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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques
Les mots de l'Antiquité (4)

Les thrillers de Daniel Chavarría, ou la rencontre de l’érudition classique et du polar cubain

1. L’écriture policière : une forme ouverte aux affleurements de la référence antique
Magali Soulatges
p. 285-293

Texte intégral

1« Le brouhaha du monde me manque, mais en 1969, j’ai fait un choix clair que je ne vais pas remettre en cause à soixante ans » : ainsi s’exprimait le 23 février 1994 l’écrivain Daniel Chavarría face au critique de cinéma Édouard Waintrop venu l’interviewer à La Havane, où l’auteur uruguayen est désormais installé39. Et quel brouhaha ! Si des vies ressemblent parfois à un roman, celle de Chavarría passe le seuil de la crédibilité ordinaire par son foisonnement et la diversité des expériences vécues : avant d’être celui du monde, le brouhaha semble ainsi d’abord celui de la trajectoire hors du commun d’un homme dont l’écriture n’a cédé que récemment à la tentation autobiographique40.

  • 41 « L’uomo dalle tre patrie », entretien avec Angelo Surrusca, Stradanove, 25 mai 2000 (en ligne : ht (...)

2Né à San José de Mayo en 1933, Chavarría se définit lui-même comme l’homme « de trois patries » : son Uruguay natal, Cuba, et la fiction romanesque41. Aboutissement et synthèse d’un parcours dans lequel l’implication personnelle marche continûment avec l’engagement politique et le goût des Lettres, sur fond de « mouvement perpétuel » et de « vie cosmopolite internationale ». Quatre années durant, l’aventurier de dix-neuf ans embarqué pour l’Espagne sur un cargo parcourt l’Europe en y exerçant une foule de petits boulots : mineur à Essen, débardeur à Hambourg, modèle à Cologne, infirmier à Londres, vendeur en Italie, marin en Grèce, plongeur à Paris, guide touristique à Madrid… Mais un lien intime et inattendu unit ces emplois successifs : l’occasion qu’ils offrent au globe-trotter de combler une aspiration profonde en apprenant sur le tas quatre langues, allemand, italien, anglais et français, qui ajoutées à l’espagnol maternel, font aujourd’hui de l’écrivain un authentique polyglotte, et un brillant traducteur. Sans compter le latin et le grec, pour lesquels le voyageur se passionne dans le même temps en autodidacte, et dont il poursuit l’étude une fois de retour en Amérique latine, jusqu’à ce qu’ils deviennent de 1975 à 1986, avec la littérature classique, ses disciplines d’enseignement à la Faculté de Philologie de l’Université de La Havane.

3Entre 1956 et 1969, les années sud-américaines sont plus directement marquées par l’engagement politique, aux côtés du Parti Communiste et de mouvements d’extrême gauche que Chavarría suit en Uruguay, Argentine, Bolivie, mais encore au Chili, Brésil, Pérou, avant de se rapprocher de l’Armée colombienne de libération nationale (eln) puis épouser la cause révolutionnaire cubaine – Chavarría quitte alors le pc, incapable à sons sens de s’émanciper du modèle soviétique pour défendre un socialisme acclimaté au contexte local. Ces années militantes sont aussi les plus mouvementées, en raison de son soutien concret à la guérilla castriste, ce qui lui vaut de devoir quitter précipitamment la Colombie, le 27 octobre 1969, pour éviter de tomber aux mains de la junte militaire. Signe symbolique d’un tournant majeur de sa vie ? L’histoire personnelle bascule ici de façon rocambolesque en une aventure sur laquelle il semble aujourd’hui encore difficile d’obtenir de son acteur l’exacte vérité, le repli sur Cuba intervenant ni plus ni moins qu’au moyen d’un… détournement d’avion ; c’est à Cuba aussi que Chavarría entre, sur le tard, en littérature et passe du côté de l’écriture avec un premier roman d’espionnage publié en 1978, Joy, qui lui apporte une consécration immédiate.

  • 42 « Daniel Chavarría : Premio Nacional de Literatura 2010 – Escritor uruguayo-cubano – entrevistas », (...)
  • 43 « Me interesan sobre todo para entender aspectos poco mencionados de nuestra patología social. Y pe (...)
  • 44 Ce polar « orthodoxe » est strictement encadré par un prix littéraire du Ministère de l’Intérieur, (...)

4L’engagement politique, dont cette écriture est indissociable, change lui-même de style : l’acquiescement à la propagande révolutionnaire (pendant et immédiatement après la « décennie prodigieuse » liée dans les années 60 à la mise en place du gouvernement de Castro) s’opère sur un mode assagi, et tarde à marquer ses distances vis-à-vis d’un régime vite confronté pourtant aux limites d’une politique fortement idéologisée, assujettissant de plus en plus étroitement la culture au politique et restreignant d’autant la liberté d’expression. Contrairement à d’autres intellectuels, l’écrivain ne choisit ainsi pas la dissidence : spectateur clairvoyant des dérives de l’utopie révolutionnaire, il se retranche toujours in fine derrière un discours qui élude le droit d’inventaire, et dans lequel la polémique cible avec constance l’ennemi américain escorté de sa « camarilla42 » européenne. Toutefois, c’est sans réticences que Chavarría participe à l’éclosion du roman policier amorcée dans l’île dès les années 70, fort de la conviction que ce genre réaliste, en particulier sous la forme poussée du roman noir, relève pleinement d’une littérature militante et que ses codes narratifs et éthiques peuvent être mis au service d’un propos non « euphémistique43 » sur la société cubaine. Active dans ces années 80, la production de Chavarría traverse avec une même énergie la « Période Spéciale » où dans le sillage de l’effondrement du bloc soviétique, une littérature plus clairement de dénonciation voire de résistance conquiert un espace, contre la littérature officielle (qui encourage, elle, un polar « socialiste à la cubaine », à la solde du régime et de la Révolution44) et en possible alternative à l’exil. Resté à Cuba, comme quelques rares autres intellectuels, Chavarría incarne assez bien les difficultés et les contradictions d’un positionnement ni aveuglément pro ni franchement contra, partisan mais lucide, attitude à laquelle la fiction policière offre finalement un moyen d’expression aussi souple qu’ouvert.

  • 45 É. Waintrop, « Coup bas à Cuba… », art. cité, Libération.

Je ne suis pas un porte-parole ou un fonctionnaire de la révolution cubaine. Je peux même être très critique à son égard. Je suis plus un protestataire qu’un militant. Mais je dois aussi avouer que ma condition d’écrivain, je la dois à cette révolution. Chez moi, en Uruguay, ce serait difficile de vivre de ce métier. Et je n’y aurais pas la stabilité émotionnelle nécessaire pour écrire. […] Il n’en reste pas moins que la politique, ici, ce n’est que ce que Fidel autorise, veut ou promeut. C’est un dictateur, mais un dictateur différent. Le défenseur de la patrie assiégée. Le rempart contre l’extrême-droite45.

  • 46 Cette valorisation s’appuie sur deux piliers : l’Association Internationale des Écrivains Policiers (...)
  • 47 Néstor Ponce, « Leonardo Padura. Les territoires de la fiction dans la Révolution cubaine », Amerik (...)

5On peut considérer globalement que le genre policier dans lequel s’illustre Chavarría (et que le mexicain Paco Ignacio Taibo II a contribué à promouvoir en le hissant au rang d’un mouvement « néo-policier46 ») conjugue au plan esthétique trois surdéterminations, issues de trois grands « territoires » de la littérature romanesque latino-américaine : le roman noir hispano-américain (progressivement émancipé au xxe siècle de ses modèles anglo-saxons et français), le récit de dénonciation des régimes dictatoriaux sud-américains, et le roman « naturaliste » cubain de la fin du xixe siècle aux années 40. Toutefois, compte tenu de l’histoire particulière du genre dans l’île et de sa double identité, officielle et « discordante », dans ses années de plein essor, il est clair que Chavarría s’inscrit aussi dans le champ précis du « polar cubain » non conformiste, courant qui peut à bon droit aujourd’hui se prévaloir de précurseurs (Calvo, Borges), de pionniers (Acuña, Correa), de grandes figures (Somoza, Perez, Latour/Moran, Vasco…), de générations (l’actuelle portant sur le devant de la scène le controversé Padura), d’œuvres cultes (Correa, Asesinado por Anticipado ; Acuña, Enigma para un Domingo ; Chavarría, Joy…) et de tendances (thriller politique, roman d’aventures, d’espionnage, polar historique, de sf…). Dans sa version orthodoxe, le polar cubain constitue un genre balisé, construit « à partir de structures de base relativement fixes, de conflits de valeurs et de grilles de personnages assez stéréotypés47 » ; dans sa version émancipée, il s’autorise un renouvellement des caractéristiques du genre afin d’offrir d’autres points de vue sur la société cubaine contemporaine et dénoncer plus largement ces plaies endémiques du continent sud-américain que sont le terrorisme, le narcotrafic et la délinquance des mineurs, trois attendus clairement politiques et engagés, à l’origine de la création avec Taibo II de l’a.i.e.p. Mais au-delà de ces repères commodes, il est manifeste que le roman noir de Chavarría entend aussi se réclamer d’un héritage littéraire européen et universel (d’où émergent les noms de Dumas, Verne, Hugo, Balzac, Salgari, Twain, et pour le policier, Simenon, Le Carré, Hammett, Chandler, Cain, Westlake), de même qu’il recherche un subtil compromis de celui-ci avec cette catégorie particulière (cette essence ?) que serait la « cubanité ».

  • 48 Dans un article consacré à l’esthétique noire de l’auteur, Hiber Conteris parle de « polifacético d (...)

6Ces jalons posés, il est difficile de caractériser plus avant la fiction policière pratiquée par Chavarría, dans l’intention de mieux la situer au sein du genre noir48. Car il faudrait plutôt suivre l’idée, contraire à celle du polar comme sous-genre, d’un hyper-genre narratif qui engloberait dans une même démarche esthétique tous ses romans, en l’occurrence ici le « récit d’aventures » :

  • 49 Propos tenu devant Layli Pérez Negrín, à l’occasion de la présentation du roman La Sixième Île à la (...)

Estoy convencido de que la aventura ha sido el material principal de los argumentos más interesantes de todos los tiempos. Homero es aventura ; el teatro de los tres grandes trágicos griegos está basado en los mitos griegos antiguos, que son también aventura ; la novela medieval es aventura ; Don Quijote y también todo Shakespeare son aventuras ; y desde el Renacimiento hasta nuestros tiempos, la lista es interminable49.

  • 50 « Je n’aime pas écrire des nouvelles. En fait, mes nouvelles, je les insère dans mes romans. Allà E (...)

7De fait, repris tels quels ou transgressés, les codes traditionnels du roman noir sont toujours prioritairement subordonnés chez Chavarría à une dynamique de l’aventure, jetant des personnages « romanesques » dans des situations « romanesques » afin d’assurer une présence continue du suspense, jugé consubstantiel à l’intrigue policière. Dans ce principe en effet, le romancier identifie la forme matricielle du thriller, qui remonterait donc… à Homère, première « lecture » de l’écrivain enfant par le truchement de sa mère, que passionnaient les mythes de l’Iliade et de l’Odyssée. D’où l’on comprend que le romancier puisse se déclarer à l’étroit dans la forme ramassée de la nouvelle et préférer les trames complexes (dûment pourvues des éléments classiques du policier : enquête de longue haleine, fourvoiements du raisonnement, revirements de l’action, résolution finale de l’énigme, etc.), application directe de ce principe au plan narratologique50.

  • 51 Voir notamment La Caverne des idées, de José Carlos Somoza (Actes Sud (Babel), 2003), ou encore Le (...)

8Un autre tropisme du roman noir de Chavarría peut également surprendre en semblant déroger aux postulats sociologiques du genre, qui plus est dans le champ marqué du « polar cubain » : la sollicitation récurrente d’une histoire pas forcément immédiate, ou strictement contemporaine, tendance poussée une fois au moins à l’extrême avec un pur « polar historique », L’Œil de Cybèle. La part de passé – Chavarría n’écrit pas de polars d’anticipation – introduite dans l’univers fictionnel est variable : massive, elle épouse les contours du polar historique, une niche actuelle du roman noir que ne dédaignent pas les auteurs latino-américains51 ; dosée, elle est soit le support d’une histoire décalée dont le lien intime avec l’intrigue principale n’apparaît généralement qu’à la toute fin du roman, soit l’occasion d’une variation insolite de la focalisation destinée à briser l’unité de la perspective narrative ; ponctuelle, elle introduit un brouillage temporel d’abord déroutant mais appelé à devenir lui aussi parlant, ce qui peut être vu comme une stylisation, par sa mise en abysme, de la méthode heuristique propre à l’enquête policière. Chez un auteur friand de jeux littéraires, ces manipulations narratives du passé ressortissent pour une large part à l’exercice de style, d’autant plus élaboré que le sujet se montre parfaitement maîtrisé ; et les fictions de Chavarría sont indiscutablement très documentées, au point de rendre quelquefois incertain, d’ailleurs, leur statut discursif. En outre, ces plongées dans l’histoire sont aussi l’occasion d’un travail d’orfèvre sur la langue « d’époque », comme l’illustre la confession de l’aventurier Alvaro de Mendoza dans la Sixième Île, entièrement écrite en castillan du xvie siècle : une forgerie stylistique, menée de main de maître. Or cette réussite linguistique, c’est par son exigence philologique, acquise dans l’étude du grec et du latin, que Chavarría la justifie :

  • 52 « Daniel Chavarría… », art. cité, Otro Uruguay es posible.

Mi profesorado de letras clásicas ha sido la culminación de un proceso iniciado en la adolescencia. Si en algo fui precoz, fue en saber que el latín y el griego me propiciarían el escribir un día en español, con claridad y elegancia. Y cuando hacía mis primeros pininos autodidactas en latín, no me interesaba tanto acercarme al conocimiento de la antigüedad, como preparar mi futuro de plumífero moderno52.

  • 53 É. Waintrop, « Coup bas à Cuba… », art. cité, Libération.
  • 54 « Daniel Chavarría : de vuelta a la novela militante », entretien de Mercedes Melo Pereira avec l’é (...)
  • 55 « Jamás escribí una línea contra Cuba, jamás lo hubiera hecho. Y preferí no escribir de ningún tema (...)

9L’« ouvroir » littéraire n’explique cependant pas tout. Dans l’attention portée par Chavarría à l’histoire antérieure affleure un enjeu plus nettement politique, auquel le genre du roman noir offre une judicieuse traduction esthétique. Souvent en effet, l’éloignement dans le temps vient recouper le procédé littéraire bien connu du regard étranger destiné à déjouer la censure. Le polar « historique » cubain se prête bien à une telle démarche : « Notre paradoxe, dénonçait Justo Vasco, c’est que nous sommes les praticiens d’un genre censé décrire la réalité au présent et que nous ne pouvons parler que du passé. Parfois même du passé antérieur. Regardez Daniel [Chavarría] avec son Œil de Cybèle, le voilà sous Périclès53. » Pour Chavarría néanmoins, ce déplacement temporel procéderait d’une auto-censure voulue et assumée, même s’il l’apparente à une forme douce d’exil54, à la différence d’auteurs pour qui le « choix » d’une autre temporalité reste largement imposé55. En fait, et c’est un autre paradoxe, toute histoire non actuelle représentée dans le polar cubain peut être lue, à travers ses non-dits ou ses évitements, comme une histoire en creux du temps présent, un discours de nature historiographique sur l’île de l’utopie révolutionnaire… et l’île d’avant. Postulat d’autant plus convaincant que le matériau même du polar (ville hostile, personnages à la dérive, gangrène de la corruption…), en deçà de son interprétation esthétique, coïncide d’assez près avec la réalité actuelle de Cuba et de La Havane depuis la chute du mur de Berlin.

  • 56 Par Malraux pour caractériser Sanctuaire de Faulkner, par exemple, « intrusion de la tragédie grecq (...)
  • 57 C’est le fameux développement sur le politikon ho anthrôpos zôon doté de la parole que l’on trouve (...)

10Les polars de Chavarría (hors le cas particulier de L’Œil de Cybèle) juxtaposent narrativement plusieurs époques, plus ou moins distantes, tout en ramenant in fine le lecteur au cadre contemporain. Décrivant le présent comme un envers (explicable par l’histoire) du décor, ils se plient certes à une loi du genre noir mais introduisent aussi, dans le contexte cubain, une dimension mémorielle de la fiction policière en rapport avec l’histoire propre du pays : une enquête est menée, entre autres raisons pour reconstituer des trajectoires au sein ou dans les marges de la société cubaine, et tenter de donner une épaisseur historique à des « destins » en ramenant au jour les liens souvent cachés qui unissent passé et présent, ainsi qu’en exhumant les racines parfois inavouées, souvent inavouables, du présent. Romans d’élucidation d’un sens ontologique (qui peut aussi bien se révéler absence de sens), les polars de Chavarría montrent chemin faisant à quel point tout destin individuel s’articule nolens volens sur d’autres histoires individuelles, cristallisées parfois dans une histoire collective, plus encore lorsque ce destin se joue dans le domaine du crime ; mais ils montrent surtout à quel point un tel postulat finit par excéder le particulier pour tendre à l’universel. C’est ainsi par exemple que ces romans noirs distillent un discours sur la vengeance et la justice des hommes que l’on croirait presque transposé de la tragédie grecque, avec son éthique supérieure dans laquelle vient toujours se dissoudre la morale ordinaire des hommes. Les affinités du genre noir avec la tragédie antique ont été maintes fois relevées56 : on peut à juste titre estimer que la conception de ses personnages par l’érudit Chavarría obéit à la même intuition. De même que héros et anti-héros, agissant en « animaux politiques », semblent pensés dans le souvenir d’Aristote, pour qui l’inscription de l’homme dans le politique est indissociable de son statut moral, et pour qui le privilège de la parole va de pair avec celui de « concevoir le bien et le mal » et énoncer « le juste et l’injuste57 » – il serait d’ailleurs intéressant d’analyser le motif, fréquent dans les fictions de Chavarría, de l’aphasie.

  • 58 É. Waintrop, « Coup bas à Cuba… », art. cité, Libération.
  • 59 Nous empruntons la formule au titre d’un article de Néstor Ponce (« Subcomandante Marcos – Paco Ign (...)

11Subsumant les caractéristiques jusque-là évoquées, trois grandes constantes de l’écriture de Chavarría paraissent pouvoir résumer, en dernière analyse, une entreprise romanesque originale. Tout d’abord l’hypertrophie de la narration dans une esthétique du collage, métaphore du puzzle policier en même temps qu’emprunt aux techniques de récit du nouveau roman européen et américain, inspirateurs du néo-polar sud-américain : « Je suis friand de toutes les formes inédites de narration. C’est ainsi que j’admire les montages de ce réac’ de Mario Vargas Llosa58 », avoue Chavarría. Si la formule offre l’avantage de nombreuses ressources proprement narratologiques (insertion de matériaux textuels hétérogènes dans la trame fictionnelle, fragmentation de l’histoire, variation des rythmes, juxtaposition de voix discordantes…), elle permet aussi et surtout au romancier de rompre définitivement, dans le champ spécifique du polar, avec la norme véhiculée par un modèle anglo-saxon en fait toujours prégnant. Mais elle lui permet encore, en circulant d’un genre à l’autre, ou d’un sous-genre noir à l’autre, de proposer un objet esthétique d’apparence hybride qui réactive habilement certains enjeux « philosophiques » de la satura antique (sa motivation militante, sa finalité éthique notamment). Deuxième constante de l’écriture de Chavarría, justement : son caractère pédagogique, qu’il n’est pas toujours aisé de dissocier de la propagande idéologique (reposant sur une écriture « réaliste socialiste » ?), entièrement mise ici au service de la cause révolutionnaire. Politiques, les polars de Chavarría le sont incontestablement, à commencer par leurs sujets de prédilection et les types de personnages mis en scène, et parce qu’ils mêlent quasiment toutes les tendances possibles du polar engagé (roman d’espionnage, social, anthropologique…) ; mais ils le sont aussi par la conviction qui anime le romancier de délivrer à travers ce genre une parole militante destinée au « peuple » – et le polar est bien un genre « populaire » –, pour son émancipation et « au secours de l’imagination politique59 ».

  • 60 « L’uomo dalle tre patrie », art. cité, Stradanove.

[Io e Paco Ignacio Taibo II] appateniamo a un movimento contrario all’atteggiamento intellettualista nei confronti della vita e dell’arte. Certo, anche noi siamo intellettuali ma, a differenza di certi autori che pensano di essere al di sopra di tutto e di tutti, noi ci sentiamo più umili. Credo che in vincolo tra autore et lettore debba essere più normale : lo scrittore non e Dio, è un « lavoratore della cultura ». Io e Paco siamo contro l’elitarismo culturale, contro quelli che si sentono in dovere di teorizzare anche i fenomini più communi della vita60.

12Campé de la sorte en pédagogue (antique ?), le romancier peut bien alors se réclamer comme il le fait d’une démarche aristotélicienne, tirée de l’Éthique à Nicomaque, démarche convaincue de pouvoir guider l’homme vers le « souverain bien » en rendant divertissant, par tous les moyens, son enseignement :

  • 61 « Daniel Chavarría… », art. cité, Otro Uruguay es posible.

Soy partidario de la vieja fórmula aristotélica de lo dulce y lo útil. Lo útil sería el contenido ideológico. Lo dulce son los ganchos. La amenidad es sacrosanta61.

13Il peut bien de même, ce romancier-là, ramener le politique vers l’esthétique une fois réaffirmé le caractère militant de son action. Un mot apparaît ici dans l’examen par Chavarría de son écriture, qui semble vouloir opérer la synthèse des divers héritages la traversant et résoudre en même temps l’articulation de la forme sur le fond : picaresca, plus exactement picaresca cubana. De cette catégorie réinventée, troisième trait caractéristique de ses ouvrages, le romancier fait une étonnante chimère, en associant roman policier, comédie de mœurs et roman « sexuel », et en plaçant ce genre inédit, tant en lui-même que comme sous-genre policier, sous le signe déterminant de la « cubanité » :

  • 62 « Daniel Chavarría… », art. cité, Otro Uruguay es posible.

Y en este caso de la picaresca cubana, muy fértil para propiciar una reflexión crítica sobre nuestra sociedad, uno debe enganchar al lector con la envoltura light, y con la amenidad descafeinada de la comedia policíaca y el sexo. Luego, para que el mensaje ideológico resulte eficaz debes tirar la piedra y ocultar la mano62.

  • 63 Le proverbe espagnol est plus exactement : es cosa de villanos tirar la piedra y esconder la mano. (...)

14Tirar la piedra y ocultar la mano : une stratégie digne de la mètis grecque63

  • 64 Voir par exemple le thriller politique Muertos incómodos (Mexico, Joaquín Mortíz, 2005), co-écrit d (...)

15Reste à examiner de plus près les manifestations textuelles de la référence antique dans les polars de Chavarría et leur intégration au tissu narratif, en nous arrêtant plus particulièrement sur L’Œil de Cybèle, « thriller d’érudition » dont l’action se situe dans l’Athènes du ve siècle avant J.-C. Sept seulement des romans de Chavarría (pour la plupart primés, et que l’auteur considère lui-même comme les meilleurs) sont à ce jour traduits en français, dont six relèvent explicitement de la catégorie du roman noir ; l’un d’eux fut composé à quatre mains, selon une démarche plusieurs fois réitérée par le romancier, et pratiquée occasionnellement aussi par d’autres auteurs latino-américains de polars64. En amont du second volet de cette étude, nous énumérons ces œuvres dans l’ordre de leur parution originale en espagnol, et donnons à la suite les références des éditions françaises utilisées :
1. La Sexta Isla, La Habana, Letras Cubanas, 1984 ; La Sixième Île, Rivages/Thriller, 2004 (1re trad. 1996) ;
2. Allá ellos, La Habana, Letras Cubanas, 1991 ; Un Thé en Amazonie, Rivages/Noir, 1998 (1re trad. 1996) ;
3. Contracandela (avec Justo Vasco), Mexico, edug, 1992 ; Boomerang, Rivages/Noir, 1999 ;
4. El Ojo Dindymenio, Mexico, Joaquín Mortíz, 1993 (rééd. sous le titre El Ojo de Cibeles, La Habana, Letras Cubanas, 2000) ; L’Œil de Cybèle, Rivages/Noir, 2001 (1re trad. 1997) ;
5. Adiós muchachos, La Habana, Letras Cubanas, 1994 ; Adiós muchachos, Rivages/Noir, 1997 ;
6. El Rojo en la pluma del loro, La Habana, Casa de las Américas, 2001 ; Le Rouge sur la plume du perroquet, Rivages/Noir, 2005 (1re trad. 2003).

À suivre…
2. L’Œil de Cybèle : le vocable gréco-latin entre étymologie savante et (ré)invention ironique

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Notes

39 « Coups bas à Cuba », Libération, 14 mars 1996 (en ligne : http://www.liberation.fr/livres/0101175150-coups-bas-a-cuba).

40 Avec Y el mundo sigue andando, Memorias (La Habana, Letras Cubanas, 2008), non traduit en français.

41 « L’uomo dalle tre patrie », entretien avec Angelo Surrusca, Stradanove, 25 mai 2000 (en ligne : http://www.stradanove.net/news/testi/libri-00a/lasur2505000.html).

42 « Daniel Chavarría : Premio Nacional de Literatura 2010 – Escritor uruguayo-cubano – entrevistas », Otro Uruguay es posible, 17 décembre 2010 (en ligne : http://pelusaradical.blogspot.fr/2010/12/daniel-Chavarría-premio-nacional-de.html).

43 « Me interesan sobre todo para entender aspectos poco mencionados de nuestra patología social. Y pese a que yo vivo atrincherado en defensa de la revolución, he aprendido a evitar la literature eufemística. El eufemismo y la literatura se dan de patadas. Una literatura sin conflictos, aburre, nadie te la cree. » (art. cité, Otro Uruguay es posible)

44 Ce polar « orthodoxe » est strictement encadré par un prix littéraire du Ministère de l’Intérieur, qui récompense les romans proposant « une approche didactique de la lutte contre le crime et les criminels à Cuba, et un traitement louangeur des forces qui y f[ont] face » (cf. D. Chavarría ; J. Vasco, Boomerang, « Note des auteurs », Rivages/Noir, 1999, p. 7) ; il bénéficie également d’une collection dédiée (Radar) au sein de la maison d’édition d’État Letras Cubanas.

45 É. Waintrop, « Coup bas à Cuba… », art. cité, Libération.

46 Cette valorisation s’appuie sur deux piliers : l’Association Internationale des Écrivains Policiers (A.I.E.P.), cofondée en 1986 à La Havane par Chavarría et Taibo II, et la Semana Negra de Gijón, ville natale de Taibo II en Espagne, un festival annuel consacré à la littérature noire. Autour de ces deux « institutions » gravitent des auteurs comme Javier Moran, Justo Vasco (†) (co-auteur avec Chavarría de deux romans primés par le Ministère de l’Intérieur de Cuba), Leonardo Padura, José Somoza.

47 Néstor Ponce, « Leonardo Padura. Les territoires de la fiction dans la Révolution cubaine », Amerika, 1 | 2010 (en ligne : http://amerika.revues.org/568 ; doi : 10.4000/amerika.568).

48 Dans un article consacré à l’esthétique noire de l’auteur, Hiber Conteris parle de « polifacético discurso ficcional » pour illustrer l’idée que Chavarría n’entrerait dans aucun sous-genre du « mystery genre » au motif que ses romans en incorporeraient toutes les formes en même temps (« Entre la novela negra, el espionaje y la aventura : el polifacético discurso ficcional de Daniel Chavarría », Revista Iberoamericana, vol. LXXXI, n° 231, abril-junio 2010, p. 345-357).

49 Propos tenu devant Layli Pérez Negrín, à l’occasion de la présentation du roman La Sixième Île à la xiiie Feria internacional del Libro de La Havane, le 11 février 2004 ; CubaLiteraria (en ligne : http://www.cubaliteraria.cu/evento/filh/2004/11/libro_chavarria.htm).

50 « Je n’aime pas écrire des nouvelles. En fait, mes nouvelles, je les insère dans mes romans. Allà Ellos (Un thé en Amazonie), c’est un peu cela, une collection de contes, avec une trame pour les tenir ensemble. » (É. Waintrop, « Coup bas à Cuba… », art. cité, Libération)

51 Voir notamment La Caverne des idées, de José Carlos Somoza (Actes Sud (Babel), 2003), ou encore Le Complot mongol, de Rafaël Bernal (Éditions du Rocher (Serpent noir), 2004). Les exemples ne manquent à vrai dire pas.

52 « Daniel Chavarría… », art. cité, Otro Uruguay es posible.

53 É. Waintrop, « Coup bas à Cuba… », art. cité, Libération.

54 « Daniel Chavarría : de vuelta a la novela militante », entretien de Mercedes Melo Pereira avec l’écrivain, La Jiribilla, 2002 (en ligne : http://www.lajiribilla.cu/2002/n40_febrero/995_40.html).

55 « Jamás escribí una línea contra Cuba, jamás lo hubiera hecho. Y preferí no escribir de ningún tema que tuviera que ver con la Revolución. Entonces, me metí a escribir el Ojo de Cibeles, que después se llamó El Ojo de Indimenio. Me refugié en la Grecia clásica, en la época de Pericles » (« La aventura de escribir », entretien de Mario Jorge Muñoz avec l’écrivain, La Jiribilla, 27 août 2005 (en ligne : http://www.lajiribilla.cu/2005/n225_08/225_26.html)). Selon cette logique, peut passer pour un « polar historique » tout roman policier dont l’action se situe antérieurement au renversement en 1959 de la dictature de Batista, évitant ainsi une mise en cause frontale du régime castriste, temps suspendu dans une éternité de l’idéologie.

56 Par Malraux pour caractériser Sanctuaire de Faulkner, par exemple, « intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier » ; par la Série Noire de Gallimard, qui publiait en 1994 l’Œdipe roi de Sophocle, etc. (cf. « Le polar aujourd’hui », dossier du n° 519 du Magazine littéraire, mai 2012).

57 C’est le fameux développement sur le politikon ho anthrôpos zôon doté de la parole que l’on trouve dans le Politique (I, 22, 1253a).

58 É. Waintrop, « Coup bas à Cuba… », art. cité, Libération.

59 Nous empruntons la formule au titre d’un article de Néstor Ponce (« Subcomandante Marcos – Paco Ignacio Taibo II : le roman policier au secours de l’imagination politique. Autour de Muertos incómodos (2005) », in N. Ponce (dir.), Le discours autoritaire en Amérique Latine de 1970 à nos jours, Rennes, pur, 2007).

60 « L’uomo dalle tre patrie », art. cité, Stradanove.

61 « Daniel Chavarría… », art. cité, Otro Uruguay es posible.

62 « Daniel Chavarría… », art. cité, Otro Uruguay es posible.

63 Le proverbe espagnol est plus exactement : es cosa de villanos tirar la piedra y esconder la mano. Mais ce tour imagé, s’il ne provient pas d’une certaine traduction de Platon en espagnol, pourrait aussi bien être une réminiscence de la critique adressée par Éryximaque à Aristophane dans le Banquet (189b) : balôn gè, phânai… (« … tu t’imagines qu’après avoir décoché ton trait d’esprit, tu vas t’en tirer ? », trad. L. Brisson, GF, 1999).

64 Voir par exemple le thriller politique Muertos incómodos (Mexico, Joaquín Mortíz, 2005), co-écrit dans des conditions… romanesques en 2005 par Taibo II et le Sous-commandant Marcos (trad. fr. : Des Morts qui dérangent, Rivages/Thriller, 2006). Muertos incómodos est initialement paru en feuilleton dans le supplément culturel hebdomadaire du journal mexicain La Jornada, entre décembre 2004 et mars 2005.

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Pour citer cet article

Référence papier

Magali Soulatges, « Les thrillers de Daniel Chavarría, ou la rencontre de l’érudition classique et du polar cubain »Anabases, 16 | 2012, 285-293.

Référence électronique

Magali Soulatges, « Les thrillers de Daniel Chavarría, ou la rencontre de l’érudition classique et du polar cubain »Anabases [En ligne], 16 | 2012, mis en ligne le 01 octobre 2015, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/3994 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.3994

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