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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques
Réception des historiens anciens et fabrique de l'histoire (5)

“ La réception de Thucydide de l’Antiquité au xixe siècle ” : Projet de colloques internationaux 

Valérie Fromentin, Sophie Gotteland et Pascal Payen
p. 240-244

Texte intégral

1À l’instar de l’Enquête d’Hérodote, l’œuvre de Thucydide a très tôt été considérée comme une référence et un modèle historiographique majeur, tant en milieu grec que dans le monde romain, et cette réputation a perduré pendant toute l’Antiquité. Cependant, lors de sa redécouverte à la Renaissance (l’édition aldine date de 1502), la Guerre du Péloponnèse n’a pas suscité l’engouement qu’on aurait pu attendre. Ce n’est qu’à la fin du xviiie (ou à peine plus tôt) et au xixe siècle que cette œuvre s’est imposée à la fois comme une source documentaire de premier plan et comme le paradigme de l’histoire « véritable », rationaliste et scientifique. La fortune de Thucydide a donc varié selon les époques, et ce sont ces fluctuations qu’il devient nécessaire d’étudier sur la longue durée, de manière aussi exhaustive que possible, en croisant les points de vue disciplinaires.

2Ce programme de recherche international prendra la forme de trois colloques échelonnés entre mars 2007 et octobre 2008. Les porteurs du projet sont l’Institut Ausonius (umr 5607) de Bordeaux 3 et l’équipe erasme de Toulouse II-Le Mirail (JE 2392).

1. Présentation générale des colloques

  • 1 Cf. les chroniques précédentes parues ici-même : Anabases 1 (2005), p. 277-283 ; 2 (2005), p. 221-2 (...)

3Il s’agit d’aborder un domaine de recherche dont l’exploration méthodique ne fait que commencer 1, celui de la réception des historiens grecs, à la fois dans l’Antiquité et à l’époque moderne (xvie-xixe siècles). Cette problématique peut être ramenée à deux questions principales : dans quelle mesure ces auteurs ont-ils contribué, en tant qu’historiens, à préciser les règles de l’écriture de l’histoire ? Quelles influences, par ailleurs, ont-ils exercées, par différence avec d’autres sources, sur la construction de l’image que nous avons des sociétés anciennes, et, en particulier, de certains épisodes majeurs de l’histoire grecque ?

4Dans cette perspective, l’œuvre de Thucydide, qui fut très tôt considérée à la fois comme un monument littéraire et comme une source documentaire de premier plan, apparaît fondamentale.

5Les jugements des Anciens sur la Guerre du Péloponnèse (que reflètent les préfaces d’historiens postérieurs, les traités de rhétorique grecque notamment) sont généralement unanimes à le présenter comme l’initiateur d’une certaine forme d’histoire, caractérisée à la fois par sa matière, « pragmatique » (c’est-à-dire essentiellement politique et militaire), par sa méthode, « rationaliste » (c’est-à-dire centrée autour de la notion de « cause historique »), et par son style, « élevé » (c’est-à-dire difficile, admirable et digne d’imitation). Du fait de ces différentes caractéristiques, il a très tôt été opposé à l’autre grand historien de l’époque classique, Hérodote. Ainsi la Guerre du Péloponnèse a, durant toute l’Antiquité, constitué un modèle « littéraire », qui a inspiré nombre de continuateurs et d’imitateurs, non seulement en milieu grec mais aussi à Rome (Cicéron, Salluste, Aelius Tubero). Les raisons de cette admiration ont néanmoins varié selon les époques et les auteurs : tantôt (chez Polybe, par exemple) c’est sa méthode (sélection de sources, mise en forme du récit) qui est valorisée ; tantôt (au sein du courant atticiste romain) ce sont les caractéristiques formelles, « stylistiques », de son œuvre (virtuosité technique de ses parties oratoires, pureté « classique » de sa langue). L’historien a eu également, sinon des détracteurs, des amateurs plus critiques, comme Denys d’Halicarnasse, qui cherche pour sa part à rompre avec la tradition thucydidéenne pour imposer une autre manière d’écrire l’histoire.

6Ainsi, qu’on l’admire ou qu’on le critique, Thucydide est de toute façon une référence obligée, par rapport à laquelle on se situe dans le débat sur le « genre historique », débat auquel n’échappe, semble-t-il, aucun historien d’époque hellénistique et romaine. Cet engouement pour Thucydide, qui a perduré jusqu’au Moyen Âge byzantin et ne s’est pas démenti à la Renaissance, redouble pour ainsi dire à partir du xviiie siècle, au moment où l’histoire se construit comme « science » (avec les travaux de Louis de Beaufort, d’Edward Gibbon, puis, dans leur sillage, de B.G. Niebuhr ou de W. von Humboldt) : La Guerre du Péloponnèse, annexée par le courant positiviste, est alors érigée en paradigme de l’histoire « véritable », rationaliste et scientifique, au point qu’aujourd’hui encore certains historiens modernes voient en Thucydide un précurseur prestigieux sur le plan de la méthode et de l’écriture.

7D’autre part, d’un point de vue strictement historique cette fois, c’est aussi au xviiie s. que se construit une certaine image de l’Athènes classique (notamment dans ses rapports avec Sparte), qui est largement tributaire de la vision qu’en offre Thucydide. Or, depuis quelques années, l’héritage documentaire auquel son nom est attaché est de plus en plus contesté par les spécialistes de cette période. Les travaux des archéologues, les enquêtes des historiens, remettent en cause certaines affirmations acceptées jusque-là comme paroles d’autorité.

8La fortune « littéraire » et « historique » de Thucydide a donc varié selon les époques, et ce sont ces fluctuations que nous voudrions étudier sur la longue durée en croisant les approches disciplinaires. Cette perspective s’inscrit dans la droite ligne des publications récentes sur cet auteur, telles que le commentaire de S. Hornblower qui, bien qu’historique, fait une large part à la dimension littéraire de son œuvre, et de la somme sur Thucydide que constitue l’ouvrage à paraître en août 2006 chez Brill, le Companion to Thucydides édité par Antonios Rengakos et Antonis Tsakmakis.

9Toutes ces problématiques seront abordées au cours des trois colloques

2. La réception de Thucydide dans l’Antiquité (Bordeaux, 16-17 mars 2007)

2.1. L’imitation « littéraire » de Thucydide dans l’Antiquité

10Il s’agit ici d’inventorier tous les types d’« emprunt » à l’œuvre de Thucydide que l’on trouve chez les auteurs grecs et latins postérieurs (historiens, orateurs, rhéteurs, philosophes) : citations plus ou moins littérales, imitations de parties oratoires, reprises de schémas narratifs ou d’analyses psychologiques. Certains auteurs, comme les historiens grecs de Rome Denys d’Halicarnasse et Dion Cassius, se prêtent particulièrement à ce type d’approche. En effet on trouve souvent dans les parties oratoires de leurs histoires des fragments de Thucydide réemployés dans un contexte totalement différent.

11On s’interrogera aussi sur la fonction que jouent dans le « texte-receveur » ces « greffons » détachés de leur contexte d’origine, afin de voir s’ils sont de simples ornements du récit ou s’ils prennent une signification nouvelle.

12Nous éliminons toutefois du champ de cette enquête les auteurs (historiens, pour la plupart) qui, traitant de la même période que Thucydide, le prennent comme source, avouée ou non. C’est un aspect qui sera abordé dans le cadre du deuxième colloque.

2.2. La réflexion théorique des Anciens sur l’œuvre de Thucydide

13On se demandera qui sont, parmi les historiens antiques, les admirateurs de Thucydide, ceux qui revendiquent son héritage « littéraire ». On envisagera la manière dont ils définissent cette filiation et en quoi ce modèle influence leur propre manière d’écrire l’histoire. Les préfaces d’historiens d’époque hellénistique et romaine sont le lieu par excellence où s’affiche cette filiation intellectuelle, à l’instar de l’œuvre de Polybe. On étudiera qui sont, à l’inverse, ses détracteurs, et quels arguments ils avancent pour justifier leur attitude.

14La place qu’occupe Thucydide dans les traités de rhétorique (grecque et latine) est considérable : il y figure à la fois comme un représentant du genre historique et comme un représentant de l’éloquence délibérative, dans la mesure où son histoire abonde en parties oratoires (harangues, discours d’ambassade). Ces traités privilégient la dimension esthétique de l’œuvre, dans une perspective qui définit l’écriture de l’histoire comme une mimésis du passé, visant à produire certains effets sur le lecteur ou l’auditeur. Thucydide occupe en particulier une place importante dans les théories relatives aux « genres de style » qui, chez le Ps.-Démétrios de Phalère, Denys d’Halicarnasse, Hermogène, le Ps.-Aelius Aristide, Aelius Théon, Aphthonios, Nicolaos de Myra par exemple, opèrent une classification des auteurs en substituant le critère du style à celui du genre. Ils proposent diverses taxinomies des historiens grecs et des auteurs en prose en général, dont il sera intéressant d’étudier la postérité, durant tout l’Antiquité et jusqu’à la Renaissance. On pourra les mettre en relation avec d’autres écrits théoriques relatifs à l’histoire, comme ceux de Plutarque (De la Malignité d’Hérodote) ou de Lucien (Comment il faut écrire l’histoire).

3. Écrire l’histoire du ve siècle : l’ombre de Thucydide (Bordeaux, 14-15 mars 2008)

15Pour tenter de comprendre comment l’œuvre de Thucydide a façonné l’histoire du ve siècle – celle d’Athènes et de ses rapports avec Sparte et avec les autres cités des mondes grecs –, on proposera de croiser deux types d’approche :

3.1. Thucydide comme source des historiens anciens

16Les catégories d’analyse de Thucydide, ses partis pris, ses « oublis » ou ses silences peuvent être débusqués et étudiés à partir de l’œuvre de ses continuateurs : ceux qui prennent directement la suite de son œuvre (Xénophon, Théopompe, Philistos, Cratippos), ceux qui l’utilisent comme source et/ou comme modèle (Éphore, Polybe, Diodore, Salluste, Flavius Josèphe, Plutarque). Ces auteurs devraient être analysés, dans la perspective de ce colloque, comme des « palimpsestes » de Thucydide. Ce qui retiendra l’attention ne sera pas leurs œuvres en elles-mêmes, mais l’ombre portée de Thucydide. La « chaîne » des historiens qui l’ont lu, soit en admirateurs, soit pour se démarquer de lui, tient lieu de révélateur de ses modes de pensée sur la longue durée. Cette approche ne pourra pas faire l’économie d’une interrogation sur le concept ancien d’« histoire ». On n’oubliera pas, en effet, que Thucydide ne recourt pas une seule fois aux termes historia et historein.

3.2. Prégnance et valeur du témoignage thucydidéen

17Au cours de la première moitié du xixe siècle, lorsque se constitue la « science de l’Antiquité » (Altertumswissenschaft), dans les universités allemandes et en Europe, Thucydide remplace Plutarque comme source principale pour la connaissance du ve siècle avant notre ère. Dès lors, c’est sa vision des événements et du rôle d’Athènes, sur les plans politique, militaire et culturel, qui s’impose aux historiens modernes de la Grèce. Le récit de la Pentékontaétie et celui de la guerre du Péloponnèse elle-même sont appréhendés comme formant un continuum chronologique articulé autour de l’apogée et du déclin de la cité hégémonique. Il semble cependant que cet héritage documentaire et interprétatif, auquel le nom de Thucydide est attaché, ne constitue plus aujourd’hui un monument intangible et qu’il doive être reconsidéré. Plusieurs infléchissements majeurs, parmi les travaux récents, tendent à sortir l’histoire du ve siècle de l’ombre de Thucydide : on confrontera ainsi la Guerre du Péloponnèse aux découvertes archéologiques et aux lectures renouvelées des dossiers épigraphiques ; on pourra prendre en compte les données qu’apportent les autres sources littéraires en matière d’histoire sociale (Aristophane, Euripide) et politique (Xénophon) ; on s’intéressera aux apports de l’anthropologie politique, par exemple autour de la notion de stasis ; l’histoire des conflits porte désormais attention aux prisonniers, au sort des civils, des neutres, des victimes, ce qui conduit à privilégier des aspects et des passages jusqu’ici souvent négligés de l’œuvre.

4. La réception de Thucydide à l’époque moderne (xve-xixe siècles) (Toulouse, 24-25 octobre 2008)

4.1. Connaissances historiques et épistémologie de l’histoire

18Le problème de la réception de Thucydide, à partir du xve siècle, peut être ramené à deux questions principales. Quelle a été son influence sur la construction des connaissances et de l’image que nous possédons d’Athènes, à côté de l’autre grande source, privilégiée jusqu’à la veille de la Révolution : les Vies parallèles de Plutarque ? Comment, par un ensemble d’emprunts, mais surtout d’écarts, de ruptures, parfois de méprises, l’épistémologie et l’écriture de l’histoire des Modernes, telles qu’elles s’élaborent au xixe siècle, se sont-elles façonnées, pour une part importante, à partir des pratiques et des catégories de Thucydide, qu’il s’agisse de la « recherche de la vérité », de l’akribeia, ou, de manière plus surprenante à nos yeux, du concept de « grandeur », de la préoccupation de « trouver » ou d’« établir » (heurein) les faits ?

4.2. Histoire politique, histoire scientifique ?

19C’est ainsi qu’entre le xve et le xixe siècles, deux figures de Thucydide coexistent et se superposent, que ce colloque se fixe pour tâche d’étudier dans leurs interférences :
– il apparaît comme un historien politique, aux côtés de Polybe, jusqu’à la fin du xvie siècle, puis durant tout le xixe siècle, lorsque se constitue le « modèle » athénien en lieu et place de la référence spartiate. Mais pourquoi est-il tombé dans l’oubli au xviie siècle et a-t-il été ensuite « la grande victime des Lumières » ?
– il apparaît, par ailleurs, mais en décalage dans le temps par rapport à sa première image, comme le modèle de l’historien scientifique. Pour Niebuhr, pour Ranke et son élève Wilhelm Roscher – auteur d’un livre capital : Leben, Werk und Zeitalter des Thukydides (1842) –, chez Eduard Meyer, dans une monographie de 1913, il est l’historien épris de vérité, de rigueur, de respect des sources – quel sens prend ce terme avec Thucydide ? –, fondateur d’une l’histoire contemporaine reposant sur les composantes militaire et politique.

20Quelles sont les interférences et les moments de rupture entre ces deux héritages interprétatifs ? Quel Thucydide lisons-nous, sollicités que nous sommes – comme il l’était ? – par l’exigence de faire l’« histoire du temps présent » ou de moderniser sans cesse les Anciens ? Comment la généalogie du concept ancien d’histoire, à partir de la réflexion de Thucydide, peut-elle contribuer à penser et à clarifier ces problèmes ?

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Notes

1 Cf. les chroniques précédentes parues ici-même : Anabases 1 (2005), p. 277-283 ; 2 (2005), p. 221-230 ; 3 (2006), p. 246-251 ; 4 (2006), p. 273-275.

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Pour citer cet article

Référence papier

Valérie Fromentin, Sophie Gotteland et Pascal Payen, « “ La réception de Thucydide de l’Antiquité au xixe siècle ” : Projet de colloques internationaux  »Anabases, 5 | 2007, 240-244.

Référence électronique

Valérie Fromentin, Sophie Gotteland et Pascal Payen, « “ La réception de Thucydide de l’Antiquité au xixe siècle ” : Projet de colloques internationaux  »Anabases [En ligne], 5 | 2007, mis en ligne le 01 janvier 2012, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/3221 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.3221

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