projet. C’est à Démosthène que je dois le choix précis de l’angle d’attaque. La modernité et la richesse de son exposé sur les lois sur l’homicide dans le Contre Aristocrate m’ont donné l’envie de centrer mon travail sur ce que nous nommons à l’heure actuelle le droit pénal. Vaste chantier que des Gernet, des Vernant et combien d’autres illustres hellénistes avaient déjà entrepris de fouiller.
3Mais paradoxalement, c’est un zoom arrière qui a achevé de circonscrire le champ de ma recherche. En contemplant les choses de plus loin, un trait de culture me sautait aux yeux : la civilisation grecque bruisse de récits de violences familiales. Or c’est peu dire que ce thème envahit l’espace juridique contemporain. Quant aux plus illustres figures antiques – celle d’Œdipe ou celle d’Oreste – elles n’ont jamais cessé de peupler le domaine juridique.
4Résumons-nous. Les violences familiales de l’Antiquité grecque classique et celles de notre époque sont au cœur de ma recherche. Son objet plus précis ? L’étude de leur traitement, sous l’angle juridique ou pas. Mon hypothèse de travail ? L’existence, dans ce domaine, d’un héritage transmis depuis l’Antiquité grecque jusqu’à nos jours.
5C’est dans le cadre d’une hdr que je développe ce projet d’étude. Il me faut donc dresser un état des lieux de mes recherches en cours et proposer ses premiers résultats. Tout cela tient en trois questions : pourquoi ce thème ? Comment exploiter les sources écrites questionnées ? Quels enseignements puis-je d’ores et déjà en tirer ?
6Mais, que l’on me permette auparavant de dire que l’accueil que Pascal Payen a réservé à mon projet d’hdr a rendu cette enquête possible. L’intégration dont je bénéficie au sein de l’équipe plh-erasme me donne l’occasion de construire cette recherche, pas à pas. Et ce davantage encore depuis que l’opportunité m’a été offerte de coordonner un nouvel atelier, « Droit et réception de l’Antiquité », dans la revue Anabases. C’est l’ensemble de cette équipe, de mon équipe, que je tiens à remercier très chaleureusement.
Pourquoi ce thème ?
7L’Antiquité grecque met en scène de redoutables actes de violences réalisés dans la sphère familiale : inceste, parricide, matricide, infanticide. De nos jours, ces comportements sont incriminés et réprimés par le droit pénal. Pourtant, les juristes interrogent encore et toujours l’Antiquité grecque sur ce thème. La permanence de ce questionnement suscite l’enquête, mais force est de constater que les juristes contemporains se préoccupent peu des sources véritablement juridiques, leur préférant les faits littéraires.
Existence d’un questionnement juridique
- 2 M. de Béchillon, « La prohibition de l’inceste dans l’Œdipe roi de Sophocle », in Actes du colloq (...)
- 3 M. de Béchillon, « La prohibition de l’inceste… », op.cit., p. 51.
- 4 M. de Béchillon, Les Grecs ont-ils fait de la criminologie sans le savoir ?, en cours de rédactio (...)
8À ce stade de mes recherches, j’ai identifié trois axes de questionnement : nombre de juristes cherchent la confirmation de l’existence de comportements unanimement réprimés, érigés au rang de catégories anthropologiques fondamentales2. Ils s’enquièrent aussi de la répugnance suscitée par ces actes à toutes les époques, preuve s’il en est de l’intensité de leur gravité dans l’échelle des crimes3. Plus récemment, la criminologie tourne son regard vers l’Antiquité pour essayer de comprendre le comportement et de dresser un profil de criminels. Ainsi procède C. Caupenne, négociateur au raid. Désireux d’établir les profils de forcenés auteurs de prise d’otages (notamment dans le cadre de violences conjugales), l’auteur convoque Homère et prend Achille comme modèle. Il forge même un néologisme en créant le concept « d’état de crise aristéïque ». Il compare l’état d’invulnérabilité et l’état psychique et physique d’Achille à celui dans lequel se plongent certains preneurs d’otages capables d’endurance et de performances extrêmes4. On s’en doute, la comparaison a ses limites : l’auteur n’entend pas ranger Achille dans la catégorie des forcenés.
Rareté d’un questionnement juridique sur des sources juridiques
- 5 M. de Béchillon, Présentation de l’ouvrage de Claude Mossé, Au nom de la loi : justice et politiq (...)
9À y regarder de plus prêt, le juriste contemporain interroge peu le droit grec. On discerne aisément les raisons (qui sont autant d’obstacles à notre recherche). D’abord, les catégories juridiques ne sont pas encore fixées sous l’Antiquité. L’anachronisme nous guette a trop vouloir identifier du droit pénal là où les Grecs naviguaient sur un autre registre, plus éthique ou plus religieux. Ensuite, les sources juridiques fiables et complètes font défaut : cela tient à l’absence de juristes professionnels et de travaux « doctrinaux », comme à la rareté des sources de droit positif parvenues jusqu’à nous. Enfin, on crédite les Grecs de préoccupations par nature plus philosophiques que techniques. Que n’a-t-on cité Platon ou Aristote pour leurs écrits sur la justice, étayant dans le même mouvement la thèse d’une civilisation davantage friande d’abstraction là ou les Romains se délectaient dans l’exposé et la dissection de règles d’une grande technicité. Certes, des travaux importants existent sur le droit pénal grec, parfois ils se fondent dans une étude plus générale sur la justice et la politique5.
- 6 M. de Béchillon, « Démosthène et le droit pénal, étude du Contre Aristocrate », commentaire en co (...)
- 7 Article 121-3 du Code Pénal, modifié par la loi n° 2000-647 du 10 juillet 2000, art. 1 jorf, 11 j (...)
10Pourtant, à bien y réfléchir, les sources « juridiques » grecques existent. Et elles présentent une étonnante modernité. À preuve, cet extrait du Contre Aristocrate de Démosthène : « Partout, nous trouvons l’intention comme élément constitutif du délit6. » Considérons, par comparaison, les termes de l’actuel code pénal français. Il dispose dans son article 121-3, alinéa 1er que : « Il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre7. » Les deux textes sont rédigés à l’identique.
- 8 M. de Béchillon, « Le mari, l’amant et la loi dans le plaidoyer de Lysias Sur le meurtre d’Ératos (...)
- 9 M. de Béchillon, « La rhétorique juridique de Lysias dans le plaidoyer Sur le meurtre d’Ératosthè (...)
11Ailleurs, c’est Lysias qui confirme l’existence de dispositions pénales en plaidant la légalité de l’homicide commis par un mari sur l’amant de sa femme8. Et la rhétorique du logographe témoigne d’un raisonnement d’une rigueur et d’une pertinence que nombre d’avocats contemporains pourraient lui envier9.
Fréquence d’un questionnement juridique sur des sources non juridiques
- 10 M. de Béchillon, « Démosthène et le Droit pénal, étude du Contre Aristocrate », précité, commenta (...)
12Le questionnement juridique contemporain cible davantage des sources qui ne le sont pas. Le théâtre grec occupe le devant de la scène, mais l’épopée ne demeure pas en reste. La doctrine française, par exemple, se nourrit des violences familiales des deux grandes familles, les Atrides et les Labdacides. Oreste, et Œdipe sont indissociables des débats actuels sur l’inceste, le parricide, le matricide. Antigone est devenue une icône incontournable, quand Clytemnestre symbolise encore et toujours la femme adultère, meurtrière de son époux10.
13Les sources convoquées sont diverses et de nature hétéroclites. Comment, alors, les exploiter ?
Comment exploiter les sources mobilisées ?
14Ce sont naturellement les textes qui constituent le matériau de base de mon enquête.
Constitution du corpus
15Je me suis, d’abord, livrée à un inventaire des textes cités par les juristes contemporains. Puis, remontant dans l’Antiquité, j’ai colligé ceux qui traitaient de violences familiales. Mon corpus ne se veut pas exhaustif, mais représentatif. Il s’agit des lois ou des extraits de textes de lois qui nous sont parvenus. Il s’agit aussi des plaidoyers, parmi les plus significatifs : ceux de Démosthène, Lysias, Eschine, Antiphon. S’y ajoutent les écrits de Platon et d’Aristote portant sur le Droit et tout particulièrement le droit pénal. Enfin, pour le théâtre, je me suis surtout concentrée sur les pièces consacrées aux deux grandes familles, les Labdacides et les Atrides, parce qu’elles illustrent l’essentiel des violences familiales.
Analyse du corpus
16Trois règles encadrent mon enquête : éviter l’anachronisme, ne pas mélanger des sources de nature différentes, partir des textes, dans leur langue d’origine. Se garder de toute forme d’anachronisme suppose que la source antique soit analysée dans son contexte. Prenons un exemple : la doctrine juridique contemporaine brandit le spectre d’un Œdipe coupable d’inceste pour affirmer l’universalité d’une prohibition pénale de cet acte. Une lecture de la pièce dans le contexte de l’époque invite à nuancer le propos. C’est alors la question de la nature de la faute commise par Œdipe qui advient au centre du débat. L’Œdipe de Sophocle est-il, à son époque coupable, voire responsable au sens juridique, d’inceste ? A-t-il commis une faute au sens pénal du terme ? Peut-il à juste titre servir d’exemple pour ceux qui soutiennent le caractère universel de la prohibition juridique de l’inceste ? L’analyse de la pièce dément cette opinion et invite à sortir la faute d’Œdipe du registre juridique.
17L’analyse du corpus suppose aussi une mise en ordre de ces différentes sources selon leur nature, afin de les interpréter et d’évaluer à leur juste valeur leur réception dans une recherche à dominante juridique. Là, les textes de droit proprement dits sont les seuls à constituer, à l’état pur, une « source juridique » ou que l’on appellerait aujourd’hui le « droit positif ». Puis viennent les plaidoyers des logographes. Ils ne doivent être regardés que comme des interprétations, plus ou moins fidèles, des règles posées dans le nomos. Le logographe défend son client, il ne fait pas œuvre de systématisation juridique. Ses références juridiques peuvent ne pas être fiables. La même retenue s’impose à l’égard du théâtre qui « met en scène » du droit, mais qui ne prétend jamais dire le droit de son époque. L’apport des philosophes mérite également d’être pris en compte quoiqu’il soit, aussi, d’une autre nature : ils pensent le droit, même s’ils rédigent parfois de vraies propositions, mais ne le créent ni ne l’appliquent.
- 11 Cf. notamment, M. de Béchillon, Le mari, l’amant et sa femme, op.cit., p. 382, 390 et 391.
18Enfin, j’ai choisi de partir du texte grec. Certes, les traductions illustres dont ils ont fait l’objet méritent toujours l’attention. Mais c’est une analyse juridique à laquelle je me livre, certainement pas à une traduction littéraire propre à rendre au texte toute sa beauté. Je reste donc attentive au vocabulaire grec utilisé. J’interroge l’étymologie, je cherche le registre auquel il appartient, je questionne la grammaire11.
19Pour l’heure, l’enquête commence à porter ses fruits.
Quels enseignements tirer ?
20Il me semble que l’hypothèse d’un héritage, d’une réception, se confirme. Nous devons beaucoup à l’Antiquité grecque. Le questionnement dont elle fait l’objet est légitime. Il enrichit la compréhension du droit contemporain, comme de la société qui le fait naître.
21Les juristes d’aujourd’hui n’utilisent l’Antiquité que comme un vecteur d’enrichissement de la pensée (voire de la théorie) juridique. Au sens strict, ils ne se rendent pas connaisseurs et descripteurs du droit grec lui-même. Ils héritent de l’image biaisée d’une civilisation de penseurs, plus que de techniciens du droit, et l’acceptent comme telle.
- 12 M. de Béchillon, « L’étrangère, le couple et la cité, à partir du Contre Néera du corpus démosthé (...)
22Pourtant, l’Antiquité recèle de nombreuses règles de droit technique. Elles ne sont guère exploitées, mais elles n’en existent pas moins et méritent un examen attentif dans la perspective d’une compréhension proprement juridique. En outre, la mise en interrogation juridique de l’Antiquité oriente aussi vers un questionnement de nature anthropologique. C’est aux valeurs, aux priorités et aux croyances d’une société que l’on accède par là12.
- 13 Aristote, Organon, I Catégories, traduction nouvelle et notes par J. Tricot. Librairie philosophi (...)
23L’enseignement que nous avons à tirer est aussi celui de la relativité. Il est abusif de prétendre toujours identifier des règles immuables et reproductibles, à l’identique, d’une civilisation à l’autre. Derrière des mots semblables, dont l’utilisation traverse le temps et l’espace, nous trouvons souvent des règles singulières, qui n’appartiennent qu’à une société. L’adultère puni à Athènes n’est pas le même que celui que l’on pointe du doigt de nos jours. Sur ce point, écoutons Aristote, à qui je dois le principe même de mon enquête : « On appelle homonymes les choses dont le nom seul est commun, tandis que la notion désignée par ce nom est diverse. Par exemple, animal est aussi bien un homme réel qu’un homme en peinture ; ces deux choses n’ont en commun que le nom, alors que la notion désignée par le nom est différente13. »
Notes
1 M. de Béchillon, La notion de principe général en droit privé contemporain, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 1998.
2 M. de Béchillon, « La prohibition de l’inceste dans l’Œdipe roi de Sophocle », in Actes du colloque Lois des dieux, lois des hommes. Pau, 17 et 18 mars 2011. P. Voisin et M. de Béchillon (éd.), à paraître chez L’Harmattan en janvier 2013.
3 M. de Béchillon, « La prohibition de l’inceste… », op.cit., p. 51.
4 M. de Béchillon, Les Grecs ont-ils fait de la criminologie sans le savoir ?, en cours de rédaction. En criminologie, la démarche de C. Caupenne est de plus en plus fréquente.
5 M. de Béchillon, Présentation de l’ouvrage de Claude Mossé, Au nom de la loi : justice et politique à Athènes à l’âge classique, Paris, Payot, 2012, Anabases (13) 2011, p. 281.
6 M. de Béchillon, « Démosthène et le droit pénal, étude du Contre Aristocrate », commentaire en cours de rédaction.
7 Article 121-3 du Code Pénal, modifié par la loi n° 2000-647 du 10 juillet 2000, art. 1 jorf, 11 juillet 2000.
8 M. de Béchillon, « Le mari, l’amant et la loi dans le plaidoyer de Lysias Sur le meurtre d’Ératosthène », Pallas, Revue d’études antiques (83) 2010, p. 379.
9 M. de Béchillon, « La rhétorique juridique de Lysias dans le plaidoyer Sur le meurtre d’Ératosthène », in Actes du colloque L’art du discours dans l’antiquité : de l’orateur au poète. Pau, 2 avril 2010, P. Voisin et M. de Béchillon (éd.), L’Harmattan, collection Kubaba, 2010, p 49.
10 M. de Béchillon, « Démosthène et le Droit pénal, étude du Contre Aristocrate », précité, commentaire en cours de rédaction.
11 Cf. notamment, M. de Béchillon, Le mari, l’amant et sa femme, op.cit., p. 382, 390 et 391.
12 M. de Béchillon, « L’étrangère, le couple et la cité, à partir du Contre Néera du corpus démosthénien », in Actes du colloque Figures de l’étranger autour de la Méditerranée antique, à la rencontre de l’autre, Pau, 12, 13 et 14 mars 2009 ; M.F. Marein, P. Voisin et J. Gallego (éd.), Paris, L’Harmattan, coll. « Kubaba », 2009, p. 87. J’ai repris ce thème dans mon projet de communication (L’espace dans l’écriture du crime, commentaire d’un extrait de Nomima II, recueil d’inscriptions politiques et juridiques de l’archaïsme grec IV partie, Droit pénal) au colloque sur « L’espace dans l’antiquité. Utilisation, fonction, représentation », organisé avec P. Voisin les 21 et 22 février 2013, à Pau.
13 Aristote, Organon, I Catégories, traduction nouvelle et notes par J. Tricot. Librairie philosophique J. Vrin, 1989, p 1.
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Référence papier
Marielle de Béchillon, « Violences familiales dans l’Antiquité grecque : permanence d’un questionnement juridique », Anabases, 17 | 2013, 243-248.
Référence électronique
Marielle de Béchillon, « Violences familiales dans l’Antiquité grecque : permanence d’un questionnement juridique », Anabases [En ligne], 17 | 2013, mis en ligne le 01 avril 2016, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/4231 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.4231
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