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Comptes rendus

Charles Davoine, La ville défigurée. Gestion et perception des ruines dans le monde romain (iersiècle a.C. - ivesiècle p.C.)

Édith Parmentier
p. 327-330
Référence(s) :

Charles Davoine, La ville défigurée. Gestion et perception des ruines dans le monde romain (iersiècle a.C. - ivesiècle p.C.), Bordeaux, Ausonius, 2021, 430 p. / ISBN 978235613366, 25€

Texte intégral

1Le sujet du livre de Charles Davoine est attirant et paradoxal. Quoique le titre – La ville défigurée– laisse d’abord attendre une réflexion sur l’archéologie et le remploi, le sous-titre – Gestion et perception des ruines dans le monde romain (iersiècle a.C. - ivesiècle p.C.) prévient qu’il ne s’agira pas des ruines que l’Antiquité a laissées, mais de la place que les ruines occupaient dans l’occident romain à l’époque impériale, du point de vue de l’histoire urbaine et de celle des représentations. Adapté d’une thèse de doctorat récompensée par le Prix de la Société Française d’Histoire Urbaine, le livre propose d’appréhender le paysage urbain par ses marges, en l’occurrence le traitement et la représentation de l’architecture délabrée, dernière étape du processus d’un bâti toujours existant : comment les édifices dégradés, détruits ou abandonnés s’insèrent-ils dans l’économie et la gestion des villes romaines ? Le nœud de la question réside dans le fait que « les Romains n’aimaient pas les ruines » (p. 359) : à l’inverse du monde moderne qui honore le passé à travers ses vestiges et cultive une esthétique des ruines, le monde romain les rejette complètement.

2Le chapitre introductif, intitulé « Les ruines, une affaire de mots », étudie le champ lexical de la ruine en partant du mot ruina qui, au singulier, décrit seulement l’effondrement d’un édifice et non pas le résultat de cette destruction. C’est au pluriel que celle-ci est désignée, ruinae étant employé en concurrence avec rudera, les décombres (pluriel de rudus, qui désigne le matériau brut). On trouve aussi des variantes littéraires comme vestigia et reliquiae pour décrire les traces laissées par un bâtiment détruit une fois que ses débris ont été évacués, ainsi que parietinae, qui désigne spécifiquement des murs abandonnés. L’état de dégradation d’un édifice est indiqué par le mot vetustas, qui englobe à la fois l’effet et la cause ; la notion de vétusté signale le pouvoir corrupteur du temps et son action inexorable, marquée le plus souvent par l’expression vetustate corruptum (ou collapsum).

3Ce préambule indique la méthode lexicographique qui sera suivie dans tout le livre et fait sa spécificité : c’est par l’observation des formes du discours porté sur les realia marginales des ruines que l’auteur s’attache à dessiner la conception romaine de la ville. Après l’inventaire de la désignation de cet objet, le discours décrivant et régissant les pratiques qui lui sont associées est analysé. Les usages romains des ruines sont regroupés en trois catégories : leur démolition (2e chapitre), leur restauration (3e chapitre) et leur abandon (4e chapitre).

4Titré par le slogan « Éviter les ruines », le chapitre 2 étudie la documentation juridique sur la gestion des ruines, qui se résume plus ou moins à un arsenal de règles prohibant leur destruction. Au point de départ, deux sénatus-consultes du ier siècle interdisent la revente de biens immobiliers à des fins spéculatives et le trafic d’éléments détachés issus d’une démolition. L’auteur réinterprète le corpus juridique relatif au remploi des matériaux d’ornement, tirés de bâtiments existants (tuiles, marbres, colonnes, voire portes). L’interdiction d’en faire le commerce est une mesure de protection de la propriété : la démolition en vue de la revente est considérée comme une forme de pillage. Dans cette perspective patrimoniale, l’interdiction ne frappe pas les transferts de matériaux dont la démolition et le remploi s’effectuent au sein d’un même patrimoine privé : un propriétaire peut détacher les ornements d’une de ses maisons pour en parer une autre dont il est propriétaire, car il ne s’agit alors pas de vol, mais de simple transfert. L’objectif du législateur n’est ni la protection des paysages dévastés par les ruines ni celle des habitants menacés par l’écroulement des bâtiments, mais la conservation de l’intégrité des biens. Cependant, la défiguration de l’espace apparaît peu à peu comme une menace pour l’ordre public des cités ; la législation sur la circulation des matériaux tend à évoluer au cours du Haut-Empire, pour se soucier du paysage urbain et prendre en compte une certaine dimension esthétique dans les interventions contre le démantèlement d’édifices à des fins commerciales.

5Puisque la gestion des ruines consiste d’abord à les frapper d’interdiction, il faut « combattre les ruines » – titre du 3e chapitre – en les restaurant au lieu de les démolir. La pratique de la restauration, seule action autorisée, est au cœur de la gestion des ruines. Elle évolue beaucoup au cours de la période envisagée, car il n’existe au départ aucune contrainte d’entretien des bâtiments privés ; c’est à partir du iie siècle que les interventions (de l’empereur, des gouverneurs, des cités) se formalisent et s’intensifient à l’encontre des propriétaires négligents, leur imposant la remise en état de bâtiments dégradés avec des menaces de confiscation. Pour la restauration d’édifices publics (infrastructures et bâtiments) détruits par des catastrophes, c’est l’évergétisme impérial qui fonctionne ; sinon, ce sont les notables des cités qui financent les réparations et les embellissements par le biais de l’évergétisme privé traditionnel. À partir du ive siècle, une évolution marquante oriente le rôle édilitaire des gouverneurs vers la restauration plus que vers les constructions neuves.

6Restent les cas-limites où, faute d’avoir pu être restaurés, des édifices sont abandonnés : le 4e chapitre, sous-titré « les non-dits des ruines », décrit la gestion des décombres. Cependant, en-dehors des protestations dont on connaît les exemples par des textes réclamant l’enlèvement des débris, les sources restent silencieuses sur la façon dont vivent les habitants de villes ou de quartiers dévastés pendant les périodes, souvent longues, qui séparent leur destruction d’une reconstruction. L’insertion des ruines dans la vie des populations reste un non-dit. En-dehors du cas exceptionnel d’édifices symboliques, glorieux vestiges du passé qui, comme la cabane de Romulus, font l’objet de perpétuelles reconstructions et ne deviennent jamais des ruines, la préservation de bâtiments à l’état de ruines est inconcevable : les conserver reviendrait à coexister avec un traumatisme et à afficher les traces d’une défaite.

7Cette conception négative des ruines est le sujet de la 2e grande partie du livre, qui étudie les motifs et les modalités de leur rejet, à l’échelle de la cité et de l’empire.

8Le chapitre 5, intitulé « Les ruines entre esthétique et identité » s’interroge sur les concepts de laideur et de beauté inspirant la perception des ruines, qui sont une deformitas de la cité. Il n’existe pas d’esthétique de la difformité à Rome : toute ruine défigure le paysage. La notion de difformité ne recouvre pas seulement celle de laideur, mais aussi celle de nudité, c’est-à-dire d’absence d’ornementation (nuditas marmorum, arrachage des marbres), voire de forme. Mise en relation avec les emplois du mot forma (notamment à propos de la Forma Urbis), la désignation deformitas traduit l’absence de plan, le désordre. Finalement, la difformité est une indignité. La perception esthétique de la dysharmonie se charge alors d’une dimension politique : un édifice en ruines crée une discontinuité dans le paysage et, en dénaturant la cité, manifeste son manque de cohésion. La cacophonie des ruines témoigne de la disparition des valeurs civiques. Bien plus, l’invasion de bâtiments ou de sites délabrés par les mauvaises herbes et les bêtes sauvages traduit la défaite de la culture devant la nature. On note que cette interprétation des ruines nourrit tout de même une esthétique de la désolation, qui est certes insolite et exceptionnelle, mais attestée dans la littérature, et que l’auteur évoque en quelques pages très plaisantes sur « l’esthétique de la toile d’araignée » (p. 298-300).

9Le spectacle des ruines, métaphori­quement perçues comme les cadavres de villes ou d’édifices, est le point de départ du dernier chapitre, intitulé « Les ruines et le temps impérial » (chapitre 6). L’époque augustéenne est marquée par une politique volontariste de restauration des temples, qui reflète une sensibilité attestée par l’intérêt de la littérature de l’époque pour les villes abandonnées, qui suscitent la méditation sur la mort et l’instabilité du monde. Ensuite, l’évolution du discours officiel de l’empire, entre le ier et le ive siècle, se rapproche d’une culture patrimoniale, y compris chez les auteurs chrétiens.

10L’important index des sources (épi­graphiques, juridiques et littéraires) qui conclut l’ouvrage valide entièrement la pertinence de la méthode lexicographique qui guide cette recherche originale.

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Pour citer cet article

Référence papier

Édith Parmentier, « Charles Davoine, La ville défigurée. Gestion et perception des ruines dans le monde romain (iersiècle a.C. - ivesiècle p.C.) »Anabases, 40 | 2024, 327-330.

Référence électronique

Édith Parmentier, « Charles Davoine, La ville défigurée. Gestion et perception des ruines dans le monde romain (iersiècle a.C. - ivesiècle p.C.) »Anabases [En ligne], 40 | 2024, mis en ligne le 01 novembre 2024, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/19127 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12wa2

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Auteur

Édith Parmentier

Université de Caen Normandie

edith.parmentier@unicaen.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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