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Traditions du patrimoine antique
L’Antiquité filmée. Étrusques et Romains à l’écran

Conclusion

Marie-Laurence Haack  et Chiara Zampieri 
p. 215-219

Texte intégral

  • 1 Cf. Cocteau 1959/1960.

1Jean Cocteau affirmait dans Le Testament d’Orphée1 qu’ « un film est une source pétrifiante de la pensée. Un film ressuscite les actes morts. Un film permet de donner l’apparence de la réalité à l’irréel. ». Dans ces trois propositions, Cocteau condense les principaux axes de réflexion dans lesquels se sont inscrits les collègues littéraires, archéologues, historiens de l’Antiquité, du cinéma et du contemporain, qui ont accepté de se prêter au jeu de nos questions sur les Étrusques et, plus globalement, sur l’Antiquité au cinéma. Par le truchement d’une interrogation commune concernant les façons dont l’Antiquité, dans sa matérialité et dans ses vestiges archéologiques, a pu se prêter à toutes sortes de projections, ces universitaires se sont tous attachés à étudier non seulement la représentation cinématographique de l’Antiquité mais aussi, comment l’Antiquité a été remodelée et transformée par sa mise à l’écran, quelles sont les nouvelles significations qu’une telle transposition lui a permis d’acquérir et, surtout, quel est le rapport au passé que ces nouvelles significations peuvent supposer.

2En nous offrant une vue d’ensemble sur un siècle, dans son essai Anne-Violaine Houcke a exploré différents gestes archéologiques mis en œuvre dans le cinéma italien entre 1914 et aujourd’hui. Dans ses analyses de Cabiria, Scipione l’Africano, Païsa, et Le Miroir de Diane, l’autrice s’est employée à faire ressortir des liens moins métaphoriques que tangibles entre le geste cinématographique et le geste archéologique, rematérialisant de ce fait l’usage métaphorique de l’archéologie dans le champ des études cinématographiques. Dans la vue d’ensemble qu’elle propose, Anne-Violaine Houcke fait ressortir les ambitions « archéologiques » du péplum d’avant-guerre qui, par ses monumentales reconstitutions, visait à restituer à ses spectateurs une vision le plus fidèle possible de l’Antiquité.
En passant par l’étude du modèle archéologique « théâtral-propagandiste » incarné par Scipione l’Africano, l’autrice en vient également à explorer la valeur du sol et du sous-sol, d’abord dans un cinéma « hypogée » se développant dans l’après-guerre avec des cinéastes comme Rossellini et Fellini, et ensuite dans les films de found footage de Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi. En approfondissant dans son article, la question de la valeur propagandiste du cinéma, Gianmarco Mancosu s’interroge sur la signification idéologique et esthétique des ruines à l’appui d’images et de film issus de l’Istituto Luce. En démêlant la relation entre les ruines, les programmes archéologiques et la propagande cinématographique, sa réflexion met en lumière non seulement la manipulation méticuleuse de l’histoire et de ses vestiges par le régime, mais elle souligne également l’importance des récits cinématographiques dans la formation de la perception d’un passé glorieux, d’un avenir resplendissant et des fondements idéologiques d’une identité impériale sous le fascisme. Dans sa contribution consacrée à la matérialité du cinéma, Sophie Lécole Solnychkine s’inscrit dans la même optique d’analyse lorsqu’elle explore comment les archéologues et les cinéastes travaillent à partir d’un matériau commun : la terre. Tandis que l’archéologue s’emploie à étudier le terrain géologique, le cinéaste, pour sa part, informe une image physique constituée de matériaux organiques et physiques issus, eux aussi, du sol. À partir de ce parallèle, Sophie Lécole Solnychkine interroge le statut esthétique du vestige archéologique au cinéma et met en évidence la puissance transformative de l’objet archéologique sur le présent en étudiant les moments épiphaniques d’exhumation du vestige dans Call Me Be Your Name de Luca Guadagnino (2017) ; Fellini Roma de Federico Fellini (1972) ; Quatermass and the Pit de Roy Ward Baker (1967) et The Dig de Simon Stone (2021).

3Dans le cadre de ces réflexions d’ordre théorique sur la représentation cinématographique de l’Antiquité, de ses vestiges matériels et des pratiques archéologiques lui étant associées, une attention particulière a été accordée à la représentation cinématographique des Étrusques, un peuple qui, au contraire des Grecs, des Égyptiens et des Romains, non seulement ne bénéficie pas d’une documentation abondante, mais a également perdu de son attrait au cours des dernières années, tant dans les universités que dans les écoles. Certains contributeurs ont donc pris le parti de s’interroger sur la présence des Étrusques au grand écran et en particulier sur les valeurs de modèle ou de repoussoir dans des films produits à différents moments historiques. À quoi bon ressusciter « les actes morts » des Étrusques ? Qu’est-ce les Étrusques viennent dire ou montrer aux vivants ? Que veulent « pétrifier » les cinéastes par leur représentation ? Ces questions se posent avec d’autant plus d’acuité si nous considérons que les Étrusques occupent une position marginale dans l’histoire de l’Antiquité et qu’ils sont fondamentalement mal connus par le grand public. Comme les études proposées dans ce dossier le font ressortir, le cas des Étrusques est particulièrement intéressant car avec ce peuple, plus encore qu’avec les Romains, les cinéastes ont le sentiment de construire et de restituer au spectateur une image artificielle et, de ce fait, « de donner l’apparence de la réalité à l’irréel ».

4Comme il ressort des études portant sur l’image des Étrusques au cinéma, la représentation de ce peuple n’est pas stable ni univoque. Au contraire, elle évolue sans cesse en s’adaptant aux nécessités historiques et poétique des cinéastes qui choisissent d’en tirer parti. Cette transformation permanente de l’image des Étrusques au cinéma émerge avec force dans la contribution d’Andrea Avalli qui, par l’analyse de la portée politique du choix de mettre à l’image des Étrusques plutôt que des Romains, montre les différences de parti-pris entre la période d’avant la Seconde Guerre mondiale et celle de l’après-guerre à partir des films Scipione l’Africano (1937) et Le vergini di Roma (1961). En se focalisant sur la question mémorielle, Martina Piperno explore dans son essai comment, dans le cinéma des années 60 et 70, la référence étrusque devient aussi pour toute une génération de cinéastes et d’écrivains une manière d’aborder la question encore trop douloureuse et traumatisante de l’Holocauste. Ainsi, Martina Piperno étudie comment le cinéaste Lucchino Visconti dans Sandra [Vaghe stelle dell’Orsa] (1965) met en parallèle la disparition des Étrusques sous l’effet de la romanisation avec le génocide des Juifs durant la Shoah. Le développement, dans cette période d’après-guerre, d’une contre-culture a aussi donné un grand élan au retour des Étrusques à l’écran. C’est ce qu’explore Maurizio Harari, avec son analyse de la série télévisée Ritratto di donna velata (1975), dans laquelle des éléments du cinéma gothique italien des années 1960 s’entremêlent avec des aspects plus novateurs relevant du plus récent giallo all’italiana. À travers le prisme de cette série, Maurizio Harari s’interroge sur le rôle joué par l’élément archéologique, et plus particulièrement étrusque, en arrivant à la conclusion que, dans le cinéma d’horreur de l’époque, les Étrusques ont beaucoup moins de succès que d’autres personnages « revenants » à l’instar des zombies et des vampires. Avec une contribution qui met en lumière le fond païen et anti-chrétien dans lequel s’inscrit le genre du film d’horreur, Fabio Camilletti se situe sur la même longueur d’onde que Maurizio Harari et en prolonge la réflexion. À partir du cas de Mortacci (1989) de Sergio Citti, Fabio Camilletti montre comment l’Italie de la période a dépassé l’opposition entre Antiquité et modernité, entre culture populaire et culture savante dans un folk horror, décliné localement en gotico padano et gotico rurale. Le film de Citti met en évidence la survivance d’un type d’approche de la mort, païen, ambigu, sans perspective sur l’au-delà, dans une Italie provinciale, populaire, pourtant dominée par un catholicisme solidement établi dans l’espace social et architectural. C’est dans ce même cadre provincial que Marie-Laurence Haack situe la figure cinématographique du tombarolo, à savoir le pilleur de tombes étrusques. Dans sa contribution, elle remarque que les cinéastes font le choix de faire du tombarolo un paysan italien, souvent un perdant de la croissance économique de l’après-guerre, qui cherche à s’approprier un patrimoine dont il s’estime le juste héritier. Par l’étude de différents films sur le sujet, Marie-Laurence Haack fait également ressortir comment les valeurs attribuées à cette figure ont évolué entre la fin du xxe et le début du xxie siècles. Tandis que, en fonction de leur rapport à l’autorité, les cinéastes de la seconde moitié du xxe siècle justifient ou condamnent cette mainmise sur les antiquités étrusques par des raisons morales, les cinéastes du début du xxie siècle, pour leur part, semblent plutôt privilégier la mise en images de formes de communion entre le tombarolo et la terre.

5La communion avec la terre de l’ancienne Étrurie ainsi que le rapport des Italiens avec le patrimoine archéologique étrusque sont également au cœur de la réflexion proposée par Chiara Zampieri. Par l’analyse du documentaire Tarquinia (1932), dirigé par Carlo Ludovico Bragaglia et produit par Emilio Cecchi pour la société cinématographique italienne Cines, l’autrice met en lumière à quel point la représentation cinématographique des espaces associés à l’ancienne Étrurie, et tout particulièrement de la ville de Tarquinia, a été informée par la littérature de la même période, notamment par les œuvres de Vincenzo Cardarelli, d’Alberto Savinio et de D. H. Lawrence. Que la représentation littéraire des Étrusques a joué un rôle non négligeable dans l’image des Étrusques restituée par le cinéma est d’ailleurs confirmé par les textes de Martina Piperno et de Marie-Laurence Haack. Tandis que Martina Piperno montre les liens intertextuels que le film Sandra entretien non seulement avec le roman Forse che sì forse che no de Gabriele D’Annunzio mais aussi avec Il Giardino dei Finzi-Contini de Giorgio Bassani, Marie-Laurence Haack montre bien que la représentation des tombaroli au cinéma est étroitement corrélée aux biographies et aux témoignages publiés par des vrais pilleurs de tombes à l’instar d’Omero Bordo.

  • 2 Jeanneret 2014, 11-12.

6Ce qui émerge de toutes ces analyses, c’est que l’Antiquité au cinéma est toujours beaucoup plus qu’un simple décor évoquant une époque reculée. En ayant recours à la terminologie proposée par Yves Jeanneret, on peut affirmer qu’elle se profile plutôt comme un « être culturel2 », c’est-à-dire comme un objet de la culture incarnant un certain nombre d’idées et de valeurs qui, par le seul fait de circuler dans des différents espaces sociaux (l’école, l’université, les musées, les bibliothèques, les salles de cinéma…) par le biais de différents discours (historique, littéraire, cinématographique, documentaire…), serait en constante évolution et transformation. En nous focalisant sur le discours cinématographique, nous avons essayé dans ce dossier de faire ressortir quelques-unes de ces modalités de transmission et de réécriture qui font la richesse et la variété de l’Antiquité en tant qu’ « être culturel ». Qu’elles s’intéressent à l’Antiquité au sens large ou plus spécifiquement aux Étrusques, toutes les contributions de ce dossier se sont employées à mettre en valeur cette richesse et cette variété, montrant à quel point l’Antiquité peut être un sujet malléable et susceptible d’être sans cesse repensé, médié, transformé et adapté à des contextes historiques, culturels et esthétiques toujours renouvelés. Par leurs reconstitutions monumentales, par leurs prises de vue, costumes et décors, les films mobilisés dans les différentes analyses proposées dans ce dossier confirment la vision de Cocteau, en illustrant, une fois de plus, dans combien de contextes différents le cinéma a pu et su être une « source pétrifiante de la pensée » et combien il peut y avoir de façons de « ressuscite[r] les actes morts » en leur insufflant une nouvelle vie. Plus significativement, l’étude de l’Antiquité en tant « qu’être culturel » dans le cinéma des xxe et xxie siècles nous a permis de mettre en avant les possibilités discursives et représentationnelles sous-tendues par le discours cinématographique, notamment sa faculté à « donner l’apparence de la réalité à l’irréel. »

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Bibliographie

Jeanneret 2014 : Yves Jeanneret, Critique de la trivialité : Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Paris, Éditions Non Standard, 2014.

Cocteau 1959/1960 : Jean Cocteau (réalisateur), Le Testament d’Orphée, produit par Jean Thuillier, France, Les Editions cinématographiques / Les films du Carrosse, 1959/1960, 77mn.

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Notes

1 Cf. Cocteau 1959/1960.

2 Jeanneret 2014, 11-12.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marie-Laurence Haack  et Chiara Zampieri , « Conclusion »Anabases, 40 | 2024, 215-219.

Référence électronique

Marie-Laurence Haack  et Chiara Zampieri , « Conclusion »Anabases [En ligne], 40 | 2024, mis en ligne le 01 novembre 2024, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/18927 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12w9s

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Auteurs

Marie-Laurence Haack 

Professeure d’histoire ancienne 

Université de Picardie Jules Verne

marie-laurence.haack@u-picardie.fr

Chiara Zampieri 

Chercheuse en littérature comparée 

Université de Louvain (KU Leuven) 

chiara.zampieri@kuleuven.be

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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