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Comptes rendus et notes de lecture

Wilfried Nippel, Liberté antique, liberté moderne. Les fondements de la démocratie de l’Antiquité à nos jours

Claudine Leduc
p. 322-323
Référence(s) :

Wilfried Nippel, Liberté antique, liberté moderne. Les fondements de la démocratie de l’Antiquité à nos jours, traduction Olivier Mannoni, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, collection « Tempus », 2010, 325 p.
39 euros / isbn 978-2-8107-0127-8.

Texte intégral

1En 1992-1993 la politeia de Clisthène (508-507), promu quasi définitivement fondateur de la démocratie par George Grote (1794-1871) à la place de Solon (p. 209-212), comme le prétendait la tradition athénienne, a donc eu 2 500 ans (p. 292). La commémoration de la naissance d’une forme de régime qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, s’impose comme idéal dans le monde entier et est revendiqué, quelle que soit sa forme, par la plupart des systèmes politiques (p. 300), a fait fleurir colloques, tables rondes, ouvrages et articles où s’imposait, comme thème de réflexion, le diptyque démocratie antique / démocraties modernes. Le livre de W. Nippel s’inscrit dans ce contexte. Son titre – Liberté antique, liberté moderne – renoue avec un des principaux axes de la comparaison orientée par Germaine de Staël dès 1798-1799 :

2« La liberté des temps actuels, c’est tout ce qui garantit l’indépendance des citoyens contre le pouvoir du gouvernement. La liberté des temps anciens, c’est tout ce qui assure aux citoyens la plus grande part de l’exercice du pouvoir » (p. 167).

3Mais W. Nippel s’évade de ce cadre étroit et traite de la réception de la démocratie athénienne en Europe et aux États-Unis, de l’époque des « cités » italiennes à nos jours. Il s’agit d’un grand livre, d’une somme qui n’écrase pas le lecteur en dépit de son envergure et de son érudition. C’est une lumineuse illustration d’un processus d’« histoire réflexive ». Sa lecture est, je crois, jubilatoire pour tout historien féru de sa discipline.

4L’étude débute par un chapitre intitulé « Histoire et structure de la démocratie athénienne » (p. 15-67), qui se veut un « état actuel des connaissances ». Peut-être faudrait-il préciser qu’il repose sur une réduction du politique à l’ensemble des institutions civiques et sur une analyse menée à partir des catégories jugées pertinentes du droit public moderne. La perspective de l’auteur s’inscrit dans la tradition « momsennienne », et se rapproche de celle de M. H. Hansen sans partager – apparemment – le radicalisme du Copenhagen Polis Center sur la notion de cité-État.

5Très concis sur l’historique du système (p. 16-34), le récit développe davantage l’analyse de son fonctionnement au ive siècle., lorsque l’auteur l’estime, comme M. H. Hansen, consolidé après les crises de la guerre du Péloponnèse. Sont étudiés l’ecclésia et la boulê, les magistratures, les mécanismes de formation de la volonté politique, le financement des tâches publiques (liturgies et misthoi), les tribunaux (où les juges constituent le jury), la législation et le contrôle des normes (la graphê para nomon qui, dans un système qui ignore la séparation des pouvoirs, limite le kratos du dêmos). L’exposé s’achève sur l’affirmation que la démocratie athénienne est un système sans théorie, sans débats constitutionnels, sans intention missionnaire et sans idéologie.

6En guise de commentaire, deux questions d’abord. Pourquoi taire la définition athénienne de la démocratie, celle qu’Eschyle met en scène dans les Suppliantes ? Le dêmos exerce son kratos lorsque, réuni et de ses droites levées, il prend, à la majorité, une décision sans appel, quelle que soit la catégorie du problème abordé. Toutes les incompatibilités que révélera la réception du système s’y trouvent : la démocratie directe, l’absence de séparation des pouvoirs et de contrepoids, la « tyrannie » de la majorité. Pourquoi taire la conception démocratique de la « liberté » du citoyen ? Aristote certes l’énoncera, mais elle est déjà en place en 508-507. Le citoyen athénien est, en puissance, un juge depuis la politeia de Solon et un magistrat depuis que Clisthène a institué la boulê des 500.

7Deux étonnements ensuite. Est-il possible d’affirmer que les Athéniens ont ignoré les débats constitutionnels, alors que la définition du corps civique est le fondement de toutes leurs politeiai et qu’elle n’a cessée d’être mise en question de 594-593 à 322 ? Est-il possible d’affirmer que la démocratie est un système sans idéologie alors que les palaia, les « vieilles histoires » sur l’autochtonie, à usage externe et interne, ne cessent, comme l’a montré N. Loraux, de l’expliquer, de le justifier et de le glorifier ? Peut-être faudrait-il élargir la définition du politique et y intégrer le religieux ?

8Ces quelques réserves faites, les 6000 signes de l’exercice nous contraignent à passer rapidement sur la réception « réflexive » de la démocratie athénienne. Sans doute est-ce mieux ainsi car il est impossible de résumer ces chapitres majeurs consacrés aux sujets suivants : « Comment les pères fondateurs des États-Unis se sont émancipés du domaine antique », qu’ils connaissaient bien, en mettant sur pied une constitution instituant un système fédéral, représentatif et bicaméral, avec séparation des pouvoirs ; « La Révolution française et l’Antiquité », qu’elle connaissait mal et dont elle n’utilisait que les topoi – elle n’en fut pas moins accusée de vouloir mettre en acte les antiques dispositifs ; « L’image ambivalente de la démocratie athénienne dans la science allemande au xixe s. », à une époque où la mémoire collective était persuadée de sa consubstantialité avec la Terreur et le Gouvernement révolutionnaire, mais où, en Angleterre, G. Grote et J. S. Mill, des hellénistes qui étaient aussi des députés « libéraux », la mettaient en rapport avec leur propre système politique et la réhabilitaient.

9L’histoire (politique) de la démocratie athénienne demeure donc encore, au moment de la commémoration de sa fondation, une histoire réflexive qui s’interroge sur ce qu’elle fut jadis en fonction des questions du présent. Sans mettre en cause la valeur heuristique de l’anachronisme, il est possible de se demander si ce processus ne contribue pas à éluder la spécificité d’un système que Clisthène ou Solon n’ont pas fait surgir du néant et où la religion était consubstantielle au politique.

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Pour citer cet article

Référence papier

Claudine Leduc, « Wilfried Nippel, Liberté antique, liberté moderne. Les fondements de la démocratie de l’Antiquité à nos jours »Anabases, 16 | 2012, 322-323.

Référence électronique

Claudine Leduc, « Wilfried Nippel, Liberté antique, liberté moderne. Les fondements de la démocratie de l’Antiquité à nos jours »Anabases [En ligne], 16 | 2012, mis en ligne le 01 octobre 2012, consulté le 09 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/4036 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.4036

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