De la matérialité des savoirs
Texte intégral
À propos de Lieux de savoir. Espaces et communautés, sous la direction de Christian Jacob, Paris, Éditions Albin Michel, 2007, 1278 p, index, ill.
1L'entreprise des « Lieux de savoir » se signale d’emblée par son ampleur : un premier volume paru de près de 1 300 pages, trois autres annoncés que l’on imagine du même format… À cela s’ajoute un programme intellectuel hors du commun : « une histoire comparée des pratiques intellectuelles des tablettes mésopotamiennes à l’Internet », selon les termes de la plaquette de présentation diffusée par l’éditeur. Il s’agit donc de couvrir la totalité de ce qu’il est convenu d’appeler l’histoire, mais aussi de se situer au niveau mondial, du moins de prendre en compte l’ensemble des cultures ayant disposé de l’écrit.
2Un tel projet n’était pas concevable en dehors de la mobilisation de spécialistes nombreux et divers, tant sur le plan des objets que des disciplines. Et, dans les faits, son support institutionnel a été pour l’essentiel offert par le Groupe de Recherche International « Les mondes lettrés » qui, sous l’égide du CNRS, a assuré depuis plusieurs années la collaboration active de dizaines de chercheurs pour la plupart européens et nord-américains.
3On mesure sans peine les risques de ce programme : l’éparpillement spatial et temporel des contributions, l’impossible encyclopédisme de ce qui pourrait être une histoire universelle des progrès de la connaissance, le cloisonnement par disciplines ou domaines de la pensée… Les historiens comme les anthropologues nous ont habitués, depuis longtemps déjà, à souligner les singularités plus que les constantes, au point de rendre suspecte toute démarche comparative large aussi bien que tout essai de synthèse. Il importe donc d’identifier la problématique de l’ouvrage et de saisir ce qui le situe au-delà des objections préjudicielles que chacun est à même de formuler. C’est ce que l’on tentera sur la base du volume disponible.
4L’intitulé même de la série évoque immédiatement un projet comparable au moins par son ambition et peut-être ses perspectives : celui des « Lieux de mémoire » développé voilà quelques années, à l’échelle de le France seulement, sous la conduite de Pierre Nora. Dans les deux cas, la notion de lieu est à prendre à la lettre – il y a des mémoriaux, des monuments, des sites tout comme des bibliothèques et des laboratoires – mais aussi en un sens métaphorique : une œuvre littéraire, par exemple, peut aussi bien devenir un « monument » entouré des pratiques dévotieuses d’une mémoire nationale. De la même façon, le savoir s’inscrit dans toute la gamme de ces réalités à l’ontologie incertaine que sont les institutions, les réseaux, les conventions académiques, les dispositions des acteurs… Il reste que, dans les deux cas, parler de lieux engage un parti pris que l’on pourrait grossièrement qualifier de matérialiste. On le sait depuis Halbwachs, il y a des « cadres sociaux de la mémoire », et ceux-ci à leur tour prennent corps autour d’objets, d’usages, de cérémoniels. La mémoire n’est pas seulement cette chose fugace qui s’inscrit dans les cerveaux avant de faire place à l’oubli. De la même façon, le savoir n’est pas que dans la tête des savants, il n’en est aucun qui ne suppose un monde d’objets, d’occurrences et d’institutions dont l’histoire des idées a depuis longtemps entrepris l’inventaire. On parlait déjà au xviie siècle d’une République des Lettres, Bachelard invoquait de son côté la « Cité scientifique ». Il soulignait aussi, dès La formation de l’esprit scientifique (1938), tout ce que les chercheurs doivent aux techniques et à l’industrie : comment, par exemple, faire de la chimie si l’on ne dispose pas de corps suffisamment purs pour que les expérimentations soient significatives ? Et il allait jusqu’à proposer, en vis-à-vis d’une « phénoménologie » qu’il n’appréciait guère, l’idée d’une « phénoménotechnique » mieux à même à ses yeux de rendre compte des démarches effectives des sciences de la nature. Bref, tout étudiant en philosophie a appris que les sciences ne naissent pas tout armées de la tête des savants et qu’il faut regarder du côté des conditions économiques, politiques et plus largement culturelles de leur production.
5Il serait cependant injuste et erroné de ramener le projet des « Lieux de savoir » à cette tradition intellectuelle déjà ancienne. Bien des choses ont en effet changé dans ce genre d’études depuis deux ou trois décennies, en particulier à travers les projets analytiques plus radicaux de la sociologie de la connaissance. On songe immédiatement, en France, aux travaux de Bruno Latour, que l’on ne s’étonne pas de trouver parmi les collaborateurs des « Lieux de savoir » et qui donne aux pages 605-615 du premier volume un résumé lumineux de sa pensée. Le changement est double. D’une part, la frontière entre sciences et savoirs communs, que Bachelard pensait à travers la notion de « coupure épistémologique », est devenue plus incertaine, tout comme la perspective de la « démarcation » entre sciences et pseudo-sciences promue par Karl Popper. D’autre part, les conditions mêmes dans lesquelles les connaissances scientifiques assurent leur légitimité est rendue problématique : ramenées aux conditions concrètes de leur production, celles de « la vie de laboratoire », des routines académiques, des controverses où se mêlent enjeux sociaux et positions de pouvoir, elles s’avèrent beaucoup plus « impures » que pouvait l’imaginer un rationaliste classique. Comme l’écrivait naguère Jean-Michel Berthelot, une question se pose : les sciences sont-elles solubles dans le social ? Si son dernier ouvrage, L’emprise du vrai. Connaissance scientifique et modernité, développe une vigoureuse réfutation de cette thèse, il n’en comporte pas moins un hommage sincère à une nouvelle histoire et/ou sociologie de la connaissance qui réussit en effet, bien mieux que par le passé, à ramener la science du Ciel des idées sur la terre des hommes.
6Tel est, semble-t-il, le contexte intellectuel dans lequel se situent les Lieux de savoir, et qui apparaîtra sans doute plus nettement encore dans le programme du troisième volume annoncé : « statut de la vérité et de la preuve, construction des généalogies disciplinaires et des autorités », selon la présentation qu’en donne Christian Jacob dans un entretien. Mais ce qui fait l’originalité du projet est un cadrage plus large que celui de l’histoire des sciences, le plus souvent centrée, par nécessité, sur leur parcours durable dans le domaine européen. Il s’agit ici des savoirs : une notion très extensive qui, plus apte à nourrir l’approche comparatiste, risque en même temps de diluer dangereusement le domaine de référence. Dans les faits, ce risque est réduit par le choix d’une modalité particulière de l’existence intellectuelle et sociale de la connaissance : celle des « mondes lettrés », qui organisent la construction et la transmission de ce qu’on pourrait appeler sans pléonasme des « savoirs savants ». C’est en ce sens, par exemple, que l’adjectif « savant » est utilisé pour désigner des formes de savoirs médicaux (médecine hippocratique, ayurvédique ou chinoise) qui, sans être qualifiables du terme de « scientifiques », se distinguent, par leur degré d’élaboration et de réflexivité, des pharmacopées et thérapies populaires. En conséquence, l’objet de la collection ne recouvre pas tout ce que les anthropologues appellent les « savoirs », qui existent dans toutes les sociétés, mais des formes de production et transmission des connaissances impliquant des dispositifs sociaux particuliers.
7Ce premier volume, comme l’indique son sous-titre, présente ainsi différents aspects de l’organisation d’un « monde lettré ». Aussi, à la différence de la plupart des travaux d’épistémologie et d’histoire des sciences, met-il l’accent sur l’ordinaire de l’activité savante plutôt que sur ces moments rares (mais significatifs, eux aussi) de « révolution scientifique » ou de « changements de paradigme ». Les savoirs lettrés sont portés par des hommes qui, quelle que soit la société considérée, constituent une minorité. En pastichant Weber, on pourrait parler de « virtuoses de la connaissance » et, comme dans le cas des « virtuoses religieux », ces hommes doivent donner force et valeur à la singularité de leur position. L’ouvrage débute ainsi par une partie intitulée « Communauté et institution » qui met au jour quelques traits récurrents de la constitution de ces corps de spécialistes : formalisme et ritualité des épreuves d’admission, valorisation des appartenances, production d’un ethos ou de dispositions qui, par delà les simples compétences techniques, dessinent un rapport au monde et un mode de vie spécifiques. Cela débouchant sur des formules institutionnelles, illustrées ici par différents types de recouvrement entre orientation religieuse, visée de la sagesse et poursuite de travaux érudits.
8On l’aura compris, la démarche mise en œuvre est celle de l’exposé de cas illustrant différentes réalisations d’une même exigence, le point de vue qui permet de les rapprocher étant chaque fois explicité par l’introduction synthétique du chapitre. La logique intellectuelle est donc le comparatisme, mais un comparatisme qui n’efface en rien les singularités : par exemple, juxtaposer dans la rubrique « Entrer dans une communauté savante » trois études sur l’initiation de devins africains, les soutenances de thèse en Europe et les examens publics de la Chine impériale n’entend pas suggérer que tout serait « initiation » ou « évaluation d’une expertise ». Il s’agit plutôt de saisir, dans la perspective posée, des analogies fonctionnelles qui n’effacent en rien la singularité des contextes et révèlent plutôt des « paquets » de contraintes inégalement distribuées.
9C’est dans le même esprit que s’organisent les trois parties suivantes, avec une insistance plus grande sur les « lieux » au sens propre. Le travail savant, comme tout travail, existe dans l’espace, développant à la fois ses infrastructures spécialisées (le laboratoire, la bibliothèque) et ses réseaux. Il s’agit de produire les connaissances, de les conserver, les transmettre, mais également de penser ensemble et d’évaluer la production de chacun. Une institution comme une académie (et aussi un scriptorium, un cabinet de curiosités, une bibliothèque) est ainsi à la fois un lieu au sens commun – un local adapté, un édifice – et un espace virtuel de rencontre et d’information dont l’existence se confond avec celle des savoirs eux-mêmes. Ce constat appelle une attention nouvelle aux modalités de la conservation des ressources – textes, banques de données, collections de référence – et aux règles de leur mise à disposition, ces dernières soulevant aujourd’hui des problèmes déontologiques et juridiques complexes.
10Les savoirs n’existent donc que par un double mouvement d’inscription localisée et de distribution, leurs supports matériels circulent ou appellent la circulation des hommes. La troisième partie de l’ouvrage « Territoire et mobilité » explore plus précisément cet aspect de la mise en place de mondes lettrés qui n’est pas seulement un problème de diffusion des connaissances. De la Grèce ancienne au Moyen Âge européen, et aujourd’hui aux programmes Erasmus, la circulation des maîtres et des étudiants fait partie des pratiques obligées du monde savant, dessinant en même temps des pôles et des itinéraires privilégiés. Le réseau, quels que soient ses moyens d’exister (« de la plume d’oie à la souris », comme l’écrit l’un des contributeurs), apparaît en somme comme la forme normale de l’accès à l’information et de la pensée en commun. D’où le rôle de la correspondance entre savants, équivalent de nos revues savantes dans la République des lettres du xviie siècle, mais toujours active en des périodes plus proches de nous. Cette manière de limiter les effets de distance ne va pas, pour autant, sans dessiner des échelles spatiales de différents niveaux : la densité des réseaux et des pôles savants demeure, hier comme aujourd’hui, inégale selon les régions du monde et la proximité matérielle des hommes et des institutions contribue fortement au dynamisme de l’innovation. C’est pourquoi le premier volume se clôt sur un chapitre consacré aux « villes phares » de la connaissance – l’Alexandrie hellénistique, la Bagdad abasside, Berlin au xixe siècle, etc., jusqu’aux « villes interdites » de l’URSS et de la Russie post soviétique : un des projets les plus élaborés de mise en synergie de la recherche et de la production industrielle sur une base spatiale étroitement définie.
11Il est donc une géographie des savoirs qui, moins sujette aujourd’hui aux contingences de l’histoire globale, n’en continue pas moins de dessiner des écoles, des traditions nationales, de hauts lieux et de quasi déserts. Et cela en dépit des réseaux mondiaux de diffusion de la connaissance dont l’internet offre l’exemple le plus emblématique. À l’heure du « classement de Shanghai » et de la réforme du dispositif français de recherche, il n’est pas inutile de le rappeler !
12Au total, ce premier volume suffit à convaincre de la pertinence du projet si le lecteur, peut-être dérouté dans un premier temps par les sauts dans le temps et l’espace qu’impose l’organisation thématique, accepte de jouer le jeu. D’une certaine façon, on pourrait dire qu’il est moins invité à lire chaque contribution en particulier, avec l’information qu’elle apporte sur un phénomène singulier, que les rapports entre les textes, le sens qui se dégage de leur juxtaposition. Les introductions des chapitres lui mâchent assurément le travail, mais l’essentiel est sans doute dans les prolongements qu’il est susceptible de donner à sa lecture, le nouveau regard qu’il pourra porter sur ses propres travaux. Quant à la problématique de l’ensemble, elle s’affirme avec force dans un style d’analyses qui, déjà influencé chez certains des auteurs par la sociologie de la connaissance la plus contemporaine, n’est pas dépourvu d’accents wébériens : à travers les « espaces et communautés » du savoir, c’est somme toute la genèse complexe d’un ethos savant qui est en jeu. Aussi les orientations intellectuelles développées se tiennent-elles encore à la marge des enjeux polémiques les plus cruciaux de la sociologie des sciences. Les volumes II et III échapperont plus difficilement à un engagement théorique clairement assumé sur ces questions.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Pierre Albert, « De la matérialité des savoirs », Anabases, 8 | 2008, 231-234.
Référence électronique
Jean-Pierre Albert, « De la matérialité des savoirs », Anabases [En ligne], 8 | 2008, mis en ligne le 01 juillet 2011, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/224 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.224
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